Les Nuits du Ramazan, livraisons 1 à 6, 7 à 12, 13 à 18, 19 à 24, 25 à 31

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12 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 19e livraison.

Après un échange où leurs deux orgueils s’affrontent, auprès de la fontaine de Siloé, Adoniram et Balkis vont se reconnaître une ascendance commune... et un amour réciproque. Reste la question de la parole donnée par Balkis à Soliman.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

— Le fracas de son triomphe, dit une jeune Sabéenne, a retenti jusqu’à nos tentes ; et troublées du souvenir de la récente catastrophe, ô reine ! nous avons tremblé pour vos jours. Vos filles ignorent ce qui s’est passé.

— Sans attendre le refroidissement de la fonte, Adoniram, ainsi me l’a-t-on conté, avait appelé dès le matin les ouvriers découragés. Les chefs mutinés l’entouraient ; il les calme en quelques mots : durant trois jours ils se mettent à l’œuvre, et dégagent les moules pour accélérer le refroidissement de la vasque que l’on croyait brisée. Un profond mystère couvre leur dessein. Le troisième jour, ces innombrables artisans, devançant l’aurore, soulèvent les taureaux et les lions d’airain avec des leviers que la chaleur du métal noircit encore. Ces blocs massifs sont entraînés sous la vasques et ajustés avec une promptitude qui tient du prodige ; la mer d’airain, évidée, isolée de ses supports, se dégage et s’assied sur ces vingt-quatre cariatides ; et tandis que Jérusalem déplore tant de frais inutiles, l’œuvre admirable resplendit aux regards étonnés de ceux qui l’ont accomplie. Soudain, les barrières dressées par les ouvriers s’abattent : la foule se précipite ; le bruit se propage jusqu’au palais. Soliman craint une sédition ; il accourt, et je l’accompagne. Un peuple immense se presse sur nos pas. Cent mille ouvriers en délire et couronnés de palmes vertes nous accueillent. Soliman ne peut en croire ses yeux. La ville entière élève jusqu’aux nues le nom d’ Adoniram.

— Quel triomphe ! et qu’il doit être heureux !

— Lui ! génie bizarre... âme profonde et mystérieuse ! A ma demande, on l’appelle, on le cherche, les ouvriers se précipitent de tous côtés... vains efforts ! Dédaigneux de sa victoire, Adoniram se cache ; il se dérobe à la louange : l’astre s’est éclipsé. — Allons, dit Soliman, le roi du peuple nous a disgraciés. — Pour moi, en quittant ce champ de bataille du génie, j’avais l’âme triste et la pensée remplie du souvenir de ce mortel, si grand par ses œuvres, plus grand encore par son absence en un moment pareil.

— Je l’ai vu passer l’autre jour, reprit une vierge de Saba ; la flamme de ses yeux a passé sur mes joues et les a rougies ; il a la majesté d’un roi.

— Sa beauté, poursuivit une de ses compagnes, est supérieure à celle des enfants des hommes ; sa stature est imposante et son aspect éblouit. Tels ma pensée se représente les dieux et les génies.

— Plus d’une, parmi vous, à ce que je suppose, unirait volontiers sa destinée à celle du noble Adoniram ?

— Ô reine ! que sommes-nous devant la face d’un aussi haut personnage ? Son âme est née dans les nuées, et ce cœur si fier ne descendrait pas jusqu’à nous. 

Des jasmins en fleur que dominaient des thérébinthes [sic] et des acacias, parmi lesquels de rares palmiers inclinaient leurs chapiteaux blêmes, encadraient le lavoir de Siloë. Là croissaient la marjolaine, les iris gris, le thym, la verveine et la rose ardente de Saaron. Sous ces massifs de buissons étoilés, s’étendaient çà et là des bancs séculaires au pied desquels gazouillaient des sources d’eaux vives, tributaires de la fontaine. Ces lieux de repos étaient pavoisés de lianes qui s’enroulaient aux branches. Les apios aux grappes rougeâtres et parfumées, les glycines bleues s’élançaient en festons musqués et gracieux, jusqu’aux cimes des pâles et tremblans ébéniers.

Au moment où le cortège de la reine de Saba envahit les abords de la fontaine, surpris dans sa méditation, un homme assis sur le bord du lavoir, où il abandonnait une main aux caresses de l’onde, se leva, dans l’intention de s’éloigner. Balkis était devant lui ; il leva les yeux au ciel, et se détourna plus vivement.

Mais elle, plus rapide encore, et se plaçant devant lui :

— Maître Adoniram, dit-elle, pourquoi m’éviter ?

— Je n’ai jamais recherché le monde, répondit l’artiste, et je crains le visage des rois.

— S’offre-t-il donc en ce moment si terrible ? répliqua la reine avec une douceur pénétrante qui arracha un regard au jeune homme.

Ce qu’il découvrit était loin de le rassurer. La reine avait déposé les insignes de la grandeur, et la femme, dans la simplicité de ses atours du matin, n’était que plus redoutable. Elle avait emprisonné ses cheveux sous le pli d’un long voile flottant ; sa robe diaphane et blanche, soulevée par la brise curieuse, laissait entrevoir un sein moulé sur la conque d’une coupe. Sous cette parure simple, la jeunesse de Balkis semblait plus tendre, plus enjouée, et le respect ne contenait plus l’admiration ni le désir. Ces grâces touchantes qui s’ignoraient, ce visage enfantin, cet air virginal, exercèrent sur le cœur d’ Adoniram une impression nouvelle et profonde.

— A quoi bon me retenir, dit-il avec amertume ; mes maux suffisent à mes forces, et vous n’avez à m’offrir qu’un surcroît de peines. Votre esprit est léger, votre faveur passagère, et vous n’en présentez le piège que pour tourmenter plus cruellement ceux qu’il a rendus captifs... Adieu, reine qui si vite oubliez, et qui n’enseignez pas votre secret. 

Après ces derniers mots, prononcés avec mélancolie, Adoniram jeta un long regard sur Balkis. Un trouble soudain la saisit. Vive par nature et volontaire par l’habitude du commandement, elle ne voulut pas être quittée. Elle s’arma de toute sa coquetterie pour répondre : — Adoniram, vous êtes un ingrat. 

C’était un homme ferme ; il ne se rendit pas. — Il est vrai ; j’aurais tort de ne pas me souvenir : le désespoir m’a visité une heure dans ma vie, et vous l’avez mise à profit pour m’accabler auprès de mon maître, de mon ennemi.

— Il était là !... murmura la reine honteuse et repentante.

— Votre vie était en péril ; j’avais couru me placer devant vous.

— Tant de sollicitude en un péril si grand ! observa la princesse, et pour quelle récompense ! 

La candeur, la bonté de la reine lui faisaient un devoir d’être attendrie, et le dédain mérité de ce grand homme outragé lui creusait une blessure saignante.

— Quant à Soliman Ben Daoud, reprit le statuaire, son opinion m’inquiétait peu : race parasite, envieuse et servile, travestie sous la pourpre... Mon pouvoir est à l’abri de ses fantaisies. Quant aux autres qui vomissaient l’injure autour de moi, cent mille insensés sans force ni vertu, j’en fais moins de compte que d’un essaim de mouches bourdonnantes... Mais vous, reine, vous que j’avais seule distinguée dans cette foule, vous que mon estime avait placée si haut !... mon cœur, ce cœur que rien jusque-là n’avait touché, s’est déchiré, et je le regrette peu... Mais la société des humains m’est devenue odieuse. Que me font désormais des louanges ou des outrages, qui se suivent de si près, et se mêlent sur les mêmes lèvres comme l’absinthe et le miel !

— Vous êtes rigoureux au repentir ! faut-il implorer votre merci, et ne suffit-il pas...

— Non ; c’est le succès que vous courtisez : si j’étais à terre, votre pied foulerait mon front.

— Maintenant ?... A mon tour, non, et mille fois non.

— Eh bien ! laissez-moi briser mon œuvre, la mutiler et replacer l’opprobre sur ma tête. Je reviendrai suivi des huées de la foule ; et si votre pensée me reste fidèle, mon déshonneur sera le plus beau jour de ma vie.

— Allez, faites ! s’écria Balkis avec un entraînement qu’elle n’eut pas le temps de réprimer.

Adoniram ne put maîtriser un cri de joie, et la reine entrevit les conséquences d’un si redoutable engagement. Adoniram se tenait majestueux devant elle, non plus sous l’habit commun aux ouvriers, mais dans le costume hiérarchique du rang qu’il occupait à la tête du peuple des travailleurs. Une tunique blanche plissée autour de son buste, dessiné par une large ceinture passementée d’or, rehaussait sa stature. A son bras droit s’enroulait un serpent d’acier, sur la crête duquel brillait une escarboucle, et, à demi voilé par une coiffure conique d’où se déployaient deux larges bandelettes retombant sur la poitrine, son front semblait dédaigner une couronne.

Un moment, la reine, éblouie, s’était fait illusion sur le rang de cet homme hardi ; la réflexion lui vint ; elle sut s’arrêter, mais ne put surmonter le respect étrange dont elle s’était sentie dominée.

— Asseyez-vous, dit-elle ; revenons à des sentimens plus calmes, dût votre esprit défiant s’irriter ; votre gloire m’est chère ; ne détruisez rien. Ce sacrifice, vous l’avez offert ; il est consommé pour moi. Mon honneur en serait compromis, et vous le savez, maître, ma réputation est désormais solidaire de la dignité du roi Soliman.

— Je l’avais oublié, murmura l’artiste avec indifférence. Il me semble avoir ouï conter que la reine de Saba doit épouser le descendant d’une aventurière de Moab, le fils du berger Daoud et de Bethsabée, veuve adultère du centenier Uriah. Riche alliance... qui va certes régénérer le sang divin des Hémiarites ! 

La colère empourpra les joues de la jeune fille, d’autant plus que sa nourrice, Sarahil, ayant distribué les travaux aux suivantes de la reine, alignées et courbées sur le lavoir, avait entendu cette réponse, elle si opposée au projet de Soliman.

— Cette union n’a point l’assentiment d’Adoniram ? riposta Balkis avec un dédain affecté.

— Au contraire, et vous le voyez bien.

— Comment ?

— Si elle me déplaisait, j’aurais déjà détrôné Soliman, et vous le traiteriez comme vous m’avez traité ; vous n’y songeriez plus, car vous ne l’aimez pas.

— Qui vous le donne à croire ?

— Vous vous sentez supérieure à lui ; vous l’avez humilié ; il ne vous le pardonnera pas, et l’aversion n’engendre pas l’amour.

— Tant d’audace...

— On ne craint... que ce que l’on aime. 

La reine éprouva une terrible envie de se faire craindre.

La pensée des futurs ressentimens du roi des Hébreux, avec qui elle en avait usé fort librement, l’avait jusque-là trouvée incrédule, et sa nourrice y avait épuisé son éloquence. Cette objection, maintenant, lui paraissait mieux fondée. Elle y revint en ces termes :

— Il ne me sied point d’écouter vos insinuations contre mon hôte et mon... 

Adoniram l’interrompit.

— Reine, je n’aime pas les hommes, moi, et je les connais. Celui-là, je l’ai pratiqué pendant de longues années. Sous la fourrure d’un agneau, c’est un tigre muselé par les prêtres et qui ronge doucement sa muselière. Jusqu’ici, il s’est borné à faire assassiner son frère Adonias : c’est peu... mais il n’a pas d’autres parens.

— On croirait vraiment, articula Sarahil jetant de l’huile sur le feu, que maître Adoniram est jaloux du roi. 

Depuis un moment, cette femme le contemplait avec attention.

— Madame, répliqua l’artiste, si Soliman n’était d’une race inférieure à la mienne, j’abaisserais peut-être mes regards sur lui ; mais le choix de la reine m’apprend qu’elle n’est pas née pour un autre... 

Sarahil ouvrit des yeux étonnés, et, se plaçant derrière la reine, figura dans l’air, aux yeux de l’artiste, un signe mystique qu’il ne comprit pas, mais qui le fit tressaillir.

— Reine, s’écria-t-il encore en appuyant sur chaque mot, mes accusations, en vous laissant indifférente, ont éclairci mes doutes. Dorénavant, je m’abstiendrai de nuire dans votre esprit à ce roi qui n’y tient aucune place...

— Enfin, maître, à quoi bon me presser ainsi ? Lors même que je n’aimerais pas le roi Soliman…

— Avant notre entretien, interrompit à voix basse avec émotion l’artiste, vous aviez cru l’aimer. 

Sarahil s’éloigna, et la reine se détourna confuse.

— Ah ! de grâce, Madame, laissons ces discours : c’est la foudre que j’attire sur ma tête ! Un mot, errant sur vos lèvres, recèle pour moi la vie ou la mort. Oh ! ne parlez pas ! Je me suis efforcé d’arriver à cet instant suprême, et c’est moi qui l’éloigne. Laissez-moi le doute ; mon courage est vaincu, je tremble. Ce sacrifice, il m’y faut préparer. Tant de grâce, tant de jeunesse et de beauté rayonnent en vous, hélas !... et qui suis-je à vos yeux ? Non, non, dussé-je y perdre un bonheur... inespéré, retenez votre souffle qui peut jeter à mon oreille une parole qui tue. Ce cœur faible n’a jamais battu ; sa première angoisse le brise, et il me semble que je vais mourir !

Balkis n’était guère mieux assurée ; un coup d’œil furtif sur Adoniram lui montra cet homme si énergique, si puissant et si fier, pâle, respectueux, sans force, et la mort sur les lèvres. Victorieuse et touchée, heureuse et tremblante, le monde disparut à ses yeux. — Hélas ! balbutia cette fille royale, moi non plus je n’ai jamais aimé. 

Sa voix expira sans qu’Adoniram, craignant de s’éveiller d’un rêve, osât troubler ce silence.

Bientôt Sarahil se rapprocha, et tous deux comprirent qu’il fallait parler, sous peine de se trahir. La Huppe voltigeait çà et là autour du statuaire, qui s’empara de ce sujet. — Que cet oiseau est d’un plumage éclatant ! dit-il d’un air distrait ; le possédez-vous depuis longtemps ? 

Ce fut Sarahil qui répondit sans détourner sa vue du sculpteur Adoniram : — Cet oiseau est l’unique rejeton d’une espèce à laquelle, comme aux autres habitans des airs, commandait la race des génies. Conservée on ne sait par quel prodige, la huppe, depuis un temps immémorial, obéit aux princes hémiarites. C’est par son entremise que la reine rassemble à son gré les oiseaux du ciel. 

Cette confidence produisit un effet singulier sur la physionomie d’Adoniram, qui contempla Balkis avec un mélange de joie et d’attendrissement.

— C’est un animal capricieux, dit-elle. En vain Soliman l’a-t-il accablé de caresses, de friandises, la huppe lui échappe avec obstination, et il n’a pu obtenir qu’elle vînt se poser sur son poing. 

Adoniram réfléchit un instant, parut frappé d’une inspiration et sourit. Sarahil devint plus attentive encore.

Il se lève, prononce le nom de la huppe, qui, perchée sur un buisson, reste immobile et le regarde de côté. Faisant un pas, il trace dans les airs le Tau mystérieux, et l’oiseau, déployant ses ailes, voltige sur sa tête, et se pose avec docilité sur son poing.

— Mes soupçons étaient fondés, dit Sarahil ; l’oracle est accompli.

— Ombres sacrées de mes ancêtres ! ô Tubal-Caïn, mon père ! vous ne m’avez point trompé ! Balkis, esprit de lumière, ma sœur, mon épouse, enfin je vous ai trouvée ! Seuls sur la terre, vous et moi, nous commandons à ce messager ailé des génies du feu dont nous sommes descendus.

— Quoi ! seigneur, Adoniram serait...

— Le dernier rejeton de Kous, petit-fils de Tubal-Caïn, dont vous êtes issue par Saba, frère de Nemrod le chasseur et trisaïeul des Hémiarites,... et le secret de notre origine doit rester caché aux enfans de Sem, pétris du limon de la terre.

— Il faut bien que je m’incline devant mon maître, dit Balkis en lui tendant la main, puisque, d’après l’arrêt du destin, il ne m’est pas permis d’accueillir un autre amour que celui d’Adoniram.

— Ah ! répondit-il en tombant à ses genoux, c’est de Balkis seule que je veux recevoir un bien si précieux ! Mon cœur a volé au-devant du vôtre, et dès l’heure où vous m’êtes apparue, j’ai été votre esclave. 

Cet entretien eût duré longtemps, si Sarahil, douée de la prudence de son âge, n’eût interrompu en ces termes : Ajournez ces tendres aveux ; des soins difficiles vont fondre sur vous, et plus d’un péril vous menace. Par la vertu d’Adonaï, les fils de Noé sont maîtres de la terre, et leur pouvoir s’étend sur vos existences mortelles. Soliman est absolu dans ses états, dont les nôtres sont tributaires. Ses armées sont redoutables, son orgueil est immense ; Adonaï le protège ; il a des espions nombreux. Cherchons le moyen de fuir de ce dangereux séjour, et jusque-là, de la prudence. N’oubliez pas, ma fille, que Soliman vous attend ce soir à l’autel de Sion... Se dégager et rompre, ce serait l’irriter et éveiller le soupçon. Demandez un délai pour aujourd’hui seulement, fondé sur l’apparition de présages contraires. Demain, le grand prêtre vous fournira un nouveau prétexte. Votre étude sera de charmer l’impatience du grand Soliman. Quant à vous, Adoniram, quittez vos servantes : la matinée s’avance ; déjà la muraille neuve qui domine la source de Siloë se couvre de soldats ; le soleil, qui nous cherche, va porter leurs regards sur nous. Quand le disque de la lune percera le ciel au-dessus des côteaux d’Ephraïm, traversez le Cédron, et approchez-vous de notre camp jusqu’au bosquet d’oliviers qui en masque les tentes aux habitans des deux collines. Là, nous prendrons conseil de la sagesse et de la réflexion.

Ils se séparèrent à regret : Balkis rejoignit sa suite, et Adoniram la suivit des yeux jusqu’au moment où elle disparut dans le feuillage des lauriers-roses.

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13 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 20e livraison.

À Solime, le mariage de Balkis et Soliman se prépare, présidé par le grand-prêtre Sadoc. Sadoc est opposé à cette union : Balkis est une femme trop instruite et trop libre. Il a donc fomenté un complot contre Adoniram et Balkis, dont les trois compagnons ouvriers, jaloux du pouvoir d’Adoniram, dénoncent l’amour secret à Soliman.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

A la séance suivante, le conteur reprit :

 

Soliman et le grand-prêtre des Hébreux s’entretenaient depuis quelque temps sous les parvis du temple.

— Il le faut bien, dit avec dépit le pontife Sadoc à son roi, et vous n’avez que faire de mon consentement à ce nouveau délai. Comment célébrer un mariage, si la fiancée n’est pas là ?

— Vénérable Sadoc, reprit le prince avec un soupir, ces retards décevans me touchent plus que vous, et je les subis avec patience.

— A la bonne heure ; mais moi, je ne suis pas amoureux, dit le lévite en passant sa main sèche et pâle, veinée de lignes bleues, sur sa longue barbe blanche et fourchue.

— C’est pourquoi vous devriez être plus calme.

— Eh quoi ! repartit Sadoc, depuis quatre jours, hommes d’armes et lévites sont sur pied ; les holocaustes volontaires sont prêts ; le feu brûle inutilement sur l’autel, et au moment solennel, il faut tout ajourner. Prêtres et roi sont à la merci des caprices d’une femme étrangère qui nous promène de prétexte en prétexte et se joue de notre crédulité. 

Ce qui humiliait le grand-prêtre, c’était de se couvrir inutilement chaque jour des ornemens pontificaux, et d’être obligé de s’en dépouiller ensuite sans avoir fait briller, aux yeux de la cour des Sabéens, la pompe hiératique des cérémonies d’Israël. Il promenait, agité, le long du parvis intérieur du temple, son costume splendide devant Soliman consterné.

Pour cette auguste cérémonie, Sadoc avait revêtu sa robe de lin, sa ceinture brodée, son éphod ouverte sur chaque épaule ; tunique d’or d’hyacinthe et d’écarlate deux fois teinte, sur laquelle brillaient deux onyx, où le lapidaire avait gravé les noms des douze tribus. Suspendu par des rubans d’hyacinthe et des anneaux d’or ciselé, le rational étincelait sur sa poitrine ; il était carré, long d’une palme et bordé d’un rang de sardoines, de topazes et d’émeraudes, d’un second rang d’escarboucles, de saphirs et de jaspes ; d’une troisième rangée de ligures, d’améthistes et d’agathes ; d’une quatrième, enfin, de chrysolithes, d’onyx et de béryls. La tunique de l’éphod, d’un violet clair, ouverte au milieu, était bordée de petites grenades d’hyacinthe et de pourpre, alternées de sonnettes en or fin. Le front du pontife était ceint d’une tiare terminée en croissant, d’un tissu de lin, brodé de perles, et sur la partie antérieure de laquelle resplendissait, rattachée avec un ruban couleur d’hyacinthe, une lame d’or bruni, portant ces mots gravés en creux : ADONAÏ EST SAINT.

Et il fallait deux heures et six serviteurs des lévites pour revêtir Sadoc de ces ajustemens sacrés, rattachés par des chaînettes, des nœuds mystiques et des agrafes d’orfèvrerie. Ce costume était sacré ; il n’était permis d’y porter la main qu’aux lévites ; et c’est Adonaï lui-même qui en avait dicté le dessin à Moussa-Ben-Amran (Moïse), son serviteur.

Depuis quatre jours donc, les atours pontificaux des successeurs de Melchisédech recevaient un affront quotidien sur les épaules du respectable Sadoc, d’autant plus irrité, que, consacrant, bien malgré lui, l’hymen de Soliman avec la reine de Saba, le déboire devenait assurément plus vif.

Cette union lui paraissait dangereuse pour la religion des Hébreux et la puissance du sacerdoce. La reine Balkis était instruite... Il trouvait que les prêtres sabéens lui avaient permis de connaître bien des choses qu’un souverain prudemment élevé doit ignorer ; et il suspectait l’influence d’une reine versée dans l’art difficile de commander aux oiseaux. Ces mariages mixtes qui exposent la foi aux atteintes permanentes d’un conjoint sceptique n’agréaient jamais aux pontifes. Et Sadoc, qui avait à grand’peine modéré en Soliman l’orgueil de savoir, en lui persuadant qu’il n’avait plus rien à apprendre, tremblait que le monarque ne reconnût combien de choses il ignorait.

Cette pensée était d’autant plus judicieuse que Soliman en était déjà aux réflexions, et trouvait ses ministres à la fois moins subtils et plus despotes que ceux de la reine. La confiance de Ben Daoud était ébranlée ; il avait, depuis quelques jours, des secrets pour Sadoc, et ne le consultait plus. Le fâcheux, dans les pays où la religion est subordonnée aux prêtres et personnifiée en eux, c’est que, du jour où le pontife vient à faillir, — et tout mortel est fragile, — la foi s’écroule avec lui, et Dieu même s’éclipse avec son orgueilleux et funeste soutien.

Circonspect, ombrageux, mais peu pénétrant, Sadoc s’était maintenu sans peine, ayant le bonheur de n’avoir que peu d’idées. Etendant l’interprétation de la loi au gré des passions du prince, il les justifiait avec une complaisance dogmatique, basse, mais pointilleuse pour la forme ; de la sorte, Soliman subissait le joug avec docilité… Et penser qu’une jeune fille de l’Yémen et un oiseau maudit risquaient de renverser l’édifice d’une si prudente éducation !

Les accuser de magie, n’était-ce pas confesser la puissance des sciences occultes, si dédaigneusement niées ? Sadoc était dans un véritable embarras. Il avait, en outre, d’autres soucis : le pouvoir exercé par Adoniram sur les ouvriers inquiétait le grand-prêtre, à bon droit alarmé de toute domination occulte et cabalistique. Néanmoins, Sadoc avait constamment empêché son royal élève de congédier l’unique artiste capable d’élever au dieu Adonaï le temple le plus magnifique du monde, et d’attirer au pied de l’autel de Jérusalem l’admiration et les offrandes de tous les peuples de l’Orient. Pour perdre Adoniram, Sadoc attendait la fin des travaux, se bornant jusque-là à entretenir la défiance ombrageuse de Soliman. Depuis quelques jours, la situation s’était aggravée. Dans tout l’éclat d’un triomphe inespéré, impossible, miraculeux, Adoniram, on s’en souvient, avait disparu. Cette absence étonnait toute la cour, hormis, apparemment, le roi, qui n’en avait point parlé à son grand-prêtre, retenue inaccoutumée.

De sorte que le vénérable Sadoc, se voyant inutile, et résolu à rester nécessaire, était réduit à combiner, parmi de vagues déclamations prophétiques, des réticences d’oracle propres à faire impression sur l’imagination du prince. Soliman aimait assez les discours, surtout parce qu’ils lui offraient l’occasion d’en résumer le sens en trois ou quatre proverbes. Or, dans cette circonstance, les sentences de l’Ecclésiaste, loin de se mouler sur les homélies de Sadoc, ne roulaient que sur l’utilité de l’œil du maître, de la défiance, et sur le malheur des rois livrés à la ruse, au mensonge et à l’intérêt. Et Sadoc, troublé, se repliait dans les profondeurs de l’inintelligible.

— Bien que vous parliez à merveille, dit Soliman, ce n’est point pour jouir de cette éloquence que je suis venu vous trouver dans le temple : malheur au roi qui se nourrit de paroles. Trois inconnus vont se présenter ici, demander à m’entretenir, et ils seront entendus, car je sais leur dessein. Pour cette audience, j’ai choisi ce lieu ; il importait que leur démarche restât secrète.

— Ces hommes, seigneur, quels sont-ils ?

— Des gens instruits de ce que les rois ignorent : on peut apprendre beaucoup avec eux. 

Bientôt, trois artisans, introduits dans le parvis intérieur du temple, se prosternèrent aux pieds de Soliman. Leur attitude était contrainte et leurs yeux inquiets.

— Que la vérité soit sur vos lèvres, leur dit Soliman, et n’espérez pas en imposer au roi : vos plus secrètes pensées lui sont connues. Toi, Phanor, simple ouvrier du corps des maçons, tu es l’ennemi d’Adoniram, parce que tu hais la suprématie des mineurs, et, pour anéantir l’œuvre de ton maître, tu as mêlé des pierres combustibles aux briques de ses fourneaux. Amrou, compagnon parmi les charpentiers, tu as fait plonger les solives dans la flamme, pour affaiblir les bases de la mer d’airain. Quant à toi, Méthousaël, le mineur de la tribu de Ruben, tu as aigri la fonte en y jetant des laves sulfureuses, recueillies aux rives du lac de Gomorrhe. Tous trois, vous aspirez vainement au titre et au salaire des maîtres. Vous le voyez, ma pénétration atteint le mystère de vos actions les plus cachées.

— Grand roi, répondit Phanor épouvanté, c’est une calomnie d’Adoniram, qui a tramé votre perte.

— Adoniram ignore un complot connu de moi seul. Sache-le, rien n’échappe à la sagacité de ceux qu’Adonaï protège. 

L’étonnement de Sadoc apprit à Soliman que son grand-prêtre faisait peu de fond de la faveur d’Adonaï.

— C’est donc en pure perte, reprit le roi, que vous déguiseriez la vérité. Ce que vous allez révéler m’est connu, et c’est votre fidélité que l’on met à l’épreuve. Qu’Amrou prenne le premier la parole.

— Seigneur, dit Amrou, non moins effrayé que ses complices, j’ai exercé la surveillance la plus absolue sur les ateliers, les chantiers et les usines. Adoniram n’y a pas paru une seule fois.

— Moi, continua Phanor, j’ai eu l’idée de me cacher, à la nuit tombante, dans le tombeau du prince Absalon-ben-Daoud, sur le chemin qui conduit de Moria au camp des Sabéens. Vers la troisième heure de la nuit, un homme vêtu d’une robe longue et coiffé d’un turban comme en portent ceux de l’Yémen, est passé devant moi ; je me suis avancé et j’ai reconnu Adoniram ; il allait du côté des tentes de la reine, et comme il m’avait aperçu, je n’ai osé le suivre.

— Seigneur, poursuivit à son tour Méthousaël, vous savez tout et la sagesse habite en votre esprit ; je parlerai en toute sincérité. Si mes révélations sont de nature à coûter la vie à ceux qui pénètrent de si terribles mystères, daignez éloigner mes compagnons afin que mes paroles retombent sur moi seulement.

Dès que le mineur se vit seul en présence du roi et du grand-prêtre, il se prosterna et dit : — Seigneur, étendez votre sceptre afin que je ne meure point. 

Soliman étendit la main et répondit : — Ta bonne foi te sauve, ne crains rien, Méthousaël de la tribu de Ruben !

— Le front couvert d’un cafetan, le visage enduit d’une teinture sombre, je me suis mêlé à la faveur de la nuit aux eunuques noirs qui entourent la princesse : Adoniram s’est glissé dans l’ombre jusqu’à ses pieds ; il l’a longuement entretenue, et le vent du soir a porté jusqu’à mon oreille le frémissement de leurs paroles ; une heure avant l’aube je me suis esquivé : Adoniram était encore avec la princesse... 

Soliman contint une colère dont Méthousaël reconnut les signes sur ses prunelles.

— Ô roi ! s’écria-t-il j’ai dû obéir ; mais permettez-moi de ne rien ajouter.

— Poursuis ! je te l’ordonne.

— Seigneur, l’intérêt de votre gloire est cher à vos sujets. Je périrai s’il le faut ; mais mon maître ne sera point le jouet de ces étrangers perfides. Le grand-prêtre des Sabéens, la nourrice et deux des femmes de la reine sont dans le secret de ces amours. Si j’ai bien compris, Adoniram n’est point ce qu’il paraît être, et il est investi, ainsi que la princesse, d’une puissance magique. C’est par là qu’elle commande aux habitans de l’air, comme l’artiste aux esprits du feu. Néanmoins, ces êtres si favorisés redoutent votre pouvoir sur les génies, pouvoir dont vous êtes doué à votre insu. Sarahil a parlé d’un anneau constellé dont elle a expliqué les propriétés merveilleuses à la reine étonnée, et l’on a déploré à ce sujet une imprudence de Balkis. Je n’ai pu saisir le fond de l’entretien, car on avait baissé la voix, et j’aurais craint de me perdre en m’approchant de trop près. Bientôt Sarahil, le grand-prêtre, les suivantes se sont retirés en fléchissant le genou devant Adoniram, qui, comme je l’ai dit, est resté seul avec la reine de Saba. Ô roi ! puissé-je trouver grâce à vos yeux, car la tromperie n’a point effleuré mes lèvres !

— De quel droit penses-tu donc sonder les intentions de ton maître ? Quel que soit notre arrêt, il sera juste... Que cet homme soit enfermé dans le temple comme ses compagnons ; il ne communiquera point avec eux, jusqu’au moment où nous ordonnerons de leur sort. 

Qui pourrait dépeindre la stupeur du grand-prêtre Sadoc, tandis que les muets, prompts et discrets exécuteurs des volontés de Soliman, entraînaient Mathusaël terrifié ! — Vous le voyez, respectable Sadoc, reprit le monarque avec amertume, votre prudence n’a rien pénétré ; sourd à nos prières, peu touché de nos sacrifices, Adonaï n’a point daigné éclairer ses serviteurs, et c’est moi seul, à l’aide de mes propres forces qui ai dévoilé la trame de mes ennemis. Eux, cependant, ils commandent aux puissances occultes. Ils ont des dieux fidèles... et le mien m’abandonne !

— Parce que vous le dédaignez pour rechercher l’union d’une femme étrangère. Ô roi, bannissez de votre âme un sentiment impur, et vos adversaires vous seront livrés. Mais comment s’emparer de cet Adoniram qui se rend invisible, et de cette reine que l’hospitalité protège !

— Se venger d’une femme est au-dessous de la dignité de Soliman. Quant à son complice, dans un instant vous le verrez paraître. Ce matin même il m’a fait demander audience, et c’est ici que je l’attends.

— Adonaï nous favorise. O roi ! qu’il ne sorte pas de cette enceinte !

— S’il vient à nous sans crainte, soyez assuré que ses défenseurs ne sont pas loin ; mais point d’aveugle précipitation : ces trois hommes sont ses mortels ennemis. L’envie, la cupidité ont aigri leur cœur. Ils ont peut-être calomnié la reine... Je l’aime, Sadoc, et ce n’est point sur les honteux propos de trois misérables que je ferai à cette princesse l’injure de la croire souillée d’une passion dégradante... Mais, redoutant les sourdes menées d’ Adoniram, si puissant parmi le peuple, j’ai fait surveiller ce mystérieux personnage.

— Ainsi, vous supposez qu’il n’a point vu la reine ?...

— Je suis persuadé qu’il l’a entretenue en secret. Elle est curieuse, enthousiaste des arts, ambitieuse de renommée, et tributaire de ma couronne. Son dessein est-il d’embaucher l’artiste, et de l’employer dans son pays à quelque magnifique entreprise, ou bien d’enrôler, par son entremise, une armée pour s’opposer à la mienne, afin de s’affranchir du tribut ? Je l’ignore... Pour ce qui est de leurs amours prétendues, n’ai-je pas la parole de la reine ? Cependant, j’en conviens, une seule de ces suppositions suffit à démontrer que cet homme est dangereux... J’aviserai... 

Comme il parlait de ce ton ferme en présence de Sadoc, consterné de voir son autel dédaigné et son influence évanouie, les muets reparurent avec leurs coiffures blanches, de forme sphérique, leurs jaquettes d’écailles, leurs larges ceintures où pendait un poignard et leur sabre recourbé. Ils échangèrent un signe avec Soliman, et Adoniram se montra sur le seuil. Six hommes, parmi les siens, l’avaient escorté jusque-là ; il leur glissa quelques mots à voix basse, et ils se retirèrent.

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14 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 21e livraison.

Adoniram se présente devant Soliman pour solliciter son congé, mais il doit avant son départ procéder une dernière fois à la paie des ouvriers. Les trois compagnons traîtres profiteront de cette occasion pour tenter d’arracher à Adoniram les mots secrets qui les feraient accéder, selon le code maçonnique, à la dignité de maîtres.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Adoniram s’avança d’un pas lent, et avec un visage assuré, jusqu’au siège massif où reposait le roi de Jérusalem. Après un salut respectueux, l’artiste attendit, suivant l’usage, que Soliman l’exhortât à parler.

— Enfin, maître, lui dit le prince, vous daignez, souscrivant à nos vœux, nous donner l’occasion de vous féliciter d’un triomphe... inespéré, et de vous témoigner notre gratitude. L’œuvre est digne de moi ; digne de vous, c’est plus encore. Quant à votre récompense, elle ne saurait être assez éclatante ; désignez-la vous-même : que souhaitez-vous de Soliman ?

— Mon congé, seigneur : les travaux touchent à leur terme ; on peut les achever sans moi. Ma destinée est de courir le monde ; elle m’appelle sous d’autres cieux, et je remets entre vos mains l’autorité dont vous m’avez investi. Ma récompense, c’est le monument que je laisse, et l’honneur d’avoir servi d’interprète aux nobles desseins d’un si grand roi.

— Votre demande nous afflige. J’espérais vous garder parmi nous avec un rang éminent à ma cour.

— Mon caractère, seigneur, répondrait mal à vos bontés. Indépendant par nature, solitaire par vocation, indifférent aux honneurs pour lesquels je ne suis point né, je mettrais souvent votre indulgence à l’épreuve. Les rois ont l’humeur inégale ; l’envie les environne et les assiège ; la fortune est inconstante : je l’ai trop éprouvé. Ce que vous appelez mon triomphe et ma gloire n’a-t-il pas failli me coûter l’honneur, peut-être la vie ?

— Je n’ai considéré comme échouée votre entreprise qu’au moment où votre voix a proclamé le résultat fatal, et je ne me targuerai point d’un ascendant supérieur au vôtre sur les esprits du feu...

— Nul ne gouverne ces esprits-là, si toutefois ils existent. Au surplus, ces mystères sont plus à la portée du respectable Sadoc que d’un simple artisan. Ce qui s’est passé durant cette nuit terrible, je l’ignore : la marche de l’opération a confondu mes prévisions. Seulement, seigneur, dans une heure d’angoisse, j’ai attendu vainement vos consolations, votre appui, et c’est pourquoi, au jour du succès, je n’ai plus songé à attendre vos éloges.

— Maître, c’est du ressentiment et de l’orgueil.

— Non, seigneur, c’est de l’humble et sincère équité. De la nuit où j’ai coulé la mer d’airain jusqu’au jour où je l’ai découverte, mon mérite n’a certes rien gagné, rien perdu. Le succès fait toute la différence... et, comme vous l’avez vu, le succès est dans la main de Dieu. Adonaï vous aime ; il a été touché de vos prières, et c’est moi seigneur, qui dois vous féliciter et vous crier merci !

— Qui me délivrera de l’ironie de cet homme ? pensait Soliman. — Vous me quittez sans doute pour accomplir ailleurs d’autres merveilles ? demanda-t-il ?

— Naguère encore, seigneur, je l’aurais juré. Des mondes s’agitaient dans ma tête embrasée ; mes rêves entrevoyaient des blocs de granit, des palais souterrains avec des forêts de colonnes, et la durée de nos travaux me pesait. Aujourd’hui, ma verve s’apaise, la fatigue me berce, le loisir me sourit, et il me semble que ma carrière est terminée... 

Soliman crut entrevoir certaines lueurs tendres qui miroitaient autour des prunelles d’Adoniram. Son visage était grave, sa physionomie mélancolique, sa voix plus pénétrante que de coutume ; de sorte que Soliman, troublé, se dit : — Cet homme est très beau...

— Où comptez-vous aller, en quittant mes états ? demanda-t-il avec une feinte insouciance.

— A Tyr, répliqua sans hésiter l’artiste : je l’ai promis à mon protecteur, le bon roi Hiram, qui vous chérit comme un frère, et qui eut pour moi des bontés paternelles. Sous votre bon plaisir, je désire lui porter un plan, avec une vue en élévation, du palais, du temple, de la mer d’airain, ainsi que des deux grandes colonnes torses de bronze, Jakin et Booz, qui ornent la grande porte du temple.

— Qu’il en soit selon votre désir. Cinq cents cavaliers vous serviront d’escorte, et douze chameaux porteront les présens et les trésors qui vous sont destinés.

— C’est trop de complaisance : Adoniram n’emportera que son manteau. Ce n’est pas, seigneur, que je refuse vos dons. Vous êtes généreux ; ils seront considérables, et mon départ soudain mettrait votre trésor à sec sans profit pour moi. Ces biens que j’accepte, je les laisse en dépôt entre vos mains. Quand j’en aurai besoin, seigneur, je vous le ferai savoir.

— En d’autres termes, dit Soliman, maître Adoniram a l’intention de nous rendre son tributaire. 

L’artiste sourit et répondit avec grâce :

— Seigneur, vous avez deviné ma pensée.

— Et peut-être se réserve-t-il un jour de traiter avec nous en dictant ses conditions. 

Adoniram échangea avec le roi un regard fin et défiant.

— Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, je ne puis rien demander qui ne soit digne de la magnanimité de Soliman.

— Je crois, dit Soliman en pesant l’effet de ses paroles, que la reine de Saba a des projets en tête, et se propose d’employer votre talent...

— Seigneur, elle ne m’en a point parlé. 

Cette réponse donnait cours à d’autres soupçons.

— Cependant, objecta Sadoc, votre génie ne l’a point laissée insensible. Partirez-vous sans lui faire vos adieux ?

— Mes adieux..., répéta Adoniram, et Soliman vit rayonner dans son œil une flamme étrange ; mes adieux. Si le roi le permet, j’aurai l’honneur de prendre congé d’elle.

— Nous espérions, repartit le prince, vous conserver pour les fêtes prochaines de notre mariage ; car vous savez... 

Le front d’ Adoniram se couvrit d’une rougeur intense, et il ajouta sans amertume :

— Mon intention est de me rendre en Phénicie sans délai.

— Puisque vous l’exigez, maître, vous êtes libre : j’accepte votre congé...

— A partir du coucher du soleil, objecta l’artiste. Il me reste à payer les ouvriers, et je vous prie, seigneur, d’ordonner à votre intendant Azarias de faire porter au comptoir établi au pied de la colonne de Jakïn l’argent nécessaire. Je solderai comme à l’ordinaire, sans annoncer mon départ, afin d’éviter le tumulte des adieux.

— Sadoc, transmettez cet ordre à votre fils Azarias. Un mot encore : Qu’est-ce que trois compagnons nommés Phanor, Amrou et Méthousaël ?

— Trois pauvres ambitieux honnêtes, mais sans talent. Ils aspiraient au titre de maîtres, et m’ont pressé de leur livrer le mot de passe, afin d’avoir droit à un salaire plus fort. A la fin, ils ont entendu raison, et tout récemment j’ai eu à me louer de leur bon cœur.

— Maître, il est écrit : « Crains le serpent blessé qui se replie. » Connaissez mieux les hommes : ceux-là sont vos ennemis ; ce sont eux qui ont, par leurs artifices, causé les accidens qui ont risqué de faire échouer le coulage de la mer d’airain.

— Et comment savez-vous, seigneur ?...

— Croyant tout perdu, confiant dans votre prudence, j’ai cherché les causes occultes de la catastrophe, et comme j’errais parmi les groupes, ces trois hommes, se croyant seuls, ont parlé.

— Leur crime a fait périr beaucoup de monde. Un tel exemple serait dangereux ; c’est à vous qu’il appartient de statuer sur leur sort. Cet accident me coûte la vie d’un enfant que j’aimais, d’un artiste habile : Benoni, depuis lors, n’a pas reparu. Enfin, seigneur, la justice est le privilège des rois.

— Elle sera faite à chacun. Vivez heureux, maître Adoniram, Soliman ne vous oubliera pas. 

Adoniram, pensif, semblait indécis et combattu. Tout à coup, cédant à un moment d’émotion :

— Quoi qu’il advienne, seigneur, soyez à jamais assuré de mon respect, de mes pieux souvenirs, de la droiture de mon cœur. Et si le soupçon venait à votre esprit, dites-vous : comme la plupart des humains, Adoniram ne s’appartenait pas ; il fallait qu’il accomplît ses destinées !

— Adieu, maître... accomplissez vos destinées ! 

Ce disant, le roi lui tendit une main sur laquelle l’artiste s’inclina avec humilité ; mais il n’y posa point ses lèvres, et Soliman tressaillit.

— Eh bien ! murmura Sadoc en voyant Adoniram s’éloigner ; eh bien ! qu’ordonnez-vous, seigneur ?

— Le silence le plus profond, mon père ; je ne me fie désormais qu’à moi seul. Sachez-le bien, je suis le roi. Obéir sous peine de disgrâce et se taire sous peine de la vie, voilà votre lot... Allons, vieillard, ne tremble pas : le souverain qui te livre ses secrets pour t’instruire est un ami. Fais appeler ces trois ouvriers enfermés dans le temple ; je veux les questionner encore. 

Amrou et Phanor comparurent avec Méthousaël : derrière eux se rangèrent les sinistres muets, le sabre à la main.

— J’ai pesé vos paroles, dit Soliman d’un ton sévère, et j’ai vu Adoniram, mon serviteur. Est-ce l’équité, est-ce l’envie qui vous anime contre lui ? Comment de simples compagnons osent-ils juger leur maître ? Si vous étiez des hommes notables et des chefs parmi vos frères, votre témoignage serait moins suspect. Mais non : avides, ambitieux du titre de maître, vous n’avez pu l’obtenir, et le ressentiment aigrit vos cœurs.

— Seigneur, dit Méthousaël en se prosternant, vous voulez nous éprouver. Mais, dût-il m’en coûter la vie, je soutiendrai qu’Adoniram est un traître ; en conspirant sa perte, j’ai voulu sauver Jérusalem de la tyrannie d’un perfide qui prétendait asservir mon pays à des hordes étrangères. Ma franchise imprudente est la plus sûre garantie de ma fidélité.

— Il ne me sied point d’ajouter foi à des hommes méprisables, aux esclaves de mes serviteurs. La mort a créé des vacances dans le corps des maîtrises : Adoniram demande à se reposer, et je tiens, comme lui, à trouver parmi les chefs des gens dignes de ma confiance. Ce soir, après la paie, sollicitez près de lui l’initiation des maîtres ; il sera seul... Sachez faire entendre vos raisons. Par là je connaîtrai que vous êtes laborieux, éminens dans votre art et bien placés dans l’estime de vos frères. Adoniram est éclairé : ses décisions font loi. Dieu l’a-t-il abandonné jusqu’ici ? a-t-il signalé sa réprobation par un de ces avertissemens sinistres, par un de ces coups terribles dont son bras invisible sait atteindre les coupables ? Eh bien ! que Jéhova soit juge entre vous : si la faveur d’Adoniram vous distingue, elle sera pour moi une marque secrète que le ciel se déclare pour vous, et je veillerai sur Adoniram. Sinon, s’il vous dénie le grade de maîtrise, demain vous comparaîtrez avec lui devant moi ; j’entendrai l’accusation et la défense entre vous et lui : les anciens du peuple prononceront. Allez, méditez sur mes paroles, et qu’Adonaï vous éclaire. 

Soliman se leva de son siège, et, s’appuyant sur l’épaule du grand-prêtre impassible, il s’éloigna lentement.

Les trois hommes se rapprochèrent vivement dans une pensée commune. — Il faut lui arracher le mot de passe ! dit Phanor.

— Ou qu’il meure ! ajouta le Phénicien Amrou.

— Qu’il nous livre le mot de passe des maîtres et qu’il meure ! s’écria Méthousaël.

Leurs mains s’unirent pour un triple serment. Près de franchir le seuil, Soliman, se détournant, les observa de loin, respira avec force, et dit à Sadoc : — Maintenant, tout au plaisir !... Allons trouver la reine.

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18 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 22e livraison.

Au cours d’une dernière entrevue, Balkis et Soliman s’affrontent : entre la tradition juive d’asservissement de la femme dans laquelle Soliman entend enfermer Balkis, et l’indépendance altière de celle-ci, fondée sur la noblesse de sa race, aucun compromis n’est possible. Et tandis qu’aviné, Soliman s’endort d’un lourd sommeil, Balkis s’esquive et reprend la route de l’Yemen, croisant en chemin une petite troupe qui emporte un homme mort dont elle ignore qu’il s’agit d’Adoniram.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

A la séance suivante le conteur reprit :

 

Le soleil commençait à baisser ; l’haleine enflammée du désert embrasait les campagnes illuminées par les reflets d’un amas de nuages cuivreux ; l’ombre de la colline de Moria projetait seule un peu de fraîcheur sur le lit desséché du Cédron ; les feuilles s’inclinaient mouvantes, et les fleurs consumées des lauriers-roses pendaient éteintes et froissées ; les caméléons, les salamandres, les lézards frétillaient parmi les roches, et les bosquets avaient suspendu leurs chants, comme les ruisseaux avaient tari leurs murmures.

Soucieux et glacé durant cette journée ardente et morne, Adoniram, comme il l’avait annoncé à Soliman, était venu prendre congé de sa royale amante, préparée à une séparation qu’elle avait elle-même demandée. — Partir avec moi, avait-elle dit, ce serait affronter Soliman, l’humilier à la face de son peuple, et joindre un outrage à la peine que les puissances éternelles m’ont contrainte à lui causer. Rester ici après mon départ, cher époux, ce serait chercher votre mort. Le roi vous jalouse, et ma fuite ne laisserait à son ressentiment d’autre victime que vous.

— Eh bien ! partageons la destinée des enfans de notre race, et soyons sur la terre errans et dispersés. J’ai promis à ce roi d’aller à Tyr. Soyons sincères dès que votre vie n’est plus à la merci d’un mensonge. Cette nuit même, je m’acheminerai vers la Phénicie, où je ne séjournerai guère avant d’aller vous rejoindre dans l’Yémen, par les frontières de la Syrie, de l’Arabie pierreuse, et en suivant les défilés des monts Cassanites. Hélas ! reine chérie, faut-il déjà vous quitter, vous abandonner sur une terre étrangère, à la merci d’un despote amoureux !

— Rassurez-vous, mon seigneur, mon âme est toute à vous, mes serviteurs sont fidèles et ces dangers s’évanouiront devant ma prudence. Orageuse et sombre sera la nuit prochaine qui cachera ma fuite. Quant à Soliman, je le hais ; ce sont mes états qu’il convoite : il m’a environnée d’espions ; il a cherché à séduire mes serviteurs, à suborner mes officiers, à traiter avec eux de la remise de mes forteresses. S’il eût acquis des droits sur ma personne, jamais je n’aurais revu l’heureux Yémen. Il m’avait extorqué une promesse, il est vrai ; mais qu’est-ce que mon parjure au prix de sa déloyauté ? Etais-je libre, d’ailleurs, de ne point le tromper, lui qui tout à l’heure m’a fait signifier, avec des menaces mal déguisées, que son amour est sans bornes et sa patience à bout ?

— Il faut soulever les corporations !

— Elles attendent leur solde ; elles ne bougeraient pas. A quoi bon se jeter dans des hasards si périlleux ? Cette déclaration, loin de m’alarmer, me satisfait ; je l’avais prévue, et je l’attendais impatiente. Allez en paix, mon bien-aimé, Balkis ne sera jamais qu’à vous !

— Adieu donc, reine : il faut quitter cette tente où j’ai trouvé un bonheur que je n’avais jamais rêvé. Il faut cesser de contempler celle qui est pour moi la vie. Vous reverrai-je ? hélas ! et ces rapides instans auront-ils passé comme un songe ?

— Non, Adoniram ; bientôt, réunis pour toujours... Mes rêves, mes pressentimens, d’accord avec l’oracle des génies, m’assurent de la durée de notre race, et j’emporte avec moi un gage précieux de notre hymen. Vos genoux recevront ce fils destiné à nous faire renaître et à affranchir l’Yémen et l’Arabie entière du faible joug des héritiers de Soliman. Un double attrait vous appelle ; une double affection vous attache à celle qui vous aime, et vous reviendrez. 

Adoniram, attendri, appuya ses lèvres sur une main où la reine avait laissé tomber des pleurs, et, rappelant son courage, il jeta sur elle un long et dernier regard ; puis, se détournant avec effort, il laissa retomber derrière lui le rideau de la tente, et regagna le bord du Cédron.

C’est à Mello que Soliman, partagé entre la colère, l’amour, le soupçon et des remords anticipés, attendait, livré à de vives angoisses, la reine souriante et désolée, tandis qu’Adoniram, s’efforçant d’enfouir sa jalousie dans les profondeurs de son chagrin, se rendait au temple pour payer les ouvriers avant de prendre le bâton de l’exil. Chacun de ces personnages pensait triompher de son rival, et comptait sur un mystère pénétré de part et d’autre. La reine déguisait son but, et Soliman, trop bien instruit, dissimulait à son tour, demandant le doute à son amour-propre ingénieux.

Du sommet des terrasses de Mello, il examinait la suite de la reine de Saba, qui serpentait le long du sentier d’Emathie, et au-dessus de Balkis, les murailles empourprées du temple où régnait encore Adoniram, et qui faisaient briller sur un nuage sombre leurs arêtes vives et dentelées. Une moiteur froide baignait la tempe et les joues pâles de Soliman ; son œil agrandi dévorait l’espace. La reine fit son entrée, accompagnée de ses principaux officiers et des gens de son service, qui se mêlèrent à ceux du roi.

Durant la soirée, le prince parut préoccupé ; Balkis se montra froide et presque ironique : elle savait Soliman épris. Le souper fut silencieux ; les regards du roi, furtifs ou détournés avec affectation, paraissaient fuir l’impression de ceux de la reine, qui, tour à tour abaissés ou soulevés par une flamme languissante et contenue, ranimaient en Soliman des illusions dont il voulait rester maître. Son air absorbé dénotait quelque dessein. Il était fils de Noé, et la princesse observa que, fidèle aux traditions du père de la vigne, il demandait au vin la résolution qui lui manquait. Les courtisans s’étant retirés, des muets remplacèrent les officiers du prince ; et comme la reine était servie par ses gens, elle substitua aux Sabéens des Nubiens, à qui le langage hébraïque était inconnu.

— Madame, dit avec gravité Soliman-Ben-Daoud, une explication est nécessaire entre nous.

— Cher seigneur, vous allez au-devant de mon désir.

— J’avais pensé que, fidèle à la foi donnée, la princesse de Saba, plus qu’une femme, était une reine...

— Et c’est le contraire, interrompit vivement Balkis ; je suis plus qu’une reine, seigneur, je suis femme. Qui n’est sujet à l’erreur ? Je vous ai cru sage ; puis, je vous ai cru amoureux... C’est moi qui subis le plus cruel mécompte. 

Elle soupira.

— Vous le savez trop bien que je vous aime, repartit Soliman ; sans quoi vous n’auriez pas abusé de votre empire, ni foulé à vos pieds un cœur qui se révolte, à la fin.

— Je comptais vous faire les mêmes reproches. Ce n’est pas moi que vous aimez, seigneur, c’est la reine. Et franchement, suis-je d’un âge à ambitionner un mariage de convenance ? Eh bien, oui, j’ai voulu sonder votre âme : plus délicate que la reine, la femme, écartant la raison d’état, a prétendu jouir de son pouvoir : être aimée, tel était son rêve. Reculant l’heure d’acquitter une promesse subitement surprise, elle vous a mis à l’épreuve ; elle espérait que vous ne voudriez tenir votre victoire que de son cœur, et elle s’est trompée ; vous avez procédé par sommations, par menaces ; vous avez employé avec mes serviteurs des artifices politiques, et déjà vous êtes leur souverain plus que moi-même. J’espérais un époux, un amant ; j’en suis à redouter un maître. Vous le voyez, je parle avec sincérité !

— Si Soliman vous eût été cher, n’auriez-vous point excusé des fautes causées par l’impatience de vous appartenir ? Mais non, votre pensée ne voyait en lui qu’un objet de haine ; ce n’est pas pour lui que...

— Arrêtez, seigneur, et n’ajoutez pas l’offense à des soupçons qui m’ont blessée. La défiance excite la défiance, la jalousie intimide un cœur, et, je le crains, l’honneur que vous vouliez me faire eût coûté cher à mon repos et à ma liberté. 

Le roi se tut, n’osant, de peur de tout perdre, s’engager plus avant sur la foi d’un vil et perfide espion.

La reine reprit avec une grâce familière et charmante :

— Ecoutez, Soliman, soyez vrai, soyez vous-même, soyez aimable. Mon illusion m’est chère encore... mon esprit est combattu ; mais, je le sens, il me serait doux d’être rassurée.

— Ah ! que vous banniriez tout souci, Balkis, si vous lisiez dans ce cœur où vous régnez sans partage ! Oublions mes soupçons et les vôtres, et consentez enfin à mon bonheur. Fatale puissance des rois ! Que ne suis-je aux pieds de Balkis, fille des pâtres, un simple Arabe du désert !

— Votre vœu s’accorde avec les miens, et vous m’avez comprise. Oui, ajouta-t-elle, en approchant de la chevelure du roi son visage à la fois candide et passionné ; oui, c’est l’austérité du mariage hébreu qui me glace et m’effraie : l’amour, l’amour seul m’eût entraînée si...

— Si ? achevez, Balkis ! l’accent de votre voix me pénètre et m’embrase...

— Non, non... qu’allais-je dire, et quel éblouissement soudain ?... Ces vins si doux ont leur perfidie, et je me sens tout agitée. 

Soliman fit un signe ; les muets et les Nubiens remplirent les coupes, et le roi vida la sienne d’un seul trait, en observant avec satisfaction que Balkis en faisait autant.

— Il faut avouer, poursuivit la princesse avec enjouement, que le mariage, suivant le rite juif, n’a pas été établi à l’usage des reines, et qu’il présente des conditions fâcheuses.

— Est-ce là ce qui vous rend incertaine ? demanda Soliman en dardant sur elle des yeux accablés d’une certaine langueur.

— N’en doutez pas. Sans parler du désagrément de s’y préparer par des jeûnes qui enlaidissent, n’est-il pas douloureux de livrer sa chevelure au ciseau, et d’être enveloppée de coiffes le reste de ses jours ? A la vérité, ajouta-t-elle en déroulant de magnifiques tresses d’ébène, nous n’avons pas de riches atours à perdre.

— Nos femmes, objecta Soliman, ont la liberté de remplacer leurs cheveux par des touffes de plumes de coq agréablement frisées.

La reine sourit avec quelque dédain. — Puis, dit-elle, chez vous, l’homme achète la femme comme une esclave ou une servante ; il faut même qu’elle vienne s’offrir humblement à la porte du fiancé. Enfin, la religion n’est pour rien dans ce contrat tout semblable à un marché, et l’homme, en recevant sa compagne, étend la main sur elle en lui disant : Mekudescheth-li (1); en bon hébreu : Tu m’es consacrée. De plus, vous avez la faculté de la répudier, de la trahir et même de la faire lapider sur le plus léger prétexte... Autant je pourrais être fière d’être aimée de Soliman, autant je redouterais de l’épouser.

— Aimée ! s’écria le prince en se soulevant du divan où il reposait ; être aimée, vous ! jamais femme exerça-t-elle un empire plus absolu ? j’étais irrité ; vous m’apaisez à votre gré ; des préoccupations sinistres me troublaient ; je m’efforce à les bannir. Vous me trompez, je le sens, et je conspire avec vous à abuser Soliman... 

Balkis éleva sa coupe au-dessus de sa tête en se détournant par un mouvement voluptueux. Les deux esclaves remplirent les hanaps et se retirèrent.

La salle du festin demeura déserte ; la clarté des lampes, en s’affaiblissant, jetait de mystérieuses lueurs sur Soliman pâle, les yeux ardens, la lèvre frémissante et décolorée. Une langueur étrange s’emparait de lui : Balkis le contemplait avec un sourire équivoque.

Tout à coup il se souvint... et bondit sur sa couche.

— Femme, s’écria-t-il, n’espérez plus vous jouer de l’amour d’un roi... la nuit nous protège de ses voiles, le mystère nous environne, une flamme ardente parcourt tout mon être ; la rage et la passion m’enivrent. Cette heure m’appartient, et si vous êtes sincère, vous ne me déroberez plus un bonheur si chèrement acheté. Régnez, soyez libre ; mais ne repoussez pas un prince qui se donne à vous, que le désir consume, et qui, dans ce moment, vous disputerait aux puissances de l’enfer. 

Confuse et palpitante, Balkis répondit en baissant les yeux :

— Laissez-moi le temps de me reconnaître ; ce langage est nouveau pour moi...

— Non ! interrompit Soliman en délire, en achevant de vider la coupe où il puisait tant d’audace ; non, ma constance est à son terme. Femme, tu seras à moi, je le jure. Si tu me trompais... je serai vengé ; si tu m’aimes, un amour éternel achètera mon pardon. 

Il étendit les mains pour enlacer la jeune fille, mais il n’embrassa qu’une ombre ; la reine s’était reculée doucement, et les bras du fils de Daoud retombèrent appesantis. Sa tête s’inclina ; il garda le silence, et, tressaillant soudain, se mit sur son séant... Ses yeux étonnés se dilatèrent avec effort ; il sentait le désir expirer dans son sein, et les objets vacillaient sur sa tête. Sa figure morne et blême, encadrée d’une barbe noire, exprimait une terreur vague ; ses lèvres s’entrouvrirent sans articuler aucun son, et sa tête, accablée du poids du turban, retomba sur les coussins du lit. Garrotté par des liens invisibles et pesans, il les secouait par la pensée, et ses membres n’obéissaient plus à son effort imaginaire.

La reine s’approcha, lente et grave ; il la vit avec effroi, debout, la joue appuyée sur ses doigts repliés, tandis que de l’autre main elle faisait un support à son coude. Elle l’observait ; il l’entendit parler et dire :

— Le narcotique opère... 

La prunelle noire de Soliman tournoya dans l’orbite blanc de ses grands yeux de sphinx, et il resta immobile. — Eh bien, poursuivit-elle, j’obéis, je cède, je suis à vous !... 

Elle s’agenouilla et toucha la main glacée de Soliman, qui exhala un profond soupir.

— Il entend encore... murmura-t-elle. — Ecoute, roi d’Israël, toi qui imposes au gré de ta puissance l’amour avec la servitude et la trahison, écoute : j’échappe à ton pouvoir. Mais si la femme t’abusa, la reine ne t’aura point trompé. J’aime, et ce n’est pas toi ; les destins ne l’ont point permis. Issue d’une lignée supérieure à la tienne, j’ai dû, pour obéir aux génies qui me protègent, choisir un époux de mon sang. Ta puissance expire devant la leur ; oublie-moi. Qu’Adonaï te choisisse une compagne. Il est grand et généreux : ne t’a-t-il pas donné la sagesse, et bien payé de tes services en cette occasion ? Je t’abandonne à lui, et te retire l’inutile appui des génies que tu dédaignes et que tu n’as pas su commander... 

Et Balkis, s’emparant du doigt où elle voyait briller le talisman de l’anneau qu’elle avait donné à Soliman, se disposa à le reprendre ; mais la main du roi, qui respirait péniblement, se contractant par un sublime effort, se referma crispée, et Balkis s’efforça inutilement de la rouvrir.

Elle allait parler de nouveau, lorsque la tête de Soliman-Ben-Daoud se renversa en arrière, les muscles de son cou se détendirent, sa bouche s’entrouvrit, ses yeux à demi clos se ternirent ; son âme s’était envolée dans le pays des rêves.

Tout dormait dans le palais de Mello, hormis les serviteurs de la reine de Saba, qui avaient assoupi leurs hôtes. Au loin grondait la foudre ; le ciel noir était sillonné d’éclairs ; les vents déchaînés dispersaient la pluie sur les montagnes.

Un coursier d’Arabie, noir comme la tombe, attendait la princesse, qui donna le signal de la retraite, et bientôt le cortège, tournant le long des ravines autour de la colline de Sion, descendit dans la vallée de Josaphat. On traversa à gué le Cédron, qui déjà s’enflait des eaux pluviales pour protéger cette fuite ; et, laissant à droite le Thabor couronné d’éclairs, on parvint à l’angle du jardin des oliviers et du chemin montueux de Béthanie.

— Suivons cette route, dit la reine à ses gardes ; nos chevaux sont agiles ; à cette heure, les tentes sont repliées, et nos gens s’acheminent déjà vers le Jourdain. Nous les retrouverons à la deuxième heure du jour au delà du lac Salé, d’où nous gagnerons les défilés des monts d’Arabie. 

Et lâchant la bride à sa monture, elle sourit à la tempête en songeant qu’elle en partageait les disgrâces avec son cher Adoniram sans doute errant sur la route de Tyr.

Au moment où ils s’engageaient dans le sentier de Béthanie, le sillage des éclairs démasqua un groupe d’hommes qui le traversaient en silence, et qui s’arrêtèrent stupéfaits au bruit de ce cortège de spectres chevauchant dans les ténèbres.

Balkis et sa suite passèrent devant eux, et l’un des gardes s’étant avancé pour les reconnaître, dit à voix basse à la reine :

— Ce sont trois hommes qui emportent un mort enveloppé d’un linceul. 

 

(1) En Orient, encore aujourd’hui, les juives mariées sont obligées de substituer des plumes à leurs cheveux, qui doivent rester coupés à la hauteur des oreilles et cachés sous leur coiffure.

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20 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 23e livraison.

Tandis que dans la nuit et l’orage le cortège de Balkis s’éloigne de Jérusalem, sur le chemin de Béthanie, Adoniram est assassiné et rapidement inhumé par les trois compagnons : « Méthousaël, arrachant une jeune tige d’acacia, la planta dans le sol fraîchement labouré sous lequel reposait la victime. Pendant ce temps-là, Balkis fuyait à travers les vallées ; la foudre déchirait les cieux, et Soliman dormait » À son réveil, fou de colère, Salomon songe vainement à poursuivre Balkis, puis fait rechercher le cadavre d’Adoniram. Désormais, le mot de passe maçonnique des compagnons maîtres sera « MAKBÉNACH, qui signifie : LA CHAIR QUITTE LES OS » en souvenir du corps retrouvé.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

A la séance suivante, les auditeurs étaient agités par des idées contraires. Quelques-uns refusaient d’admettre la tradition suivie par le narrateur. Ils prétendaient que la reine de Saba avait eu réellement un fils de Soliman et non d’un autre. L’Abyssinien surtout se croyait outragé dans ses convictions religieuses par la supposition que ses souverains ne fussent que les descendans d’un ouvrier.

— Tu as menti, criait-il au rhapsode. Le premier de nos rois d’Abyssinie s’appelait Ménilek, et il était bien véritablement fils de Soliman et de Belkis-Makéda. Son descendant règne encore sur nous à Gondar.

— Frère, dit un Persan, laisse-nous écouter jusqu’à la fin, sinon tu te feras jeter dehors comme cela est arrivé déjà l’autre nuit. Cette légende est orthodoxe à notre point de vue, et si ton petit Prêtre Jean d’Abyssinie (1) tient à descendre de Soliman, nous lui accorderons que c’est par quelque noire éthiopienne, et non par la reine Balkis, qui appartenait à notre couleur. 

Le cafetier interrompit la réponse furieuse que se préparait à faire l’Abyssinien, et rétablit le calme avec peine.

Le conteur reprit :

Tandis que Soliman accueillait à sa maison des champs la princesse des Sabéens, un homme passant sur les hauteurs de Moria, regardait pensif le crépuscule qui s’éteignait dans les nuages, et les flambeaux qui s’allumaient comme des constellations étoilées, sous les ombrages de Mello. Il envoyait une pensée dernière à ses amours, et adressait ses adieux aux roches de Solime, aux rives du Cédron, qu’il ne devait plus revoir.

Le temps était bas, et le soleil, en pâlissant, avait vu la nuit sur la terre. Au bruit des marteaux sonnant l’appel sur les timbres d’airain, Adoniram, s’arrachant à ses pensées, traversa la foule des ouvriers rassemblés ; et pour présider à la paie il pénétra dans le temple, dont il entrouvrit la porte orientale, se plaçant lui-même au pied de la colonne de Jakïn.

Des torches allumées sous le péristyle pétillaient en recevant quelques gouttes d’une pluie tiède, aux caresses de laquelle les ouvriers haletans offraient gaiement leur poitrine.

La foule était nombreuse ; et Adoniram, outre les comptables, avait à sa disposition des distributeurs préposés aux divers ordres. La séparation des trois degrés hiérarchiques s’opérait par la vertu d’un mot d’ordre qui remplaçait, en cette circonstance, les signes manuels dont l’échange aurait pris trop de temps. Puis le salaire était livré sur l’énoncé du mot de passe.

Le mot d’ordre des apprentis avait été précédemment JAKIN, nom d’une des colonnes de bronze ; le mot d’ordre des compagnons BOOZ, nom de l’autre pilier ; le mot des maîtres JÉHOVAH...

Classés par catégories et rangés à la file, les ouvriers se présentaient aux comptoirs, devant les intendans, présidés par Adoniram qui leur touchait la main, et à l’oreille de qui ils disaient un mot à voix basse. Pour ce dernier jour, le mot de passe avait été changé. L’apprenti disait TUBAL-CAÎN ; le compagnon, SCHIBBOLETH ; et le maître GIBLIM.

Peu à peu la foule s’éclaircit, l’enceinte devint déserte, et les ouvriers solliciteurs s’étant retirés, l’on reconnut que tout le monde ne s’était pas présenté, car il restait encore de l’argent dans la caisse.

— Demain, dit Adoniram, vous ferez des appels, afin de savoir s’il y a des ouvriers malades, ou si la mort en a visité quelques-uns. 

Dès que chacun fut éloigné, Adoniram, vigilant et zélé jusqu’au dernier jour, prit, suivant sa coutume, une lampe pour aller faire la ronde dans les ateliers déserts et dans les divers quartiers du temple, afin de s’assurer de l’exécution de ses ordres et de l’extinction des feux. Ses pas résonnaient tristement sur les dalles : une fois encore il contempla ses œuvres, et s’arrêta longtemps devant un groupe de chérubins ailés, dernier travail du jeune Benoni.

— Cher enfant ! murmura-t-il avec un soupir.

Ce pèlerinage accompli, Adoniram se retrouva dans la grande salle du temple. Les ténèbres épaissies autour de sa lampe, se déroulaient en volutes rougeâtres, marquant les hautes nervures des voûtes, et les parois de la salle, d’où l’on sortait par trois portes regardant le Septentrion, le Couchant et l’Orient.

La première, celle du Nord, était réservée au peuple ; la seconde livrait passage au roi et à ses guerriers ; la porte de l’Orient était celle des lévites ; les colonnes d’airain, Jakïn et Booz, se distinguaient à l’extérieur de la troisième.

Avant de sortir par la porte de l’Occident, la plus rapprochée de lui, Adoniram jeta la vue sur le fond ténébreux de la salle, et son imagination frappée des statues nombreuses qu’il venait de contempler évoqua dans les ombres le fantôme de Tubal-Caïn. Son œil fixe essaya de percer les ténèbres ; mais la chimère grandit en s’effaçant, atteignit les combles du temple et s’évanouit dans les profondeurs des murs, comme l’ombre portée d’un homme éclairé par un flambeau qui s’éloigne. Un cri plaintif sembla résonner sous les voûtes.

Alors Adoniram se détourna, s’apprêtant à sortir.

Soudain une forme humaine se détacha du pilastre, et d’un ton farouche lui dit :

— Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres. 

Adoniram était sans armes ; objet du respect de tous, habitué à commander d’un signe, il ne songeait pas même à défendre sa personne sacrée.

— Malheureux ! répondit-il en reconnaissant le compagnon Méthousaël, éloigne-toi ! Tu seras reçu parmi les maîtres quand la trahison et le crime seront honorés ! Fuis avec tes complices avant que la justice de Soliman atteigne vos têtes. 

Méthousaël l’entend, et lève d’un bras vigoureux son marteau, qui retombe avec fracas sur le crâne d’Adoniram. L’artiste chancelle étourdi ; par un mouvement instinctif, il cherche une issue à la seconde porte, celle du Septentrion. Là se trouvait le Syrien Phanor, qui lui dit :

— Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres !

— Tu n’as pas sept années de campagne ! répliqua d’une voix éteinte Adoniram.

— Le mot de passe !

— Jamais ! 

Phanor, le maçon, lui enfonça son ciseau dans le flanc ; mais il ne put redoubler, car l’architecte du temple, réveillé par la douleur, vola comme un trait jusqu’à la porte d’Orient, pour échapper à ses assassins.

C’est là qu’Amrou le Phénicien, compagnon parmi les charpentiers, l’attendait pour lui crier à son tour :

— Si tu veux passer, livre-moi le mot de passe des maîtres.

— Ce n’est pas ainsi que je l’ai gagné, articula avec peine Adoniram épuisé ; demande-le à celui qui t’envoie !

Comme il s’efforçait de s’ouvrir un passage, Amrou lui plongea la pointe de son compas dans le cœur.

C’est en ce moment que l’orage éclata, signalé par un grand coup de tonnerre.

Adoniram était gisant sur le pavé, et son corps couvrait trois dalles. A ses pieds s’étaient réunis les meurtriers, se tenant par la main.

— Cet homme était grand, murmura Phanor.

— Il n’occupera pas dans la tombe un plus vaste espace que toi, dit Amrou.

— Que son sang retombe sur Soliman-ben-Daoud !

— Gémissons sur nous-mêmes, répliqua Méthousaël ; nous possédons le secret du roi. Anéantissons la preuve du meurtre, la pluie tombe ; la nuit est sans clarté ; Eblis nous protège. Entraînons ces restes loin de la ville, et confions-les à la terre. 

Ils enveloppèrent donc le corps dans un long tablier de peau blanche, et, le soulevant dans leurs bras, ils descendirent sans bruit au bord du Cédron, se dirigeant vers un tertre solitaire, situé au-delà du chemin de Béthanie. Comme ils y arrivaient, troublés et le frisson dans le cœur, ils se virent tout à coup en présence d’une escorte de cavaliers. Le crime est craintif, ils s’arrêtèrent ; les gens qui fuient sont timides... et c’est alors que la reine de Saba passa en silence devant des assassins épouvantés qui traînaient les restes de son époux Adoniram.

Ceux-ci allèrent plus loin et creusèrent un trou dans la terre qui recouvrit le corps de l’artiste. Après quoi Méthousaël, arrachant une jeune tige d’acacia, la planta dans le sol fraîchement labouré sous lequel reposait la victime.

Pendant ce temps-là, Balkis fuyait à travers les vallées ; la foudre déchirait les cieux, et Soliman dormait.

Sa plaie était plus cruelle, car il devait se réveiller.

Le soleil avait accompli le tour du monde, lorsque l’effet léthargique du philtre qu’il avait bu se dissipa. Tourmenté par des songes pénibles, il se débattait contre des visions, et ce fut par une secousse violente qu’il rentra dans le domaine de la vie.

Il se soulève et s’étonne ; ses yeux errans semblent à la recherche de la raison de leur maître ; enfin il se souvient...

La coupe vide est devant lui ; les derniers mots de la reine se retracent à sa pensée : il ne la voit plus et se trouble ; un rayon de soleil qui voltige ironiquement sur son front le fait tressaillir ; il devine tout et jette un cri de fureur.

C’est en vain qu’il s’informe : personne ne l’a vue sortir, et sa suite a disparu dans la plaine, on n’a retrouvé que les traces de son camp. — Voilà donc, s’écrie Soliman, en jetant sur le grand-prêtre Sadoc un regard irrité, voilà le secours que ton Dieu prête à ses serviteurs ! Est-ce là ce qu’il m’avait promis ? Il me livre comme un jouet aux esprits de l’abîme, et toi, ministre imbécile, qui règnes sous son nom par mon impuissance, tu m’as abandonné sans rien prévoir, sans rien empêcher ! Qui me donnera des légions ailées pour atteindre cette reine perfide ! Génies de la terre et du feu, dominations rebelles, esprits de l’air, m’obéirez-vous ?

— Ne blasphémez pas, s’écria Sadoc : Jéhovah seul est grand, et c’est un Dieu jaloux. 

Au milieu de ce désordre, le prophète Ahias de Silo apparaît sombre, terrible et enflammé du feu divin ; Ahias, pauvre et redouté, qui n’est rien que par l’esprit. C’est à Soliman qu’il s’adresse : — Dieu a marqué d’un signe le front de Caïn le meurtrier, et il a prononcé : « Quiconque attentera à la vie de Caïn sera puni sept fois ! » et Lamech, issu de Caïn, ayant versé le sang, il a été écrit : « On vengera la mort de Lamech septante fois sept fois. » Or, écoute, ô roi, ce que le Seigneur m’ordonne de te dire : — Celui qui a répandu le sang de Caïn et de Lamech sera châtié sept cents fois sept fois. 

Soliman baissa la tête ; il se souvint d’Adoniram et sut par là que ses ordres avaient été exécutés. Et le remords lui arracha ce cri : — Malheureux qu’ont-ils fait ! Je ne leur avais pas dit de le tuer !

Abandonné de son Dieu, à la merci des génies, dédaigné, trahi par la princesse des Sabéens, Soliman désespéré abaissait sa paupière sur sa main désarmée où brillait encore l’anneau qu’il avait reçu de Balkis. Ce talisman lui rendit une lueur d’espoir. Demeuré seul il en retourna le chaton vers le soleil, et vit accourir à lui tous les oiseaux de l’air, hormis Hud-Hud, la huppe magique. Il l’appela trois fois, la força d’obéir, et lui commanda de le conduire auprès de la reine. La huppe à l’instant reprit son vol, et Soliman, qui tendait son bras vers elle, se sentit soulevé de terre et emporté dans les airs. La frayeur le saisit, il détourna sa main et reprit pied sur le sol. Quant à la huppe, elle traversa le vallon et fut se poser au sommet d’un tertre sur la tige frêle d’un acacia que Soliman ne put la forcer à quitter.

Saisi d’un esprit de vertige, le roi Soliman songeait à lever des armées innombrables pour mettre à feu et à sang le royaume de Saba. Souvent il s’enfermait seul pour maudire son sort et évoquer des esprits. Un Afrite, génie des airs, fut contraint de le servir et de le suivre dans les solitudes. Pour oublier la reine et donner le change à sa fatale passion, Soliman fit chercher partout des femmes étrangères qu’il épousa selon des rites impies, et qui l’initièrent au culte idolâtre des images. Bientôt, pour fléchir les génies, il peupla les hauts-lieux et bâtit, non loin du Thabor, un temple à Moloch.

Ainsi se vérifiait la prédiction que l’ombre d’Hénoch avait faite dans l’empire du feu, à son fils Adoniram, en ces termes : — Tu es destiné à nous venger, et ce temple que tu élèves à Adonaï causera la perte de Soliman. 

Mais le roi des Hébreux fit plus encore, ainsi que nous l’enseigne le Thalmud ; car le bruit du meurtre d’Adoniram s’étant répandu, le peuple soulevé demanda justice, et le roi ordonna que neuf maîtres justifiassent de la mort de l’artiste en retrouvant son corps.

Il s’était passé dix-sept jours : les perquisitions aux entours du temple avaient été stériles, et les maîtres parcouraient en vain les campagnes. L’un d’eux, accablé par la chaleur, ayant voulu, pour gravir plus aisément, s’accrocher à un rameau d’acacia d’où venait de s’envoler un oiseau brillant inconnu, fut surpris de s’apercevoir que l’arbuste entier cédait sous sa main, et ne tenait point à la terre. Elle était récemment fouillée, et le maître étonné appela ses compagnons.

Aussitôt les neuf creusèrent avec leurs ongles et constatèrent la forme d’une fosse. Alors l’un d’eux dit à ses frères :

— Les coupables sont peut-être des félons qui auront voulu arracher à Adoniram le mot de passe des maîtres. De crainte qu’ils n’y soient parvenus, ne serait-il pas prudent de le changer ?

— Quel mot adopterons-nous ? objecta un autre.

— Si nous retrouvons là notre maître, repartit un troisième, la première parole qui sera prononcée par l’un nous servira de mot de passe ; elle éternisera le souvenir de ce crime et du serment que nous faisons ici de le venger, nous et nos enfans, sur ses meurtriers, et leur postérité la plus reculée. 

Le serment fut juré ; leurs mains s’unirent sur la fosse, et ils se reprirent à fouiller avec ardeur.

Le cadavre ayant été reconnu, un des maîtres le prit par un doigt, et la peau lui resta à la main ; il en fut de même pour un second ; un troisième le saisit par le poignet de la manière dont les maîtres en usent envers le compagnon, et la peau se sépara encore ; sur quoi il s’écria : MAKBÉNACH, qui signifie : LA CHAIR QUITTE LES OS.

 

(1) Le roi actuel d’Abyssinie descend encore, dit-on, de la reine de Saba. Il est à la fois souverain et pape : on l’a toujours appelé le prêtre Jean. Ses sujets s’intitulent aujourd’hui chrétiens de saint Jean..

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25 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 24e livraison.

Désormais, le mot « Makbenach » sera « le cri de ralliement des vengeurs d’Adoniram ». À noter que c’est celui qu’emploie Nerval comme une objurgation contre Émile Blanche dans la lettre qu’il lui adresse le 17 octobre 1854 : « Mais je suis assuré que vous êtes plus que cela. Si vous avez le droit de prononcer le mot de ......... (cela veut dire Mac-Benac et je l’écris à l’orientale), si vous dites Jachin, je dis Boaz, si vous dites Boaz, je dis Jehova, ou même Macbenac... » Quant à Salomon, il va se livrer désormais à la démence mégalomane, mais le trône qu’il s’est fait bâtir pour s’y endormir magiquement sera finalement détruit par... un ciron, et ainsi s’achève le récit du conteur d’Ildiz Khan.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Sur le champ ils convinrent que ce mot serait dorénavant le mot de maître et le cri de ralliement des vengeurs d’Adoniram, et la justice de Dieu a voulu que ce mot ait, durant bien des siècles, ameuté les peuples contre la lignée des rois.

Phanor, Amrou et Méthousaël avaient pris la fuite ; mais, reconnus par de faux frères, ils périrent de la main des ouvriers, dans les états de Maaca, roi du pays de Geth, où ils se cachaient sous les noms de Sterkin, d’Oterfut et de Hoben.

Néanmoins les corporations, par une inspiration secrète, continuèrent toujours à poursuivre leur vengeance déçue, sur Abiram, ou le meurtrier... Et la postérité d’Adoniram resta sacrée pour eux ; car longtemps après ils juraient encore par les fils de la veuve ; ainsi désignaient-ils les descendans d’Adoniram et de la reine de Saba.

Sur l’ordre exprès de Soliman-Ben-Daoud, l’illustre Adoniram fut inhumé sous l’autel même du temple qu’il avait élevé ; c’est pourquoi Adonaï finit par abandonner l’arche des Hébreux et réduisit en servitude les successeurs de Daoud.

Avide d’honneurs, de puissance et de voluptés, Soliman épousa cinq cents femmes, et contraignit, enfin, les génies réconciliés à servir ses desseins contre les nations voisines, par la vertu du célèbre anneau, jadis ciselé par Irad, père du Kaïnite Maviaël, et tour à tour possédé par Hénoch, qui s’en servit pour commander aux pierres, puis par Jared le patriarche, puis par Nemrod, qui l’avait légué à Saba, père des Hémiarites.

L’anneau de Salomon lui soumit les génies, les vents et tous les animaux. Rassasié de pouvoir et de plaisirs, le sage allait répétant : mangez, aimez, buvez ; le reste n’est qu’orgueil. 

Et contradiction étrange : il n’était pas heureux ! ce roi, dégradé par la matière, aspirait à devenir immortel...

Par ses artifices, et à l’aide d’un savoir profond, il espéra d’y parvenir moyennant certaines conditions : pour épurer son corps des élémens mortels, sans le dissoudre, il fallait que, durant deux cent vingt-cinq années, à l’abri de toute atteinte, de tout principe corrupteur, il dormît du sommeil profond des morts. Après quoi, l’âme exilée rentrerait dans son enveloppe, rajeunie jusqu’à la virilité florissante dont l’épanouissement est marqué par l’âge de trente-trois ans.

Devenu vieux et caduc, dès qu’il entrevit, dans la décadence de ses forces, les signes d’une fin prochaine, Soliman ordonna aux génies qu’il avait asservis de lui construire dans la montagne de Kaf, un palais inaccessible, au centre duquel il fit élever un trône massif d’or et d’ivoire, porté par quatre piliers faits du tronc vigoureux d’un chêne.

C’est là que Soliman, prince des génies, avait résolu de passer ce temps d’épreuve. Les derniers temps de sa vie furent employés à conjurer, par des signes magiques, par des paroles mystiques, et par la vertu de l’anneau, tous les animaux, tous les élémens, toutes les substances douées de la propriété de décomposer la matière. Il conjura les vapeurs du nuage, l’humidité de la terre, les rayons du soleil, le souffle des vents, les papillons, les mites et les larves. Il conjura les oiseaux de proie, la chauve-souris, le hibou, le rat, la mouche impure, les fourmis et la famille des insectes qui rampent ou qui rongent. Il conjura le métal ; il conjura la pierre, les alcalis, et jusqu’aux émanations des plantes.

Ces dispositions prises, quand il se fut bien assuré d’avoir soustrait son corps à tous les agens destructeurs, ministres impitoyables d’Eblis, il se fit transporter une dernière fois au cœur des montagnes de Kaf, et, rassemblant les génies, il leur imposa des travaux immenses, en leur enjoignant, sous la menace des châtimens les plus terribles, de respecter son sommeil et de veiller autour de lui.

Ensuite il s’assit sur son trône, où il assujettit solidement ses membres, qui se refroidirent peu à peu ; ses yeux se ternirent, son souffle s’arrêta, et il s’endormit dans la mort.

Et les génies esclaves continuaient à le servir, à exécuter ses ordres et à se prosterner devant leur maître, dont ils attendaient le réveil.

Les vents respectèrent sa face ; les larves qui engendrent les vers ne purent en approcher ; les oiseaux, les quadrupèdes rongeurs furent contraints de s’éloigner ; l’eau détourna ses vapeurs, et, par la force des conjurations, le corps demeura intact pendant plus de deux siècles.

La barbe de Soliman ayant crû, se déroulait jusqu’à ses pieds ; ses ongles avaient percé le cuir de ses gants et l’étoffe dorée de sa chaussure.

Mais comment la sagesse humaine, dans ses limites bornées, pourrait-elle accomplir l’INFINI ? Soliman avait négligé de conjurer un insecte, le plus infime de tous... il avait oublié le ciron.

Le ciron s’avança mystérieux... invisible... Il s’attacha à l’un des piliers qui soutenaient le trône, et le rongea lentement, lentement, sans jamais s’arrêter. L’ouïe la plus subtile n’aurait pas entendu gratter cet atome, qui secouait derrière lui, chaque année, quelques grains de sciure menue.

Il travailla deux cent vingt-quatre ans... Puis tout à coup le pilier rongé fléchit sous le poids du trône, qui s’écroula avec un fracas énorme (1).

Ce fut le Ciron qui vainquit Soliman et qui le premier fut instruit de sa mort ; car le roi des rois précipité sur les dalles ne se réveilla point.

Alors les génies humiliés reconnurent leur méprise et recouvrèrent la liberté.

Là finit l’histoire du grand Soliman-Ben-Daoud, dont le récit doit être accueilli avec respect par les vrais croyans, car il est retracé en abrégé de la main sacrée du prophète, au trente-quatrième fatihat du Koran, miroir de sagesse et fontaine de vérité

 

FIN DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

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Le conteur avait terminé son récit qui avait duré près de deux semaines. J’ai craint d’en diviser l’intérêt en parlant de ce que j’avais pu observer à Stamboul dans l’intervalle des soirées. Je n’ai pas non plus tenu compte de quelques petites histoires intercalées çà et là, selon l’usage, soit dans les momens où le public n’est pas encore nombreux, soit pour faire diversion à quelques péripéties dramatiques. Ces récits nocturnes sont, comme on le voit, le feuilleton de l’Orient, — et l’usage qu’ont les hommes de se rassembler dans les cafés pour fumer et boire de nombreuses demi-tasses et des rafraîchissemens variés en a fait quelque chose de pareil à ce qui se voit chez nous. Les cafedjis font souvent des frais considérables pour s’assurer le concours de tel ou tel narrateur en réputation. Comme la séance n’est jamais que d’une heure et demie, ils peuvent paraître dans plusieurs cafés la même nuit. Ils donnent aussi des séances dans les harems, lorsque le mari, s’étant assuré de l’intérêt d’un conte, veut faire participer sa famille au plaisir qu’il a éprouvé. Les gens prudens s’adressent, pour faire leur marché, au syndic de la corporation des conteurs, qu’on appelle khassidéens, — car il arrive quelquefois que des conteurs de mauvaise foi, mécontens de la recette du café ou de la rétribution donnée dans une maison, disparaissent au milieu d’une situation intéressante, et laissent les auditeurs désolés de ne pouvoir connaître la fin de l’histoire. Cela n’arrive pas lorsque le traité se fait par l’entremise du chef des khassidéens.

J’aimais beaucoup de café fréquenté par mes amis les Persans, à cause de la variété de ses habitués et de la liberté de paroles qui y régnaient ; il me rappelait le Café de Surate du bon Bernardin de Saint-Pierre. On trouve en effet beaucoup plus de tolérance dans ces réunions cosmopolites de marchands de divers pays de l’Asie, que dans les cafés purement composés de Turcs ou d’Arabes. L’histoire qui nous avait été racontée était discutée à chaque séance entre les divers groupes d’habitués ; car, dans un café d’Orient, la conversation n’est jamais générale, et, — sauf les observations de l’Abyssinien, qui, comme chrétien, paraissait abuser un peu du jus de Noé, personne n’avait encore mis en doute les données principales du récit. Elles sont en effet conformes aux croyances générales de l’Orient ; seulement, on y retrouve quelque chose de cet esprit d’opposition populaire qui distingue les Persans et les Arabes de l’Yémen. Notre conteur appartenait à la secte d’Ali, qui est pour ainsi dire la tradition catholique de l’Orient, tandis que les Turcs, ralliés à la secte d’Omar, représenteraient plutôt une sorte de protestantisme qu’ils ont fait dominer en soumettant les populations méridionales.

 

VII.

Les théâtres de Constantinople.

 

Je retournai à Ildiz-Khan tout préoccupé des détails singuliers de la légende et principalement du tableau qui venait de nous être fait de la chute posthume de Salomon. Je me représentais surtout les merveilles intérieures de cette montagne de Kaf, dont parlent si souvent les poèmes orientaux ; selon les renseignemens que j’obtins de mes compagnons, Kaf est le roc central constituant, pour ainsi dire, l’armature intérieure du globe, et les diverses chaînes de montagnes qui apparaissent à la surface n’en sont que les branches prolongées. C’est l’Atlas, le Caucase et l’Hymalaya qui en représentent les contreforts les plus puissants ; d’anciens auteurs placent encore un autre rameau au-delà des mers occidentales, vers un point qu’ils appellent Yni-Dounya, nouveau monde, et qui doit avoir été l’Atlantide de Platon, au cas où l’on ne penserait pas qu’ils auraient eu quelque idée de l’Amérique.

Il est probable que la scène où fut confondu l’orgueil de Salomon, — d’après le Coran, — se passa dans la Galerie d’Argenk, construite au centre de la montagne par les génies, et dans laquelle on voyait les statues des quarante Solimans ou empereurs qui avaient gouverné la terre dans l’époque préadamite, ainsi que les figures peintes de toutes les figures raisonnables qui avaient habité le globe avant la création des enfans du limon. La plupart avait des aspects monstrueux, des têtes et des bras en grand nombre ou des formes bizarres se rapprochant des animaux, — ce qui évidemment rentre dans les légendes primitives des Indous, des Egyptiens et des Pélages.

Ce nombre de quarante souverains préadamites qui, selon les légendes, auraient eu chacun un règne de mille ans, m’a rappelé une hypothèse du savant Letronne, que je l’avais entendu développer à son cours, et qui faisait remonter l’antiquité du monde à quarante mille ans environ avant la création présumée d’Adam. Il en tirait la démonstration surtout de la retraite régulière des eaux de la mer sur la terre d’Egypte, et, je crois aussi de certaines pierres dont les couches donnent le nombre antérieur des inondations du Nil. Les recherches de Cuvier conduiraient aussi à des suppositions analogues si ce savant n’avait tenu surtout à mettre ses découvertes en rapport avec les récits bibliques.

Quoi qu’il en soit, il est impossible de comprendre les romans ou poèmes de l’Orient sans se persuader qu’il a existé avant Adam une longue période de populations singulières dont le dernier roi a été Gian-ben-Gian. Adam représente, pour les Orientaux, une simple race nouvelle pétrie et formée d’une terre particulière par Adonaï, le Dieu de la Bible, qui aurait agi, en cette circonstance, comme le Titan Prométhée, animant du feu divin une race dédaignée des Olympiens, auxquels le monde avait appartenu jusqu’alors.

Mais trêve de symboles : je n’ai voulu que jeter un peu de lumière dans la partie féerique de la légende racontée plus haut ; mais c’est le rayon égaré dans les ombres, qui, selon l’expression de Milton, ne sert qu’à rendre les ténèbres visibles.

(1) Selon les Orientaux, les puissances de la nature n’ont d’action qu’en vertu d’un contrat consenti généralement. C’est l’accord de tous les êtres qui fait le pouvoir d’Allah lui-même. On remarquera le rapport qui se rencontre entre l’histoire du Ciron triomphant des combinaisons ambitieuses de Salomon et la légende de l’Edda, qui se rapporte à Balder. Odin et Freya avaient de même conjuré tous les êtres, afin qu’ils respectassent la vie de Balder, leur enfant. Ils oublièrent le gui de chêne, et cette humble plante fut cause de la mort du fils des dieux. C’est pourquoi cet humble végétal était sacré dans la religion druidique, postérieure à celle des Scandinaves.

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