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31 mars, 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 13e livraison.

Dans cet épisode se trouve expliqué le sous-titre du feuilleton : « Légende orientale du compagnonnage » : Adoniram en effet se révèle non seulement architecte de l’immense chantier, mais aussi maître, au sens maçonnique du terme, des corps de métiers, « puissance occulte et formidable » qui effraie Soliman... et achève de séduire Balkis. Comprenant que le faste de Solime ne convient pas à Balkis, Soliman invite la reine des Sabéenss à Mello, fraîche et verdoyante résidence de campagne. Là, tous deux se livrent à une réflexion sur la nature de leur religion : immobilisme mortifère du clergé de Soliman, foi dans l’intelligence humaine et le progrès voulu par Dieu pour l’humanité chez Balkis.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Les trois grands personnages se trouvaient alors au péristyle extérieur du temple, — situé sur un plateau élevé et quadrangulaire, — d’où l’on découvrait de vastes campagnes inégales et montueuses. Une foule épaisse couvrait au loin les campagnes et les abords de la ville bâtie par Daoud (David). Pour contempler la reine de Saba de près ou de loin, le peuple entier avait envahi les abords du palais et du temple ; les maçons avaient quitté les carrières de Gelboé, les charpentiers avaient déserté les chantiers lointains ; les mineurs avaient remonté à la surface du sol. Le cri de la renommée, en passant sur les contrées voisines, avait mis en mouvement ces populations ouvrières et les avaient acheminées vers le centre de leurs travaux.

Ils étaient donc là pêle-mêle, femmes, enfans, soldats, marchands, ouvriers, esclaves et citoyens paisibles de Jérusalem ; plaines et vallons suffisaient à peine à contenir cette immense cohue, et à plus d’un mille de distance l’œil de la reine se posait, étonné, sur une mosaïque de têtes humaines qui s’échelonnaient en amphithéâtre jusqu’au sommet de l’horizon. Quelques nuages, interceptant çà et là le soleil qui inondait cette scène, projetaient sur cette mer vivante quelques plaques d’ombre.

— Vos peuples, dit la reine Balkis, sont plus nombreux « que les grains de sable de la mer… »

— Il y a là des gens de tout pays, accourus pour vous voir ; et, ce qui m’étonne, c’est que le monde entier n’assiège pas Jérusalem en ce jour ! Grâce à vous, les campagnes sont désertes ; la ville est abandonnée, et jusqu’aux infatigables ouvriers de maître Adoniram...

— Vraiment ! interrompit la reine de Saba, qui cherchait dans son esprit un moyen de faire honneur à l’artiste : des ouvriers comme ceux d’Adoniram seraient ailleurs des maîtres. Ce sont les soldats de ce chef d’une milice artistique... Maître Adoniram, nous désirons passer en revue vos ouvriers, les féliciter, et vous complimenter en leur présence. 

Le sage Soliman, à ces mots, élève ses deux bras au-dessus de sa tête avec stupeur.

— Comment, s’écrie-t-il, rassembler les ouvriers du temple, dispersés dans la fête, errants sur les collines et confondus dans la foule ? Ils sont fort nombreux, et l’on s’ingénierait en vain à grouper en quelques heures tant d’hommes de tous les pays et qui parlent diverses langues, depuis l’idiome sanscrit de l’Himalaya, jusqu’aux jargons obscurs et gutturaux de la sauvage Libye.

— Qu’à cela ne tienne, seigneur, dit avec simplicité Adoniram ; la reine ne saurait demander rien d’impossible, et quelques minutes suffiront. 

A ces mots, Adoniram, s’adossant au portique extérieur et se faisant un piédestal d’un bloc de granit qui se trouvait auprès, se tourne vers la foule innombrable, sur laquelle il promène ses regards. Il fait un signe, et tous les flots de cette mer pâlissent, car tous ont levé et dirigé vers lui leurs clairs visages.

La foule est attentive et curieuse... Adoniram lève le bras droit, et, de sa main ouverte, trace dans l’air une ligne horizontale, du milieu de laquelle il fait retomber une perpendiculaire, figurant ainsi deux angles droits en équerre comme les produit un fil à plomb suspendu à une règle, signe sous lequel les Syriens peignent la lettre T, transmise aux Phéniciens par les peuples de l’Inde, qui l’avaient dénommée tha, et enseignée depuis aux Grecs, qui l’appellent tau.

Désignant dans ces anciens idiomes, à raison de l’analogie hiéroglyphique, certains outils de la profession maçonnique, la figure T était un signe de ralliement.

Aussi, à peine Adoniram l’a-t-il tracée dans les airs, qu’un mouvement singulier se manifeste dans la foule du peuple. Cette mer humaine se trouble, s’agite, des flots surgissent en sens divers, comme si une trombe de vent l’avait tout-à-coup bouleversée. Ce n’est d’abord qu’une confusion générale ; chacun court en sens opposé. Bientôt des groupes se dessinent, se grossissent, se séparent ; des vides sont ménagés ; des légions se disposent carrément ; une partie de la multitude est refoulée ; des milliers d’hommes, dirigés par des chefs inconnus, se rangent comme une armée qui se partage en trois corps principaux subdivisés en cohortes distinctes, épaisses et profondes.

Alors, et tandis que Soliman cherche à se rendre compte du magique pouvoir de maître Adoniram, — alors tout s’ébranle ; cent mille hommes alignés en quelques instans s’avancent silencieux de trois côtés à la fois. Leurs pas lourds et réguliers font retentir la campagne. Au centre on reconnaît les maçons et tout ce qui travaille à la pierre : les maîtres en première ligne ; puis les compagnons, et derrière eux les apprentis. A leur droite et suivant la même hiérarchie, ce sont les charpentiers, les menuisiers, les scieurs, les équarisseurs. A gauche, les fondeurs, les ciseleurs, les forgerons, les mineurs et tous ceux qui s’adonnent à l’industrie des métaux.

Ils sont plus de cent mille artisans, et ils approchent, tels que de hautes vagues qui envahissent un rivage...

Troublé, Soliman recule de deux ou trois pas ; il se détourne et ne voit derrière lui que le faible et brillant cortège de ses prêtres et de ses courtisans.Tranquille et serein, Adoniram est debout près des deux monarques. Il étend le bras ; tout s’arrête, et il s’incline humblement devant la reine, en disant :

— Vos ordres sont exécutés. 

Peu s’en fallut qu’elle ne se prosternât devant cette puissance occulte et formidable, tant Adoniram lui apparut sublime dans sa force et dans sa simplicité.

Elle se remit cependant, et du geste salua la milice des corporations réunies. Puis, détachant de son cou un magnifique collier de perles où s’attachait un soleil en pierreries encadré d’un triangle d’or, ornement symbolique, elle parut l’offrir aux corps de métiers et s’avança vers Adoniram qui, penché sur elle, sentit en frémissant ce don précieux tomber sur ses épaules et sa poitrine à demi nue.

A l’instant même une immense acclamation répondit des profondeurs de la foule à l’acte généreux de la reine de Saba. Tandis que la tête de l’artiste était rapprochée du visage radieux et du sein palpitant de la princesse, elle lui dit à voix basse : Maître, veillez sur vous, et soyez prudent ! 

Adoniram leva sur elle ses grands yeux éblouis, et Balkis s’étonna de la douceur pénétrante de ce regard si fier.

— Quel est donc, se demandait Soliman rêveur, ce mortel qui soumet les hommes comme la reine commande aux habitans de l’air ?... Un signe de sa main fait naître des armées ; mon peuple est à lui, et ma domination se voit réduite à un misérable troupeau de courtisans et de prêtres. Un mouvement de ses sourcils le ferait roi d’Israël. 

Ces préoccupations l’empêchèrent d’observer la contenance de Balkis, qui suivait des yeux le véritable chef de cette nation, roi de l’intelligence et du génie, pacifique et patient arbitre des destinées de l’élu du seigneur.

Le retour au palais fut silencieux ; l’existence du peuple venait d’être révélée au sage Soliman... qui croyait tout savoir et ne l’avait point soupçonnée. Battu sur le terrain de ses doctrines ; vaincu par la reine de Saba, qui commandait aux animaux de l’air ; vaincu par un artisan qui commandait aux hommes, l’Ecclésiaste, entrevoyant l’avenir, méditait sur la destinée des rois, et il se disait : Ces prêtres, jadis mes précepteurs, mes conseillers aujourd’hui, chargés de la mission de tout m’enseigner, m’ont déguisé tout et m’ont caché mon ignorance. Ô confiance aveugle des rois ! ô vanité de la sagesse !... Vanité ! Vanité ! 

Tandis que la reine aussi s’abandonnait à ses rêveries, Adoniram retournait dans son atelier, appuyé familièrement sur son élève Benoni, tout enivré d’enthousiasme, et qui célébrait les grâces et l’esprit nompareil de la reine Balkis.

Mais, plus tacitement que jamais, le maître gardait le silence. Pâle et la respiration haletante, il étreignait parfois de sa main crispée sa large poitrine. Rentré dans le sanctuaire de ses travaux, il s’enferma seul, jeta les yeux sur une statue ébauchée, la trouva mauvaise et la brisa. Enfin, il tomba terrassé sur un banc de chêne, et voilant son visage de ses deux mains, il s’écria d’une voix étouffée : « Déesse adorable et funeste !... Hélas ! pourquoi faut-il que mes yeux aient vu cette perle de l’Arabie ! »

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Pendant le premier repos de cette séance, on s’entretint des diverses émotions qu’avait causées le récit. — Un des assistans, qu’à ses bras colorés de bleu, on pouvait reconnaître pour un teinturier, paraissait ne pas s’unir au sentiment d’approbation qui avait accueilli la scène précédente. Il s’approcha du conteur et lui dit :

— Frère, tu avais annoncé que cette histoire concernait toutes les classes d’ouvriers, et cependant je vois que jusqu’à présent elle est toute à la gloire des ouvriers en métaux, des charpentiers et des tailleurs de pierre... Si cela ne m’intéresse pas davantage, je ne reviendrai pas dans ce café et plusieurs autres en feront autant.

Le cafetier fronça le sourcil et regarda son conteur avec un sentiment de reproche.

— Frère, répondit le conteur, il y aura quelque chose aussi pour les teinturiers… Nous aurons occasion de parler du bon Hiram de Tyr, qui répandait dans le monde de si belles étoffes de pourpre et qui avait été le protecteur d’ Adoniram... 

Le teinturier se rassit la narration recommença :

C’est à Mello, villa située au sommet d’une colline d’où l’on découvrait dans sa plus grande largeur la vallée de Josaphat, que le roi Soliman s’était proposé de fêter la reine des Sabéens. L’hospitalité des champs est plus cordiale : la fraîcheur des eaux, la splendeur des jardins, l’ombre favorable des sycomores, des tamarins, des lauriers, des cyprès, des acacias et des térébinthes éveille dans les cœurs les sentimens tendres. Soliman aussi était bien aise de se faire honneur de son habitation rustique ; puis, en général, les souverains aiment mieux tenir leurs pareils à l’écart, et les garder pour eux-mêmes, que de s’offrir avec leurs rivaux aux commentaires des peuples de leur capitale.

La vallée verdoyante est parsemée de tombes blanches protégées par des pins et des palmiers : là se trouvent les premières pentes de la vallée de Josaphat. Soliman dit à Balkis :

Quel plus digne sujet de méditation pour un roi, que le spectacle de notre fin commune ! Ici, près de vous, reine, les plaisirs, le bonheur peut-être : là-bas, le néant et l’oubli.

— On se repose des fatigues de la vie dans la contemplation de la mort.

— A cette heure, Madame, je la redoute ; elle sépare... puissé-je ne point apprendre trop tôt qu’elle console ! 

Balkis jeta un coup d’œil furtif sur son hôte, et le vit réellement ému. Estompé des lueurs du soir, Soliman lui parut beau.

Avant de pénétrer dans la salle du festin, ces hôtes augustes contemplèrent la maison aux reflets du crépuscule, en respirant les voluptueux parfums des orangers qui embaumaient la couche de la nuit.

Cette demeure aérienne est construite suivant le goût syrien. Portée par une forêt de colonnettes grêles, elle dessine sur le ciel ses tourelles découpées à jour, ses pavillons de cèdre, revêtus de boiseries éclatantes. Les portes, ouvertes, laissaient entrevoir des rideaux de pourpre tyrienne, des divans soyeux tissés dans l’Inde, des rosaces incrustées de pierres de couleur, des meubles en bois de citronnier et de santal, des vases de Thèbes, des vasques en porphyre ou en lapis, chargés de fleurs, des trépieds d’argent où fument l’aloès, la myrrhe et le benjoin, des lianes qui embrassent les piliers et se jouent à travers les murailles : ce lieu charmant semble consacré aux amours. Mais Balkis est sage et prudente : sa raison la rassure contre les séductions du séjour enchanté de Mello.

— Ce n’est pas sans timidité que je parcours avec vous ce petit château, dit Soliman : depuis que votre présence l’honore, il me paraît mesquin. Les villas des Hémiarites sont plus riches, sans doute.

— Non vraiment ; mais, dans notre pays, les colonnettes les plus frêles, les moulures à jour, les figurines, les campaniles dentelées, se construisent en marbre. Nous exécutons avec la pierre ce que vous ne taillez qu’en bois. Au surplus, ce n’est pas à de si vaines fantaisies que nos ancêtres ont demandé la gloire. Ils ont accompli une œuvre qui rendra leur souvenir éternellement béni.

— Cette œuvre, quelle est-elle ? Le récit des grandes entreprises exalte la pensée.

— Il faut confesser tout d’abord que l’heureuse, la fertile contrée de l’Yémen était jadis aride et stérile. Le pays n’a reçu du ciel ni fleuves ni rivières. Mes aïeux ont triomphé de la nature et créé un Eden au milieu des déserts.

— Reine, retracez-moi ces prodiges.

— Au cœur des hautes chaînes de montagnes qui s’élèvent à l’orient de mes états, et sur le versant desquelles est située la ville de Mareb, serpentaient çà et là des torrens, des ruisseaux qui s’évaporaient dans l’air, se perdaient dans les abîmes et au fond des vallons avant d’arriver à la plaine complètement desséchée. Par un travail de deux siècles, nos anciens rois sont parvenus à concentrer tous ces cours d’eau sur un plateau de plusieurs lieues d’étendue où ils ont creusé le bassin d’un lac sur lequel on navigue aujourd’hui comme dans un golfe. Il a fallu étayer la montagne escarpée sur des contreforts de granit plus hauts que les pyramides de Giseh, arc-boutés par des voûtes cyclopéennes sous lesquelles des armées de cavaliers et d’éléphans circulent facilement. Cet immense et intarissable réservoir s’élance en cascades argentées dans des aqueducs, dans de larges canaux qui, subdivisés en plusieurs biez, transportent les eaux à travers la plaine et arrosent la moitié de nos provinces. Je dois à cette œuvre sublime les cultures opulentes, les industries fécondes, les prairies nombreuses, les arbres séculaires et les forêts profondes qui font la richesse et le charme du doux pays de l’Yémen. Telle est, seigneur, notre mer d’airain, sans déprécier la vôtre, qui est une charmante invention.

— Noble conception ! s’écria Soliman, et que je serais fier d’imiter, si Dieu, dans sa clémence, ne nous eût réparti les eaux abondantes et bénies du Jourdain.

— Je l’ai traversé hier à gué, ajouta la reine ; mes chameaux en avaient presque jusqu’aux genoux.

— Il est dangereux de renverser l’ordre de la nature, prononça le sage, et de créer, en dépit de Jéhovah, une civilisation artificielle, un commerce, des industries, des populations subordonnées à la durée d’un ouvrage des hommes. Notre Judée est aride, elle n’a pas plus d’habitans qu’elle n’en peut nourrir, et les arts qui les soutiennent sont le produit régulier du sol et du climat. Que votre lac, cette coupe ciselée dans les montagnes, se brise, que ces constructions cyclopéennes s’écroulent, et un jour verra ce malheur... vos peuples, frustrés du tribut des eaux, expirent consumés par le soleil, dévorés par la famine au milieu de ces campagnes artificielles. 

Saisie de la profondeur apparente de cette réflexion, Balkis demeura pensive.

— Déjà, poursuivit le roi, déjà, j’en ai la certitude, les ruisseaux tributaires de la montagne creusent des ravines et cherchent à s’affranchir de leurs prisons de pierre, qu’ils minent incessamment. La terre est sujette à des tremblemens, le temps déracine les rochers, l’eau s’infiltre et fuit comme les couleuvres. En outre, chargé d’un pareil amas d’eau, votre magnifique bassin, que l’on a réussi à établir à sec, serait impossible à réparer. Ô reine ! vos ancêtres ont assigné aux peuples l’avenir limité d’un échafaudage de pierre. La stérilité les aurait rendus industrieux ; ils eussent tiré parti d’un sol où ils périront oisifs et consternés avec les premières feuilles des arbres, dont les canaux cesseront un jour d’aviver les racines. Il ne faut point tenter Dieu, ni corriger ses œuvres. Ce qu’il fait est bien.

— Cette maxime, repartit la reine, provient de votre religion, amoindrie par les doctrines ombrageuses de vos prêtres. Ils ne vont à rien moins qu’à tout immobiliser, qu’à tenir la société dans les langes et l’indépendance humaine en tutelle. Dieu a-t-il labouré et semé des champs ? Dieu a-t-il fondé des villes, édifié des palais ? A-t-il placé à notre portée le fer, l’or, le cuivre et tous ces métaux qui étincellent à travers le temple de Soliman ? Non. Il a transmis à des créatures le génie, l’activité ; il sourit à nos efforts, et, dans nos créations bornées, il reconnaît le rayon de son âme, dont il a éclairé la nôtre. En le croyant jaloux, ce Dieu, vous limitez sa toute-puissance, vous déifiez vos facultés, et vous matérialisez les siennes. Ô roi ! les préjugés de votre culte entraveront un jour le progrès des sciences, l’élan du génie, et quand les hommes seront rapetissés, ils rapetisseront Dieu à leur taille, et finiront par le nier.

— Subtil, dit Soliman avec un sourire amer ; subtil, mais spécieux...

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4 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 14e livraison.

De plus en plus amoureux de Balkis, Soliman obtient son consentement au mariage, plus par duplicité que par des sentiments réellement partagés

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

La reine reprit :

— Alors, ne soupirez pas quand mon doigt se pose sur votre secrète blessure. Vous êtes seul, dans ce royaume, et vous souffrez : vos vues sont nobles, audacieuses, et la constitution hiérarchique de cette nation s’appesantit sur vos ailes ; vous vous dites, et c’est peu pour vous : Je laisserai à la postérité la statue du roi trop grand d’un peuple trop petit ! Quant à ce qui regarde mon empire, c’est autre chose... Mes aïeux se sont oubliés pour agrandir leurs sujets. Trente-huit monarques successifs ont ajouté quelques pierres au lac et aux aqueducs de Mareb : les âges futurs auront oublié leurs noms, que ce travail continuera de glorifier les Sabéens ; et si jamais il s’écroule, si la terre, avare, reprend ses fleuves et ses rivières, le sol de ma patrie, fertilisé par mille années de culture, continuera de produire ; les grands arbres dont nos plaines sont ombragées retiendront l’humidité, conserveront la fraîcheur, protégeront les étangs, les fontaines, et l’Yémen, conquis jadis sur le désert, gardera jusqu’à la fin des âges le doux nom d’Arabie heureuse... Plus libre, vous auriez été grand pour la gloire de vos peuples et le bonheur des hommes.

— Je vois à quelles aspirations vous appelez mon âme... Il est trop tard ; mon peuple est riche : la conquête ou l’or lui procurent ce que la Judée ne fournit pas ; et pour ce qui est des bois de construction, ma prudence a conclu des traités avec le roi de Tyr ; les cèdres, les pins du Liban encombrent mes chantiers ; nos vaisseaux rivalisent sur les mers avec ceux des Phéniciens.

— Vous vous consolez de votre grandeur dans la paternelle sollicitude de votre administration, dit la princesse avec une tristesse bienveillante.

Cette réflexion fut suivie d’un moment de silence ; les ténèbres épaissies dissimulèrent l’émotion empreinte sur les traits de Soliman, qui murmura d’une voix douce : — Mon âme a passé dans la vôtre et mon cœur la suit. 

A demi troublée, Balkis jeta autour d’elle un regard furtif ; les courtisans s’étaient mis à l’écart. Les étoiles brillaient sur leurs têtes au travers du feuillage, qu’elles semaient de fleurs d’or. Chargée du parfum des lys, des tubéreuses, des glicines et des mandragores, la brise nocturne chantait dans les rameaux touffus des myrtes ; l’encens des fleurs avait pris une voix ; le vent avait l’haleine embaumée ; au loin gémissaient des colombes ; le bruit des eaux accompagnait le concert de la nature ; des mouches luisantes, papillons enflammés, promenaient dans l’atmosphère tiède et pleine d’émotions voluptueuses leurs verdoyantes clartés. La reine se sentit prise d’une langueur enivrante ; la voix tendre de Soliman pénétrait dans son cœur et le tenait sous le charme.

Soliman lui plaisait-il, ou bien le rêvait-elle comme elle l’eût aimé ?... Depuis qu’elle l’avait rendu modeste, elle s’intéressait à lui. Mais cette sympathie éclose dans le calme du raisonnement, mêlée d’une pitié douce et succédant à la victoire de la femme, n’était ni spontanée, ni enthousiaste. Maîtresse d’elle-même comme elle l’avait été des pensées et des impressions de son hôte, elle s’acheminait à l’amour, si toutefois elle y songeait, par l’amitié, et cette route est si longue !

Quant à lui, subjugué, ébloui, entraîné tour à tour du dépit à l’admiration, du découragement à l’espoir, et de la colère au désir, il avait déjà reçu plus d’une blessure, et pour un homme aimer trop tôt, c’est risquer d’aimer seul. D’ailleurs, la reine de Saba était réservée ; son ascendant avait constamment dominé tout le monde, et même le magnifique Soliman. Le sculpteur Adoniram (1) l’avait seul un instant rendue attentive ; elle ne l’avait point pénétré : son imagination avait entrevu là un mystère ; mais cette vive curiosité d’un moment était sans nul doute évanouie. Cependant, à son aspect, pour la première fois, cette femme forte s’était dit : Voilà un homme.

Il se peut donc faire que cette vision effacée, mais récente, eût rabaissé pour elle le prestige du roi Soliman. Ce qui le prouverait, c’est qu’une ou deux fois, sur le point de parler de l’artiste, elle se retint et changea de propos.

Quoi qu’il en soit, le fils de Daoud prit feu promptement : la reine avait l’habitude qu’il en fût ainsi ; il se hâta de le dire, c’était suivre l’exemple de tout le monde ; mais il sut l’exprimer avec grâce ; l’heure était propice, Balkis en âge d’aimer, et, par la vertu des ténèbres, curieuse et attendrie.

Soudain des torches projettent des rayons rouges sur les buissons, et l’on annonce le souper. — Fâcheux contretemps ! pensa le roi.

— Diversion salutaire ! pensait la reine…

On avait servi le repas dans un pavillon construit dans le goût sémillant et fantasque des peuples de la rive du Gange. La salle octogone était illuminée de cierges de couleurs et de lampes où brûlait la naphte mêlée de parfums ; la lumière ombrée jaillissait au milieu des gerbes de fleurs. Sur le seuil, Soliman offre la main à son hôtesse, qui avance son petit pied et le retire vivement avec surprise. La salle est couverte d’une nappe d’eau dans laquelle la table, les divans et les cierges se reflètent.

— Qui vous arrête ? demande Soliman d’un air étonné.

Balkis veut se montrer supérieure à la crainte ; d’un geste charmant, elle relève sa robe et plonge avec fermeté.

Mais le pied est refoulé par une surface solide. — Ô reine ! vous le voyez, dit le sage, le plus prudent se trompe en jugeant sur l’apparence ; j’ai voulu vous étonner et j’y ai enfin réussi… Vous marchez sur un parquet de cristal. 

Elle sourit, en faisant un mouvement d’épaules plus gracieux qu’admiratif, et regretta peut-être que l’on n’eût pas su l’étonner autrement.

Pendant le festin, le roi fut galant et empressé ; ses courtisans l’entouraient, et il régnait au milieu d’eux une si incomparable majesté que la reine se sentit gagnée par le respect. L’étiquette s’observait rigide et solennelle à la table de Soliman.

Les mets étaient exquis, variés, mais fort chargés de sel et d’épices : jamais Balkis n’avait affronté de si hautes salaisons. Elle supposa que tel était le goût des Hébreux : elle ne fut donc pas médiocrement surprise de s’apercevoir que ces peuples qui bravaient des assaisonnemens si relevés s’abstenaient de boire. Point d’échansons ; pas une goutte de vin ni d’hydromel ; pas une coupe sur la table.

Balkis avait les lèvres brûlantes, le palais desséché, et comme le roi ne buvait pas, elle n’osa demander à boire : la dignité du prince lui imposait.

Le repas terminé, les courtisans se dispersèrent peu à peu dans les profondeurs d’une galerie à demi éclairée. Bientôt, la belle reine des Sabéens se vit seule avec Soliman plus galant que jamais, dont les yeux étaient tendres et qui d’empressé devint presque pressant.

Surmontant son embarras, la reine souriante et les yeux baissés se leva, annonçant son intention de se retirer. — Eh quoi ! s’écria Soliman, laisserez-vous ainsi votre humble esclave sans un mot, sans un espoir, sans un gage de votre compassion ? Cette union que j’ai rêvée, ce bonheur sans lequel je ne puis désormais plus vivre, cet amour ardent et soumis qui implore sa récompense, les foulerez-vous à vos pieds ? 

Il avait saisi une main qu’on lui abandonnait en la retirant sans effort ; mais on résistait. Certes, Balkis avait songé plus d’une fois à cette alliance ; mais elle tenait à conserver sa liberté et son pouvoir. Elle insista donc pour se retirer, et Soliman se vit contraint de céder. — Soit, dit-il, quittez-moi, mais je mets deux conditions à votre retraite.

— Parlez.

— La nuit est douce et votre conversation plus douce encore. Vous m’accorderez bien une heure ?

— J’y consens.

— Secondement, vous n’emporterez avec vous, en sortant d’ici, rien qui m’appartienne.

— Accordé ! et de grand cœur, répondit Balkis en riant aux éclats.

— Riez ! ma reine ; on a vu des gens très riches céder aux tentations les plus bizarres…

— A merveille ! vous êtes ingénieux à sauver votre amour-propre. Point de feinte ; un traité de paix.

— Un armistice, je l’espère encore... 

On reprit l’entretien, et Soliman s’étudia, en seigneur bien appris, à faire parler la reine autant qu’il put. Un jet d’eau, qui babillait aussi dans le fond de la salle, lui servait d’accompagnement.

Or, si trop parler cuit, c’est assurément quand on a mangé sans boire et fait honneur à un souper trop salé. La jolie reine de Saba mourait de soif ; elle eût donné une de ses provinces pour une patère d’eau vive.

Elle n’osait pourtant trahir ce souhait ardent. Et la fontaine claire, fraîche, argentine et narquoise grésillait toujours à côté d’elle, lançant des perles qui retombaient dans la vasque avec un bruit très gai. Et la soif croissait : la reine haletante n’y résistait plus.

Tout en poursuivant son discours, voyant Soliman distrait et comme appesanti, elle se mit à se promener en divers sens à travers la salle, et par deux fois, passant bien près de la fontaine, elle n’osa…

Le désir devint irrésistible. Elle y retourna, ralentit le pas, s’affermit d’un coup d’œil, plongea furtivement dans l’eau sa jolie main ployée en creux ; puis, se détournant, elle avala vivement cette gorgée d’eau pure.

— Une reine n’a qu’une parole, et, aux termes de la vôtre, vous m’appartenez.

— Qu’est-ce à dire ?

— Vous m’avez dérobé de l’eau… et, comme vous l’avez judicieusement constaté vous-même, l’eau est très rare dans mes états.

— Ah ! seigneur, c’est un piège, et je ne veux point d’un époux si rusé !

— Il ne lui reste qu’à prouver qu’il est plus généreux qu’il n’est subtil. S’il vous rend la liberté, si malgré cet engagement formel...

— Seigneur, interrompit Balkis en baissant la tête, nous devons à nos sujets l’exemple de la loyauté.

— Madame, répondit, en tombant à ses genoux, Soliman, le prince le plus courtois des temps passés et futurs, cette parole est votre rançon. 

Se relevant très vite, il frappa sur un timbre : vingt serviteurs accoururent munis de rafraîchissemens divers, et accompagnés de courtisans. Soliman articula ces mots avec majesté :

— Présentez à boire à votre reine ! 

A ces mots, les courtisans tombèrent prosternés devant la reine de Saba et l’adorèrent.

Mais elle, palpitante et confuse, craignait de s’être engagée plus avant qu’elle ne l’aurait voulu.

 

(1) Adoniram s’appelle autrement Hiram, nom qui lui a été conservé par la tradition des associations mystiques. Adoni n’est qu’un terme d’excellence, qui veut dire maître ou seigneur. Il ne faut pas confondre cet Hiram avec le roi de Tyr, qui portait par hasard le même nom.

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Errata : Dans une époque moins préoccupée de politique, on eût déjà signalé à l’auteur un certain nombre de fautes et d’erreurs assez graves. C’est de lui-même qu’il s’excuse d’avoir, dans ce qui concerne l’expédition de Crimée, écrit le nom d’Orloff au lieu de celui de Potemkin. Un autre lapsus calami, moins pardonnable encore, est le nom de Gédéon substitué, dans un des derniers feuilletons, à celui de Josué.

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5 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 15e livraison.

Interrompu un moment, le conteur reprend son récit. À Solime, Adoniram met la dernière main à son chef d’œuvre, la mer d’airain, « œuvre gigantesque, un défi du génie aux préjugés humains, à la Nature ». La coulée du bronze est imminente, et, malgré la trahison de trois ouvriers compagnons représentant chaque corporation, Phanor le maçon syrien, Amrou le charpentier phénicien, et Méthousaël le mineur juif, jaloux de la puissance du maître Adoniram, semble réussir.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Pendant la pause qui suivit cette partie du récit, un incident assez singulier occupa l’attention de l’assemblée. Un jeune homme, qu’à la teinte de sa peau, — de la couleur d’un sou neuf, — on pouvait reconnaître pour Abyssinien (Habesch), se précipita au milieu de cercle et se mit à danser une sorte de bamboula, en s’accompagnant d’une chanson en mauvais arabe dont je n’ai retenu que le refrain. Ce chant partait en fusée avec les mots : « Yaman ! Yamanî ! » accentués de ces répétitions de syllabes traînantes particulières aux Arabes du midi. « Yaman ! yaman ! yamanî !... Sélam-Aleik Belkiss-Makéda ! Makéda !... Yamanî ! Yamanî !... » Cela voulait dire : « Yémen ! ô pays de l’Yémen !... Salut à toi, Balkis la grande ! Ô pays d’Yémen ! »

Cette crise de nostalgie ne pouvait s’expliquer que par le rapport qui a existé autrefois entre les peuples de Saba et les Abyssiniens, placés sur le bord occidental de la mer Rouge, et qui faisaient aussi partie de l’empire des Hémiarites. Sans doute, l’admiration de cet auditeur, jusque-là silencieux, tenait au récit précédent, qui faisait partie des traditions de son pays. Peut-être aussi était-il heureux de voir que la grande reine avait pu échapper au piège tendu par le sage roi Salomon.

Comme son chant monotone durait assez longtemps pour importuner les habitués, quelques-uns d’entre eux s’écrièrent qu’il était melbous (fanatisé), et on l’entraîna doucement vers la porte. Le cafetier, inquiet des cinq ou six paras (trois centimes) que lui devait ce consommateur, se hâta de le suivre au-dehors. — Tout se termina bien sans doute, car le conteur reprit bientôt sa narration au milieu du plus religieux silence :

 

A force de travaux et de veilles, maître Adoniram avait achevé ses modèles, et creusé dans le sable les moules de ses figures colossales. Profondément fouillé et percé avec art, le plateau de Sion avait reçu l’empreinte de la mer d’airain destinée à être coulée sur place, et solidement étayée par des contreforts de maçonnerie auxquels plus tard on devait substituer les lions, les bœufs, les sphinx gigantesques destinés à servir de supports. C’est sur des barres d’or massif, rebelles à la fusion particulière au bronze, et disséminées çà et là, que portait le recouvrement du moule de cette vasque énorme. La fonte liquide, envahissant par plusieurs rigoles le vide compris entre les deux plans, devait emprisonner ces fiches d’or et faire corps avec ces jalons réfractaires et précieux.

Sept fois le soleil avait fait le tour de la terre depuis que le minerai avait commencé de bouillir dans la fournaise couverte d’une haute et massive tour de briques, qui se terminait à soixante coudées du sol par un cône ouvert, d’où s’échappaient des tourbillons de fumée rouge et de flammes bleues pailletées d’étincelles.

Une excavation, pratiquées entre les moules et la base du haut fourneau, devait servir de lit au fleuve de feu lorsque viendrait le moment d’ouvrir avec des barres de fer les entrailles du volcan.

Pour procéder au grand œuvre du coulage des métaux, on choisit la nuit : c’est le moment où l’on peut suivre l’opération, où le bronze, lumineux et blanc, éclaire sa propre marche ; et si le métal éclatant prépare quelque piège, s’il s’enfuit par une fissure ou perce une mine quelque part, il est démasqué par les ténèbres.

Dans l’attente de la solennelle épreuve qui devait immortaliser ou discréditer le nom d’Adoniram, chacun dans Jérusalem était en émoi. De tous les points du royaume, abandonnant leurs occupations, les ouvriers étaient accourus, et le soir qui précéda la nuit fatale, dès le coucher du soleil, les collines et les montagnes d’alentour s’étaient couvertes de curieux.

Jamais fondeur n’avait, de son chef, et en dépit des contradictions, engagé si redoutable partie. En toute occasion, l’appareil de la fonte offre un intérêt vif, et souvent, lorsqu’on moulait des pièces importantes, le roi Soliman avait daigné passer la nuit aux forges avec ses courtisans, qui se disputaient l’honneur de l’accompagner.

Mais la fonte de la mer d’airain était une œuvre gigantesque, un défi du génie aux préjugés humains, à la Nature, à l’opinion des plus experts, qui tous avaient déclaré le succès impossible.

Aussi des gens de tout âge et de tout pays, attirés par le spectacle de cette lutte, envahirent-ils de bonne heure la colline de Sion, dont les abords étaient gardés par des légions ouvrières. Des patrouilles muettes parcouraient la foule pour y maintenir l’ordre, et empêcher le bruit... tâche facile, car, par ordre du roi, on avait, à son de trompe, prescrit le silence le plus absolu sous peine de la vie ; précaution indispensable pour que les commandements pussent être transmis avec certitude et rapidité.

Déjà l’étoile du soir s’abaissait sur la mer ; la nuit profonde, épaissie des nuages roussis par les effets du fourneau, annonçait que le moment était proche. Suivi des chefs ouvriers, Adoniram, à la clarté des torches, jetait un dernier coup d’œil sur les préparatifs et courait çà et là. Sous le vaste appentis adossé à la fournaise, on entrevoyait les forgerons, coiffés de casques de cuir à larges ailes rabattues et vêtus de longues robes blanches à manches courtes, occupés à arracher à la gueule béante du four, à l’aide de longs crochets de fer, des masses pâteuses d’écume à demi vitrifiée, scories qu’ils entraînaient au loin ; d’autres, juchés sur des échafaudages, portés par de massives charpentes, lançaient, du sommet de l’édifice, des paniers de charbon dans le foyer, qui rugissait au souffle impétueux des appareils de ventilation. De tous côtés, des nuées de compagnons, armés de pioches, de pieux, de pinces, erraient, projetant derrière eux de longues traînées d’ombre. Ils étaient presque nus : des ceintures d’étoffe rayée voilaient leurs flancs ; leurs têtes étaient enveloppées de coiffes de laine et leurs jambes étaient protégées par des armures de bois recouvert de lanières de cuir. Noircis par la poussière charbonneuse, ils paraissaient rouges aux reflets de la braise ; on les voyait çà et là comme des démons ou des spectres.

Une fanfare annonça l’arrivée de la cour : Soliman parut avec la reine de Saba, et fut reçu par Adoniram, qui le conduisit au trône improvisé pour ses nobles hôtes. L’artiste avait endossé un plastron de buffle ; un tablier de laine blanche lui descendait jusqu’aux genoux ; ses jambes nerveuses étaient garanties par des guêtres en peau de tigre, et son pied était nu, car il foulait impunément le métal rougi.

— Vous m’apparaissez dans votre puissance, dit Balkis au roi des ouvriers, comme la divinité du feu. Si votre entreprise réussit, nul ne se pourra dire cette nuit plus grand que maître Adoniram !… 

L’artiste, malgré ses préoccupations, allait répondre, lorsque Soliman, toujours sage et quelquefois jaloux, l’arrêta :

— Maître, dit-il d’un ton impératif, ne perdez pas un temps précieux ; retournez à vos labeurs, et que votre présence ici ne nous rende point responsables de quelque accident. 

La reine le salua d’un geste, et il disparut.

— S’il accomplit sa tâche, pensait Soliman, de quel monument magnifique il honore le temple d’Adonaï ; mais quel éclat il ajoute à une puissance déjà redoutable ! 

Quelques momens après, ils revirent Adoniram devant la fournaise. Le brasier, qui l’éclairait d’en bas, rehaussait sa stature et faisait grimper son ombre contre le mur, où était accrochée une grande feuille de bronze sur laquelle le maître frappa vingt coups avec un marteau de fer. Les vibrations du métal résonnèrent au loin, et le silence se fit plus profond qu’auparavant. Soudain, armés de leviers et de pics, dix fantômes se précipitent dans l’excavation pratiquée sous le foyer du fourneau et placée en regard du trône. Les soufflets râlent, expirent, et l’on n’entend plus que le bruit sourd des pointes de fer pénétrant dans la glaise calcinée qui lute l’orifice par où va s’élancer la fonte liquide. Bientôt l’endroit attaqué devient violet, s’empourpre, rougit, s’éclaire, prend une couleur orangée ; un point blanc se dessine au centre, et tous les manœuvres, sauf deux, se retirent. Ces derniers, sous la surveillance d’Adoniram, s’étudient à amincir la croûte autour du point lumineux, en évitant de le trouer... Le maître les observe avec anxiété.

Durant ces préparatifs, le compagnon fidèle d’Adoniram, ce jeune Benoni qui lui était dévoué, parcourait les groupes d’ouvriers, sondant le zèle de chacun, observant si les ordres étaient suivis, et jugeant tout par lui-même.

Et il advint que ce jeune homme accourant, effaré, aux pieds de Soliman, se prosterna et dit : — Seigneur, faites suspendre la coulée, tout est perdu, nous sommes trahis ! 

L’usage n’était point que l’on abordât le prince sans y être autorisé ; déjà les gardes s’approchaient de ce téméraire ; Soliman les fit éloigner, et, se penchant sur Benoni agenouillé, il lui dit à demi voix : — Explique-toi en peu de mots. 

— Je faisais le tour du fourneau : derrière le mur il y avait un homme immobile, et qui semblait attendre ; un second survint, qui dit à demi voix au premier : Vehmamiah ! On lui répondit : Eliael !

Il en arriva un troisième qui prononça aussi : Vehmamiah ! et à qui l’on répliqua de même : Eliael ! ensuite l’un s’écria :

— Il a asservi les charpentiers aux mineurs.

Le second : — Il a subordonné les maçons aux mineurs.

Le troisième : — Il a voulu régner sur les mineurs.

Le premier reprit : — Il donne sa force à des étrangers.

Le second : — Il n’a pas de patrie.

Le troisième ajoute : — C’est bien.

— Les compagnons sont frères... recommença le premier.

— Les corporations ont des droits égaux, continua le second.

Le troisième ajouta : — C’est bien.

J’ai reconnu que le premier est maçon, parce qu’il a dit ensuite : — J’ai mêlé le calcaire à la brique, et la chaux tombera en poussière. Le second est charpentier ; il a dit : — J’ai prolongé les traverses des poutres, et la flamme les visitera. Quant au troisième, il travaille les métaux. Voici quelles étaient ses paroles : — J’ai pris dans le lac empoisonné de Gomorrhe des laves de bitume et de soufre ; je les ai mêlées à la fonte.

En ce moment une pluie d’étincelles a éclairé leurs visages. Le maçon est Syrien et se nomme Phanor ; le charpentier est Phénicien, on l’appelle Amrou ; le mineur est Juif de la tribu de Ruben ; son nom est Méthousaël. Grand roi, j’ai volé à vos pieds : étendez votre sceptre et arrêtez les travaux !

— Il est trop tard, dit Soliman pensif ; voilà le cratère qui s’entrouvre ; garde le silence, ne trouble point Adoniram, et redis-moi ces trois noms.

— Phanor, Amrou, Méthousaël.

— Qu’il soit fait selon la volonté de Dieu ! 

Benoni regarda fixement le roi et prit la fuite avec la rapidité de l’éclair. Pendant ce temps-là, la terre cuite tombait autour de l’embouchure bâillonnée du fourneau, sous les coups redoublés des mineurs, et la couche amincie devenait si lumineuse s’il semblait qu’on fût sur le point de surprendre le soleil dans sa retraite nocturne et profonde... Sur un signe d’Adoniram, les manœuvres s’écartent, et le maître, tandis que les marteaux font retentir l’airain, soulevant une massue de fer, l’enfonce dans la paroi diaphane, la tourne dans la plaie et l’arrache avec violence. A l’instant un torrent de liquide, rapide et blanc, s’élance dans le chenal et s’avance comme un serpent d’or strié de cristal et d’argent, jusqu’au bassin creusé dans le sable, à l’issue duquel la fonte se disperse et suit son cours le long de plusieurs rigoles.

Soudain une lumière pourpre et sanglante illumine, sur les coteaux, les visages des spectateurs innombrables ; ces lueurs pénètrent l’obscurité des nuages et rougissent le crête des rochers lointains. Jérusalem, émergeant des ténèbres, semble la proie d’un incendie. Un silence profond donne à ce spectacle solennel le fantastique aspect d’un rêve.

Comme la coulée commençait, on entrevit une ombre qui voltigeait aux entours du lit que la fonte allait envahir. Un homme s’était élancé, et, en dépit des défenses d’Adoniram, il osait traverser ce canal destiné au feu. Comme il y posait le pied, le métal en fusion l’atteignit, le renversa, et il y disparut en une seconde.

Adoniram ne voit que son œuvre ; bouleversé par l’idée d’une imminente explosion, il s’élance, au péril de sa vie, armé d’un crochet de fer ; il le plonge dans le sein de la victime, l’accroche, l’enlève, et avec une vigueur surhumaine, la lance comme un bloc de scories sur la berge, où ce corps lumineux va s’éteindre en expirant... Il n’avait même pas eu le temps de reconnaître son compagnon, le fidèle Benoni.

Tandis que la fonte s’en va, ruisselante, remplir les cavités de la mer d’airain, dont le vaste contour déjà se trace comme un diadème d’or sur la terre assombrie, des nuées d’ouvriers portant de larges pots à feu, des poches profondes emmanchées de longues tiges de fer, les plongent tour à tour dans le bassin de feu liquide, et courent çà et là verser le métal dans les moules destinés aux lions, aux bœufs, aux palmes, aux chérubins, aux figures géantes qui supporteront la mer d’airain. On s’étonne de la quantité de feu qu’ils font boire à la terre ; couchés sur le sol, les bas-reliefs retracent les silhouettes claires et vermeilles des chevaux, des taureaux ailés, des cynocéphales, des chimères monstrueuses enfantées par le génie d’ Adoniram.

— Spectacle sublime ! s’écrie la reine de Saba. Ô grandeur ! ô puissance du génie de ce mortel, qui soumet les élémens et dompte la nature !

— Il n’est pas encore vainqueur, repartit Soliman avec amertume ; Adonaï seul est tout-puissant !

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6 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 16e livraison.

Mais bientôt le métal en fusion échappe au moule et une énorme explosion tue les spectateurs les plus proches. « Jéhova l’a châtié ! » dit Soliman, et Balkis lui fait écho : « La vanité qui immole tant de victimes est criminelle », condamnation insupportable pour Adoniram qui, désespéré, va se donner la mort quand de la fournaise la forme gigantesque de « l’aïeul de ceux qui travaillent et qui souffrent », Tubal-Caïn, surgit et l’entraîne vers le centre de la terre, « l’âme du monde habité [...] le palais souterrain d’Hénoch, notre père, que l’Egypte appelle Hermès, que l’Arabie honore sous le nom d’Edris. » Tel est le lieu où s’est réfugiée « la lignée de Caïn » « C’est là qu’expire la tyrannie jalouse d’Adonaï, là qu’on peut, sans périr, se nourrir des fruits de l’Arbre de Science ». Autour de ce feu central, dans « la température naturelle des âmes », on travaille les métaux

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Tout-à-coup Adoniram s’aperçoit que le fleuve de fonte déborde ; la source béante vomit des torrens ; le sable trop chargé s’écroule : il jette les yeux sur la mer d’airain ; le moule regorge ; une fissure se dégage au sommet ; la lave ruisselle de tous côtés. Il exhale un cri si terrible, que l’air en est rempli et que les échos le répètent sur les montagnes. Pensant que la terre trop chauffée se vitrifie, Adoniram saisit un tuyau flexible aboutissant à un réservoir d’eau, et, d’une main précipitée, dirige cette colonne d’eau sur la base des contreforts ébranlés du moule de la vasque. Mais la fonte, ayant pris l’essor, dévale jusque là : les deux liquides se combattent ; une masse de métal enveloppe l’eau, l’emprisonne, l’étreint. Pour se dégager, l’eau consumée se vaporise et fait éclater ses entraves. Une détonation retentit ; la fonte rejaillit dans les airs en gerbes éclatantes à vingt coudées de hauteurs ; on croit voir s’ouvrir le cratère d’un volcan furieux. Ce fracas est suivi de pleurs, de hurlemens affreux ; car cette pluie d’étoiles sème en tous lieux la mort : chaque goutte de fonte est un dard ardent qui pénètre dans les corps et qui tue. La place est jonchée de mourans, et au silence a succédé un immense cri d’épouvante. La terreur est au comble, chacun fuit ; la crainte du danger précipite dans le feu ceux que le feu pourchasse… les campagnes, illuminées, éblouissantes et empourprées, rappellent cette nuit terrible où Gomorrhe et Sodome flamboyaient allumées par les foudres de Jéhova.

Adoniram, éperdu, court çà et là pour rallier ses ouvriers et fermer la gueule à l’abîme inépuisable ; mais il n’entend que des plaintes et des malédictions ; il ne rencontre que des cadavres : le reste est dispersé. Soliman seul est demeuré impassible sur son trône ; la reine est restée calme à ses côtés. Ils font encore briller dans ces ténèbres le diadème et le sceptre.

— Jéhova l’a châtié ! dit Soliman à son hôtesse… et il me punit par la mort de mes sujets, de ma faiblesse, de mes complaisances pour un monstre d’orgueil.

— La vanité qui immole tant de victimes est criminelle, prononça la reine. Seigneur, vous auriez pu périr durant cette infernale épreuve : l’airain pleuvait autour de nous.

— Et vous étiez là ! Et ce vil suppôt de Baal a mis en péril une vie si précieuse ! Partons, reine ; votre péril m’a seul inquiété. 

Adoniram, qui passait près d’eux, l’entendit ; il s’éloigna en rugissant de douleur. Plus loin, il avisa un groupe d’ouvriers qui l’accablaient de mépris, de calomnies et de malédictions. Il fut rejoint par le Syrien Phanor, qui lui dit : — Tu es grand ; la fortune t’a trahi ; mais elle n’a pas eu les maçons pour complices. 

Amrou le Phénicien le rejoignit à son tour et lui dit :

— Tu es grand, et tu serais vainqueur, si chacun eût fait son devoir comme les charpentiers. 

Et le juif Methouzaël lui dit :

— Les mineurs ont fait leur devoir ; mais ce sont ces ouvriers étrangers qui, par leur ignorance, ont compromis l’entreprise. Courage ! une œuvre plus grande nous vengera de cet échec.

— Ah ! pensa Adoniram, voilà les seuls amis que j’ai trouvés... 

Il lui fut facile d’éviter les rencontres ; chacun se détournait de lui, et les ténèbres protégeaient ces désertions. Bientôt les lueurs des brasiers et de la fonte qui rougissait en se refroidissant à la surface n’éclairaient plus que des groupes lointains, qui se perdaient peu à peu dans les ombres. Adoniram, abattu, cherchait Benoni.

— Il m’abandonne à son tour... murmura-t-il avec tristesse.

Le maître restait seul au bord de la fournaise.

— Déshonoré ! s’écria-t-il avec amertume ; voilà le fruit d’une existence austère, laborieuse et vouée à la gloire d’un prince ingrat ! Il me condamne, et mes frères me renient ! Et cette reine, cette femme… elle était là, elle a vu ma honte et son mépris... j’ai dû le subir ! Mais où donc est Benoni, à cette heure où je souffre ? Seul ! je suis seul et maudit. L’avenir est fermé. « Adoniram, souris à ta délivrance, et cherche-la dans ce feu, ton élément et ton rebelle esclave ! » Il s’avance, calme et résolu, vers le fleuve, qui roule encore son onde embrasée de scories, de métal fondu, et qui, çà et là, jaillit et pétille au contact de l’humidité. Peut-être que la lave tressaillait sur des cadavres. D’épais tourbillons de fumée violette et fauve se dégageaient en colonnes serrées, et voilaient le théâtre abandonné de cette lugubre aventure. C’est là que ce géant foudroyé tomba assis sur la terre et s’abîma dans sa méditation... l’œil fixé sur ces tourbillons enflammés qui pouvaient s’incliner et l’étouffer au premier souffle de vent.

Certaines formes étranges, fugitives, flamboyantes se dessinaient parfois parmi les jeux brillans et lugubres de la vapeur ignée. Les yeux éblouis d’ Adoniram entrevoyaient, au travers des membres de géans, des blocs d’or, des gnomes qui se dissipaient en fumées ou se pulvérisaient en étincelles. Ces fantaisies ne parvenaient point à distraire son désespoir et sa douleur. Bientôt, cependant, elles s’emparèrent de son imagination en délire, et il lui sembla que du sein des flammes s’élevait une voix retentissante et grave qui prononçait son nom. Trois fois le tourbillon mugit le nom d’ Adoniram.

Autour de lui, personne... Il contemple avidement la tourbe enflammée, et murmure : — La voix du feu m’appelle ! 

Sans détourner la vue, il se soulève sur un genou, étend la main, et distingue au centre des fumées rouges une forme humaine indistincte, colossale, qui semble s’épaissir dans les flammes, s’assembler puis se désunir et se confondre. Tout s’agite et flamboie à l’entour ;... elle seule se fixe, tour à tour obscure dans la vapeur lumineuse, ou claire et éclatante au sein d’un amas de fuligineuses vapeurs. Elle se dessine, cette figure, elle acquiert du relief, elle grandit encore en s’approchant, et Adoniram, épouvanté, se demande quel est ce bronze qui est doué de la vie.

Le fantôme s’avance. Adoniram le contemple avec stupeur. Son buste gigantesque est revêtu d’une dalmatique sans manches ; ses bras nus sont ornés d’anneaux de fer ; sa tête bronzée, qu’encadre une barbe carrée, tressée et frisée à plusieurs rangs,... sa tête est coiffée d’une mitre vermeille ; il tient à la main un marteau. Ses grands yeux, qui brillent, s’abaissent sur Adoniram avec douceur, et d’un son de voix qui semble arraché aux entrailles du bronze : — Réveille ton âme, dit-il ; lève-toi, mon fils. Viens, suis-moi. J’ai vu les maux de ma race, et je l’ai prise en pitié...

— Esprit, qui donc es-tu ?

— L’ombre du père de tes pères, l’aïeul de ceux qui travaillent et qui souffrent. Viens ; quand ma main aura glissé sur ton front, tu respireras dans la flamme. Sois sans crainte, comme tu fus sans faiblesse...

Soudain, Adoniram se sentit enveloppé d’une chaleur pénétrante qui l’animait sans l’embraser ; l’air qu’il aspirait était plus subtil ; un ascendant invincible l’entraînait vers le brasier où déjà plongeait son mystérieux compagnon.

— Où suis-je ? Quel est ton nom ? Où m’entraînes-tu ? murmura-t-il.

— Au centre de la terre... dans l’âme du monde habité ; là s’élève le palais souterrain d’Hénoch, notre père, que l’Egypte appelle Hermès, que l’Arabie honore sous le nom d’Edris.

— Puissances immortelles ! s’écria Adoniram ; ô mon seigneur ! est-il donc vrai ? vous seriez...

— Ton aïeul, homme... artiste, ton maître et ton patron : je fus Tubal-Caïn. 

Plus ils s’avançaient dans la profonde région du silence et de la nuit, plus Adoniram doutait de lui-même et de la réalité de ses impressions. Peu à peu, distrait de lui-même, il subit le charme de l’inconnu, et son âme, attachée tout entière à l’ascendant qui le dominait, fut toute à son guide mystérieux.

Aux régions humides et froides avait succédé une atmosphère tiède et raréfiée ; la vie intérieure de la terre se manifestait par des secousses, par des bourdonnemens singuliers ; des battemens sourds, réguliers, périodiques, annonçaient le voisinage du cœur du monde ; Adoniram le sentait battre avec une force croissante, et il s’étonnait d’errer parmi des espaces infinis ; il cherchait un appui, ne le trouvait pas, et suivait sans la voir l’ombre de Tubal-Caïn, qui gardait le silence.

Après quelques instans qui lui parurent longs comme la vie d’un patriarche, il découvrit au loin un point lumineux. Cette tache grandit, grandit, s’approcha, s’étendit en longue perspective, et l’artiste entrevit un monde peuplé d’ombres qui s’agitaient livrées à des occupations qu’il ne comprit pas. Ces clartés douteuses vinrent enfin expirer sur la mitre éclatante et sur la dalmatique du fils de Caïn.

En vain Adoniram s’efforça-t-il de parler : la voix expirait dans sa poitrine oppressée ; mais il reprit haleine en se voyant dans une large galerie d’une profondeur incommensurable, très large, car on n’en découvrait point les parois, et portée sur une avenue de colonnes si hautes, qu’elles se perdaient au-dessus de lui dans les airs, et la voûte qu’elles portaient échappait à la vue.

Soudain il tressaillit ; Tubal-Caïn parlait : Tes pieds foulent la grande pierre d’émeraude qui sert de racine et de pivot à la montagne de Kaf ; tu as abordé le domaine de tes pères. Ici règne sans partage la lignée de Caïn. Sous ces forteresses de granit, au milieu de ces cavernes inaccessibles, nous avons pu trouver enfin la liberté. C’est là qu’expire la tyrannie jalouse d’Adonaï, là qu’on peut, sans périr, se nourrir des fruits de l’Arbre de Science. 

Adoniram exhala un long et doux soupir : il lui semblait qu’un poids accablant, qui toujours l’avait courbé dans la vie, venait de s’évanouir pour la première fois.

Tout à coup la vie éclate ; des populations apparaissent à travers ces hypogées : le travail les anime, les agite ; le joyeux fracas des métaux résonne ; des bruits d’eaux jaillissantes et de vents impétueux s’y mêlent ; la voûte éclaircie s’étend comme un ciel immense d’où se précipitent sur les plus vastes et les plus étranges ateliers des torrens d’une lumière blanche, azurée, et qui s’irise en tombant sur le sol.

Adoniram traverse une foule livrée à des labeurs dont il ne saisit pas le but ; cette clarté, cette coupole céleste dans les entrailles de la terre l’étonne ; il s’arrête. — C’est le sanctuaire du feu, lui dit Tubal-Caïn ; de là provient la chaleur de la terre, qui, sans nous, périrait de froid. Nous préparons les métaux, nous les distribuons dans les veines de la planète, après en avoir liquéfié les vapeurs.

Mis en contact et entrelacés sur nos têtes, les filons de ces divers élémens dégagent des esprits contraires qui s’enflamment et projettent ces vives lumières… éblouissantes pour tes yeux imparfaits. Attirés par ces courans, les sept métaux se vaporisent à l’entour, et forment ces nuages de sinople, d’azur, de pourpre, d’or, de vermeil et d’argent qui se meuvent dans l’espace, et reproduisent les alliages dont se composent la plupart des minéraux et des pierres précieuses. Quand la coupole se refroidit, ces nuées condensées font pleuvoir une grêle de rubis, d’émeraudes, de topazes, d’onyx, de turquoises, de diamans, et les courans de la terre les emportent avec des amas de scories : les granits, les silex, les calcaires qui, soulevant la surface du globe, la rendent bosselée de montagnes. Ces matières se solidifient en approchant du domaine des hommes… et à la fraîcheur du soleil d’Adonaï, fourneau manqué qui n’aurait même pas la force de cuire un œuf. Aussi, que deviendrait la vie de l’homme si nous ne lui faisions passer en secret l’élément du feu, emprisonné dans les pierres, ainsi que le fer propre à retirer l’étincelle !

Ces explications satisfaisaient Adoniram et l’étonnaient. Il s’approcha des ouvriers sans comprendre comment ils pouvaient travailler sur des fleurs d’or, d’argent, de cuivre, de fer, les séparer, les endiguer et les tamiser comme l’onde.

— Ces élémens, répondit à sa pensée Tubal-Caïn, sont liquéfiés par la chaleur centrale : la température où nous vivons ici est à peu près une fois plus forte que celle des fourneaux où tu dissous la fonte. 

Adoniram, épouvanté, s’étonna de vivre.

— Cette chaleur, reprit Tubal-Caïn, est la température naturelle des âmes qui furent extraites de l’élément du feu. Adonaï plaça une étincelle imperceptible au centre du moule de terre dont il s’avisa de faire l’homme, et cette parcelle a suffi pour échauffer le bloc, pour l’animer et le rendre pensant ; mais, là-haut, cette âme lutte contre le froid : de là les limites étroites de vos facultés ; puis il arrive que l’étincelle est entraînée par l’attraction centrale, et vous mourez. 

La création ainsi expliquée causa un mouvement de dédain à Adoniram.

— Oui, continua son guide, c’est un dieu moins fort que subtil, et plus jaloux que généreux, le dieu Adonaï ! Il a créé l’homme de boue, en dépit des génies du feu ; puis, effrayé de son œuvre et de leurs complaisances pour cette triste créature, il l’a, sans pitié pour leurs larmes, condamnée à mourir. Voilà le principe du différend qui nous divise : toute la vie terrestre procédant du feu est attirée par le feu qui réside au centre. Nous avions voulu qu’en retour le feu central fût attiré par la circonférence et rayonnât au-dehors : cet échange de principes était la vie sans fin.

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7 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 17e livraison.

Toujours à la suite de Tubal-Kaïn, Adoniram voit d’immenses figures, dont il devine qu’il s’agit de « la dynastie disparue des princes d’Hénochia », et arrive enfin au tombeau de « l’Inconnu, du premier né de la terre, Adam ». C’est alors qu’apparaît Caïn, qui va révéler à Adoniram le mystère de ses origines : si sa mère est bien Héva, si Adam est son père nourricier, son vrai père est Eblis. Il est donc l’enfant des Eloïms, mal aimé par ses parents nourriciers, « enfants du limon », et par leur créateur Adonaï :  « O comble d’iniquité ! Adam ne m’aimait pas ! Héva se souvenait d’avoir été bannie du paradis pour m’avoir mis au monde, et son cœur, fermé par l’intérêt, était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait comme le serviteur de chacun ; Adonaï était avec lui, que fallait-il de plus ? » Ainsi s’explique le meurtre d’Abel, dont Caïn porte toujours le chagrin et l’opprobe auprès d’Adam et des descendants de Seth. Henoch, descendant de Caïn, réfugié dans la montagne de Kaf, y fonda la ville d’Henochia et donna à son peuple le livre initiatique des métiers de la construction, le livre du Tau, fondement du compagnonnage maçonnique.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Adonaï, qui règne autour des mondes, mura la terre et intercepta cette attraction externe. Il en résulte que la terre mourra comme ses habitans. Elle vieillit déjà ; la fraîcheur la pénètre de plus en plus ; des espèces entières d’animaux et de plantes ont disparu ; les races s’amoindrissent, la durée de la vie s’abrège, et des sept métaux primitifs, la terre, dont la moelle se congèle et se dessèche, n’en reçoit plus que cinq (1). Le soleil lui-même pâlit ; il doit s’éteindre dans cinq ou six milliers d’années. Mais ce n’est point à moi seul, ô mon fils, qu’il appartient de te révéler ces mystères : tu les entendras de la bouche des hommes, tes ancêtres. 

Ils pénétrèrent ensemble dans un jardin éclairé des tendres lueurs d’un feu doux, peuplé d’arbres inconnus dont le feuillage, formé de petites langues de flammes, projetait, au lieu d’ombres, des clartés plus vives sur le sol d‘émeraudes, diapré de fleurs d’une forme bizarre, et de couleurs d’une vivacité surprenante. Ecloses du feu intérieur sur le terrain des métaux, ces fleurs en étaient les émanations les plus fluides et les plus pures. Ces végétations arborescentes du métal en fleurs rayonnaient comme des pierreries et exhalaient des parfums d’ambre, de benjoin, de myrrhe et d’encens. Non loin serpentaient des ruisseaux de naphte, fertilisant les cinabres, la rose de ces contrées souterraines. Là se promenaient quelques vieillards géans, sculptés à la mesure de cette nature exubérante et forte. Sous un dais de lumière ardente, Adoniram découvrit une rangée de colosses, assis à la file, et reproduisant les costumes sacrés, les proportions sublimes et l’aspect imposant des figures qu’il avait jadis entrevues dans les cavernes du Liban. Il devina la dynastie disparue des princes d’Hénochia. Il revit autour d’eux, accroupis, les cynocéphales, les lions ailés, les griffons, les sphinx sourians et mystérieux, espèces condamnées, balayées par le déluge, et immortalisées par la mémoire des hommes. Ces esclaves androgynes supportaient les trônes massifs, monumens inertes, dociles, et pourtant animés.

Immobiles comme le repos, des princes fils d’Adam semblaient rêver et attendre.

Parvenu à l’extrémité de la lignée, Adoniram, qui marchait toujours, dirigeait ses pas vers une énorme pierre carrée et blanche comme la neige... Il allait poser le pied sur cet incombustible rocher d’amianthe.

— Arrête ! s’écria Tubal-Caïn, nous sommes sous la montagne de Sérendib ; tu vas fouler la tombe de l’Inconnu, du premier né de la terre. Adam sommeille sous ce linceul, qui le préserve du feu. Il ne doit se relever qu’au dernier jour du monde ; sa tombe captive contient notre rançon. Mais écoute : notre père commun t’appelle. 

Caïn était accroupi dans une posture pénible ; il se souleva. Sa beauté est surhumaine, son œil triste, et sa lèvre pâle. Il est nu ; autour de son front soucieux s’enroule un serpent d’or, en guise de diadème... l’homme errant semble encore harassé :

— Que le sommeil et la mort soient avec toi, mon fils ! Race industrieuse et opprimée, c’est par moi que tu souffres. Héva fut ma mère ; Eblis, l’ange de lumière, a glissé dans son sein l’étincelle qui m’anime et qui a régénéré ma race ; Adam, pétri de limon et dépositaire d’une âme captive, Adam m’a nourri. Enfant des Eloïms (2), j’aimai cette ébauche d’Adonaï, et j’ai mis au service des hommes ignorans et débiles l’esprit des génies qui résident en moi. J’ai nourri mon nourricier sur ses vieux jours, et bercé l’enfance d’Habel… qu’ils appelaient mon frère. Hélas ! hélas !

Avant d’enseigner le meurtre à la terre, j’avais connu l’ingratitude, l’injustice et les amertumes qui corrompent le cœur. Travaillant sans cesse, arrachant notre nourriture au sol avare, inventant, pour le bonheur des hommes, ces charrues qui contraignent la terre à produire, faisant renaître pour eux, au sein de l’abondance, cet Eden qu’ils avaient perdu ; j’avais fait de ma vie un sacrifice. Ô comble d’iniquité ! Adam ne m’aimait pas ! Héva se souvenait d’avoir été bannie du paradis pour m’avoir mis au monde, et son cœur, fermé par l’intérêt, était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait comme le serviteur de chacun ; Adonaï était avec lui, que fallait-il de plus ? Aussi, tandis que j’arrosais de mes sueurs la terre où il se sentait roi, lui-même, oisif et caressé, il paissait ses troupeaux en sommeillant sous les sycomores. Je me plains : nos parents invoquent l’équité de Dieu : nous lui offrons nos sacrifices, et le mien, des gerbes de blé que j’avais fait éclore, les prémices de l’été ! le mien est rejeté avec mépris... C’est ainsi que ce Dieu jaloux a toujours repoussé le génie inventif et fécond, et donné la puissance avec le droit d’oppression aux esprits vulgaires. Tu sais le reste ; mais ce que tu ignores, c’est que la réprobation d’Adonaï, me condamnant à la stérilité, donnait pour épouse au jeune Habel notre sœur Aclinia dont j’étais aimé. De là provint la première lutte des djinns ou enfans des Eloïms, issus de l’élément du feu, contre les fils d’Adonaï, engendrés du limon.

J’éteignis le flambeau d’Habel... Adam se vit renaître plus tard dans la postérité de Seth ; et, pour effacer mon crime, je me suis fait bienfaiteur des enfants d’Adam. C’est à notre race, supérieure à la leur, qu’ils doivent tous les arts, l’industrie et les élémens des sciences. Vains efforts ! en les instruisant, nous les rendions libres... Adonaï ne m’a jamais pardonné, et c’est pourquoi il me fait un crime, sans pardon, d’avoir brisé un vase d’argile, lui qui, dans les eaux du déluge, a noyé tant de milliers d’hommes ! lui qui, pour les décimer, leur a suscité tant de tyrans ! 

Alors la tombe d’Adam parla : — C’est toi, dit la voix profonde, toi qui as enfanté le meurtre ; Dieu poursuit, dans mes enfans, le sang d’Héva dont tu sors et que tu as versé ! C’est à cause de toi que Jéhova a suscité des prêtres et des soldats. Un jour, il fera naître des empereurs pour broyer les peuples, les prêtres et les rois eux-mêmes, et la postérité des nations dira : ce sont les fils de Caïn !

Le fils d’Héva s’agita, désespéré.

— Lui aussi ! s’écria-t-il ; jamais il n’a pardonné.

— Jamais !... répondit la voix ; et des profondeurs de l’abîme on l’entendit gémir encore : — Habel, mon fils, Habel, Habel !... qu’as-tu fait de ton frère Habel ?... 

Caïn roula sur le sol, qui retentit, et les convulsions du désespoir lui déchiraient la poitrine…

Tel est le supplice de Caïn, parce qu’il a versé le sang.

Saisi de respect, d’amour, de compassion et d’horreur, Adoniram se détourna.

— Qu’avais-je fait, moi ! dit en secouant sa tête coiffée d’une tiare élevée, le vénérable Hénoch. Les hommes erraient comme des troupeaux ; je leur appris à tailler les pierres, à bâtir des édifices, à se grouper dans les villes. Le premier, je leur ai révélé le génie des sociétés.

J’avais rassemblé des brutes... je laissai une nation dans ma ville d’Hénochia, dont les ruines étonnent encore les races dégénérées. C’est grâce à moi que Soliman dresse un temple en l’honneur d’Adonaï, et ce temple fera sa perte, car le dieu des Hébreux, ô mon fils ! a reconnu mon génie dans l’œuvre de tes mains. 

Adoniram contempla cette grande ombre : Hénoch avait la barbe longue et tressée ; sa tiare, ornée de bandes rouges et d’une double rangée d’étoiles, était surmontée d’une pointe terminée en bec de vautour. Deux bandelettes à franges retombaient sur ses cheveux et sur sa tunique. D’une main il tenait un long sceptre, et de l’autre une équerre. Sa stature colossale dépassait celle de son père Caïn. Près de lui se tenaient Irad et Maviaël, coiffés de simples bandelettes. Des anneaux s’enroulaient autour de leurs bras : l’un avait jadis emprisonné les fontaines ; l’autre avait équarri les cèdres. Mathusaël avait imaginé les caractères écrits et laissé des livres dont s’empara depuis Edris, qui les enfouit dans la terre ; les livres du Tau... Mathusaël avait sur l’épaule un pallium hiératique ; un parazonium armait son flanc, et sur sa ceinture éclatante brillait en traits de feu le T symbolique qui rallie les ouvriers issus des génies du feu.

Tandis qu’Adoniram contemplait les traits sourians de Lamech, dont les bras étaient couverts par des ailes repliées d’où sortaient deux longues mains appuyées sur la tête de deux jeunes gens accroupis, Tubal-Caïn, quittant son protégé, avait pris place sur son trône de fer.

— Tu vois la face vénérable de mon père, dit-il à Adoniram. Ceux-ci, dont il caresse la chevelure, sont les enfants d’Ada : Jabel, qui dressa des tentes et apprit à coudre la peau des chameaux, et Jubal, mon frère, qui le premier tendit les cordes du cinnor, de la harpe, et sut en tirer des sons.

— Fils de Lamech et de Sella, répondit Jubal d’une voix harmonieuse comme les vents du soir, tu es plus grand que tes frères, et tu règnes sur tes aïeux. C’est de toi que procèdent les arts de la guerre et de la paix. Tu as réduit les métaux, tu as allumé la première forge. En donnant aux humains l’or, l’argent, le cuivre et l’acier, tu as remplacé pour eux l’Arbre de Science. L’or et le fer les élèveront au comble de la puissance, et leur seront assez funestes pour nous venger d’Adonaï. Honneur à Tubal-Caïn ! 

Un bruit formidable répondit de toute part à cette exclamation, répétée au loin par des légions de gnomes, qui reprirent leurs travaux avec une ardeur nouvelle. Les marteaux retentirent sous les voûtes des usines éternelles, et Adoniram... l’ouvrier, dans ce monde où les ouvriers étaient rois, ressentit une allégresse et un orgueil profonds.

— Enfant de la race des Eloïms, lui dit Tubal-Caïn, reprends courage, ta gloire est dans la servitude. Tes ancêtres ont rendu redoutable l’industrie humaine, et c’est pourquoi notre race a été condamnée. Elle a combattu deux mille ans ; on n’a pu nous détruire, parce que nous sommes d’une essence immortelle ; on a réussi à nous vaincre, parce que le sang d’Héva se mêlait à notre sang. Tes aïeux, mes descendans, furent préservés des eaux du déluge. Car, tandis que Jéhova, préparant notre destruction, les amoncelait dans les réservoirs du ciel, j’ai appelé le feu à mon secours et précipité de rapides courans vers la surface du globe. Par mon ordre, la flamme a dissous les pierres et creusé de longues galeries propres à nous servir de retraites. Ces routes souterraines aboutissaient dans la plaine de Giseh, non loin de ces rivages où s’est élevée depuis la cité de Memphis. Afin de préserver ces galeries de l’invasion des eaux, j’ai réuni la race des géans, et nos mains ont élevé une immense pyramide qui durera autant que le monde. Les pierres en furent cimentées avec du bitume impénétrable ; et l’on n’y pratiqua d’autre ouverture qu’un étroit couloir fermé par une petite porte que je murai moi-même au dernier jour du monde ancien.

Des demeures souterraines furent creusées dans le roc : on y pénétrait en descendant dans un abîme ; elles s’échelonnaient le long d’une galerie basse aboutissant aux régions de l’eau que j’avais emprisonnée dans un grand fleuve propre à désaltérer les hommes et les troupeaux enfouis dans ces retraites. Au delà de ce fleuve, j’avais réuni dans un vaste espace éclairé par le frottement des métaux contraires les fruits végétaux qui se nourrissent de la terre.

C’est là que vécurent à l’abri des eaux les faibles débris de la lignée de Caïn. Toutes les épreuves que nous avions subies et traversées, il fallut les subir encore pour revoir la lumière, quand les eaux eurent regagné leur lit. Ces routes étaient périlleuses, le climat intérieur dévore. Durant l’aller et le retour, nous laissâmes dans chaque région quelques compagnons. Seul, à la fin, je survécus avec le fils que m’avait donné ma sœur Noéma.

Je rouvris la pyramide, et j’entrevis la terre. Quel changement ! Le désert... des animaux rachitiques, des plantes rabougries, un soleil pâle et sans chaleur, et çà et là des amas de boue inféconde où se traînaient des reptiles. Soudain un vent glacial et chargé de miasmes infects pénètre dans ma poitrine et la dessèche. Suffoqué, je le rejette, et l’aspire encore pour ne pas mourir. Je ne sais quel poison froid circule dans mes veines ; ma vigueur expire, mes jambes fléchissent, la nuit m’environne, un noir frisson s’empare de moi. Le climat de la terre était changé, le sol refroidi ne dégageait plus assez de chaleur pour animer ce qu’il avait fait vivre autrefois. Tel qu’un dauphin enlevé du sein des mers et lancé sur le sable, je sentais mon agonie, et je compris que mon heure était venue…

Par un suprême instinct de conservation, je voulus fuir, et rentrant sous la pyramide, j’y perdis connaissance. Elle fut mon tombeau ; mon âme alors délivrée, attirée par le feu intérieur, revint trouver celle de mes pères. Quant à mon fils, à peine adulte, il grandissait encore ; il put vivre, mais sa croissance s’arrêta.

Il fut errant suivant la destinée de notre race, et la femme de Cham, second fils de Noé, le trouva plus beau que le fils des hommes. Il la connut : elle mit au monde Kous, le père de Nemrod, qui enseigna à ses frères l’art de la chasse et fonda Babylone. Ils entreprirent d’élever la tour de Babel ; dès lors, Adonaï reconnut le sang de Caïn et recommença à le persécuter. La race de Nemrod fut de nouveau dispersée. La voix de mon fils achèvera pour toi cette douloureuse histoire.

 

(1) Les traditions sur lesquelles sont fondées les diverses scènes de cette légende ne sont pas particulières aux Orientaux. Le moyen âge européen les a connues. On peut consulter principalement l’Histoire des Préadamites de Lapeyrière, l’Iter subterraneum de Klimius, et une foule d’écrits relatifs à la kabbale et à la médecine spagyrique. L’Orient en est encore là. Il ne faut donc pas s’étonner des bizarres hypothèses scientifiques que peut contenir ce récit. La plupart de ces légendes se rencontrent aussi dans le Thalmud, dans les livres des néoplatoniciens, dans le Koran et dans le livre d’Hénoch, traduit récemment par l’évêque de Cantorbury.

(2) Les Eloïms sont des génies primitifs que les Egyptiens appelaient les dieux ammonéens. Dans le système des traditions persanes, Adonaï ou Jéhova (le dieu des Hébreux) n’était que l’un des Eloïms.

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11 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 18e livraison.

Adoniram entend enfin la prophétie de son avenir : « de toi va naître un fils que tu ne verras pas », et après lui toute la lignée des artistes, inventeurs et créateurs : « supérieurs par leur âme, ils seront le jouet de l’opulence et de la stupidité heureuse. Ils fonderont la renommée des peuples et n’y participeront pas de leur vivant. Géans de l’intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès, lumière des arts, instrumens de la liberté, eux seuls resteront esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront en butte à l’envie. » Adoniram doit maintenant revenir parmi les hommes accomplir sa destinée terrestre. Instruit par Tubal-Caïn sur la manière de sauver son œuvre, Adoniram passe aux yeux de tous de la honte à la gloire.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Adoniram chercha autour de lui le fils de Tubal-Caïn d’un air inquiet.

— Tu ne le reverras point, repartit le prince des esprits du feu, l’âme de mon enfant est invisible, parce qu’il est mort après le déluge, et que sa forme corporelle appartient à la terre. Il en est ainsi de ses descendans, et ton père, Adoniram, est errant dans l’air enflammé que tu respires... Oui, ton père...

— Ton père, oui, ton père..., redit comme un écho, mais avec un accent plus tendre, une voix qui passa comme un baiser sur le front d’ Adoniram. 

Et se retournant l’artiste pleura.

— Console-toi, dit Tubal-Caïn ; il est plus heureux que moi. Il t’a laissé au berceau, et, comme ton corps n’appartient pas encore à la terre, il jouit du bonheur d’en voir l’image. Mais sois attentif aux paroles de mon fils. 

Alors une voix parla :

— Seul parmi les génies mortels de notre race, j’ai vu le monde avant et après le déluge, et j’ai contemplé la face d’Adonaï. J’espérais la naissance d’un fils, et la froide bise de la terre vieillie oppressait ma poitrine. Une nuit, Dieu m’apparaît : sa face ne peut être décrite. Il me dit :

— Espère...

Dépourvu d’expérience, isolé dans un monde inconnu, je répliquai timide :

— Seigneur, je crains...

Il reprit : — Cette crainte sera ton salut. Tu dois mourir ; ton nom sera ignoré de tes frères et sans écho dans les âges ; de toi va naître un fils que tu ne verras pas. De lui sortiront des êtres perdus parmi la foule comme les étoiles errantes à travers le firmament. Souche de géans, j’ai humilié ton corps ; tes descendans naîtront faibles ; leur vie sera courte ; l’isolement sera leur partage. L’âme des génies conservera dans leur sein sa précieuse étincelle, et leur grandeur fera leur supplice. Supérieurs aux hommes, ils en seront les bienfaiteurs et se verront l’objet de leurs dédains ; leurs tombes seules seront honorées. Méconnus durant leur séjour sur la terre, ils possèderont l’âpre sentiment de leur force, et ils l’exerceront pour la gloire d’autrui. Sensibles aux malheurs de l’humanité, ils voudront les prévenir, sans se faire écouter. Soumis à des pouvoirs médiocres et vils, ils échoueront à surmonter ces tyrans méprisables. Supérieurs par leur âme, ils seront le jouet de l’opulence et de la stupidité heureuse. Ils fonderont la renommée des peuples et n’y participeront pas de leur vivant. Géans de l’intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès, lumière des arts, instrumens de la liberté, eux seuls resteront esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront en butte à l’envie ; âmes énergiques, ils seront paralysés pour le bien… Ils se méconnaîtront entre eux.

— Dieu cruel ! m’écriai-je ; du moins leur vie sera courte et l’âme brisera le corps.

— Non, car ils nourriront l’espérance, toujours déçue, ravivée sans cesse, et plus ils travailleront à la sueur de leur front, plus les hommes seront ingrats. Ils donneront toutes les joies et recevront toutes les douleurs ; le fardeau de labeurs dont j’ai chargé la race d’Adam s’appesantira sur leurs épaules ; la pauvreté les suivra, la famille sera pour eux compagne de la faim. Complaisans ou rebelles, ils seront constamment avilis, ils travailleront pour tous, et dépenseront en vain le génie, l’industrie et la force de leurs bras.

Jéhova dit ; mon cœur fut brisé ; je maudis la nuit qui m’avait rendu père, et j’expirai. 

Et la voix s’éteignit, laissant derrière elle une longue traînée de soupirs.

— Tu le vois, tu l’entends, repartit Tubal-Caïn, et notre exemple t’est offert. Génies bienfaisans, auteurs de la plupart des conquêtes intellectuelles dont l’homme est si fier, nous sommes à ses yeux les maudits, les démons, les esprits du mal. Fils de Caïn ! subis ta destinée ; porte-la d’un front imperturbable, et que le dieu vengeur soit atterré de ta constance. Sois grand devant les hommes et fort devant nous : je t’ai vu près de succomber, mon fils, et j’ai voulu soutenir ta vertu. Les génies du feu viendront à ton aide ; ose tout ; tu es réservé à la perte de Soliman, ce fidèle serviteur d’Adonaï. De toi naîtra une souche de rois qui restaureront sur la terre, en face de Jéhova, le culte négligé du feu, cet élément sacré. Quand tu ne seras plus sur la terre, la milice infatigable des ouvriers se ralliera à ton nom, et la phalange des travailleurs, des penseurs abaissera un jour la puissance aveugle des rois, ces ministres despotiques d’Adonaï. Va, mon fils, accomplis tes destinées... 

A ces mots, Adoniram se sentit soulevé ; le jardin des métaux, ses fleurs étincelantes, ses arbres de lumière, les ateliers immenses et radieux des gnomes, les ruisseaux éclatans d’or, d’argent, de cadmium, de mercure et de naphte se confondirent sous ses pieds en un large sillon de lumière, en un rapide fleuve de feu. Il comprit qu’il filait dans l’espace avec la rapidité d’une étoile. Tout s’obscurcit graduellement : le domaine de ses aïeux lui apparut un instant, tel qu’une planète immobile au milieu d’un ciel assombri, un vent frais frappa son visage, il ressentit une secousse, jeta les yeux autour de lui, et se retrouva couché sur le sable, au pied du moule de la mer d’airain, entouré de la lave à demi refroidie, qui projetait encore dans les brumes de la nuit une lueur roussâtre.

— Un rêve ! se dit-il ; était-ce donc un rêve ? Malheureux ! ce qui n’est que trop vrai, c’est la perte de mes espérances, la ruine de mes projets, et le déshonneur qui m’attend au lever du soleil...

Mais la vision se retrace avec tant de netteté, qu’il suspecte le doute même dont il est saisi. Tandis qu’il médite, il relève les yeux et reconnaît devant lui l’ombre colossale de Tubal-Caïn : — Génie du feu, s’écrie-t-il, reconduis-moi dans le fond des abîmes. La terre cachera mon opprobre !

— Est-ce ainsi que tu suis mes préceptes ? réplique l’ombre d’un ton sévère. Point de vaines paroles ; la nuit s’avance, bientôt l’œil flamboyant d’Adonaï va parcourir la terre ; il faut se hâter.

Faible enfant ! t’aurais-je abandonné dans une heure si périlleuse ? Sois sans crainte ; tes moules sont remplis : la fonte, en élargissant tout à coup l’orifice du four muré de pierres trop peu réfractaires, a fait irruption, et le trop plein a jailli par-dessus les bords. Tu as cru à une fissure, perdu la tête, jeté de l’eau, et le jet de fonte s’est étoilé.

— Et comment affranchir les bords de la vasque de ces bavures de fonte qui y ont adhéré ?

— La fonte est poreuse et conduit moins bien la chaleur que ne le ferait l’acier. Prends un morceau de fonte, chauffe-le par un bout, refroidis-le par l’autre, et frappe un coup de masse : le morceau cassera juste entre le chaud et le froid. Les terres et les cristaux sont dans le même cas.

— Maître, je vous écoute.

— Par Edils [sic, Eblis en 1851] ! mieux vaudrait me deviner. Ta vasque est brûlante encore ; refroidis brusquement ce qui déborde les contours, et sépare les bavures à coups de marteau.

— C’est qu’il faudrait une vigueur...

— Il faut un marteau. Celui de Tubal-Caïn a ouvert le cratère de l’Etna pour donner un écoulement aux scories de nos usines.

Adoniram entendit le bruit d’un morceau de fer qui tombe ; il se baissa et ramassa un marteau pesant, mais parfaitement équilibré pour la main. Il voulut exprimer sa reconnaissance ; l’ombre avait disparu, et l’aube naissante avait commencé à dissoudre le feu des étoiles .

Un moment après, les oiseaux qui préludaient à leurs chants prirent la fuite au bruit du marteau d’ Adoniram, qui, frappant à coups redoublés sur les bords de la vasque, troublait seul le profond silence qui précède la naissance du jour.

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Cette séance avait vivement impressionné l’auditoire, qui s’accrut le lendemain. On avait parlé des mystères de la montagne de Kaf, qui intéressent toujours vivement les Orientaux. Pour moi, cela m’avait paru aussi classique que la descente d’Enée aux enfers.

Le conteur reprit :

C’était l’heure où le Thabor projette son ombre matinale sur le chemin montueux de Béthanie : quelques nuages blancs et diaphanes erraient dans les plaines du ciel, adoucissant la clarté du matin ; la rosée azurait encore le tissu des prairies ; la brise accompagnait de son murmure dans le feuillage la chanson des oiseaux sur les arbres reverdis. Parmi les buissons de laurier rose qui bordaient le sentier de Moria, l’on entrevoyait de loin les tuniques de lin et les robes de gaze d’un cortège de femmes qui, traversant un pont jeté sur le Cédron, gagnèrent les bords d’un ruisseau qu’alimente le lavoir de Siloë. Derrière elles marchaient huit Nubiens portant un riche palanquin, et deux chameaux qui cheminaient chargés en balançant la tête.

La litière était vide ; car ayant, dès l’aurore, quitté, avec ses femmes, les tentes où elle s’était obstinée à demeurer avec sa suite hors des murs de Jérusalem, la reine de Saba, pour mieux goûter le charme de ces fraîches campagnes, avait mis pied à terre.

Jeunes et jolies pour la plupart, les suivantes de Balkis se rendaient de bonne heure à la fontaine pour laver le linge de leur maîtresse, qui, vêtue aussi simplement que ses compagnes, les précédait gaiement avec sa nourrice, tandis que, sur ses pas, cette jeunesse babillait à qui mieux mieux.

— Vos raisons ne me touchent pas, ma fille, disait la nourrice ; ce mariage me paraît une folie grave ; et si l’erreur est excusable, c’est pour le plaisir qu’elle donne.

— Morale édifiante ! Si le sage Soliman vous entendait…

— Est-il donc si sage, n’étant plus jeune, de convoiter la rose des Sabéens ?

— Des flatteries ! Bonne Sarahil, tu t’y prends trop matin.

— N’éveillez pas ma sévérité encore endormie ; je dirais…

— Eh bien, dis...

— Que vous aimez Soliman ; et vous l’auriez bien mérité.

— Je ne sais... répondit la jeune reine en riant ; je me suis sérieusement questionnée à cet égard, et il est probable que le roi ne m’est pas indifférent.

— S’il en était ainsi, vous n’eussiez point examiné ce point délicat avec tant de scrupule. Non, vous combinez une alliance... politique, et vous jetez des fleurs sur l’aride sentier des convenances. Soliman a rendu vos états, comme ceux de tous ses voisins, tributaires de sa puissance, et vous rêvez le dessein de les affranchir en vous donnant un maître dont vous comptez faire un esclave. Mais prenez garde...

— Qu’ai-je à craindre ? il m’adore.

— Il professe envers sa noble personne une passion trop vive pour que ses sentimens à votre égard dépassent le désir de ses sens, et rien n’est plus fragile. Soliman est réfléchi, ambitieux et froid.

— N’est-il pas le plus grand prince de la terre, le plus noble rejeton de la race de Sem dont je suis issue ? Trouve dans le monde un prince plus digne que lui de donner des successeurs à la dynastie des Hémiarites !

— La lignée des Hémiarites, nos aïeux, descend de plus haut que vous ne le pensez. Voyez-vous les enfants de Sem commander aux habitans de l’air ?… Enfin, je m’en tiens aux prédictions des oracles : vos destinées ne sont point accomplies, et le signe auquel vous devez reconnaître votre époux n’a point apparu, la Huppe n’a point encore traduit la volonté des puissances éternelles qui vous protègent.

— Mon sort dépendra-t-il de la volonté d’un oiseau ?

— D’un oiseau unique au monde, dont l’intelligence n’appartient pas aux espèces connues ; dont l’âme, le grand-prêtre me l’a dit, a été tirée de l’élément du feu. Ce n’est point un animal terrestre, et il relève des djinns (génies).

— Il est vrai, repartit Balkis, que Soliman tente en vain de l’apprivoiser et lui présente inutilement l’épaule ou le poing.

— Je crains qu’elle ne s’y repose jamais. Au temps où les animaux étaient soumis, et de ceux-là la race est éteinte, ils n’obéissaient pas aux hommes créés du limon. Ils ne relevaient que des dives ou des djinns, enfans de l’air ou du feu... Soliman est de la race formée d’argile par Adonaï.

— Et pourtant la Huppe m’obéit... 

Sarahil sourit et hocha la tête ; princesse du sang des Hémiarites, et parente du dernier roi, la nourrice de la reine avait approfondi les sciences naturelles : sa prudence égalait sa discrétion et sa bonté.

— Reine, ajouta-t-elle, il est des secrets supérieurs à votre âge, et que les filles de notre maison doivent ignorer avant leur mariage. Si la passion les égare, et les fait déchoir, ces mystères leur restent fermés, afin que le vulgaire des hommes en soit éternellement exclu. Qu’il vous suffise de le savoir : Hud-Hud, cette huppe renommée ne reconnaîtra pour maître que l’époux réservé à la reine de Saba.

— Vous me ferez maudire cette tyrannie emplumée.

— Qui peut-être vous sauvera d’un despote armé du glaive.

— Soliman a reçu ma parole, et à moins d’attirer sur nous de justes ressentimens... Sarahil, le sort en est jeté ; les délais expirent, et ce soir même…

— La puissance des Elohim (les dieux) est grande...  murmura la nourrice.

Pour rompre l’entretien, Balkis, se détournant, se mit à cueillir des jacinthes, des mandragores, des cyclamens qui diapraient le vert de la prairie, et la Huppe qui l’avait suivie en voletant piétinait autour d’elle avec coquetterie, comme si elle eût cherché son pardon.

Ce repos permit aux femmes attardées de rejoindre leur souveraine. Elles parlaient entre elles du temple d’Adonaï, dont on découvrait les murs, et de la mer d’airain, texte de toutes les conversations depuis quatre jours.

La reine s’empara de ce nouveau sujet, et ses suivantes, curieuses, l’entourèrent. De grands sycomores, qui étendaient au dessus de leurs têtes de verdoyantes arabesques sur un fond d’azur, enveloppaient ce groupe charmant d’une ombre transparente.

— Rien n’égale l’étonnement dont nous avons été saisis hier au soir, leur disait Balkis. Soliman lui-même en fut muet de stupeur. Trois jours auparavant, tout était perdu ; maître Adoniram tombait foudroyé sur les ruines de son œuvre. Sa gloire, trahie, s’écoulait à nos yeux avec les torrens de la lave révoltée ; l’artiste était replongé dans le néant... Maintenant son nom victorieux retentit sur les collines ; ses ouvriers ont entassé au seuil de sa demeure un monceau de palmes, et il est plus grand que jamais dans Israël.

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