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10 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 11e livraison.

Entièrement consacrée au récit des aventures d’Angélique, cette 11e livraison conte la fuite de la jeune fille et de son amant La Corbinière par Lyon, Gênes, Civita-Vecchia, Rome, puis Venise.

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LE DÉPART. — LE COFFRE A L’ARGENTERIE. — ARRIVÉE A CHARENTON.

DESCENTE DU RHÔNE. — GÊNES. — VENISE.

Quand La Corbinière fut entré dans la salle, Angélique lui dit :

« Notre affaire va bien mal, car madame a pris la clé de la vaisselle d’argent, ce qu’elle n’avait jamais fait ; mais pourtant j’ai la clé de la dépense où est le coffre. » Sur ces paroles il me dit : 

«  Il faut commencer à t’habiller, et puis nous regarderons comme nous ferons. »

«  Je commençai donc à mettre les chausses, et les bottes et éperons lesquels il m’aidait à mettre. Sur cela le palefrenier vint à la porte de la salle avec le cheval ; moi, tout éperdue, je me mis vitement ma cotte de ratine pour couvrir mes habits d’homme que j’avais jusques à la ceinture, et m’en vins prendre le cheval des mains de Breteau, et le menai hors de la première porte du château, à un ormeau sous lequel dansaient aux fêtes les filles du village, et m’en retournai à la salle, où je trouvai mon cousin qui m’attendait avec grande impatience (tel était le nom que je le devais appeler pour le voyage), lequel me dit : « Allons donc voir si nous pourrons avoir quelque chose, ou, sinon, nous ne laisserons de nous en aller avec rien. » — A ces paroles je m’en allai dans la cuisine, qui était près de la dépense, et, ayant découvert le feu pour voir clair, j’aperçus une grande pelle à feu, de fer, laquelle je pris, et puis lui dis :

« Allons à la dépense », et étant proches du coffre, nous mîmes la main au couvercle, lequel ne serrait tout près. Alors je lui dis : «  Mets un peu la pelle entre le couvercle et ce coffre. » Alors, haussant tous deux les bras, nous n’y fîmes rien ; mais la seconde fois, les deux ressorts de serrure se rompirent, et soudain je mis la main dedans. »

 

Elle trouva une pile de plats d’argent qu’elle donna à La Corbinière, et, comme elle voulait en prendre d’autres, il lui dit : « N’en tirez plus dehors, car le sac de moquette est plein. »

Elle en voulait prendre davantage, comme bassins, chandeliers, aiguières, mais il dit : « Cela est trop embarrassant. »

Et il l’engagea à s’aller vêtir en homme avec un pourpoint et une casaque, — afin qu’ils ne fussent pas reconnus.

Ils allèrent droit à Compiègne, où le cheval d’Angélique de Longueval fut vendu quarante écus. Puis, ils prirent la poste, et arrivèrent le soir à Charenton.

La rivière était débordée, de sorte qu’il fallut attendre jusqu’au jour. — Là, Angélique, dans son costume d’homme, put faire illusion à l’hôtesse, qui dit : « comme le postillon lui tirait les bottes » :

Messieurs, que vous plaît-il de souper ?

— Tout ce que vous aurez de bon, madame », fut la réponse.

Cependant Angélique se mit au lit, si lasse qu’il lui fut impossible de manger. Elle craignait surtout le comte de Longueval, son père, « qui alors se trouvait à Paris ».

Le jour venu, ils se mirent dans le bateau jusqu’à Essonne, où la demoiselle se trouva tellement lasse qu’elle dit à La Corbinière :

 

— « Allez-vous toujours devant m’attendre à Lyon, avec la vaisselle. »

Ils restèrent trois jours à Essonne, d’abord pour attendre le coche, puis pour guérir les écorchures que la demoiselle s’était faites aux cuisses en courant à franc-étrier.

Passé Moulins, un homme qui était dans le coche et qui se disait gentilhomme, commença à dire ces paroles :

— N’y a-t-il pas une demoiselle vêtue en homme ? 

À quoi La Corbinière répondit :

— Oui-dà, Monsieur... Pourquoi avez-vous quelque chose à dire là dessus ?  Ne suis-je pas maître de faire habiller ma femme comme il me plaît ? 

 

Le soir, ils arrivèrent à Lyon, au Chapeau rouge, où ils vendirent la vaisselle pour 300 écus ; sur quoi La Corbinière se fit faire, « encore qu’il n’en eût du tout besoin, — un fort bel habit d’écarlate, avec les aiguillettes d’or et d’argent ».

Il descendirent sur le Rhône, et, s’étant arrêtés le soir à une hôtellerie, La Corbinière voulut essayer ses pistolets. Il le fit si maladroitement, qu’il adressa une balle dans le pied droit d’Angélique de Longueval, — et il dit seulement à ceux qui le blâmaient de son imprudence : « C’est un malheur qui m’est arrivé... je puis dire à moi-même, puisque c’est ma femme ».

Angélique resta trois jours au lit, puis ils se remirent dans la barque du Rhône, et purent atteindre Avignon, où Angélique se fit traiter pour sa blessure, et, ayant pris une nouvelle barque lorsqu’elle se sentit mieux, ils arrivèrent enfin à Toulon le jour de Pâques.

 

Une tempête les accueillit en sortant du port pour aller à Gênes ; ils s’arrêtèrent dans un havre, au château dit de Saint-Soupir, dont la dame, les voyant sauvés, fit chanter le Salve regina. Puis elle leur fit faire collation à la mode du pays, avec olives et câpres, — et commanda que l’on donnât à leur valet des artichauts.

« Voyez, dit Angélique, ce que c’est de l’amour ; — encore que nous étions à un lieu qui n’était habité par personne, il fallut y jeûner les trois jours que nous attendîmes le bon vent. Néanmoins les heures me semblaient des minutes, encore que j’étais bien affamée. Car à Villefranche, peur de la peste, ils ne voulurent nous laisser prendre des vivres. Ainsi tous bien affamés, nous fîmes voile ; mais auparavant, de crainte de faire naufrage, je me voulus confesser à un bon père cordelier qui était en notre compagnie, et lequel venait à Gênes aussi. »

 

« Car mon mari (elle l’appelle toujours ainsi de ce moment), voyant entrer dans notre chambre un gentilhomme génois, lequel écorchait un peu le français, lui demanda : « Monsieur, vous plaît-il quelque chose ? — Monsieur, dit ce Génois, je voudrais bien parler à Madame. » Mon mari, tout d’un temps, mettant l’épée à la main, lui dit : « La connaissez-vous ? Sortez d’ici, car autrement je vous tuerai. »

Incontinent, M. Audiffret nous vint voir, lequel lui conseilla de nous en aller le plus promptement qu’il se pourrait, parce que ce Génois, très assurément, lui ferait faire du déplaisir.

Nous arrivâmes à Civita-Vecchia, puis à Rome, où nous descendîmes à la meilleure hôtellerie, attendant de trouver la commodité de se mettre en chambre garnie, laquelle on nous fit trouver en la rue des Bourguignons, chez un Piémontais, duquel la femme était Romaine. Et un jour étant à sa fenêtre, le neveu de Sa Sainteté passant avec dix-neuf estafiers, en envoya un qui me dit ces paroles en italien : « Mademoiselle, son éminence m’a commandé de venir savoir si vous aurez agréable qu’il vous vienne voir. » Toute tremblante, je lui répondis : « Si mon mari était ici, j’accepterais cet honneur ; mais n’y étant pas, je supplie très humblement votre maître de m’excuser. »

Il avait fait arrêter son carrosse à trois maisons de la nôtre, attendant la réponse, laquelle soudain qu’il l’eût entendue, il fit marcher son carrosse, et depuis je n’entendis plus parler de lui. 

 

La Corbinière lui raconta peu après qu’il avait rencontré un fauconnier de son père qui s’appelait La Roirie. Elle eut un grand désir de le voir ; et, en la voyant, « il resta sans parler » ; puis, s’étant rassuré, il lui dit que madame l’ambassadrice avait entendu parler d’elle et désirait la voir.

Angélique de Longueval fut bien reçue par l’ambassadrice. — Toutefois, elle craignit, d’après certains détails, que le fauconnier n’eût dit quelque chose et craignit qu’on n’arrêtât La Corbinière et elle.

Ils furent fâchés d’être restés vingt-neuf jours à Rome, et d’avoir fait toutes les diligences pour s’épouser sans pouvoir y parvenir. « Ainsi, — dit Angélique, — je partis sans voir le pape.....

 

C’est à Ancône qu’ils s’embarquèrent pour aller à Venise. Une tempête les accueillit dans l’Adriatique ; puis ils arrivèrent et allèrent loger sur le grand canal.

« Cette ville, quoique admirable, — dit Angélique de Longueval, — ne pouvait me plaire à cause de la mer, — et il m’était impossible d’y boire et d’y manger que pour m’empêcher de mourir. »

 

Cependant, l’argent se dépensait, et Angélique dit à La Corbinière : « Mais, que ferons-nous ? Il n’y a tantôt plus d’argent ! »

Il répondit : « Lorsque nous serons en terre-ferme, Dieu y pourvoiera... Habillez-vous, et nous irons à la messe de Saint-Marc. »

 

Arrivés à Saint-Marc, les époux s’assirent au banc des sénateurs ; et là, quoique étrangers, personne n’eut l’idée de leur contester cette place ; — car La Corbinière avait des chausses de petit velours noir, avec le pourpoint de toile d’argent blanc, le manteau pareil... et la petite oie d’argent.

Angélique était bien ajustée, et elle fut ravie, — car son habit à la française faisait que les sénateurs avaient toujours l’œil sur elle.

L’ambassadeur de France, qui marchait dans la procession avec le doge, la salua.

A l’heure du dîner, Angélique ne voulut plus sortir de son hôtel, — aimant mieux reposer que d’aller en mer en gondole.

Quant à La Corbinière, il alla se promener sur la place Saint-Marc, et y rencontra M. de La Morte, qui lui fit des offres de service, et qui, sur ce qu’il lui parla de la difficulté que lui et Angélique avaient à s’épouser, lui dit qu’il serait bon de se rendre à sa garnison de Palma-Nova, où l’on pourrait en conférer, et où La Corbinière pourrait se mettre au service.

Là, M. de La Morte présenta les futurs époux à son excellence le général, qui ne voulut pas croire qu’un homme si bien couvert s’offrît de prendre une pique dans une compagnie. Celle qu’il avait choisie était commandée par M. Ripert de Montelimart.

Son excellence le général consentit cependant à servir de témoin au mariage... après lequel on fit un petit festin où s’écoulèrent les dernières vingt pistoles dont les conjoints étaient encore chargés.

Au bout de huit jours, le sénat donna ordre au général d’envoyer la compagnie à Vérone, ce qui mit Angélique de Longueval au désespoir, car elle se plaisait à Palma-Nova, où les vivres étaient à bon marché.

En repassant à Venise, ils achetèrent du ménage, « deux paires de draps pour deux pistoles, sans compter une couverte, un matelas, six plats de faïence et six assiettes.

 

En arrivant à Vérone, ils trouvèrent plusieurs officiers français. — M. de Breunel, enseigne, les recommanda à M. de Beaupuis, qui les logea sans s’incommoder, — les maisons étant à un grand bon marché. Vis à vis de la maison, il y avait un couvent de religieuses qui prièrent Angélique de Longueval d’aller les voir, — « et lui firent tant de caresses qu’elle en était confuse ».

A cette époque, elle accoucha de son premier enfant, qui fut tenu au baptême par S. E. Alluisi Georges et par la comtesse Bevilacqua. Son excellence, après qu’Angélique de Longueval fut relevée de couches, lui envoyait son carrosse assez souvent.

 

A un bal donné plus tard, elle étonna toutes les dames de Vérone en dansant avec le général Alluisi, — en costume français. — Elle ajoute :

« Tous les Français officiers de la République étaient ravis de voir que ce grand général, craint et redouté partout, me faisait tant d’honneur. »

Le général, tout en dansant, ne manquait pas de parler à Angélique de Longueval « à part de son mari ». Il lui disait : « Qu’attendez-vous en Italie ?... La misère avec lui pour le reste de vos jours. Si vous dites qu’il vous aime, vous ne pouvez croire que je ne fasse plus encore... moi qui vous achèterai les plus belles perles qui seront ici, et d’abord des cottes de brocard telles qu’il vous plaira. Pensez, Mademoiselle, à laisser votre amour pour une personne qui parle pour votre bien et pour vous remettre en bonne grâce de messieurs vos parens. »

Cependant le général conseillait à La Corbinière de s’engager dans les guerres d’Allemagne, lui disant qu’il trouverait beaucoup d’avantage à Inspruck, qui n’était qu’à sept journées de Vérone, et que là il attraperait une compagnie.....

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15 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 12e livraison.

Ce nouvel envoi au National est daté de « Senlis ». Reconnaissant que « les digressions sont [s]a façon naturelle d’écrire », Nerval ramène une fois encore son lecteur en Valois, à l’époque de la Ligue où les combats furent particulièrement violents, raison pour laquelle, précise Nerval, on a fixé la fête de l’arc au jour de la Saint-Barthélemy, puis à l’époque celtique des Sylvanectes, avant de reprendre le récit des aventures de La Corbinière.

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RÉFLEXIONS. — SOUVENIRS DE LA LIGUE. —

LES SYLVANECTES ET LES FRANCS. — LA LIGUE.

Senlis.

 

Malgré les digressions qui sont naturelles à ma façon d’écrire, — je n’abandonne jamais une idée, — et, quoi qu’on puisse penser, l’abbé de Bucquoy finira par se retrouver....

Revenu à Senlis, je me demande seulement pourquoi la poste a mis vingt et une heures, il y a huit jours, pour transmettre à Paris une lettre jetée par moi-même dans la boîte le jour de la Toussaint, à dix heures du soir. — Il y a d’abord un départ à minuit ; — puis les lettres partent encore à sept heures du matin.... Je m’y perds !

Serais-je encore suspect à Senlis (1) ?... Mais le gendarme est devenu mon ami ! Je me suis fait encore recommander à un substitut de la ville, qui s’occupe accessoirement de science et d’histoire. — Je connais des substituts que j’estime fort, — comme je fais de tous les hommes qui veulent bien oublier un instant leurs opinions, leur position, — ou leurs intérêts, pour devenir ce qu’ils peuvent être au fond, — des hommes aimables.

J’ai vu, en me promenant, sur une affiche bleue une représentation de Charles VII annoncée, — par Beauvallet et Mlle Rimbault. Le spectacle était bien choisi. Dans ce pays-ci on aime le souvenir des princes du Moyen-Âge et de la Renaissance, — qui ont créé les cathédrales merveilleuses que nous y voyons, et de magnifiques châteaux, — moins épargnés cependant par le temps et les guerres civiles. — Les gens ignorent ici pourquoi ils aiment peu les Bourbons, — avec un mélange pourtant de goûts semi-populaires et semi-princiers. — Je les soupçonne d’être un peu, comme bien d’autres, — républicains sans le savoir.

C’est qu’il y a eu ici des luttes graves à l’époque de la Ligue... Un vieux noyau de protestans qu’on ne pouvait dissoudre, — et, plus tard, un autre noyau de catholiques non moins fervens pour repousser le parpayot dit Henri IV.

L’animation allait jusqu’à l’extrême, — comme dans toutes les grandes luttes politiques. Dans ces contrées — qui faisaient partie des anciens apanages de Marguerite de Valois et des Médicis, — qui y avaient fait du bien —, on avait contracté une haine constitutionnelle contre la race qui les avait remplacés. Que de fois j’ai entendu ma grand’mère, parlant d’après ce qui lui avait été transmis, — me dire de l’épouse de Henri II : « Cette grande madame Catherine de Médicis... à qui on a tué ses pauvres enfans ! » Plus tard, ayant lu le Charles IX de Chénier, et regardé, le premier jour de la révolution de Juillet, la fenêtre d’où l’on suppose que ce roi aurait tiré sur le peuple, — pensant aussi à la fièvre de sang qui l’a fait périr, je me suis dit : il est impossible que ma grand’mère n’ait pas été trompée par une tradition du pays. 

Cependant, des mœurs se sont conservées dans cette province à part, qui indiquent et caractérisent les vieilles luttes du passé. La fête principale, dans certaines localités, est la Saint-Barthélemy. C’est pour ce jour que sont fondés surtout de grands prix pour le tir à l’arc. — L’arc, aujourd’hui, est une arme assez légère. Eh bien, elle symbolise et rappelle d’abord l’époque où ces rudes tribus des Sylvanectes formaient une branche redoutable des races celtiques.

Les pierres druidiques d’Ermenonville, les haches de pierre et les tombeaux, où les squelettes ont toujours le visage tourné vers l’Orient, ne témoignent pas moins des origines du peuple qui habite ces régions entrecoupées de forêts et couvertes de marécages, — devenus des lacs aujourd’hui.

Le Valois et l’ancien petit pays nommé la France semblent établir par leur division l’existence de deux races distinctes. La France, division spéciale de l’Ile-de-France, a, dit-on, été peuplée par les Francs primitifs, venus de Germanie, dont ce fut, comme disent les chroniques, le premier arrêt. Il est reconnu aujourd’hui que les Francs n’ont nullement subjugué la Gaule, et n’ont pu que se trouver mêlés aux luttes de certaines provinces entre elles. Les Romains les avaient fait venir pour peupler certains points, et surtout pour défricher les grandes forêts ou assainir les pays de marécages. Telles étaient alors les contrées situées au nord de Paris. Issus généralement de la race caucasienne, ces hommes vivaient sur un pied d’égalité, d’après les mœurs patriarcales. Plus tard, on créa des fiefs, quand il fallut défendre le pays contre les invasions du Nord. Toutefois, les cultivateurs conservaient libres les terres qui leur avaient été concédées et qu’on appelait terres de franc-alleu.

La lutte de deux races différentes est évidente surtout dans les guerres de la Ligue. On peut penser que les descendans des Gallo-Romains favorisaient le Béarnais, tandis que l’autre race, plus indépendante de sa nature, se tournait vers Mayenne, d’Épernon, le cardinal de Lorraine et les Parisiens. On retrouve encore dans certains coins, des amas de cadavres, résultat des massacres ou des combats de cette époque dont le principal fut la bataille de Senlis.

Et même ce grand comte Longueval de Bucquoy, — qui a fait les guerres de Bohême, aurait-il gagné l’illustration qui causa bien des peines à son descendant, — l’abbé de Bucquoy, — s’il n’eût, à la tête des ligueurs, protégé longtemps Soissons, Arras et Calais contre les armées de Henri IV ? Repoussé jusque dans la Frise après avoir tenu trois ans dans le pays de Flandre, il obtint cependant un traité d’armistice de dix ans en faveur de ces provinces, que Louis XIV dévasta plus tard.

Etonnez-vous à présent des persécutions qu’eut à subir l’abbé de Bucquoy, sous le ministère de Pontchartrain.

Quant à Angélique de Longueval, c’est l’opposition même en cotte-hardie. Cependant elle aime son père, — et ne l’avait abandonné qu’à regret. Mais du moment qu’elle avait choisi l’homme qui semblait lui convenir, — comme la fille du duc Loys choisissant Lautrec pour cavalier, — elle n’a pas reculé devant la fuite et le malheur, et même, ayant aidé à soustraire l’argenterie de son père, elle s’écriait : « Ce que c’est de l’amour ! »

Les gens du moyen-âge croyaient aux charmes. Il semble qu’un charme l’ait en effet attaché à ce fils de charcutier, — qui était beau s’il faut l’en croire ; — mais qui ne semble pas l’avoir rendue très heureuse. Cependant en constatant quelques malheureuses dispositions de celui qu’elle ne nomme jamais, elle n’en dit pas de mal un instant. Elle se borne à constater les faits, — et l’aime toujours, en épouse platonicienne et soumise à son sort par le raisonnement.

 

SUITE DE L’HISTOIRE DE LA GRAND’TANTE DE L’ABBÉ DE BUCQUOY.

Les discours du lieutenant-colonel, qui voulait éloigner La Corbinière de Venise, avaient donné dans la vue de ce dernier. Il vend tout à coup son enseigne pour se rendre à Inspruck et chercher fortune en laissant sa femme à Venise.

« Voilà donc, dit Angélique, l’enseigne vendue à cet homme qui m’aimait, content (le lieutenant-colonel) en croyant que je ne m’en pouvais plus dédire ; mais l’amour, qui est la reine (2) de toutes les passions, se moqua bien de la charge, car lorsque je vis que mon mari faisait son préparatif pour s’en aller, il me fut impossible de penser seulement vivre sans lui. »

Au dernier moment, pendant que le lieutenant-colonel se réjouissait déjà du succès de cette ruse qui lui livrait une femme isolée de son mari, — Angélique se décida à suivre La Corbinière à Inspruck. « Ainsi, dit-elle, l’amour nous ruina en Italie aussi bien qu’en France, quoiqu’en celle d’Italie je n’y avais point de coulpe (faute). »

Les voilà partis de Vérone avec un nommé Boyer, auquel La Corbinière avait promis de faire sa dépense jusqu’en Allemagne, parce qu’il n’avait point d’argent. (Ici, La Corbinière se relève un peu.) À vingt-cinq milles de Vérone, à un lieu où, par le lac, on va à la rive de Trente, Angélique faiblit un instant, et pria son mari de revenir vers quelque ville du bon pays vénitien, — comme Brescia. — Cette admiratrice de Pétrarque quittait avec peine ce doux pays d’Italie pour les montagnes brumeuses qui cernent l’Allemagne. « Je pensais bien, dit-elle, que les 50 pistoles qui nous restaient ne nous dureraient guère ; mais mon amour était plus grand que toutes ces considérations.

Ils passèrent huit jours à Inspruck, où le duc de Feria passa et dit à La Corbinière qu’il fallait aller plus loin pour trouver de l’emploi, — dans une ville nommé Fisch. Là Angélique eut un grand flux de sang, et l’on appela une femme, qui lui fit comprendre qu’ « elle s’était gâtée d’un enfant. » — C’est une locution bien chrétienne, — qu’il faut pardonner au langage du temps et du pays.

On a toujours considéré comme une souillure, — dans la manière de voir des hommes d’église, le fait, légitime pourtant, — puisque Angélique s’était mariée, — de produire au monde un nouveau pécheur. — Ce n’est pourtant pas là l’esprit de l’Evangile. — Mais passons.

La pauvre Angélique, un peu rétablie, fut forcée de se remettre à cheval sur l’unique haquenée que possédait le ménage : « Toute débile que j’étais, dit-elle, ou, pour dire la vérité, demi-morte, je montai à cheval pour aller avec mon mari rejoindre l’armée, — où je fus si étonnée de voir autant de femmes que d’hommes, entre beaucoup de celles de colonels et capitaines. »

Son mari alla faire la révérence au grand colonel nommé Gildase, lequel, comme Wallon, avait entendu parler du comte Longueval de Bucquoy, qui avait défendu la Frise contre Henri IV. Il fit grande caresse au mari d’Angélique, et lui dit qu’en attendant une compagnie, il lui donnerait une lieutenance, — et qu’il allait mettre Mlle de Longueval dans le carrosse de sa sœur, qui était mariée au premier capitaine de son régiment.

 

Le malheur ne se lassait pas de frapper les nouveaux époux. La Corbinière prit la fièvre, et il fallut le soigner. — Il y a de bonnes gens partout : Angélique ne se plaint que d’avoir été promenée, « tantôt à un lieu, tantôt à un autre », par le malheur de la guerre, — à la façon des Egyptiennes, — ce qui ne pouvait lui plaire, encore qu’elle eût plus de sujets de se contenter que pas une femme, puisqu’elle était la seule qui mangeât à la table du colonel avec seulement sa sœur. — « Et le colonel encore montrait trop de bonté à La Corbinière, — en ce qu’il lui donnait les meilleurs morceaux de la table.... à cause qu’il le voyait malade. »

Une nuit, les troupes étant en marche, le meilleur logement qu’on pût offrir aux dames fut une écurie, où il ne fallait coucher qu’habillés à cause de la crainte de l’ennemi. « En me réveillant au milieu de la nuit, dit Angélique, je ressentis un si grand frais que je ne pus m’empêcher de dire tout haut : « Mon Dieu ! je meurs de frais ! » Le colonel allemand lui jeta alors sa casaque, se découvrant lui-même, car il n’avait pas autre chose sur son uniforme.

Ici arrive une observation bien profonde :

« Tous ces honneurs, dit-elle, pouvaient bien arrêter une Allemande, mais non pas les Françaises, à qui la guerre ne peut plaire... »

 

Rien n’est plus vrai que cette observation. Les femmes allemandes sont encore celles de l’époque des Romains. Trusnelda combattait avec Hermann. A la bataille des Cimbres, où vainquit Marius, il y avait autant de femmes que d’hommes.

Les femmes sont courageuses dans les événemens de famille, devant la souffrance, devant la mort. Dans nos troubles civils, elles portent les drapeaux sur les barricades ; — elles portent vaillamment leur tête à l’échafaud. Dans les provinces qui se rapprochent du Nord ou de l’Allemagne, on a pu trouver des Jeanne d’Arc et des Jeanne Hachette. Mais la masse des femmes françaises redoute la guerre, — à cause de l’amour qu’elles ont pour leurs enfans.

Les femmes guerrières sont de la race franque. Chez cette population originairement venue d’Asie, il existe une tradition qui consiste à exposer des femmes dans les batailles, pour animer le courage des combattans par la récompense offerte. Chez les Arabes, on retrouve la même coutume. La vierge qui se dévoue s’appelle la kadra et s’avance au premier rang, entourée de ceux qui sont résolus à se faire tuer pour elle. — Mais chez les Francs on en exposait plusieurs.

Le courage et souvent même la cruauté de ces femmes étaient tels qu’ils ont été cause de l’adoption de la loi salique. Et cependant, les femmes, guerrières ou non, ne perdirent jamais leur empire en France, soit comme reines, soit comme favorites.

 

La maladie de La Corbinière fut cause qu’il se résolut à retourner en Italie. Seulement, il oublia de prendre un passeport. « Nous fûmes bien confus, dit Angélique, lorsque nous fûmes à une forteresse nommée Reistre, où l’on ne voulut plus nous laisser passer, et où l’on retint mon mari malgré sa maladie. » Comme elle avait conservé sa liberté, elle put aller à Inspruck se jeter aux pieds de l’archiduchesse Léopold pour obtenir la grâce de La Corbinière, — qu’on peut supposer avoir un peu déserté, — quoique sa femme ne l’avoue pas.

Munie de la grâce signée par l’archiduchesse, Angélique retourna au lieu où était détenu son mari. Elle demanda aux gens de ce bourg de Reitz s’ils n’avaient rien entendu dire d’un gentilhomme français prisonnier. On lui enseigna le lieu où il était, où elle le trouva contre un poêle, demi-mort, — et le ramena à Vérone.

Là elle retrouva M. de La Tour (de Périgord) et lui reprocha d’avoir fait vendre à son mari son enseigne, ce qui était cause de son malheur. « Je ne sais, ajouta-t-elle, s’il avait encore de l’amour pour moi, ou si ce fut de la pitié, tant il y a qu’il m’envoya vingt pistoles et tout un ameublement de maison où mon mari se gouverna si mal, qu’en peu de temps il mangea entièrement tout. »

Il avait repris un peu de santé et vivait continuellement en débauche avec deux de ses camarades, M. de La Perle et M. Escutte. Cependant l’affection de sa femme ne s’affaiblit pas. Elle se résolut, « pour ne pas vivre tout à fait dans l’incommodité, à prendre des gens en pension », — ce qui lui réussit, — seulement La Corbinière dépensait tout le gagnage hors du logis, « ce qui, dit-elle, m’affligeait jusqu’à la mort » ; il finit par vendre les meubles, — de sorte que la maison ne pouvait plus aller.

« Cependant, dit la pauvre femme, je sentais toujours mon affection aussi grande que lorsque nous partîmes de France. Il est vrai qu’après avoir reçu la première lettre de ma mère, cette affection se partagea en deux.... Mais, j’avoue que l’amour que j’avais pour cet homme surpassait l’affection que je portais à mes parens... »

 

Le manuscrit que les archives nationales conservent de la main d’Angélique s’arrête là.

Mais nous trouvons annexées au même dossier les observations suivantes écrites par son cousin, le moine célestin Goussencourt. Elles n’ont point la même grâce que le récit d’Angélique de Longueval, mais elles ont aussi la marque d’une honnête naïveté.

 

(1) Cette lettre mise à la poste à onze heures du soir est encore arrivée le lendemain à sept heures de l’après-midi. Il n’y a donc eu rien de particulier cette fois ni l’autre, que la lenteur de la poste pour un trajet de quarante kilomètres où les diligences mettent quatre heures.

(2) L’amour se disait au féminin à cette époque.

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16 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 13e livraison.

Le manuscrit autographe d’Angélique de Longueval s’interrompant à la mort de La Corbinière, Nerval achève son récit grâce à des documents annexes qui relatent la fin pitoyable des deux amants, puis il réfléchit sur le sens de son récit en en comparant la finalité et la technique à celles de Walter Scott... ce qui lui permet de revenir une fois encore à son excursion en Valois, en compagnie de son alter ego Sylvain que l’on retrouvera dans Sylvie, mais dont on note ici l’existence dès 1850.

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LE MOINE GOUSSENCOURT. — MORT DE LA CORBINIÈRE .—WALTER SCOTT. —

DIALOGUE. — UN ARCHÉOLOGUE SUSPECT. — CORRESPONDANCE.

Voici un passage des observations du moine célestin Gaussencourt :

« La nécessité les contraignit d’être taverniers : — où les soldats français allaient boire et manger, avec un tel respect, qu’ils ne voulaient point être servis d’elle. Elle cousait des collets de toile où elle ne gagnait tous les jours que huit sous, et avec cela descendait à toute heure à la cave, et lui, se donnait à boire avec ses hôtes, de telle façon qu’il devint tout couperosé.

Un jour, elle étant à la porte, un capitaine vint à passer et lui fit une grande révérence, et elle à lui, — ce qui fut aperçu de son mari jaloux. Il l’appelle et la prend par la gorge. Elle parvient à jeter un cri. Les buveurs arrivent et la trouvent à demi morte couchée par terre, — à laquelle il avait donné des coups de pied aux côtes qui lui avaient ôté la parole, et dit, pour s’excuser, qu’il lui avait défendu de parler à celui-là, et que, si elle lui eût parlé, il l’eût enfilée de son épée. »

 

Il devint étique par ses débauches. A cette époque elle écrivit à sa mère pour lui demander pardon. Sa mère lui répondit qu’elle lui pardonnait et lui conseillait de revenir et qu’elle ne l’oublierait pas dans son testament.

Ce testament était gardé à l’église de Neuville-en-Hez, et contient un legs de huit mille livres.

Pendant l’absence d’Angélique de Longueval il y eut une demoiselle en Picardie qui voulut usurper sa place, et se donna pour elle. — Elle eut même la hardiesse de se présenter à Mme d’Haraucourt, mère d’Angélique, laquelle dit qu’elle n’était pas sa fille. Elle racontait tant de choses, que plusieurs des parens finirent par la prendre pour ce qu’elle se donnait....

 

Le célestin, son cousin, lui écrivit de revenir. — Mais La Corbinière n’en voulait pas entendre parler, craignant d’être pris et exécuté s’il rentrait en France. Il n’y faisait pas bon pour lui non plus ; — car la faute d’Angélique fut cause que M. d’Haraucourt chassa des faubourgs de Clermont-sur-Oise sa mère et ses frères, « qui vivaient de leur boutique, étant charcutiers ».

Mme d’Haraucourt, enfin, étant morte en décembre 1636, à la Neuville-en-Hez, où elle repose (M. d’Haraucourt était mort en 1632), leur fille fit tant près de son mari, qu’il consentit à revenir en France.

Arrivés à Ferrare, ils tombent malades tous deux, — où ils furent douze jours, — s’embarquent à Livourne, arrivent à Avignon, où ils sont toujours malades. — La Corbinière y meurt, le 5 d’août 1642 ; il repose à Sainte-Madeleine ; — il meurt avec des repentances très grandes de l’avoir si mal traitée, et lui dit : « Pour votre consolation et ôter votre tristesse, souvenez-vous comme je vous ai traitée. »

« Là, continue le moine célestin, elle a été en si grande nécessité qu’elle m’a dit par écrit et de bouche, qu’elle fût morte de faim n’eût été les célestins qui l’ont aidée.

 

« Elle arrive à Paris le dimanche 19 octobre, par le coche, et manda à Mme Boulogne, sa grande amie, de la venir quérir. N’y étant pas, son hostellier y fut. le lendemain après dîner, elle vint me trouver avec la dite Boulogne et sa belle-mère, la mère de La Corbinière, servante de cuisine chez M. Ferrant, état qu’elle a été contrainte de faire depuis qu’elle a été bannie de Clermont, à cause de son fils.

La première chose qu’elle fit, elle vint se jeter à mes pieds, les mains jointes, me demandant pardon, ce qui fit pleurer les femmes. Je lui dis que je ne lui pardonnerais pas (ce qui la fit soupirer et respirer ayant entendu le reste), car elle ne m’avait pas offensé. Et la prenant par la main, lui dis-je : Levez-vous ; et la fis asseoir auprès de moi, où elle me répéta ce qu’elle m’avait souvent écrit : qu’après Dieu et sa mère, elle tenait la vie de moi. »

Quatre ans après, elle était retirée à Nivillers, et très malheureuse, n’ayant chemise au dos, comme il paraît par la lettre ci-contre.

 

LETTRE QU’ELLE ÉCRIT AU CÉLESTIN SON COUSIN, QUATRE ANS APRÈS SON RETOUR, DE NIVILLERS.

 

Le 2 janvier 1646.

Monsieur mon bon papa (elle appelait ainsi le célestin),

Je vous supplie, très humblement, de n’attribuer mon silence à manque du ressentiment que j’aurai toute ma vie de vos bontés, mais bien de honte de n’avoir encore que des paroles pour vous le témoigner. Vous protestant que la mauvaise fortune me persécute au point de n’avoir de chemise au dos. Ces misères m’ont empêché jusqu’ici de vous écrire et à Madame Boulogne, car il me semble que vous deviez recevoir autant de satisfaction de moi comme vous en avez été travaillés tous deux. Accusez donc mon malheur et non ma volonté, et me faites l’honneur, mon cher papa, de me mander de vos nouvelles.

Votre très humble servante.

A. DE LONGUEVAL.

 

(A M. de Goussencourt, aux Célestins, à Paris)

 

On ne sait rien de plus. — Voici une réflexion générale du célestin Goussencourt sur l’histoire de cet amour, dans lequel l’imagination simple du moine ne pouvant admettre, du reste, l’amour de sa cousine pour un petit charcutier, rapportait tout à la magie ; — voici sa méditation :

« La nuit du premier dimanche de carême 1632 fut leur départ ; retour en 1642, en carême. — Leurs affections commencèrent trois ans avant leur fuite. — Pour se faire aimer, il lui donna des confitures qu’il avait fait faire à Clermont, et où il y avait des mouches cantharides, qui ne firent qu’échauffer la fille, mais non aimer ; puis il lui donna d’un coing cuit, et depuis elle fut grandement affectionnée. »

 

Rien ne prouve que le frère Goussencourt ait donné une chemise à sa cousine. — Angélique n’était pas en odeur de sainteté dans sa famille, — et cela paraît en ce fait qu’elle n’a pas même été nommée dans la généalogie de sa famille, qui énonce les noms de Jacques-Annibal de Longueval, gouverneur de Clermont-en-Beauvoisis, et de Suzanne d’Arquenvillers, dame de Saint-Rimault. Ils ont laissé deux Annibal, dont le dernier, qui a le prénom d’Alexandre, est le même enfant qui ne voulait pas que sa sœur volât papa et maman, — puis encore deux autres garçons. — On ne parle pas de la fille.

 

Croyez pourtant que je ne m’acharnerais pas ainsi sur les différens héros de cette famille, dont les diverses branches, — de Longueval, — d’Haraucourt — et de Bucquoy, — donnent la torture à mon imagination, si je ne me trouvais au milieu des sources historiques et si je ne m’appliquais à l’analyse historique, — depuis qu’il nous est défendu de faire des romans.

Tout peuple est curieux de remonter, par la pensée, à ses origines et à ses souvenirs ; — c’est ce qui a fait le succès de Walter Scott en Angleterre, et en France celui d’Augustin Thierry, de Monteil et de quelques autres. L’histoire de France a été cruellement défigurée depuis plus de deux siècles, grâce à l’influence de ce principe de monarchie absolue qu’ont tenté d’établir les descendans du Béarnais. — Il fallait, pour les écrivains, se soumettre à cette convention, ou s’en aller écrire hors de France. Les écrivains ont fini par rester, et les rois absolus sont partis.

 

L’Académie a couronné dernièrement l’auteur qui avait eu l’idée de peindre « une province sous Louis XIV... Mon ambition est moins vaste. — Je n’aurais voulu peindre qu’une de ces familles provinciales qui forment dans l’unité historique d’une nation une individualité collective curieuse à étudier, comme jetant des reflets de clarté sur les autres.

Malheureusement, si je m’éloignais un instant de la ligne correcte de l’histoire, je retomberais dans le roman historique, — et les gens sévères considéreraient tout ce que je viens d’écrire comme imité d’une de ces longues préfaces où l’auteur de Waverley fait dialoguer ensemble le capitaine Clutterbuck et le révérend Jedédiah Cleisbotham.

 

Je comprends ce système, si favorable aux préparations d’un récit... Aussi, je ne voyage jamais dans ces contrées sans me faire accompagner d’un ami, que j’appellerai de son petit nom, Sylvain.

C’est un nom très commun dans cette province, — le féminin est le gracieux nom de Sylvie —, illustré par un bouquet de bois de Chantilly, dans lequel allait rêver si souvent le poète Théophile de Viau.

J’ai dit à Sylvain : — Allons-nous à Chantilly ? 

Il m’a répondu : — Non... tu as dit toi-même hier qu’il fallait aller à Ermenonville pour gagner de là Soissons, visiter ensuite les ruines du château de Longueval en Soissonnais, sur la limite de Champagne.

— Oui, répondis-je ; hier soir je m’étais monté la tête à propos de cette belle Angélique de Longueval, et je voulais voir le château d’où elle a été enlevée par La Corbinière, — en habits d’homme, sur un cheval.

— Es-tu sûr, du moins, que ce soit là le Longueval véritable, car il y a des Longueval et des Longueville partout... de même que des Bucquoy...

— Je n’en suis pas convaincu quant à ces derniers ; mais, je lis seulement ce passage du manuscrit d’Angélique :

« Le jour étant venu duquel il me devait venir quérir la nuit, je dis à un palefrenier qui avait nom Breteau : Je voudrais bien que tu me prêtasses un cheval pour envoyer à Soissons cette nuit quérir pour me faire un corps de cotte ; te promettant que le cheval sera ici avant que maman se lève... »

— Il semblerait donc prouvé, — me dit Sylvain, — que le château de Longueval était situé aux environs de Soissons, donc ce ne serait pas le moment de revenir vers Chantilly. Ce changement de direction a déjà risqué de te faire arrêter une fois, — parce que des gens qui changent d’idée tout-à-coup paraissent toujours des gens suspects...

 

En effet, un gendarme était venu à mon hôtel au dernier voyage que j’ai fait à Senlis, — je vous ai mandé ce détail, — et, apprenant que, — sans passeport, — j’avais dit d’abord que j’irais du côté d’Ermenonville, et qu’ensuite j’avais pris ma place aux voitures de Chantilly, il menaça l’hôtesse d’une amende de vingt-cinq francs... Mais que tout ceci soit oublié.

Cette aventure bien naturelle, — puisque j’étais alors sans papiers, ne m’avait été gravée profondément dans l’esprit que parce que je me souvenais d’une exigence pareille qui a eu un résultat plus grave pour une personne que je connais :

C’était un simple archéologue, — qui, passant à L***, et attendant la voiture de Senlis pour revenir à Paris, s’était arrêté à contempler une église du treizième siècle, dont le peu d’apparence est compensé par l’antiquité curieuse du monument.

Un gendarme — ceci se passait il y a plusieurs mois — le suivait des yeux dans ses observations, et remarquait surtout qu’il prenait des notes sur un calepin. Pendant une demi-heure, il hésita à manifester ses soupçons ; — mais enfin, ne trouvant pas naturel qu’on restât une demi-heure à regarder une église, il se décida à lui frapper sur l’épaule et à lui demander ses papiers.

— Des papiers à L*** ? A trois lieues de Paris ? dit l’archéologue avec douceur.

— Vous n’en avez pas ?.... Suivez-moi chez le maire.

Ce n’était pas le maire de Meaux, — qui passe pour un homme lettré ; — le maire de L*** dit à l’archéologue :

— Que faisiez-vous devant cette église ?

— J’en constatais l’antiquité.

— Et vous preniez des notes ?

— Les voici.

— Je n’ai pas besoin de regarder vos notes ; ce ne sont pas là des papiers, et puisque vous n’en avez pas d’autres, ces messieurs vont vous conduire devant le substitut de P***.

 

Il fut forcé de marcher jusque-là entre deux gendarmes.

Le substitut de P*** dit à l’archéologue, qui se plaignait d’un tel traitement : « Ce que vous me dites de ce qu’a fait le maire à votre égard est tellement incroyable, que je n’en crois pas un seul mot. Il est impossible qu’un fonctionnaire municipal du département de l’Oise ait pu prendre sur lui de faire arrêter un homme qui regardait une église !

— Un chien regarde bien un évêque ! dit le savant Parisien.

— Par conséquent je vous considère comme encore plus suspect. On va vous conduire à Paris puisque vous prétendez que vous y habitez et là on avisera.

L’archéologue demanda une voiture, ayant déjà fait deux lieues à pied, ce qui est déjà désagréable à cause de l’accompagnement des gendarmes : — on est exposé à rencontrer des dames. — Heureusement, il était arrivé dans la localité une voiture qui devait contenir d’autres malfaiteurs, — et qui se dirigeait sur Paris.

On y plaça l’archéologue. Cette voiture n’était pas encore construite d’après le système cellulaire, mais on avait les poucettes. Un seul voleur se trouvait déjà dans la voiture. Il était parfaitement assis sur les débris d’une botte de paille... et dit au nouveau pendant qu’on attelait :

— Bonjour, vieux Zigue !... eh bien ? on ne vous donne donc pas de paille... Vous avez droit à la paille, pour vous asseoir, comme moi : il faut demander ça au conducteur ! 

L’archéologue ne répondit que par un rugissement, — et voulut au contraire souffrir davantage, — pour faire plus de honte au maire de L***.

A Paris il produisit ses lettres et fut relâché.

 

Cette anecdote, — complètement historique, — n’indique que la sottise d’un maire de village, mais peut faire comprendre combien il est dans le caractère du fonctionnaire français d’abuser de l’autorité ; — c’est ce qui amène peut-être des réactions en sens contraire.

 

CORRESPONDANCE.

Vous m’envoyez deux lettres concernant mes premiers articles sur l’abbé de Bucquoy. La première, d’après une biographie abrégée, établit que Bucquoy et Bucquoi ne représentent pas le même nom. — A quoi je répondrai que les noms anciens n’ont pas d’orthographe. L’identité des familles ne s’établit que d’après les armoiries, et nous avons déjà donné celles de cette famille (l’écusson bandé de vair et de gueule de six pièces). Cela se retrouve dans toutes les branches, soit de Picardie, soit de l’Isle-de-France, soit de Champagne, d’où était l’abbé de Bucquoi. Longueval touche à la Champagne, comme on le sait déjà. — Il est inutile de prolonger cette discussion héraldique.

 

Je reçois de vous une seconde lettre qui vient de Belgique :

« Lecteur sympathique de M. Gérard de Nerval et désirant lui être agréable, je lui communique le document ci-joint, qui lui sera peut-être de quelque utilité pour la suite de ses humoristiques pérégrinations à la recherche de l’abbé de Bucquoy, cet insaisissable moucheron issu de l’amendement Riancey.

Un abonné du National. »

156 Oliver de Wree, de vermoerde oorlogstucken van den wonderdadighen velt-heer Carel de Longueval, grave van Busquoy, Baron de Vaux. Brugge, 1625. — Ej. mengheldichten : fyghes noeper ; BacchuCortryck. Ibid., 1625 — Ej. Venus-Ban. Ibid., 1625, in-12, oblong, vél.(1)

Livre rare et curieux. L’exemplaire est taché d’eau.

 

Je ne chercherai pas à traduire cet article de bibliographie flamande ; — seulement, je remarque qu’il fait partie du prospectus d’une bibliothèque qui doit être vendue le 5 décembre et jours suivans, sous la direction de M. Héberlé, — 5, rue des Paroissiens, à Bruxelles.

Et la lettre m’arrive le 15 !

J’aime mieux attendre la vente de Techener, — qui, je l’espère, aura toujours lieu le 20.

 

(1) La note imprimée est extraite d’un catalogue. Ainsi nous avions déjà cinq manières d’orthographier le nom de Bucquoy ; voici la sixième : Busquoy.

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17 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 14e livraison.

Après une ultime digression mettant en scène les tribulations d’un malheureux bibliophile, soucieux exclusivement, au milieu des journées de février 1848, de la disparition d’un précieux exemplaire du Perceforest, Nerval reprend le récit de ses pérégrinations en compagnie de Sylvain, randonnée qui va les conduire d’abord aux environs immédiats de Mortefontaine, où apparaît pour la première fois Sylvie et le souvenir de la noyade du « petit Parisien » relatée dans Sylvie.

La partie valoisienne de ce feuilleton sera reprise dans La Bohême galante, 8e et 9e livraisons.

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POST-SCRIPTUM. — LES RUINES. — LES PROMENADES. —

L’ABBAYE DE CHAALIS. — ERMENONVILLE. — LA TOMBE DE ROUSSEAU.

 

Je réfléchis à des fautes nombreuses que j’ai commises dans les lettres que je viens de vous adresser : une erreur de vingt kilomètres, ce n’est rien ; — j’ai peine à me familiariser avec ces nouvelles mesures.... et je sais pourtant qu’il est défendu de se servir du mot lieues dans les papiers publics. L’influence du milieu où je vis momentanément me fait retourner aux locutions anciennes.

Ma crainte de vous compromettre est telle, qu’en vous renvoyant la lettre qui m’a été adressée de Belgique pour me donner l’avis d’une vente où se trouvait un livre relatif à la famille de Bucquoy, j’ai ajouté un mot... J’ai déshonoré l’autographe d’un ami inconnu avec ce terme : issu. On avait voulu dire que l’abbé de Bucquoy était le moucheron insaisissable destiné à piquer l’amendement Tinguy — ; je ne me consolerai pas d’avoir fait lever ce moucheron ; — car je respecte toujours la loi. — J’ai cru affaiblir cette critique, en disant que le moucheron était issu de l’amendement.

J’ai eu tort ; — m’étant imposé cette loi de ne dire que la vérité, — à l’exemple du philosophe dont je vais voir la tombe, et qui avait pris pour devise : Vitam impendere vero, — je devais pouvoir représenter, au besoin, la lettre que vous m’avez envoyée vierge de toute addition. — Il suffit de faire remarquer que je n’attaque pas la loi ; mais seulement la fausse interprétation qu’on pourrait lui donner, si elle était appliquée sérieusement.

Quant à moi, — vous le savez, je ne risque rien ; mais vous, vous risquez de subir une amende, — qui peut s’élever à plus d’un million... Ne rions pas !

Si vous avez inséré ce que je vous ai écrit touchant l’arrestation d’un archéologue, croyez que cela est entièrement véritable et que je suis en mesure d’en donner les preuves — et de citer encore un autre fait analogue arrivé dans une autre partie de l’Oise. — Si ma géographie n’est pas toujours irréprochable, c’est que je crains avant tout de compromettre les personnes.

Il y a encore, dans ce que je vous ai écrit, un mot qui m’a causé une heure d’insomnie. J’ai fait, peut-être, une faute de français, — en parlant « d’abus de l’autorité, qui amènent des réactions en sens contraires ».

La faute paraît simple au premier abord ; — mais il y a plusieurs sortes de réactions : les unes prennent des biais, — les autres sont des réactions qui consistent à s’arrêter. J’ai voulu dire qu’un excès amenait d’autres excès. Ainsi il est impossible de ne point blâmer les incendies, — et les dévastations privées, — rares pourtant de nos jours. Il se mêle toujours à la foule en rumeur un élément hostile ou étranger qui conduit les choses au delà des limites que le bon sens général aurait imposées, et qu’il finit toujours par tracer.

Je n’en veux pour preuve qu’une anecdote qui m’a été racontée par un bibliophile fort connu, — et dont un autre bibliophile a été le héros.

Le jour de la révolution de février, on brûla quelques voitures, — dites de la liste civile ; — ce fut, certes, un grand tort, qu’on reproche durement aujourd’hui à cette foule mélangée qui, derrière les combattans, entraînait aussi des traîtres... On pouvait considérer que les voitures de la cour avaient été payées avec l’argent de la nation ; — mais il était inutile de détruire des voitures qui avaient coûté cher.

Le bibliophile dont je parle se rendit ce soir-là au Palais-National. Sa préoccupation ne s’adressait pas aux voitures ; il était inquiet d’un ouvrage en quatre volumes in-folio intitulé Perceforest.

C’était un de ces roumans du cycle d’Artus, — ou du cycle de Charlemagne, — où sont contenues les épopées de nos plus anciennes guerres chevaleresques.

Il entra dans la cour du palais, se frayant un passage au milieu du tumulte. — C’était un homme grêle, d’une figure sèche, mais ridée parfois d’un sourire bienveillant, correctement vêtu d’un habit noir, et à qui l’on ouvrit passage avec curiosité.

— Mes amis, dit-il, a-t-on brûlé le Perceforest ?

— On ne brûle que les voitures.

— Très bien ! continuez. Mais la bibliothèque ?

— On n’y a pas touché... Ensuite, qu’est-ce que vous demandez ?

— Je demande qu’on respecte l’édition en quatre volumes du Perceforest, — un héros d’autrefois... ; édition unique, avec deux pages transposées et une énorme tache d’encre au troisième volume. 

On lui répondit :

— Montez au premier. 

Au premier, il trouva des gens qui lui dirent :

— Nous déplorons ce qui s’est fait dans le premier moment. On a dans le tumulte, abîmé quelques tableaux...

— Oui, je sais, un Horace Vernet... Tout cela n’est rien : — le Perceforest ?...

On le prit pour un fou. Il se retira et parvint à découvrir la concierge du palais, qui s’était retirée chez elle.

— Madame, si l’on n’a pas pénétré dans la bibliothèque, assurez-vous d’une chose : c’est de l’existence du Perceforest, — édition du 16e siècle, reliure blanche en parchemin de Gaume. Le reste de la bibliothèque, ce n’est rien... mal choisi ! — des gens qui ne lisent pas ! — Mais le Perceforest vaut 40,000 francs sur les tables.

La concierge ouvrit de grands yeux.

— Moi, j’en donnerais, aujourd’hui, vingt mille.... malgré la dépréciation des fonds que doit amener nécessairement une révolution.

— Vingt mille francs !

— Je les ai chez moi ! Seulement ce ne serait que pour rendre le livre à la nation. C’est un monument. »

La concierge étonnée, éblouie, consentit avec courage à se rendre à la bibliothèque et à y pénétrer par un petit escalier. L’enthousiasme du savant l’avait gagnée.

Elle revint, après avoir vu le livre sur le rayon où le bibliophile savait qu’il était placé.

— Monsieur, le livre est en place. Mais il n’y a que trois volumes... Vous vous êtes trompé.

— Trois volumes !... Quelle perte !... Je m’en vais trouver le gouvernement provisoire, — il y en a toujours un.... Le Perceforest incomplet ! Les révolutions sont épouvantables !

Le bibliophile courut à l’Hôtel-de-Ville. — On avait autre chose à faire que de s’occuper de bibliographie. Pourtant il parvint à prendre à part M. Arago, — qui comprit l’importance de sa réclamation et des ordres furent donnés immédiatement.

Le Perceforest n’était incomplet que parce qu’on en avait prêté précédemment un volume.

Nous sommes heureux de penser que cet ouvrage a pu rester en France.

Celui des Aventures de l’abbé de Bucquoy, qui doit être vendu le 20, n’aura peut-être pas le même sort !

 

Et maintenant tenez compte, je vous prie, des fautes qui peuvent être commises, — dans une tournée rapide, souvent interrompue par la pluie ou par le brouillard...

 

Je quitte Senlis à regret ; — mais mon ami le veut pour me faire obéir à une pensée que j’avais manifestée imprudemment ; — les amis sont comme les enfans, — ce sont des tourmens, — c’est encore une locution du pays.

Je me plaisais tant dans cette ville, où la renaissance, le moyen-âge et l’époque romaine se retrouvent çà et là — au détour d’une rue, dans un jardin, dans une écurie, dans une cave. — Je vous parlais « de ces tours des Romains recouvertes de lierre » ! — L’éternelle verdure dont elles sont vêtues fait honte à la nature inconstante de nos pays froids. — En Orient, les bois sont toujours verts ; — chaque arbre a sa saison de mue ; mais cette saison varie selon la nature de l’arbre. C’est ainsi que j’ai vu, au Caire, les sycomores perdre leurs feuilles en été. En revanche, ils étaient verts au mois de janvier.

Les allées qui entourent Senlis et qui remplacent les antiques fortifications romaines, — restaurées plus tard, par suite du long séjour des rois carlovingiens, — n’offrent plus au regard que des feuilles rouillées d’ormes, et de tilleuls. Cependant la vue est encore belle, aux alentours, par un beau coucher de soleil. Les forêts de Chantilly, de Compiègne et d’Ermenonville ; — les bois de Châalis et de Pont-Armé, se dessinent avec leur masse rougeâtre sur le vert clair des prairies qui les séparent. Des châteaux lointains élèvent encore leurs tours, — solidement bâties en pierres de Senlis, et qui, généralement, ne servent plus que de pigeonniers.

Les clochers aigus, hérissés de saillies régulières, qu’on appelle dans le pays des ossemens (je ne sais pourquoi), retentissent encore de ce bruit de cloches qui portait une douce mélancolie dans l’âme de Rousseau....

 

Accomplissons le pèlerinage que nous nous sommes promis de faire, non pas près de ses cendres, qui reposent au Panthéon, — mais près de son tombeau, situé à Ermenonville, dans l’île dite des Peupliers.

La cathédrale de Senlis, l’église Saint-Pierre, qui sert aujourd’hui de caserne aux cuirassiers, le château de Henri IV, adossé aux vieilles fortifications de la ville, les cloîtres byzantins de Charles-le-Gros et de ses successeurs, n’ont rien qui doive nous arrêter... C’est encore le moment de parcourir les bois, malgré la brume obstinée du matin.

Nous sommes partis de Senlis, à pied, à travers les bois, aspirant avec bonheur la brume d’automne. En regardant les grands arbres qui ne conservaient au sommet qu’un bouquet de feuilles jaunies, mon ami Sylvain me dit :

— Te souviens-tu du temps où nous parcourions ces bois, quand tes parens te laissaient venir chez nous, où tu avais d’autres parents ?... Quand nous allions tirer les écrevisses des pierres, sous les ponts de la Nonette et de l’Oise... tu avais soin d’ôter tes bas et tes souliers, et on t’appelait : petit Parisien ?

— Je me souviens, lui dis-je, que tu m’as abandonné une fois dans le danger. C’était à un remous de l’Oise, vers Neufmoulin, — je voulais absolument passer l’eau pour revenir par un chemin plus court chez ma nourrice. — Tu me dis : On peut passer. Les longues herbes et cette écume verte qui surnage dans les coudes de nos rivières me donnèrent l’idée que l’endroit n’était pas profond. Je descendis le premier. Puis je fis un plongeon dans sept pieds d’eau. Alors tu t’enfuis, craignant d’être accusé d’avoir laissé se nayer le petit Parisien, et résolu à dire, si l’on t’en demandait des nouvelles, qu’il était allé où il avait voulu. — Voilà les amis. 

Sylvain rougit et ne répondit pas.

— Mais ta sœur, ta sœur qui nous suivait, — pauvre petite fille, — pendant que je m’abîmais les mains en me retenant, après mon plongeon aux feuilles coupantes des iris, se mit à plat ventre sur la rive et me tira par les cheveux de toute sa force.

— Pauvre Sylvie ! dit en pleurant mon ami.

— Tu comprends, répondis-je, que je ne te dois rien...

— Si ; je t’ai appris à monter aux arbres. Vois ces nids de pies qui se balancent encore sur les peupliers et sur les châtaigniers, — je t’ai appris à les aller chercher, — ainsi que ceux des piverts, — situés plus haut au printemps. — Comme Parisien, tu étais obligé d’attacher à tes souliers des griffes en fer, tandis que moi je montais avec mes pieds nus !

— Sylvain, dis-je, ne nous livrons pas à des récriminations. Nous allons voir la tombe où manquent les cendres de Rousseau. Soyons calmes. — Les souvenirs qu’il a laissés ici valent bien ses restes.

 

Nous avions parcouru un route qui aboutit aux bois et au château de Mont-l’Evêque. — Des étangs brillaient çà et là à travers les feuilles rouges relevées par la verdure sombre des pins. Sylvain me chanta ce vieil air du pays :

Courage ! mon ami, courage !
Nous voici près du village.
A la première maison,
Nous nous rafraîchirons !

On buvait dans le village un petit vin qui n’était pas désagréable pour des voyageurs. L’hôtesse nous dit, voyant nos barbes : — Vous êtes des artistes...... vous venez donc pour voir Châalis ? »

Châalis, — à ce nom je me ressouvins d’une époque bien éloignée... celle où l’on me conduisait à l’abbaye, une fois par an, pour entendre la messe, et pour voir la foire qui avait lieu près de là.

— Châalis, dis-je... Est-ce que cela existe encore ?

— Mais mon enfant, on a vendu le château, l’abbaye, les ruines, tout ! Seulement, ce n’est pas à des personnes qui voudraient les détruire... Ce sont des gens de Paris qui ont acheté le domaine, — et qui veulent faire des réparations. La dame a déclaré qu’elle dépenserait quatre cent mille francs !

— Ma foi, dit Sylvain, ceux qui dépensent ainsi ont le droit de conserver leur fortune.

— C’est un grand bien pour le pays, dit l’hôtesse.

— A Senlis, dit Sylvain, la révolution a causé d’abord de grandes craintes. Beaucoup ont vendu à vil prix leurs voitures et leurs chevaux. Il y a eu une personne qui, ne voulant pas conserver sa voiture de peur de se compromettre, l’a donnée pour rien !... On a vendu des couples de chevaux de cinq mille francs pour six cents francs !

— J’aurais bien voulu les avoir !

— Les chevaux ?

— Non...

— Seulement, il faut le dire, — ajouta Sylvain, à l’honneur de notre pays, d’autres n’eurent que l’idée de se résoudre à faire plus de dépenses. Des gens que leurs habitudes ou leur âge invitaient à la tranquillité et au repos donnèrent des fêtes, firent travailler les ouvriers, commandèrent des équipages, et achetèrent des chevaux — autres que ceux que les peureux faisaient vendre,... et qui tombèrent dans les mains des maquignons.

— Sylvain ! dis-je, je t’estime ; tu as nuancé parfaitement ton récit.

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21 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 15e livraison.

Tandis que Nerval attend toujours impatiemment la vente aux enchères à Paris qui lui permettra d’acquérir enfin l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, le récit de la promenade valoisienne en compagnie de Sylvain, adressé au journal depuis La Chapelle-en-Serval, à quelques kms de Mortefontaine, se poursuit avec la visite du domaine de Chaalis, récemment racheté par Mme de Vatry. Ayant appris son expulsion de la rue Saint-Thomas du Louvre, Nerval a cette fine remarque : « Je ne voudrais pas ici faire de la politique. — Je n’ai jamais voulu faire que de l’opposition. »

La partie valoisienne de ce feuilleton sera repris dans La Bohême galante, 9e livraison, le 1er novembre 1852.

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La Chapelle-en-Serval, ce 20 novembre.

De même qu’il est bon dans une symphonie même pastorale de faire revenir de temps en temps le motif principal, gracieux, tendre ou terrible, pour enfin le faire tonner au finale, avec la tempête graduée de tous les instrumens, — je crois utile de vous parler encore de l’abbé de Bucquoy, sans m’interrompre dans la course que je fais en ce moment vers le château de ses pères, avec cette intention de mise en scène exacte et descriptive sans laquelle ses aventures n’auraient qu’un faible intérêt.

Le finale se recule encore, — et vous allez voir que c’est encore malgré moi…

Et d’abord, réparons une injustice à l’égard de ce bon M. R*** de la Bibliothèque Nationale, qui, loin de s’occuper légèrement de la recherche du livre, a remué tous les fonds des huit cent mille volumes que nous y possédons. Je l’ai appris depuis, — mais, ne pouvant trouver la chose absente, il m’a donné officieusement avis de la vente Techener, ce qui est le procédé d’un véritable savant.

Sachant bien que toute vente de grande bibliothèque se continue pendant plusieurs jours, j’avais demandé avis du jour désigné pour la vente du livre, voulant, si c’était justement le 20, me trouver à la vacation du soir.

Mais ce ne sera que le 30 !

Le livre est bien classé dans la rubrique : Histoire, et sous le n° 3584. — Evénement des plus rares, etc..., l’intitulé que vous savez.

La note suivante y est annexée.

« Rare. — Tel est le titre de ce livre bizarre, en tête duquel se trouve une gravure représentant L’Enfer des vivans, ou la Bastille. Le reste du volume est composé des choses les plus singulières.

« Catalogue de la Bibliothèque de M. M***, etc. »

 

Je puis encore vous donner un avant-goût de l’intérêt de cette histoire, dont quelques personnes semblaient douter, en reproduisant des notes que j’ai prises dans la bibliographie Michaud.

Après la biographie de Charles Bonaventure, comte de Bucquoy, généralissime et membre de l’ordre de la Toison d’or, célèbre par ses guerres en France, en Bohême et en Hongrie, et dont le petit-fils, Charles, fut créé prince de l’empire, — on trouve l’article sur l’abbé de Bucquoy, — indiqué comme étant de la même famille que le précédent. Sa vie politique commença par cinq années de services militaires. Échappé comme par miracle à un grand danger, il fit vœu de quitter le monde et se retira à la Trappe. L’abbé de Rancé, — sur lequel Chateaubriand a écrit son dernier livre, — le renvoya, comme peu croyant. Il reprit son habit galonné, qu’il troqua bientôt contre les haillons d’un mendiant.

A l’exemple des fakirs et des derviches, il parcourait le monde, pensant donner des exemples d’humilité et d’austérité. Il se faisait appeler le Mort, et tint même à Rouen, sous ce nom, une école gratuite. Je m’arrête de peur de déflorer le sujet. Je ne veux que faire remarquer encore, pour prouver que cette histoire a du sérieux, qu’il proposa plus tard aux Etats-Unis de Hollande, en guerre avec Louis XIV, « un projet pour faire de la France une république, et y détruire, disait-il, le pouvoir arbitraire. » Il mourut à Hanovre, à 90 ans, laissant son mobilier et ses livres à l’Eglise catholique, dont il n’était jamais sorti. — Quant à ses seize années de voyage dans l’Inde, je n’ai encore là-dessus de données que par le livre en hollandais de la Bibliothèque nationale. Nous en parlerons plus tard.

 

Tout ceci est donc sérieux ; voici ce qui ne l’est pas moins :

Je reçois, avec les renseignemens que j’attendais, un congé du logement que j’occupais depuis longtemps à Paris. — Pardon de vous parler encore de moi. Mais de même que la vie de l’abbé de Bucquoy me semble pouvoir éclairer toute une époque, — d’après le procédé bien connu d’analyse qui va du simple au composé, il me semble que l’existence d’un écrivain étant publique plus que celle des autres, qui cachent toujours des recoins obscurs, c’est sur lui-même qu’il doit au besoin donner exemple des faits ordinaires qui se passent dans une société.

Voici le document tout à fait féodal dont vous pourrez n’insérer que les passages qui vous sembleront utiles pour démontrer encore plus combien les formes vieillies de nos administrations sont blessantes pour les particuliers. — Ceci s’adresse aux habitudes et non aux hommes, qui ne font que remplir un patron tracé.

 

Le requérant ès-nom (le préfet de la Seine), poursuivant l’expropriation pour cause d’utilité publique, des immeubles nécessaires à la formation des abords du Louvre et au prolongement de la rue de Rivoli, parmi lesquels se trouve compris celui qu’habite le susnommé, entend lui donner, comme de fait il lui donne par ces présentes congé de toutes les localités qu’il occupe dans ladite maison, et ce pour le premier janvier mil huit cent cinquante-un, entendant qu’à ladite époque il quitte les lieux et fasse place nette en satisfaisant à toutes les charges imposées à un locataire sortant ;

Que cependant, ne voulant pas que les frais occasionnés par cette éviction pour cause d’utilité publique restent à la charge du locataire susnommé, mondit requérant lui fait offre par ces présentes d’une somme de vingt francs qui lui sera payée à la caisse municipale de Paris, sur le vu de son acceptation, qui devra être donnée dans la quinzaine de ce jour.

Lui déclarant qu’en cas de non acceptation d’ici à cette époque, le requérant entend retirer, comme de fait par ces présentes, il retire positivement les dites offres par lui faites, pour s’en tenir purement et simplement au congé précédemment donné, qui devra recevoir son exécution dans les termes de droit.

A ce que le susnommé n’en ignore je lui en ai, en parlant comme dessus, laissé la présente copie.

Coût, trois francs. Brizard.

 

Je ne voudrais pas ici faire de la politique. — Je n’ai jamais voulu faire que de l’opposition. — L’expropriation est parfaitement juste, mais les termes en sont impropres. Je remarque que l’administration prend toujours, en France, un ton sévère. — De même que dans la justice, l’homme soupçonné est toujours, de prime abord, regardé comme coupable. Si même il est reconnu innocent, il demeure toujours suspect.

Ceci est une des grandes causes de nos troubles civils. Si nous voulons examiner seulement l’intérieur des familles, nous verrons que quand le maître gronde, du supérieur à l’inférieur par étages, tout le monde gronde. Le chien lui-même devient hargneux. — Quand le maître est nerveux, tout le monde devient nerveux et souffre. — On se rend compte de cela, surtout quand on a habité la province, où les divisions d’état à état sont plus tranchées.

Issu, par ma mère, des premières communes franches, situées au nord de Paris, j’ai retenu, des impressions d’enfance, le vif sentiment du droit qui règne dans la Flandre française, — comme en Angleterre et dans les Pays-Bas. C’est pourquoi, me retrouvant dans ce milieu, je vous écris ces lignes, qu’on trouvera peut-être singulières à Paris, mais dont on comprendra sans doute le sentiment ; — car Paris comprend tout.

 

Nous sommes allés à Châalis pour voir en détail le domaine, avant qu’il soit restauré. Il y a d’abord une vaste enceinte entourée d’ormes ; puis, on voit à gauche un bâtiment dans le style du 16e siècle, restauré sans doute plus tard selon l’architecture lourde du petit château de Chantilly.

Quand on a vu les offices et les cuisines, l’escalier suspendu du temps de Henri vous conduit aux vastes appartemens des premières galeries, — grands appartemens et petits appartemens donnant sur les bois. Quelques peintures enchâssées, le grand Condé à cheval et des vues de la forêt, voilà tout ce que j’ai remarqué. Dans une salle basse, on voit un portrait de Henri IV à 35 ans.

C’est l’époque de Gabrielle, — et probablement ce château a été témoin de leurs amours. — Ce prince qui, au fond, m’est peu sympathique, demeura longtemps à Senlis, surtout dans la première époque du siège, et l’on y voit, au-dessus de la porte de la mairie et des trois mots : Liberté, égalité, fraternité, son portrait en bronze avec une devise gravée, dans laquelle il est dit que son premier bonheur fut à Senlis, — en 1590. — Ce n’est pourtant pas là que Voltaire a placé la scène principale, imitée de l’Arioste, de ses amours avec Gabrielle d’Estrées.

Ne trouvez-vous pas étrange que les d’Estrées se trouvent être encore des parens de l’abbé de Bucquoy ? C’est cependant ce que révèle encore la généalogie de sa famille... Je n’invente rien.

 

C’était le fils du garde qui nous faisait voir le château, — abandonné depuis longtemps. — C’est un homme qui, sans être lettré, comprend le respect qu’on doit aux antiquités. Il nous fit voir dans une des salles un moine qu’il avait découvert dans les ruines. A voir ce squelette couché dans une auge de pierre, j’imaginai que ce n’était pas un moine, mais un guerrier celte ou franc couché selon l’usage, — avec le visage tourné vers l’Orient dans cette localité, où les noms d’Erman ou d’Armen (1) sont communs dans le voisinage, sans parler même d’Ermenonville, située près de là, — et que l’on appelle dans le pays Arme-Nonville ou Nonval, qui est le terme ancien.

Pendant que j’en faisais l’observation à Sylvain, nous nous dirigions vers les ruines. Un passant vint dire au fils du garde qu’un cygne venait de se laisser tomber dans un fossé. — Va le chercher. — Merci... pour qu’il me donne un mauvais coup.

Sylvain fit cette observation qu’un cygne n’est pas bien redoutable.

Messieurs, dit le fils du garde, j’ai vu un cygne casser la jambe à un homme d’un coup d’aile.

Sylvain réfléchit et ne répondit pas.

Le pâté des ruines principales forme les restes de l’ancienne abbaye, bâtie probablement vers l’époque de Charles VII, dans le style du gothique fleuri, sur des voûtes carlovingiennes aux piliers lourds, qui recouvrent les tombeaux. Le cloître n’a laissé qu’une longue galerie d’ogives qui relie l’abbaye à un premier monument, où l’on distingue encore des colonnes byzantines taillées à l’époque de Charles-le-Gros, et engagée dans de lourdes murailles du 16e siècle.

— On veut, nous dit le fils du garde, abattre le mur du cloître pour que, du château, l’on puisse avoir une vue sur les étangs. C’est un conseil qui a été donné à Madame.

— Il faut conseiller, dis-je, à votre dame de faire ouvrir seulement les arcs des ogives qu’on a remplis de maçonnerie, et alors la galerie se découpera sur les étangs, ce qui sera beaucoup plus gracieux. 

Il a promis de s’en souvenir.

 

La suite des ruines amenait encore une tour et une chapelle. Nous montâmes à la tour. De là l’on distinguait toute la vallée, coupée d’étangs et de rivières, avec les longs espaces dénudés qu’on appelle le désert d’Ermenonville, et qui n’offrent que des grès de teinte grise, entremêlés de pins maigres et de bruyères.

Des carrières rougeâtres se dessinaient encore çà et là à travers les bois effeuillés, et ravivaient la teinte verdâtre des plaines et des forêts, — où les bouleaux blancs, les troncs tapissés de lierre et les dernières feuilles d’automne se détachaient encore sur les masses rougeâtres des bois encadrées des teintes bleuâtres de l’horizon.

Nous redescendîmes pour voir la chapelle ; c’est une merveille d’architecture. L’élancement des piliers et des nervures, l’ornement sobre et fin des détails, révélaient l’époque intermédiaire entre le gothique fleuri et la renaissance. Mais, une fois entrés, nous admirâmes les peintures, — qui m’ont semblé être de cette dernière époque.

« Vous allez voir des saintes un peu décolletées », nous dit le fils du garde. En effet, on distinguait une sorte de Gloire peinte en fresque du côté de la porte, parfaitement conservée malgré ses couleurs pâlies, sauf la partie inférieure couverte de peintures à la détrempe, — mais qu’il ne sera pas difficile de restaurer.

Les bons moines de Châalis auraient voulu supprimer quelques nudités trop voyantes du style Médicis. — En effet, tous ces anges et toutes ces saintes faisaient l’effet d’amours et de nymphes aux gorges et aux cuisses nues. L’absyde de la chapelle offre dans les intervalles de ses nervures d’autres figures mieux conservées encore et du style allégorique usité postérieurement à Louis XII. — En nous retournant pour sortir nous remarquâmes au-dessus de la porte des armoiries qui devaient indiquer l’époque des dernières ornementations.

Il nous fut difficile de distinguer les détails de l’écusson écartelé qui avait été repeint postérieurement en bleu et en blanc. Au 1 et au 4, c’étaient d’abord des oiseaux que le fils du garde appelait des cygnes, — disposés par 2 et 1 ; — mais ce n’étaient pas des cygnes.

Sont-ce des aigles éployés, des merlettes ou des alérions ou des ailettes attachées à des foudres ?

Au 2 et au 3, ce sont des fers de lance, ou des fleurs de lys, ce qui est la même chose. Un chapeau de cardinal recouvrait l’écusson et laissait tomber des deux côtés ses résilles triangulaires ornées de glands ; mais n’en pouvant compter les rangées, parce que la pierre était fruste, nous ignorions si ce n’était pas un chapeau d’abbé.

Je n’ai pas de livres ici. mais il me semble que ce sont là les armes de Lorraine, écartelées de celles de France. Seraient-ce les armes du cardinal de Lorraine, qui fut proclamé roi dans ce pays, sous le nom de Charles X, ou celles de l’autre cardinal, qui aussi était soutenu par la Ligue ?... Je m’y perds, n’étant encore, je le reconnais, qu’un bien faible historien...

 

(1) Hermann, Arminius, ou peut-être Hermès.

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