10 juillet 1842 — Les Vieilles ballades françaises, dans La Sylphide, 1842, 3e série, t. VI, p. 81-87, signé Gérard de Nerval.
L’article fut repris, avec un choix de chansons différent, dans La Bohême galante (feuilleton du 15 octobre 1852), et en 1854 dans Les Filles du feu, à la suite de Sylvie, sous le titre : Chansons et légendes du Valois.
******
LES VIEILLES BALLADES FRANÇAISES.
Avant d’écrire, chaque peuple a chanté ; toute poésie s’inspire à ces sources naïves, et l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, citent chacune avec orgueil leur romancero national. Pourquoi la France n’a-t-elle pas le sien ? On nous citera les guerz bretons, les noëls bourguignons et picards, les rondes gasconnes, mais aucun chant des vieilles provinces françaises ne nous a été conservé. C’est qu’on n’a jamais voulu admettre dans les livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie et de la syntaxe ; la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est bien la nôtre, à quelques élisions près, avec des tournures douteuses, des mots hasardés, des terminaisons et des liaisons de fantaisie, mais elle porte un cachet d’ignorance qui révolte l’homme du monde, bien plus que ne fait le patois. Pourtant ce langage a ses règles, ou du moins ses habitudes régulières, et il est fâcheux que des couplets tels que ceux de la célèbre romance : Si j’étais hirondelle, soient abandonnés, pour deux ou trois consonnes singulièrement placées, au répertoire chantant des concierges et des cuisinières.
Quoi de plus gracieux et de plus poétique pourtant :
Il faut continuer il est vrai par : J’ai z’un coquin de frère…, ou risquer un hiatus terrible, mais aussi pourquoi la langue a-t-elle repoussé ce z si commode, si liant, si séduisant, qui faisait tout le charme du langage de l’ancien Arlequin, et que la jeunesse dorée du Directoire a tenté en vain de faire passer dans le langage des salons ?
Ce ne serait rien encore, et de légères corrections rendraient à notre poésie légère, si pauvre, si peu inspirée, ces charmantes et naïves productions de poètes modestes ; mais la rime, cette sévère rime française, comment s’arrangerait-elle du couplet suivant :
Observez que la musique se prête admirablement à ces hardiesses ingénues, et trouve dans les assonances, ménagées suffisamment d’ailleurs, toutes les ressources que la poésie doit lui offrir. Voilà deux charmantes chansons, qui ont comme un parfum de la Bible, dont la plupart des couplets sont perdus, parce que personne n’a jamais osé les écrire ou les imprimer. Nous en dirons autant de celle où se trouve la strophe suivante :
Quoi de plus pur d’ailleurs comme langage et comme pensée ; mais l’auteur de cet épithalame ne savait pas écrire, et l’imprimerie nous conserve les gravelures de Collé, de Piis et de Panard !
Les étrangers reprochent à notre peuple de n’avoir aucun sentiment de la poésie et de la couleur ; mais où trouver une composition plus orientale que dans cette chanson de nos mariniers ?
Les richesses poétiques n’ont jamais manqué au marin, ni au soldat français qui ne rêvent dans leurs chants que filles de rois, sultanes, et même présidentes, comme dans la ballade trop connue :
Mais le tambour des gardes françaises, où s’arrêtera-t-il celui là ?
La fille du roi est à sa fenêtre, le tambour la demande en mariage : — Joli tambour, dit le roi, tu n’es pas assez riche ! — Moi ? dit le tambour sans se déconcerter,
— Touche là, tambour, lui dit le roi, tu n’auras pas ma fille ! — Tant pis ! dit le tambour, j’en trouverai de plus gentilles !... Étonnez-vous après ce tambour-là de nos soldats devenus rois ! Voyons maintenant ce que va faire un capitaine :
Le père n’est pas un roi, mais un simple châtelain qui répond à la demande en mariage :
La réplique du capitaine est superbe :
Il fait si bien en effet, qu’il enlève la jeune fille sur son cheval, et l’on va voir comme elle est bien traitée une fois en sa possession.
Après tant de richesses dévolues à la verve un peu gasconne du militaire ou du marin, envierons-nous le sort du simple berger ? Le voilà qui chante et qui rêve :
Est-ce donc la vraie poésie, est-ce la soif mélancolique de l’idéal qui manque à ce peuple pour comprendre et produire des chants dignes d’être comparés à ceux de l’Allemagne et de l’Angleterre ? Non certes ; mais il est arrivé qu’en France la littérature n’est jamais descendue au niveau de la grande foule ; les poètes académiques du dix-septième et du dix-huitième siècles n’auraient pas plus compris de telles inspirations, que les paysans n’eussent admiré leurs odes, leurs épîtres et leurs poésies fugitives, si incolores, si gourmées. Pourtant comparons encore la chanson que je vais citer à tous ces bouquets à Chloris qui faisaient vers ce temps l’admiration des belles compagnies.
Ici la scène de la ballade change et se transporte dans la chambre de l’accouchée :
Ceci ne le cède en rien aux plus touchantes ballades allemandes, il n’y manque qu’une certaine exécution de détail qui manquait aussi à la légende primitive de Lénore et à celle du roi des Aulnes, avant Goethe et Bürger. Mais quel parti encore un poète eût tiré de la complainte de Saint Nicolas, que nous allons citer en partie.
N’est-ce pas un ballade d’Uhland, moins les beaux vers ? Mais il ne faut pas croire que l’exécution manque toujours à ces naïves inspirations populaires. A part les rimes incorrectes, la ballade suivante est déjà de la vraie poésie romantique et chevaleresque.
Ces vers ont été composés sur un des plus beaux airs qui existent ; c’est comme un chant d’église croisé par un chant de guerre ; on n’a pas conservé la seconde partie de la ballade, dont pourtant nous connaissons vaguement le sujet. Le beau Lautrec, l’amant de cette noble fille, revient de la Palestine au moment où on la portait en terre. Il rencontre l’escorte sur le chemin de Saint-Denis. Sa colère met en fuite prêtres et archers, et le cercueil reste en son pouvoir. — Donnez-moi, dit-il à sa suite, donnez-moi mon couteau d’or fin, que je découse ce drap de lin ! Aussitôt délivrée de son linceul, la belle revient à la vie. Son amant l’enlève et l’emmène dans son château au fond des forêts. Vous croyez qu’ils vécurent heureux et que tout se termina là ; mais une fois plongé dans les douceurs de la vie conjuguale, le beau Lautrec n’est plus qu’un mari vulgaire, il passe tout son temps à pêcher au bord de son lac, si bien qu’un jour sa fière épouse vient doucement derrière lui et le pousse résolument dans l’eau noire en lui criant :
Propos mystérieux, digne d’Arcabonne ou de Mélusine. En expirant, le pauvre châtelain a la force de détacher ses clefs de sa ceinture et de les jeter à la fille du roi en lui disant qu’elle est désormais maîtresse et souveraine, et qu’il se trouve heureux de mourir par sa volonté !... Il y a dans cette conclusion bizarre quelque chose qui frappe involontairement l’esprit, et qui laisse douter si le poète a voulu finir par un trait de satire, ou si cette belle morte que Lautrec a tirée du linceul n’était pas une sorte de femme vampire, comme les légendes en présentent souvent.
Du reste, les variantes et les interpolations sont fréquentes dans ces chansons, chaque province possédait une version différente. On a recueilli comme une légende du Bourbonnais, la jeune fille de la garde, qui commence ainsi :
Nous l’avons entendu chanter dans le Beauvoisis dépouillé de toute cette couleur chevaleresque et locale :
Voilà le début, simple et charmant ; où cela se passe-t-il ? Peu importe ! Ce serait si l’on voulait la fille d’un sultan rêvant sous les bosquets de Schiraz. Trois cavaliers passent au clair de lune : — Montez, dit le plus jeune, sur mon beau cheval gris. N’est-ce pas là la course de Lénore, et n’y a-t-il pas une attraction fatale dans ces cavaliers inconnus !
Ils arrivent à la ville, s’arrêtent à une hôtellerie éclairée et bruyante. La pauvre fille tremble de tout son corps :
Sur ce propos le souper se prépare : — Soupez la belle, et soyez heureuse ; trois capitaines vous aiment d’amour !
Hélas ! ma mie est morte ! s’écria le plus jeune cavalier, qu’en allons-nous faire !... Et ils conviennent de la reporter au château de son père, sous le rosier blanc.
La vertu des filles du peuple attaquée par des seigneurs félons a fourni encore de nombreux sujets de romances. Il y a, par exemple, la fille d’un pâtissier, que son père envoie porter des gâteaux chez un galant châtelain. Celui-ci la retient jusqu’à la nuit close, et ne veut plus la laisser partir. Pressée de son déshonneur, elle feint de céder, et demande au comte son poignard pour couper une afrafe de son corset. Elle se perce le cœur, et les pâtissiers instituent une fête pour cette martyre boutiquière.
Il y a des chansons de causes célèbres qui offrent un intérêt moins romanesque, mais souvent plein de terreur et d’énergie. Imaginez un homme qui revient de la chasse et qui répond à un autre qui l’interroge :
Quelle poésie sombre en ces lignes qui sont à peine des vers ! Dans une autre, un déserteur rencontre la maréchaussée, cette terrible Némésis au chapeau bordé d’argent.
Il y a toujours une amante éplorée mêlée à ces tristes récits.
Le refrain est une mauvaise phrase latine, sur un ton de plain-chant, qui prédit suffisamment le sort du malheureux soldat.
Nous nous arrêtons dans ces citations incomplètes, si difficiles à faire comprendre sans la musique et sans la poésie des lieux et des hasards, qui font que tel ou tel de ces chants populaires se grave ineffaçablement dans l’esprit. Ici ce sont des compagnons qui passent avec leurs longs bâtons ornés de rubans. Là des mariniers qui descendent un fleuve, des buveurs d’autrefois (ceux d’aujourd’hui ne chantent plus guère), des lavandières, des faneuses, qui jettent au vent quelques lambeaux des chants de leurs aïeules. Malheureusement on les entend répéter plus souvent aujourd’hui les romances à la mode, platement spirituelles, ou même franchement incolores, variées sur trois ou quatre thèmes éternels. Il serait à désirer que de bons poètes modernes missent à profit l’inspiration naïve de nos pères et nous rendissent, comme l’ont fait les poètes d’autres pays, une foule de petits chefs-d’œuvre qui se perdent de jour en jour avec la mémoire et la vie des bonnes gens du temps passé.
GÉRARD DE NERVAL.
_______