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1er novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 6e livraison.
Emporté par ses souvenirs, Nerval poursuit l’évocation des péripéties de la première de Léo Burckart, avant de conclure sur le reproche que lui a adressé Le Corsaire. Entre temps, la consultation des Archives l’a mis sur la piste d’Angélique de Longueval.
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LES MASQUES D’ARLEQUIN. — HAMLET. —LE NAIN JAUNE. — LES PRIVILÈGES.
Si les accessoires n’arrivaient pas, c’est qu’en général, il en est ainsi dans tous les théâtres ; — ce n’est qu’au dernier moment qu’on s’occupe des détails. Souvent aussi le directeur ne peut payer d’avance le costumier, le peintre ou le décorateur, — qui ne rendent leur travail ou celui de leurs ouvriers, que moyennant une délégation sur la recette, — dont il est impossible, avant le soir même, de prévoir le total.
Le pauvre Harel, — qui était un homme après tout remarquable, — qui avait été directeur du Nain Jaune, et qui a été couronné par l’Académie, pour un éloge de Voltaire, pliait dans ce moment sous le poids des obligations que lui avait créées sa lutte obstinée avec la mauvaise fortune de la Porte-Saint-Martin.
Le privilège était grevé de quinze mille francs, qu’il fallait donner annuellement à un directeur très spirituel, — qui avait trouvé moyen de se faire conférer deux théâtres ; — l’un possédé directement, l’autre, qui n’était qu’un fief, dont le produit médiocre faisait sourire le possesseur, et cependant ruinait peu à peu le possédant.
Ceci est déjà de l’ancien régime ; — bornons-nous à constater que si Harel eût eu dans sa caisse les cent cinquante mille francs qu’il a donnés en dix ans à son suzerain, il n’aurait peut-être pas été gêné à l’époque où il attendait l’éléphant.
Harel était forcé souvent d’engager les costumes les plus brillans du théâtre. Alors il ne fallait pas lui parler de pièces moyen-âge ou Louis XV, — encore moins de celles qui pouvaient concerner des époques luxueuses, grecques, bibliques ou orientales.
On lui offrit un jour une pièce de la Régence qui promettait un succès par l’effet serré des combinaisons. Harel fit appeler M. Dumas, — costumier, — et lui dit : « Comment sommes-nous en costumes de la Régence ? — Monsieur, bien mal ; il n’y a plus d’habits !... Nous avons un peu de gilets et des trousses (ce sont les culottes du temps).
— Eh bien ! Dumas, avec des gilets et des trousses, il suffit d’ajouter des habits de serge en couleurs éclatantes. L’éclat des gilets suffira, — à la rampe, — pour satisfaire le public.
C’est ainsi que fut monté la duchesse de La Vaubalière, où les gilets de la Régence éblouirent longtemps les amateurs instruits qui formaient des queues mirifiques avec des billets à cinquante et à soixante centimes.
— Ce succès m’a ruiné, — me disait plus tard Harel.
Et il me montrait les livres qui constataient une moyenne de recettes de huit cents francs pour les vingt premières représentations.
Ensuite cela baissait sensiblement. — Alors je me suis dit : « Ne croyons plus aux grands succès dramatiques. »
Je continuai à m’inquiéter des accessoires. Il s’agissait de seize casquettes d’étudians, et de seize masques — pour la scène du saint Wehmé — masques en velours noir, nécessairement, — qui avaient été bien connus par les représentations de Bravo, de Lucrèce Borgia et d’une foule d’autres drames.
Les casquettes n’arrivèrent qu’au premier entracte ; mais on me dit : Les masques ne peuvent tarder d’arriver.
On juge mal, dans les coulisses ; — c’est le sort des hommes d’état. — Le public écoutait avec un silence merveilleux. Le troisième acte ayant fini, je conçus une inquiétude touchant les seize masques qui devaient servir au quatrième acte.
Je montai jusque dans les combles du théâtre. Quelques figurans revêtissaient des costumes de gardes nobles allemands, bleus avec des torsades jaunes ; — d’autres, des costumes de sicaires et de trabans, — qui les humiliaient beaucoup.
Quant aux étudians, ils s’habillaient sans crainte, étant assurés de leurs casquettes, — et ne songeaient pas qu’il fallait avoir des masques pour la scène de vente du quatrième acte.
— Où sont les masques ? dis-je.
— Le chef des accessoires ne les a pas encore distribués.
J’allai trouver Harel.
— Les masques ?
— Ils vont arriver.
L’entr’acte semblait déjà long au public ; — on avait épuisé les ressources ordinaires d’Harel, — qui consistaient, pour faire attendre un lever de rideau tardif, en une pluie de petits papiers au premier entracte, — au second, en une casquette — qui, tombée du paradis, passait de mains en mains sur le parterre ; — au troisième entr’acte, en une scène de loges qui provoquait au parterre ce dialogue obligé : « Il l’embrassera... il ne l’embrassera pas !... »
L’usage était, entre le troisième et le quatrième acte, lorsque l’intervalle se prolongeait trop, de faire aboyer un chien, — ou crier un enfant. Des gamins, payés, s’écriaient alors : « Assoyez-vous sur le moutard ! » Et tout était dit. L’orchestre entonnait, au besoin, la Parisienne, — permise alors.
Harel me dit, après dix minutes d’entracte : « Les étudians ont leurs casquettes... Mais ont-ils bien besoin de masques ?
— Comment ! pour la scène du tribunal secret !... Vous le demandez ?
— C’est que l’on s’est trompé : l’on ne nous a envoyé que des masques d’arlequin... Ils ont cru qu’il s’agissait d’un bal, — parce que dans les drames modernes, il y a toujours un bal au quatrième acte.
— Où sont les masques ? dis-je, en soupirant, à Harel.
— Chez le costumier.
J’entrai là, au milieu des imprécations de tous les ouvriers-étudians qui, sur ma parole, s’étaient engagés à jouer des rôles sérieux.
— Masques d’arlequins !... me disait-on, — cela ne va pas trop avec notre costume. »
Mélingue et Raucourt, qui avaient des masques à eux, en velours noir, se prélassaient dans le foyer, sûrs de n’être pas ridicules. Mais les affreux masques des étudians, avec leur nez de carlin et leurs moustaches frisées, m’inquiétaient beaucoup. — Raucourt dit : « Il n’y a qu’un moyen, c’est de couper les moustaches. Le nez est un peu écrasé, mais pour des conspirateurs, cela ne fait rien. On dira : — qu’ils n’ont pas eu de nez.
Enfin, pour sauver l’acte, nous nous mîmes tous, Mme Mélingue, Raucourt, Mélingue et Tournant, — à couper les barbes des masques d’arlequin, qui, à la rampe, faisaient scintiller leur surface luisante et ôtaient un peu de sérieux à la scène de la Saint-Vehmé.
Quelqu’un me dit : « Harel vous trahit. » — Je n’ai jamais voulu le croire.
Quant à la décoration dite de Cicéri, elle nous avait forcé de supprimer un tiers de l’acte ; — attendu qu’il était impossible, dans un caveau, de faire les évolutions qu’aurait permises une scène ouverte à plusieurs plans.
Le quatrième acte, réduit à ces proportions, ne justifia pas les craintes qu’avait manifestées la direction des Beaux-Arts.
Heureusement le talent des acteurs enleva le 5e acte qui présentait des difficultés. Le mot le plus applaudi de la pièce fut celui-ci, qui était prononcé par un étudiant : « Les rois s’en vont... je les pousse ! » Le tonnerre d’applaudissemens qui suivit ces mots, bien simples pourtant, provoqua cette phrase de Harel : « La pièce sera arrêtée demain... mais nous aurons eu une belle soirée. » L’effet froid du 4e acte rajusta les choses. Harel, qui espérait peut-être une persécution, ne l’obtint pas.
Toutefois, il réclama au ministère une indemnité — pour le retard que les exigences de la censure avait apporté aux représentations et les pertes qu’il avait faites, — faiblement compensées par l’avenir qu’offrait l’éléphant attendu par lui.
Au bout de trente représentations d’été, je vis avec intérêt cet animal succéder aux effets du drame. Les seize ouvriers, — qui coûtaient cher, furent congédiés, — et je résolus d’aller me retremper en Allemagne aux vignes du Danube, des ennuis que m’avaient causés les vignes du Rhin.
Le Rhin est perfide ; — il a trop de lorelys qui chantent le soir dans les ruines des vieux châteaux ! — Quant au Danube, quel bon fleuve ! Il me semble aujourd’hui qu’il roule dans ses flots des saucisses (wurchell) et des gâteaux glacés de sel.
Ceci est un souvenir de Vienne. Il ne faut pas anticiper.
Harel avait été dédommagé des pertes qu’il avait subies par le retard apporté aux représentations de la pièce. Sa réclamation me donnait aussi les mêmes droits.
C’était un ministère amené par les efforts de l’opposition qui avait succédé au ministère de cour dont j’ai parlé. Je fis valoir mes droits. Mais je ne voulus pas que l’argent de l’état fût dépensé sans compensation. Je promis six cents francs de copie pour les six cents francs qu’on me rendait.
J’ai envoyé des articles sur des questions de commerce et de contrefaçon pour le double de ce que j’ai pu recevoir.
Voilà ma réponse au Corsaire. — Reparlons de l’abbé de Bucquoy. On m’a communiqué sa généalogie aux Archives. — Son nom patronymique est Longueval. Et, par cette particularité qui fait sans cesse en France l’étonnement des personnes simples, — ce nom ne se trouve pas une seule fois dans les récits et les actes qui le signalent à l’attention publique.
Les Archives possèdent sur cette famille une histoire charmante d’amour que je puis vous adresser sans crainte, — puisqu’elle est complètement historique.
Angélique de Longueval était fille d’un des plus grands seigneurs de Picardie. Jacques de Longueval, comte d’Haraucourt, son père, conseiller du roi en ses conseils, maréchal de ses camps et armées, avait le gouvernement du Catelet et de Clermont-en-Beauvoisis. C’était dans le voisinage de cette dernière ville, au château de Saint-Rimbaud qu’il laissait sa femme et sa fille, lorsque le devoir de ses charges l’appelait à la cour ou à l’armée.
Dès l’âge de treize ans, Angélique de Longueval, d’un caractère triste et rêveur, n’ayant goût, comme elle disait, ni aux belles pierres, ni aux belles tapisseries, ni aux beaux habits, ne respirait que la mort pour guérir son esprit. Un gentilhomme de la maison de son père en devint amoureux. Il jetait continuellement les yeux sur elle, l’entourait de ses soins, et bien qu’Angélique ne sût pas encore ce que c’était qu’amour, elle trouvait un certain charme à la poursuite dont elle était l’objet.
Le déclaration d’amour que lui fit ce gentilhomme resta même tellement gravée dans sa mémoire, que six ans plus tard, après avoir traversé les orages d’un autre amour, des malheurs de toute sorte, elle se rappelait encore cette première lettre et la retraçait mot pour mot. Qu’on nous permette de citer ici ce curieux échantillon du style d’un amoureux de province au temps de Louis XIII.
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3 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 7e livraison.
Nerval est parti pour Compiègne où il pense trouver des documents d’archives sur la famille de Longueval. Le feuilleton se présente désormais comme une série de « lettres » adressées au National. Cette première « lettre » porte les dates d’envoi de « Compiègne jour de la Toussaint » puis de « Senlis. — Le soir de la Toussaint ». À partir de cette 7e livraison, Nerval va croiser son récit initial, le journal de la vie aventureuse d’Angélique de Longueval, avec sa propre expérience de retour aux sources maternelles du Valois de son enfance. De Compiègne où il pensait trouver des documents sur son héroïne, comme aimanté par les lieux aimés, il se rend d’abord à Senlis où il arrive très symboliquement « le jour des Morts ».
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DÉPART POUR COMPIÈGNE. — LES ARCHIVES ET LA BIBLIOTHÈQUE. —VIE D’ANGÉLIQUE DE LONGUEVAL, DE LA FAMILLE DE BUCQUOY.
Voici la lettre du premier amoureux de Mlle Angélique de Longueval :
« Je ne m’étonne plus de ce que les simples, sans la force des rayons du soleil, n’ont nulle vertu, puisqu’aujourd’hui j’ai été si malheureux que de sortir sans avoir vu cette belle aurore, laquelle m’a toujours mis en pleine lumière, et dans l’absence de laquelle je suis perpétuellement accompagné d’un cercle de ténèbres, dont le désir d’en sortir, et celui de vous revoir, ma belle, m’a obligé, comme ne pouvant vivre sans vous voir, de retourner avec tant de promptitude, afin de me ranger à l’ombre de vos belles perfections, l’aimant desquelles m’a entièrement dérobé le cœur et l’âme ; larcin toutefois que je révère, en ce qu’il m’a élevé en un lieu si saint et si redoutable, et lequel je veux adorer toute ma vie avec autant de zèle et de fidélité que vous êtes parfaite. »
Cette lettre ne porta pas bonheur au pauvre jeune homme qui l’avait écrite. En essayant de la glisser à Angélique, il fut surpris par le père, — et mourait à quatre jours de là, tué l’on ne dit pas comment.
Le déchirement que cette mort fit éprouver à Angélique lui révéla l’amour. Deux ans entiers elle pleura. Au bout de ce temps, ne voyant, dit-elle, d’autre remède à sa douleur que la mort ou une autre affection, elle supplia son père de la mener dans le monde. Parmi tant de seigneurs qu’elle y rencontrerait elle trouverait bien, pensait-elle, quelqu’un à mettre en son esprit à la place de ce mort éternel.
Le comte d’Haraucourt ne se rendit pas, selon toute apparence, aux prières de sa fille, car parmi les personnes qui s’éprirent d’amour pour elle, nous ne voyons que des officiers domestiques de la maison paternelle. Deux, entre autres, M. de Saint-Georges, gentilhomme du comte, et Fargue, son valet de chambre, trouvèrent dans cette passion commune pour la fille de leur maître, une occasion de rivalité qui eut un dénouement tragique. Fargue, jaloux de la supériorité de son rival, avait tenu quelques discours sur son compte. M. de Saint-Georges l’apprend, appelle Fargue, lui remontre se faute, et lui donne, en fin de compte, tant de coups de plat d’épée, que son arme en reste tordue. Plein de fureur, Fargue parcourt l’hôtel, cherchant une épée. Il rencontre le baron d’Haraucourt, frère d’Angélique : lui arrachant son épée, il court la plonger dans la gorge de son rival, que l’on relève expirant. Le chirurgien n’arrive que pour dire à Saint-Georges : « Criez merci à Dieu, car vous êtes mort. » Pendant ce temps, Fargue s’était enfui.
Tels étaient les tragiques préambules de la grande passion qui devait précipiter la pauvre Angélique dans une série de malheurs.
Compiègne. — Du jour de la Toussaint.
Je me suis interrompu dans la lecture de la vie d’Angélique de Longueval, cette belle aventurière, — en m’apercevant qu’une foule de pièces et de renseignemens y relatifs étaient indiqués comme existant dans les bibliothèques de Compiègne. — Car Compiègne est le centre littéraire de la province où vivait cette ancienne famille, — dont il serait certes curieux de recomposer le souvenir à la manière de Walter Scott, — si l’on pouvait !
La vieille France provinciale est à peine connue, — de ces côtés surtout, — qui cependant font partie des environs de Paris. Au point où l’Ile-de-France, le Valois et la Picardie se rencontrent, — divisés par l’Oise et l’Aisne au cours si lent et si paisible, — il est permis de rêver les plus belles bergeries du monde.
La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français, à peine modifié par une prononciation où les désinences des mots montent au ciel à la manière du chant de l’alouette..... Chez les enfans cela forme comme un ramage. Il y a aussi dans les tournures de phrases quelque chose d’italien, — ce qui tient sans doute au long séjour qu’ont fait les Médicis et leur suite florentine dans ces contrées, divisées autrefois en apanages royaux et princiers.
Je suis arrivé hier au soir à Compiègne, poursuivant les Bucquoy sous toutes les formes, avec cette obstination lente qui m’est naturelle. Aussi bien les archives de Paris, où je n’avais pu prendre encore que quelques notes, eussent été fermées aujourd’hui, jour de la Toussaint.
A l’hôtel de la Cloche, célébré déjà par Alexandre Dumas, on menait grand bruit, ce matin. Les chiens aboyaient, les chasseurs préparaient leurs armes ; j’ai entendu un piqueur qui disait à son maître : « Voici le fusil de monsieur le marquis. »
Il y a donc encore des marquis !
J’étais préoccupé d’une tout autre chasse... Je m’informai de l’heure à laquelle ouvrait la Bibliothèque.
— Le jour de la Toussaint, me dit-on, elle est naturellement fermée.
— Et les autres jours ?
— Elle ouvre de sept heures du soir à onze heures.
Je crains de me faire ici plus malheureux que je n’étais. J’avais une recommandation pour l’un des bibliothécaires, qui est en même temps un de nos bibliophiles les plus éminens. Non seulement il a bien voulu me montrer les livres de la ville, mais encore les siens, — parmi lesquels se trouvent de précieux autographes, tels que ceux d’une correspondance inédite de Voltaire, et un recueil de chansons, mises en musique par Rousseau et écrites de sa main, dont je n’ai pu voir sans attendrissement la nette et belle exécution, — avec ce titre : Anciennes Chansons sur de nouveaux airs. — Voici la première dans le style marotique :
Cela m’a donné l’idée de revenir à Paris par Ermenonville, — ce qui est la route la plus courte comme distance et la plus longue comme temps, — bien que le chemin de fer fasse un coude énorme pour atteindre Compiègne.
On ne peut parvenir à Ermenonville, ni s’en éloigner, sans faire au moins trois lieues à pied. — Pas une voiture directe. Mais demain, jour des morts, c’est un pèlerinage que j’accomplirai respectueusement, tout en pensant à la belle Angélique de Longueval.
Je vous adresse tout ce que j’ai recueilli sur elle aux Archives et à Compiègne, rédigé sans trop de préparation d’après les documens manuscrits et surtout d’après ce cahier jauni, entièrement écrit de sa main qui est peut-être plus hardi, étant d’une fille de grande maison, — que les Confessions mêmes de Rousseau. Cela fera patienter vos lecteurs encore touchant les aventures de son neveu l’abbé, auquel elle semble avoir communiqué son esprit d’indépendance et d’aventure.
HISTOIRE DE LA GRAND’TANTE DE L’ABBÉ DE BUCQUOY
Voici les premières lignes du manuscrit :
« Lorsque ma mauvaise fortune jura de ne plus me laisser en repos, ce fut un soir à Saint-Rimault, par un homme que j’avais connu il y avait plus de sept ans, et pratiqué deux ans entiers sans l’aimer. Le garçon étant entré dans ma chambre sous prétexte du bien qu’il voulait à la demoiselle de ma mère nommée Beauregard, s’approcha de mon lit en me disant : « Vous plaît-il, madame ? » ; et en s’approchant de plus près me dit ces paroles : « Ah ! que je vous aime, il y a longtemps ! » auxquelles paroles je répondis : « Je ne vous aime point ; je ne vous hais point aussi ; seulement, allez vous en, de peur que mon papa ne sache que vous êtes ici à ces heures. »
« Le jour étant venu, je cherchai incontinent l’occasion de voir celui qui m’avait fait la nuit sa déclaration d’amour ; et, le considérant, je ne le trouvai haïssable que de sa condition, laquelle lui donna tout ce jour-là une grande retenue, et il me regardait continuellement. Tous les jours ensuivans se passèrent avec de grands soins qu’il prenait de s’ajuster bien pour me plaire. Il est vrai aussi qu’il était fort aimable, et que ses actions ne procédaient pas du lieu d’où il était sorti, car il avait le cœur très haut et très courageux. »
Ce jeune homme, comme nous l’apprend le récit d’un père célestin, cousin d’Angélique, se nommait La Corbinière et n’était autre que le fils d’un charcutier de Clermont sur Oise, engagé au service du comte d’Haraucourt. Il est vrai que le comte, maréchal des camps et armées du roi, avait monté sa maison sur un pied militaire, et chez lui les serviteurs, portant moustaches et éperons, n’avaient pour livrée que l’uniforme. Ceci explique jusqu’à un certain point l’illusion d’Angélique.
Elle vit avec chagrin partir La Corbinière, qui s’en allait, à la suite de son maître, retrouver, à Charlevilles, Mgr de Longueville, malade d’une dyssenterie. — Triste maladie, pensait naïvement la jeune fille, triste maladie, qui l’empêchait de voir celui « dont l’affection ne lui déplaisait pas ». Elle le revit plus tard à Verneuil. Cette rencontre se fit à l’église. Le jeune homme avait gagné de belles manières à la cour du duc de Longueville. Il était vêtu de drap d’Espagne gris de perle, avec un collet de point coupé et un chapeau gris orné de plumes gris de perle et jaunes. Il s’approcha d’elle un moment sans que personne le remarquât et lui dit : « Prenez, Madame, ces bracelets de senteur que j’ai apportés de Charleville, où il m’a grandement ennuyé. »
Senlis. — Le soir de la Toussaint (1). — (Suite).
La Corbinière reprit ses fonctions au château. Il feignait toujours d’aimer la chambrière Beauregard, et lui faisait accroire qu’il ne venait chez sa maîtresse que pour elle. « Cette simple fille, — dit Angélique, — le croyait fermement... Ainsi, nous passions deux ou trois heures à rire tous trois ensemble tous les soirs, dans le donjon de Verneuil, en la chambre tendue de blanc. »
La surveillance et les soupçons d’un valet de chambre nommé Dourdillie interrompit ces rendez-vous. Les amoureux ne purent plus correspondre que par lettres. Cependant, le père d’Angélique, étant allé à Rouen pour retrouver le duc de Longueville, dont il était le lieutenant, — La Corbinière s’échappa la nuit, monta sur une muraille par une brèche, et, arrivé près de la fenêtre d’Angélique, jeta une pierre à la vitre.
La demoiselle le reconnut et dit, en dissimulant encore à sa chambrière Beauregard : « Je crois que votre amoureux est fou. Allez vitement lui ouvrir la porte de la salle basse qui donne dans le parterre, car il y est entré. Cependant, je vais m’habiller et allumer de la chandelle. »
Il fut question de donner à souper au jeune homme, « lequel ne fut que de confitures liquides. Toute cette nuit, — ajoute la demoiselle, — nous la passâmes tous trois à rire. »
Mais, ce qu’il y a de malheureux pour la pauvre Beauregard, c’est que la demoiselle et La Corbinière se riaient surtout en secret de la confiance qu’elle avait d’être aimée de lui.
Le jour venu, on cacha le jeune homme dans la chambre dite du roy, où jamais personne n’entrait ; — puis à la nuit on l’allait quérir. « Son manger, dit Angélique, fut, ces trois jours, de poulet frais que je lui portais entre ma chemise et ma cotte. »
La Corbinière fut forcé enfin d’aller rejoindre le comte, qui alors séjournait à Paris. Un an se passa, pour Angélique, dans une mélancolie — distraite seulement par les lettres qu’elle écrivait à son amant. « Je n’avais d’autre divertissement, dit-elle, car les belles pierres, ni les belles tapisseries et beaux habits, sans la conversation des honnêtes gens, ne me pouvaient plaire....... Notre revue fut à Saint-Rimant avec des contentemens si grands, que personne ne peut le savoir que ceux qui ont aimé. Je le trouvai encore plus aimable dans cet habit qu’il avait d’écarlate..... »
Les rendez-vous du soir recommencèrent. Le valet Dourdillie n’était plus au château et sa chambre était occupée par un fauconnier nommé Lavigne qui faisait semblant de ne s’apercevoir de rien.
Les relations se continuèrent ainsi, toujours chastement, du reste, — et ne laissant regretter que les mois d’absence de La Corbinière, forcé souvent de suivre le comte aux lieux où l’appelait son service militaire. « Dire, écrit Angélique, tous les contentemens que nous eûmes en trois ans de temps en France (2), il serait impossible. »
Un jour, La Corbinière devint plus hardi. Peut-être les compagnies de Paris l’avaient-elles un peu gâté. — Il entra dans la chambre d’Angélique fort tard. Sa suivante était couchée à terre, elle dans son lit. Il commença par embrasser la suivante d’après la supposition habituelle, puis il dit : « Il faut que je fasse peur à madame. »
« Alors, ajoute Angélique, — comme je dormais, il se glissa tout d’un temps en mon lit, avec seulement un caleçon. Moi, plus effrayée que contente, je le suppliai, par la passion qu’il avait pour moi, de s’en aller bien vite, parce qu’il était impossible de marcher ni de parler dans ma chambre que mon papa ne l’entendît. J’eus beaucoup de peine à le faire sortir. »
L’amoureux, un peu confus, retourna à Paris. Mais, à son retour, l’affection mutuelle s’était encore augmentée ; — et les parens en avaient quelque soupçon vague. — La Corbinière se cacha sous un grand tapis de Turquie recouvrant une table, un jour que la demoiselle était couchée dans la chambre dite du Roi, « et vint se mettre près d’elle ». Cinquante fois elle le supplia, craignant toujours de voir son père entrer. — Du reste, même endormis l’un près de l’autre, leurs caresses étaient pures...
C’était l’esprit du temps, — où la lecture des poètes italiens faisait régner encore, dans les provinces surtout, un platonisme digne de celui de Pétrarque. On voit des traces de ce genre d’esprit dans le style de la belle pénitente à qui nous devons ces confessions.
Cependant, le jour étant venu, La Corbinière sortit un peu tard par la grande salle. Le comte, qui s’était levé de bonne heure, l’aperçut, sans pouvoir être sûr au juste qu’il sortît de chez sa fille, mais le soupçonnant très fort.
« Ce pourquoi, ajoute la demoiselle, mon très cher papa resta ce jour-là très mélancolique et ne faisait autre chose que de parler avec maman ; pourtant l’on ne me dit rien du tout. »
Le troisième jour, le comte était obligé de se rendre aux funérailles de son beau-frère Manicamp. Il se fit suivre de La Corbinière, — ainsi que de son fils, d’un palefrenier et de deux laquais, et se trouvant au milieu de la forêt de Compiègne, il s’approcha tout à coup de l’amoureux, lui tira par surprise l’épée du baudrier, et, lui mettant le pistolet sur la gorge, dit au laquais : « Otez les éperons à ce traître, et vous en allez un peu devant.... »
Je ne sais si cette simple histoire d’une petite demoiselle et du fils d’un charcutier amusera beaucoup les lecteurs. Son principal mérite est d’être vraie incontestablement. Tout ce que j’ai analysé aujourd’hui peut être vérifié aux archives nationales. — Je vous réserve d’autres pièces non moins authentiques qui complèteront ce récit.
Je parcours en ce moment le pays où tout cela s’est passé, et vous ne pouvez douter de mon exactitude...
(1) Avis à la poste. — Cette lettre, mise à la poste de Senlis à dix heures du soir, ne nous est arrivée qu’aujourd’hui à sept heures du soir.
(2) On disait alors ces mots : en France, de tous les lieux compris dans l’Ile-de-France. Plus loin commençait la Picardie et le Soissonnais. Cela se dit encore pour distinguer certaines localités.
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7 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 8e livraison.
Encore une fois, un reproche qui lui est adressé par voie de presse amène Nerval à interrompre son récit. Il s’agit de l’article intitulé Le Faust du Gymnase, qu’il a publié au mois d’août précédent sur la légende de l’invention de l’imprimerie. Sans transition, et selon sa propre expression, il « tâche de remplir » ensuite son feuilleton avec une nouvelle anecdote empruntée, comme l’histoire du phoque, au monde des forains, avant de revenir, toujours sans la moindre transition, au voyage qu’il a fait l’été précédent en Valois et qui lui a valu la mésaventure d’une arrestation pour défaut de papiers.
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INTERRUPTION. — RÉPONSE À M. AUGUSTE BERNARD, DE L’IMPRIMERIE NATIONALE, MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES DE FRANCE. — UNE FABLE. — COMPIÈGNE. — SENLIS. — SUITE DE L’HISTOIRE DE LA GRAND’TANTE DE L’ABBÉ DE BUCQUOY.
Je lis dans la Presse une nouvelle attaque bienveillante à laquelle je suis heureux de pouvoir répondre en passant, — pour me servir d’un mot de l’auteur.
On me reproche d’avoir, dans un article signalé comme spirituel (triste compensation : nous avons tous de l’esprit, en France) ; on me reproche, dis-je, d’avoir écrit, il y a deux mois, des fables, — en parlant de la découverte de l’imprimerie. L’article est signé par un homme que je dois considérer comme maître, — ayant été moi-même, quelque temps, apprenti compositeur. Mais ceci me fait courir un nouveau danger. Ainsi, je tenterais de faire de l’histoire sur des récits vagues ; — je me livrerais à des fables ; — je serais capable d’écrire des romans ! — Allez plus loin ; dénoncez-moi à la commission chargée de qualifier nos feuilletons et d’y découvrir le vrai ou le faux, — selon les termes de l’amendement Riancey : — cela ne serait pas bien de la part d’un typographe séparé de moi par l’épaisseur de deux degrés hiérarchiques, — et, certes, vous ne vous êtes pas douté de l’embarras qui résulte pour moi d’une telle allégation.
Vous discutez sur Gutenberg, Faust et Schœffer en faisant de l’un un inventeur, de l’autre un simple capitaliste, et du troisième le domestique du second, — qui aurait seul découvert l’idée de la lettre mobile. Je tâcherai de vous dire, historiquement, ce que c’est que la lettre mobile.
Il existe à Upsal une Bible du 4e siècle en latin, entièrement imprimée avec des caractères mobiles. Voici comment :
On avait fabriqué des poinçons représentant toutes les lettres de l’alphabet. On les faisait rougir, — et on les appliquait tour à tour, avec beaucoup de perte de temps sans doute, sur des feuillets de parchemin où ils laissaient une empreinte noire. C’est un abbé du midi de la France qui, avec l’aide de ses moines, a pu réaliser cette étrange entreprise. — Seulement l’idée n’était pas nouvelle.
Les Romains depuis longtemps connaissaient l’art d’imprimer de cette manière des noms et des légendes sur les fresques peintes des coupoles de temples. Le poinçon rougi marquait les lettres sur la peinture. On a conservé des fragmens de ces essais.
En visitant dernièrement le musée de Naples, j’ai remarqué des poinçons en bronze, trouvés dans les ruines de Pompeï, — et qui portaient en relief des inscriptions de plusieurs lignes destinés à marquer les étoffes. — Parlez-moi maintenant de la découverte de l’impression xylographique !
Personne n’a jamais inventé rien ; — on a retrouvé. — Si vous passiez par Harlem, le pays des tulipes, vous verriez sur la grande place la statue de Laurent Coster, devant laquelle je me suis arrêté respectueusement, et sur laquelle j’ai fait un sonnet, dont je ne veux pas affliger le public ; — mais on trouve ce vers à propos des trois inventeurs dont les profils en médaillon ornent le titre de nos éditions stéréotypées :
« Laurent Coster ! leur maître.... ou leur rival, salut. »
Tous les Hollandais pensent que Laurent Coster, imagier, est le véritable inventeur, au moins de l’impression xylographique, attendu qu’il avait imaginé de graver sur bois les noms d’Alexander, de Cœsar, de Pallas ou d’Hector, sur les blocs qui lui servaient à imprimer des cartes.
Les Hollandais se trompent eux-mêmes, — et je ne crains pas de le dire, dussent-ils venir le 20 novembre à la vente Techener, dans le but de faire monter à des prix impossibles l’exemplaire, que l’on doit y mettre à l’enchère, de l’Histoire des Evasions de l’abbé de Bucquoy !
Un certain tyran de Sparte, nommé Agis, avait l’usage de consulter les entrailles des victimes avant de donner un combat. Il ne sentait en lui-même qu’une foi médiocre dans ces pratiques, mais il fallait s’accommoder à l’esprit de l’époque.
Plusieurs fois les présages avaient été malheureux, ce qui tenait peut-être à des combinaisons sacerdotales... Le tyran fut frappé d’une idée, ce fut d’écrire dans sa main gauche NIKH (victoire), avec une substance grasse et noire. Il l’écrivit à l’envers. — Il me semble que voici bien la conception typographique.
Comme prince, il était chargé de déchirer cette partie de la peau des victimes qui mettait à jour une membrane blanche recouvrant les entrailles. Il eut soin, en y posant sa main gauche, d’y imprimer le mot NIKH. Les Spartiates, — confians alors dans cette réponse des dieux, livrèrent la bataille et la gagnèrent.
Ce tyran-là avait de l’esprit, — et sans relire son histoire, je juge qu’il a dû se maintenir longtemps au trône de Sparte, — ville qui n’était alors républicaine que de nom ; — une république gouvernée par des princes !...
Vous voyez qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
J’ai négligé à dessein de parler des Chinois, parce qu’un peuple qui fait remonter l’antiquité de sa race à 72,000 ans, n’a pour nous qu’une bien faible valeur en histoire. J’ai pu voir quelques-uns de leurs essais typographiques qui ne remontent qu’à mille ans avant notre ère. Il est juste de dire qu’ils ne semblent pas avoir découvert la lettre mobile : — ce sont des planches en bois qui s’impriment par le procédé de la gravure.
Revenons par une transition facile à l’abbé de Bucquoy, dont le livre fugitif risque d’avoir été produit par une imprimerie fantastique. Cependant Techener le vendra le 20, — tâchons de remplir jusque-là le feuilleton publié sous ses auspices.
Il y avait près de Sparte une autre ville dont le peuple a été qualifié par Lafontaine d’animal aux têtes frivoles. Un certain orateur y parlait sévèrement et fortement des dangers qui menaçaient la République. On ne l’écoutait pas :
Il s’interrompit après avoir peint l’anguille nageant et l’hirondelle volant pour traverser une rivière.
L’assemblée s’écria tout d’une voix : « Et Cérès, que fit-elle ?
Le bonhomme (un faux bonhomme !) ajoute :
Cette fable si vraie, me rappelle une scène dont j’ai été témoin autrefois sur une place publique.
Un vendeur d’orviétan venait s’établir tous les jours sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois ; — je crains qu’aujourd’hui cela ne leur soit défendu ; — il élevait d’abord sa table sur des X, puis il tirait d’une boîte trois oiseaux, — avec la plus grande précaution, en les pressant dans ses mains l’un après l’autre, sous prétexte de les endormir.
Quand ils semblaient être arrivés à une immobilité complète, il disait au public réuni au moyen d’un gazouillement joyeux produit à l’aide d’une pratique cachée dans sa bouche : « Maintenant, Messieurs, vous le voyez tous, je viens d’endormir ces oiseaux, qui peuvent rester plusieurs heures dans un état complet d’immobilité, résultat de leur éducation.
« Afin que le public puisse apprécier leur tranquillité je vais les laisser dans cet état dont je ne les tirerai qu’après avoir vendu vingt bouteilles d’une eau.... également bonne pour détruire les insectes et généralement toutes les maladies. »
Ce boliment, bien connu, surprenait toujours néanmoins un certain nombre d’assistans.
La vente de vingt flacons à cinquante centimes était le maximum de la recette possible. De sorte qu’après quelques flacons vendus, le public s’éclaircissait peu à peu, et finissait par se réduire aux simples habitués, — gens curieux toujours, — mais qui connaissaient trop le monde pour se laisser aller à ce versement d’un demi-franc. Le vendeur, n’arrivant pas à placer le nombre voulu de ses fioles, reprenait avec humeur les trois oiseaux endormis, et les replaçait dans sa boîte en se plaignant du malheur des temps.
On disait dans le cercle : — Ils ne sont pas endormis, ses oiseaux, ils sont morts !
Ou bien : Ils sont empaillés !
Ou encore : Il leur a fait boire quelque chose !...
Un jour, le cercle avait fini par se réduire à un enfant de cette race parisienne obstinée de sa nature et qui veut toujours savoir le fond des choses. — Les oiseaux allaient rentrer dans la boîte lorsqu’il passa par hasard un groupe de gens de la banlieue, — qui achetèrent en masse plus de fioles qu’il n’en fallait pour compléter le nombre de vingt.
Comme ils n’avaient pas entendu la première annonce, ils s’éloignèrent sans réclamer le spectacle promis des oiseaux, qui devaient se réveiller et travailler devant le public.
L’enfant de Paris attentif et ayant soigneusement compté les bouteilles vendues s’avança vers la table et dit :
« Et les oiseaux ? »
L’opérateur le regarda avec un dédain mêlé de compassion, referma sa boîte et répondit à l’enfant par un mot d’argot usuel que je supprime par respect pour les dames, — et qui voulait à peu près dire : « Vous êtes jeune ! »
Ne me reprochez pas le peu de sérieux d’un tel récit : il peut rencontrer quelques analogies dans le travail des partis politiques. Que de fois on a pipé les assistances crédules avec des oiseaux morts, — ou empaillés !
Ce n’est pas un pareil rôle que je voudrais jouer vis à vis des lecteurs. Je n’imiterai pas même le procédé des conteurs du Caire, qui, par un artifice vieux comme le monde, suspendent une narration à l’endroit le plus intéressant, afin que la foule revienne le lendemain au même café. — L’histoire de l’abbé de Bucquoy existe ; je finirai par la trouver.
Seulement, je m’étonne que dans une ville comme Paris, centre des lumières, et dont les bibliothèques publiques contiennent deux millions de livres, on ne puisse rencontrer un livre français, que j’ai pu lire à Francfort, — et que j’avais négligé d’acheter.
Tout disparaît peu à peu, grâce au système de prêt des livres, — et aussi parce que la race des collectionneurs littéraires et artistiques ne s’est pas renouvelée depuis la Révolution. Tous les livres curieux volés, achetés ou perdus, se retrouvent en Hollande, en Allemagne et en Russie. — Je crains un long voyage dans cette saison, et je me contente de faire encore des recherches dans un rayon de quarante kilomètres autour de Paris.
J’ai appris que la poste de Senlis avait mis dix-sept heures pour vous transmettre une lettre qui, en trois heures, pouvait être rendue à Paris. Je pense que cela ne tient pas à ce que je sois mal vu dans ce pays, où j’ai été élevé, mais voici un détail curieux.
Il y a quelques semaines, je commençais déjà à faire le plan du travail que vous voulez bien publier, et je faisais quelques recherches préparatoires sur les Bucquoy, — dont le nom a toujours résonné dans mon esprit comme un souvenir d’enfance. Je me trouvais à Senlis avec un ami, un ami breton, très grand et à la barbe noire. Arrivés de bonne heure par le chemin de fer, qui s’arrête à Saint-Maixent, et ensuite par un omnibus, qui traverse les bois, en suivant la vieille route de Flandre, — nous eûmes l’imprudence d’entrer au café le plus apparent de la ville, pour nous y réconforter.
Ce café était plein de gendarmes, dans l’état gracieux qui, après le service, leur permet de prendre quelques divertissemens. Les uns jouaient aux dominos, les autres au billard.
Ces militaires s’étonnèrent sans doute de nos façons et de nos barbes parisiennes. Mais ils n’en manifestèrent rien ce soir-là.
Le lendemain, nous déjeunions à l’hôtel excellent de la truie qui file ( je vous prie de croire que je n’invente rien), lorsqu’un brigadier vint nous demander très poliment nos passeports.
Pardon de ces minces détails, — mais cela peut intéresser tout le monde…
Nous lui répondîmes à la manière dont un certain soldat répondit à la maréchaussée, selon une chanson de ce pays-là même... (j’ai été bercé avec cette chanson.)
La réponse est jolie. Mais le refrain est terrible :
Ce qui indique suffisamment que le soldat n’a pas bien fini... Notre affaire a eu un dénouement moins grave. Aussi avions-nous répondu très honnêtement qu’on ne prenait pas d’ordinaire de passeport pour visiter la grande banlieue de Paris. Le brigadier avait salué sans faire d’observation.
Nous avions parlé à l’hôtel d’un dessein vague d’aller à Ermenonville. Puis, le temps étant devenu mauvais, l’idée a changé, et nous sommes allés retenir nos places à la voiture de Chantilly, qui nous rapprochait de Paris.
Au moment de partir, nous voyons arriver un commissaire orné de deux gendarmes qui nous dit : « Vos papiers ? »
Nous répétons ce que nous avions dit déjà.
— Eh bien ! Messieurs, dit ce fonctionnaire, vous êtes en état d’arrestation.
Mon ami le Breton fronçait le sourcil, ce qui aggravait notre situation.
Je lui ai dit : Calme-toi. Je suis presque un diplomate... J’ai vu de près, — à l’étranger, — des rois, des pachas et même des padischas, et je sais comment on parle aux autorités.
— Monsieur le commissaire, dis-je alors (parce qu’il faut toujours donner leurs titres aux personnes), j’ai fait trois voyages en Angleterre et l’on ne m’a jamais demandé de passeport que pour obtenir le droit de sortir de France... Je reviens d’Allemagne, où j’ai traversé dix pays souverains, — y compris la Hesse : — on ne m’a pas même demandé mon passeport en Prusse.
— Eh bien ! je vous le demande en France.
— Vous savez que les malfaiteurs ont toujours des papiers en règles...
— Pas toujours.
Je m’inclinai.
« J’ai vécu sept ans dans ce pays ; j’y ai même quelques restes de propriétés...
— Mais vous n’avez pas de papiers ?
— C’est juste... Croyez-vous maintenant que des gens suspects iraient prendre un bol de punch dans un café où les gendarmes font leur partie le soir ?
— Cela pourrait être un moyen de se déguiser mieux.
Je vis que j’avais affaire à un homme d’esprit.
— Eh bien ! monsieur le commissaire, ajoutai-je, je suis tout bonnement un écrivain ; je fais des recherches sur la famille des Bucquoy, et je veux préciser la place, ou retrouver les ruines des châteaux qu’ils possédaient dans la province.
Le front du commissaire s’éclaircit tout à coup :
— Ah ! vous vous occupez de littérature ?... Et moi aussi, monsieur ! J’ai fait des vers dans ma jeunesse... une tragédie...
Un péril succédait à un autre ; — le commissaire paraissait disposé à nous inviter à dîner pour nous lire sa tragédie. Il fallut prétexter des affaires à Paris pour être autorisé à monter dans la voiture de Chantilly, dont le départ était suspendu par notre arrestation.
Je n’ai pas besoin de vous dire que je continue à vous donner des détails exacts sur ce qui m’arrive dans ma recherche assidue.
P.S. Est-ce que vous craindriez d’insérer demain la suite de l’histoire de la grand’tante de l’abbé de Bucquoy. On m’a assuré que dans les circonstances actuelles cela pouvait présenter des dangers. — Cependant, c’est de l’histoire.
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8 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 9e livraison.
À Senlis, d’où il adresse son feuilleton au journal « le jour des Morts », Nerval est totalement investi par ses souvenirs d’enfance, les rondes et les chansons enfantines, la mystérieuse Delphine, devenue Adrienne dans Sylvie. La jeune fille qui guide le chant des « petites » à Senlis s’appelle Émerance sur un fragment manuscrit autographe jamais publié par Nerval, destiné sans doute aux « Mémoires » qu’il prévoyait d’écrire en 1854. Ce n’est qu’à la fin de cette sixième lettre qu’il songe à rapporter la suite du manuscrit d’Angélique.
Ce feuilleton sera repris dans La Bohême galante, le 1er octobre 1852, 7e livraison, chapitre IX, « Un jour à Senlis »
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Ceux qui ne sont pas chasseurs ne comprennent point assez la beauté des paysages d’automne. — En ce moment, malgré la brume du matin, nous apercevons des tableaux dignes des grands maîtres flamands. Dans les châteaux et dans les musées, on retrouve encore l’esprit des peintres du Nord. Toujours des points de vue aux teintes roses ou bleuâtres dans le ciel, aux arbres à demi effeuillés, — avec des champs dans le lointain ou sur le premier plan des scènes champêtres.
Le voyage à Cythère de Watteau a été conçu dans les brumes transparentes et colorées de ce pays. C’est une Cythère calquée sur un îlot de ces étangs créés par les débordemens de l’Oise et de l’Aisne, — ces rivières si calmes et si paisibles en été.
Le lyrisme de ces observations ne doit pas vous étonner ; — fatigué des querelles vaines et des stériles agitations de Paris, je me repose en revoyant ces campagnes si vertes et si fécondes ; — je reprends des forces sur cette terre maternelle.
Quoi qu’on puisse dire philosophiquement, nous tenons au sol par bien des liens. On n’emporte pas les cendres de ses pères à la semelle de ses souliers, — et le plus pauvre garde quelque part un souvenir sacré qui lui rappelle ceux qui l’ont aimé. Religion ou philosophie, tout indique à l’homme ce culte éternel des souvenirs.
C’est le jour des Morts que je vous écris ; — pardon de ces idées mélancoliques. Arrivé à Senlis la veille, j’ai passé par les paysages les plus beaux et les plus tristes qu’on puisse voir dans cette saison. La teinte rougeâtre des chênes et des trembles sur le vert foncé des gazons, les troncs blancs des bouleaux se détachant du milieu des bruyères et des broussailles, — et surtout la majestueuse longueur de cette route de Flandre, qui s’élève parfois de façon à vous faire admirer un vaste horizon de forêts brumeuses, — tout cela m’avait porté à la rêverie. En arrivant à Senlis, j’ai vu la ville en fête. Les cloches, — dont Rousseau aimait tant le son lointain, — résonnaient de tous côtés ; — les jeunes filles se promenaient par compagnies dans la ville, ou se tenaient devant les portes des maisons en souriant et caquetant. Je ne sais si je suis victime d’une illusion : je n’ai pu rencontrer encore une fille laide à Senlis... celles-là peut-être ne se montrent pas !
Non ; — le sang est beau généralement, ce qui tient sans doute à l’air pur, à la nourriture abondante, à la qualité des eaux. Senlis est une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord qui entraîne les populations vers l’Allemagne. — Je n’ai jamais su pourquoi le chemin de fer du Nord ne passait pas par nos pays, — et faisait un coude énorme qui encadre en partie Montmorency, Luzarches, Gonesse et autres localités, privées du privilège qui leur aurait assuré un trajet direct. Il est probable que les personnes qui ont institué ce chemin auront tenu à le faire passer par leurs propriétés. — Il suffit de consulter la carte pour apprécier la justesse de cette observation.
Il est naturel, un jour de fête à Senlis, d’aller voir la cathédrale. Elle est fort belle, et nouvellement restaurée, avec l’écusson semé de fleurs de lys qui représente les armes de la ville, et qu’on a eu soin de replacer sur la porte latérale. L’évêque officiait en personne, — et la nef était remplie des notabilités châtelaines et bourgeoises qui se rencontrent encore dans cette localité.
En sortant, j’ai pu admirer, sous un rayon de soleil couchant, les vieilles tours des fortifications romaines, à demi démolies et revêtues de lierre. — En passant près du prieuré, j’ai remarqué un groupe de petites filles, qui s’étaient assises sur les marches de la porte.
Elles chantaient sous la direction de la plus grande, qui, debout devant elles, frappait des mains en réglant la mesure.
— Voyons, mesdemoiselles, recommençons ; les petites ne vont pas !... Je veux entendre cette petite-là qui est à gauche, la première sur la seconde marche : — Allons, chante toute seule.
Et la petite se met à chanter avec une voix faible, mais bien timbrée :
Encore un air avec lequel j’ai été bercé. Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie. — C’est comme un manuscrit palimpseste dont on fait reparaître les lignes par des procédés chimiques.
Les petites filles reprirent ensemble une autre chanson, — encore un souvenir :
« Scélérats d’enfans ! dit un brave paysan qui s’était arrêté près de moi à les écouter... Mais vous êtes trop gentilles !... Il faut danser à présent. »
Les petites filles se levèrent de l’escalier et dansèrent une danse singulière qui m’a rappelé celle des filles grecques dans les îles.
Elles se mettent toutes, — comme on dit chez nous, — à la queue leleu ; puis un jeune garçon prend les mains de la première et la conduit en reculant, pendant que les autres se tiennent les bras, que chacune saisit derrière sa compagne. Cela forme un serpent qui se meut d’abord en spirale et ensuite en cercle, et qui se resserre de plus en plus autour de l’auditeur, obligé d’écouter le chant, et quand la ronde se resserre, d’embrasser les pauvres enfans, qui font cette gracieuseté à l’étranger qui passe.
Je n’étais pas un étranger, mais j’étais ému jusqu’aux larmes en reconnaissant, dans ces petites voix, des intonations, des roulades, des finesses d’accent, autrefois entendues, — et qui, des mères aux filles, se conservent les mêmes....
La musique, dans cette contrée, n’a pas été gâtée par l’imitation des opéras parisiens, des romances de salon ou des mélodies exécutées par les orgues. On en est encore, à Senlis, à la musique du 16e siècle, conservée traditionnellement depuis les Médicis. L’époque de Louis XIV a aussi laissé des traces. Il y a, dans les souvenirs des filles de la campagne, des complaintes — d’un mauvais goût ravissant. On trouve là des restes de morceaux d’opéras du seizième siècle, peut-être, — ou d’oratorios du dix-septième.
J’ai assisté autrefois à une représentation donnée à Senlis dans une pension de demoiselles.
On jouait un mystère, — comme aux temps passés. — La vie du Christ avait été représentée dans tous ses détails, et la scène dont je me souviens était celle où l’on attendait la descente du Christ dans les enfers.
Une très belle fille blonde parut avec une robe blanche, une coiffure de perles, une auréole et une épée dorée, sur un demi-globe, qui figurait un astre éteint.
Elle chantait :
Et elle parlait de la gloire du Messie, qui allait visiter ces sombres lieux. — Elle ajoutait :
Ceci se passait dans une époque monarchique. La demoiselle blonde était d’une des plus grandes familles du pays et s’appelait Delphine. — Je n’oublierai jamais ce nom !
SUITE DE L’HISTOIRE DE LA GRAND’TANTE DE L’ABBÉ DE BUCQUOY.
... Le sire de Longueval dit à ses gens : « Fouillez ce traître, car il a des lettres de ma fille », — et il ajoutait en lui parlant : « Dis, perfide, d’où venais-tu quand tu sortais si bonne heure de la grand’salle ? »
« Je venais, disait-il, de la chambre de M. de La Porte, et ne sais ce que vous voulez me dire de lettres. »
Heureusement, La Corbinière avait brûlé les lettres précédemment reçues, de sorte qu’on ne trouva rien. Cependant le comte de Longueval dit à son fils, — en tenant toujours le pistolet à la main : — Coupe-lui la moustache et les cheveux !
Le comte s’imaginait qu’après cette opération, La Corbinière ne plairait plus à sa fille.
Voici ce qu’elle a écrit à ce sujet :
« Ce garçon se voyant de cette sorte, voulait mourir, car il croyait, en effet, que je ne l’aimerais plus ; mais, au contraire, lorsque je le vis en cet état pour l’amour de moi, mon affection redoubla de telle sorte que j’avais juré, si mon père le traitait plus mal, de me tuer devant lui ; — lequel usa de prudence, comme homme d’esprit qu’il était, car, sans éclater davantage, il l’envoya avec un bon cheval en Beauvoisis, avertir messieurs les gendarmes de se tenir prêts à venir en garnison à Orbaix. »
COMMENTAIRE.
Encore des gendarmes !... c’est-à-dire déjà les gendarmes !... Eh bien ! il n’y en a plus à Senlis. Je les avais trouvés polis, mais un peu susceptibles... Aujourd’hui, ce sont des cuirassiers qui les ont remplacés. — Ils brillent au bal de la ville, se répandent dans les lieux publics, et ôtent à un simple piéton toute chance d’attirer les regard des demoiselles de Senlis.
Je n’ai, cette fois, éprouvé aucun désagrément : — j’avais un passeport criblé de cachets germaniques ; — et, de plus, j’ai demandé une voiture à volonté pour me rendre à Ermenonville. Tout, dès lors, m’a souri, et je me suis rappelé cette phrase d’un hôtelier dans un ouvrage de Balzac :
« Ils seront traités comme des princes, — qui ont de l’argent. »
La demoiselle ajoute :
« Le mauvais traitement que lui avait fait mon père, et le commandement qu’il lui avait enjoint de se tenir dans les bornes de son devoir, ne purent empêcher qu’il ne passât toute cette nuit-là avec moi, par cette invention : mon père lui ayant commandé de s’en aller en Beauvoisis, il monta à cheval, et au lieu de s’en aller vivement, il s’arrêta dans le bois de Guny jusqu’à ce qu’il fût nuit, et alors il s’en vint chez Tancar, à Coucy-la-Ville, et lorsqu’il eut soupé, il prit ses deux pistolets et s’en vint à Verneuil, grimper par le petit jardin, où je l’attendais avec assurance et sans peur, sachant qu’on croyait qu’il fût bien loin. Je le menai dans ma chambre ; alors il me dit : « Il ne faut pas perdre cette bonne occasion sans nous embrasser : c’est pourquoi il faut nous déshabiller... Il n’y a nul danger...
La Corbinière fit une maladie, ce qui rendit le comte moins sévère envers lui, — mais pour l’éloigner de sa fille, il lui dit : « Il vous en faut aller à la garnison à Orbaix, car déjà les autres gendarmes y sont. »
Ce qu’il fit avec grand déplaisir.
À Orbaix, le fauconnier du comte ayant envoyé à Verneuil son valet, nommé Toquette, La Corbinière lui donna une lettre pour Angélique de Longueval. Mais, craignant qu’elle ne fût vue, il lui recommanda de la mettre sous une pierre avant d’entrer au château, afin que si on le fouillait, on ne trouvât rien.
Une fois admis, il devenait très simple d’aller quérir la lettre sous la pierre, et de la remettre à la demoiselle. Le petit garçon fit bien son message, et, s’approchant d’Angélique de Longueval, lui dit : « J’ai quelque chose pour vous. »
Elle eut un grand contentement de cette lettre. Il témoignait qu’il avait quitté de grands avantages en Allemagne pour venir la voir, et qu’il lui était impossible de vivre sans qu’elle lui donnât commodité de la voir.
Ayant été menée par son frère au château de La Neuville, Angélique dit à un laquais qui était à sa mère et qui s’appelait Court-Toujours : « Oblige-toi d’aller trouver La Corbinière, lequel est revenu d’Allemagne, et lui porte cette lettre de la part bien secrètement. »
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9 novembre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 10e livraison.
Cette 10e livraison se partage entre l’évocation des vieilles chansons du Valois, partiellement reprises dans La Bohême galante, 7e livraison, le 1er octobre 1852, puis dans Chansons et légendes du Valois, à la suite de Sylvie dans Les Filles du feu en 1854, et la reprise sans transition du journal d’Angélique de Longueval que Nerval transcrit tel quel.
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COMMENTAIRE. — LÉGENDE FRANÇAISE. —
SUITE DE L’HISTOIRE D’ANGÉLIQUE DE LONGUEVAL.
Avant de parler des grandes résolutions d’Angélique de Longueval, je demande la permission de placer encore un mot. Ensuite, je n’interromprai plus que rarement le récit. Puisqu’il nous est défendu de faire du roman historique, nous sommes forcés de servir la sauce sur un autre plat que le poisson ; c’est-à-dire les descriptions locales, le sentiment de l’époque, l’analyse des caractères, — en dehors du récit matériellement vrai.
Vous me pardonnerez ensuite de copier simplement certains passages du manuscrit que j’ai trouvé aux archives, et que j’ai complétés par d’autres recherches. Brisé depuis quinze ans au style rapide des journaux, je mets plus de temps à copier intelligemment et à choisir, — qu’à imaginer.
Je me rends compte difficilement du voyage qu’a fait La Corbinière en Allemagne. La demoiselle de Longueval n’en dit qu’un mot. A cette époque, on appelait l’Allemagne les pays situés dans la Haute-Bourgogne, — où nous avons vu que M. de Longueville avait été malade de la dyssenterie. Probablement La Corbinière était allé quelque temps près de lui.
Quant au caractère des pères de la province que je parcours, il a été éternellement le même si j’en crois les légendes que j’ai entendu chanter dans ma jeunesse. C’est un mélange de rudesse et de bonhomie tout patriarcal. Voici une des chansons que j’ai pu recueillir dans ce vieux pays de l’Ile de France, qui, du Parisis, s’étend jusqu’aux confins de la Picardie.
C’est le caractère des filles, dans cette contrée ; — le père, — qui n’en a pas moins, — répond :
Réplique de la demoiselle :
Le père reprend :
L’auteur de la romance ajoute :
Nous venons de voir le père féroce ; — voici maintenant le père indulgent.
Il est malheureux de ne pouvoir vous faire entendre les airs, — qui sont aussi poétiques que ces vers, mêlés d’assonances, dans le goût espagnol, sont musicalement rithmés :
On a gâté depuis cette légende en y refaisant des vers, et en prétendant qu’elle était du Bourbonnais. On l’ même dédiée, avec de jolies illustrations, à l’ex-reine des Français... Je ne puis vous la donner entière ; voici encore les détails dont je me souviens :
Trois capitaines passent à cheval près du rosier blanc :
On voit encore, par ces quatre vers, qu’il est possible de ne pas rimer en poésie ; — c’est ce que savent les Allemands, qui, dans certaines pièces, emploient seulement les longues et les brèves, à la manière antique.
Les trois cavaliers et la jeune fille, montée en croupe derrière le plus jeune, arrivent à Senlis. Aussitôt arrivés, l’hôtesse la regarde :
Quand la belle comprend qu’elle a fait une démarche un peu légère, — après avoir présidé au souper, — elle fait la morte, — et les trois cavaliers sont assez naïfs pour se rendre à cette feinte. — Ils se disent : « Quoi ! notre mie est morte ! » et se demandent où il faut la reporter :
dit le plus jeune ; et c’est sous le rosier blanc qu’ils s’en vont déposer le corps.
Le narrateur continue :
Le père est en train de souper avec toute la famille. On accueille avec joie la jeune fille dont l’absence avait beaucoup inquiété ses parens depuis trois jours, — et il est probable qu’elle se maria plus tard fort honorablement.
Revenons à Angélique de Longueval.
« Mais pour parler de la résolution que je fis de quitter ma patrie, elle fut en cette sorte : lorsque celui (2) qui était allé au Maine fut revenu à Verneuil, mon père lui demanda avant le souper : « Avez-vous force d’argent ? à quoi il répondit : « J’ai tant. » Mon père, non content, prit un couteau sur la table parce que le couvert était mis, et se jetant sur lui pour le blesser, ma mère et moi y accourûmes ; mais déjà celui qui devait être cause de tant de peine s’était blessé lui-même au doigt en voulant ôter le couteau à mon père... et encore qu’il ait reçu ce mauvais traitement, l’amour qu’il avait pour moi l’empêchait de s’en aller, comme était son devoir.
« Huit jours se passèrent que mon père ne lui disait ni bien ni mal, pendant lequel temps il me sollicitait par lettres de prendre résolution de nous en aller ensemble, à quoi je n’étais encore résolue, mais les huit jours étant passés, mon père lui dit dans le jardin : « Je m’étonne de votre effronterie, que vous restiez encore dans ma maison après ce qui s’est passé ; allez vous en vitement, et ne venez jamais à pas une de mes maisons, car vous ne serez jamais le bien venu. »
« Il s’en vint donc vitement faire seller un cheval qu’il avait, et monta à sa chambre pour y prendre ses hardes, il m’avait fait signe de monter à la chambre d’Haraucourt, où dans l’antichambre il y avait une porte fermée, où l’on pouvait néanmoins parler. Je m’y en allai vitement et il me dit ces paroles : « C’est cette fois qu’il faut prendre résolution, ou bien vous ne me verrez jamais. »
« Je lui demandai trois jours pour y penser ; il s’en alla donc à Paris et revint au bout de trois jours à Verneuil, pendant lequel temps je fis tout ce que je puis pour me pouvoir résoudre à laisser cette affection, mais il me fut impossible, encore que toutes les misères que j’ai souffertes se présentèrent devant mes yeux avant de partir. L’amour et le désespoir passèrent sur toutes ces considérations ; me voilà donc résolue. »
Au bout de trois jours (on compte toujours par trois ou par sept dans ce pays légendaire), La Corbinière vint au château et entra par le petit jardin. Angélique de Longueval l’attendait dans le petit jardin et entra par la chambre basse, où il fut ravi de joie en apprenant la résolution de la demoiselle.
Le départ fut fixé au premier dimanche de Carême, et elle lui dit, sur l’observation qu’il fit, « qu’il fallait avoir de l’argent et un cheval », et qu’elle ferait ce qu’elle pourrait.
Angélique chercha dans son esprit le moyen d’avoir de la vaisselle d’argent, car pour de la monnaie, il n’y fallait pas songer, le père ayant tout son argent avec lui à Paris.
Le jour venu elle dit à un palefrenier nommé Breton :
« Je voudrais bien que tu me prêtasses un cheval pour envoyer à Soissons, cette nuit, quérir du taffetas pour me faire un corps-de-cotte, te promettant que le cheval sera ici avant que maman se lève ; et ne t’étonne pas si je te le demande pour la nuit, car c’est afin qu’elle ne te crie. »
Le palefrenier consentit à la volonté de sa demoiselle. Il s’agissait encore d’avoir la clef de la première porte du château. Elle dit au portier qu’elle voulait faire sortir quelqu’un de nuit pour aller chercher quelque chose à la ville et qu’il ne fallait pas que madame le sût... qu’ainsi il ôtât du trousseau de clés celle de la première porte et qu’elle ne s’en apercevrait pas.
Le principal était d’avoir l’argenterie. La comtesse qui, ainsi que le dit sa fille, semblait en ce moment « inspirée de Dieu », dit au souper à celle qui l’avait en garde : « Huberde, à cette heure que M. d’Haraucourt n’est point ici, serrez presque toute la vaisselle d’argent dans ce coffre et m’apportez la clé. »
La demoiselle changea de couleur, — et il fallut remettre le jour du départ. Cependant, sa mère étant allée se promener dans la campagne le dimanche suivant, elle eut l’idée de faire venir un maréchal du village pour lever la serrure du coffre, — sous prétexte que la clé était perdue.
« Mais, dit-elle, ce ne fut pas tout, car mon frère le chevalier, qui était seul resté avec moi, et qui était petit, me dit, lorsqu’il vit que j’avais donné des commissions à tous, et que j’avais fermé moi-même la première porte du château : « Ma sœur, si vous voulez voler papa et maman, pour moi je ne le veux pas faire ; je m’en vais trouver vitement maman. — Va, lui dis-je, petit impudent, car aussi bien le saura-t-elle de ma bouche ; et si elle ne me fait raison, je me la ferai bien moi-même. » — Mais c’était au plus loin de ma pensée que je disais ces paroles. Cet enfant s’en courait pour aller dire ce que je voulais tenir caché ; mais se retournant toujours pour voir si je ne le regardais pas, il s’imagina que je ne m’en souciais guère, ce qui le fit revenir. Je le faisais exprès, sachant qu’aux enfans tant plus on leur montre de crainte, et plus ils ont d’ardeur à dire ce qu’on leur prie de taire. »
La nuit étant venue, et l’heure du coucher approchant, Angélique donna le bonsoir à sa mère avec un grand sentiment de douleur en elle-même, — et en rentrant chez elle, dit à sa fille de chambre :
« Jeanne, couchez-vous ; j’ai quelque chose qui me travaille l’esprit ; je ne puis me déshabiller encore... »
Elle se jeta toute vêtue sur son lit en attendant minuit ; — La Corbinière fut exact.
« Oh Dieu ! quelle heure ! — écrit Angélique ; — je tressaillis toute lorsque j’entendis qu’il jetait une petite pierre à ma fenêtre... car il était entré dans le petit jardin. »
P.S. On m’écrit aujourd’hui d’une bibliothèque publique de Paris qu’il a existé deux abbés de Bucquoy, — un vrai et un faux.
Je m’en étais douté d’après le rapport de d’Argenson à Pontchartrain, qui contient cette phrase : « Le prétendu abbé de Bucquoy, etc.
Nous tenterons plus tard de démasquer l’intrigant qui se serait substitué au descendant du seigneur comte de Bucquoy, généralissime des armées d’Autriche dans la guerre de Bohême.
(1) Je ne comprends pas ce vers, et je le renvoie aux paléographes.
(2) Elle ne nomme jamais La Corbinière, dont nous n’avons appris le nom que par le récit du moine célestin, cousin d’Angélique.
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