1839, 13 juillet (BF) —  Léo Burckart, par M. Gérard, accompagné de mémoires et documents inédits sur les sociétés secrètes d’Allemagne, Paris, Barba, au Palais-Royal, Desessart, rue des Beaux-Arts 15, Brockhaus et Avenarius, à Leipzick, 1839.

À l'auberge où Léo a fait halte, un énorme chahut étudiant se prépare, présidé par le Roi des étudiants. L'affaire se termine par un duel, et Léo, en tant que nouveau premier ministre de la principauté de Saxe, est obligé de sévir. Première entorse à son bel idéal de conciliation entre l'exercice du pouvoir et ses convictions d'intellectuel libéral.

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LÉO BURCKART

 

ACTE PREMIER.

Le théâtre représente la salle commune d’un hôtel de belle apparence ; un gros poêle allemand, des tables rangées comme pour une table d’hôte. — À droite, un escalier montant à une chambre. — À gauche, une grande entrée intérieure donnant dans les appartements principaux. — Un orchestre pour les jours de bal. — Au fond du théâtre, on aperçoit la route ; en travers, une barrière peinte aux couleurs du prince ; les deux montants sont surmontés de lions héraldiques.

 

SCÈNE PREMIÈRE.

FLAMING, ROLLER, DIÉGO, TROIS AUTRES ÉTUDIANTS.

 

ROLLER, entrant après avoir regardé l’enseigne.

Hôtel du Soleil ! C’est magnifique ; et il faut espérer que ce sera cher… Hôtel tenu à l’anglaise, cuisine française… rien d’allemand que le poêle ! Nous serons très-bien ici… Holà ! ho !.. l’hôtelier!

Les étudiants frappent sur les tables.

DIÉGO.

Ohé ! la maison ! les bourgeois ! les Philistins damnés !

ROLLER.

Du tabac !… du feu !… de la bière et du vin !

Les étudiants frappent en mesure et séparent les tables pour en prendre une, autour de laquelle ils s’asseyent.

L’HÔTE.

Messieurs ! messieurs ! (À part.) Des étudiants ? je suis perdu !

ROLLER.

Ne regarde pas sur la route, nous n’avons pas d’équipages.

L’HÔTE, à part.

Ils ne sont que six ! (Haut) : Messieurs, ma maison n’est pas une auberge.

ROLLER.

Alors c’est une taverne !

L’HÔTE.

Non, messieurs.

ROLLER.

Encore un mot… et nous allons en faire un coupe-gorge.

L’HÔTE.

C’est ici un hôtel, messieurs.

ROLLER.

Un hôtel… Qu’est-ce que c’est que cette aristocratie de domicile !.. Nous te faisons l’honneur de t’amener ce soir toute l’Université, et ta maison sera ce que nous voudrons qu’elle soit, entends-tu ? Nous ferons barbouiller une enseigne bachique ; nous décrocherons ton soleil d’or, et nous intitulerons ton établissement : Cabaret du Sauvage… Es-tu content ?

L’HÔTE.

Toute l’Université ce soir ? Ah ! messieurs !…

ROLLER.

Tais-toi !

FLAMING.

Va nous chercher de la bière.

DIÉGO.

Va nous chercher du vin !

L’HÔTE.

Messieurs, pardon. Nous avons ici des voyageurs qui dorment, de grands personnages…

FLAMING.

Après l’empereur et les femmes, les étudiants sont les plus grands personnages qui soient.

DIÉGO.

Après les femmes et avant l’empereur.

FLAMING.

Cela dépend des opinions. Va nous chercher à boire, ensuite nous t’expliquerons nos idées.

L’HÔTE.

Mais…

ROLLER.

Et quand cela t’ennuiera que nous frappions sur les tables, nous frapperons sur les carreaux.

L’HÔTE.

Je suis ruiné, perdu !

HERMANN, le poussant vers la cave.

C’est bien dit.

Tous prennent place.

FLAMING.

Est-ce assez grand seulement, cette salle ?

ROLLER.

La plus grande du village, assurément.

DIÉGO, frappant de sa canne un mur.

En jetant bas cette cloison, on donnerait un peu plus d’aisance.

ROLLER.

Bah ! nous ne serons gênés qu’au commencement ; quand la moitié des buveurs de bière aura roulé sur le parquet, l’autre moitié sera extrêmement à l’aise. Une bonne orgie a toujours deux étages, le dessus des tables et le dessous.

L’HÔTE, apportant des bouteilles.

Voici de quoi vous rafraîchir, messieurs ; mais, au nom du Ciel, parlez moins haut ; ne fumez pas, et retirez-vous tranquillement quand vous aurez bu. Nous avons ici une dame, et un voyageur qui paraît fort distingué.

ROLLER.

Eh bien ! nous inviterons ton voyageur à boire avec nous, et la dame… À quoi l’inviterons-nous, la dame ?… ma foi, à s’en aller au plus tôt ; car, dans une heure seulement, ce ne sera pas la place d’une dame ici.

L’HÔTE.

Grand Dieu !

ROLLER, versant à boire.

On va tout t’expliquer…

 

SCÈNE II.

LES MÊMES, LE CHEVALIER PAULUS.

Il est en habit du matin et descend par l’escalier de droite.

 

HERMANN.

Est-ce là le grand seigneur ?

L’HÔTE.

Non, messieurs, c’est son ami.

DIÉGO.

Je connais cette figure.

LE CHEVALIER.

Monsieur l’hôte, je vous demanderai la carte des vins. Je voudrais tremper un biscuit dans quelque chose d’un peu… cordial, en attendant le dîner.

L’HÔTE, lui donnant la carte.

Voic, monsieur le chevalier. Vins du Rhin, vins du Palatinat, vins de France… Trente-deux articles.

LE CHEVALIER.

Il suffit d’un seul, s’il est bon.

Il lui indique un vin sur la carte.

ROLLER, à l’hôte.

Ce seigneur vient de se lever ?

L’HÔTE.

Ils sont arrivés dans la nuit.

Il sert le chevalier à une table, et lui donne un journal.

DIÉGO, se levant, à l’hôte.

Mettez deux verres.

Il s’assied à la table du chevalier, et verse dans les deux verres.

LE CHEVALIER, cessant de lire.

Qu’est-ce que c’est… un étudiant ?

DIÉGO.

Qu’est-ce que c’est ? un…

LE CHEVALIER, le reconnaissant.

Tais-toi !… Diégo.

DIÉGO.

Paulus !

Ils se serrent la main en croisant les pouces à la façon des Carbonari.

LE CHEVALIER.

Tu viens de l’autre monde ?

DIÉGO.

Du Nouveau-Monde, s’entend. Je ne suis pas un revenant, je suis un voyageur.

LE CHEVALIER.

Tu tiens toujours le même article ?

DIÉGO.

Toujours des révolutions. Les rois s’en vont, je les pousse !

LE CHEVALIER.

Ceux de ce monde-ci sont plus solides.

DIÉGO.

Aussi, j’y vais posément : j’étudie, je fais partie de l’université de Leipsick pour l’instant, tu vois.

LE CHEVALIER.

Et qu’est-ce que tu y apprends ?

DIÉGO.

Les sciences abstraites.

LE CHEVALIER.

Et qu’est-ce que tu y enseignes ?

DIÉGO.

Le maniement de la canne à deux bouts, l’usage du stylet et quelques jeux de hasard de mon invention.

LE CHEVALIER, lui frappant sur l’épaule.

Brave Mexicain… descendant de Fernand-Cortez !… tu as bien descendu.

DIÉGO.

N’est-ce pas ? Moi ! un ancien membre du gouvernement provisoire de Tampico !... un ex ambassadeur de Bolivar à la république du Pérou.

LE CHEVALIER.

Tu es bien vieux, aujourd’hui, pour un étudiant !

DIÉGO.

On est toujours jeune pour apprendre. (À l’hôte.) Une autre bouteille… Et puis, sais-tu ?... me voilà parmi ces bons jeunes gens allemands : on me respecte, on me paie à boire, et les marchands me font crédit. Quand arrivera le grand jour, je me lèverai comme un seul homme !… Et toi, es-tu toujours fidèle ?

LE CHEVALIER.

Fidèle à nos serments, le même dans les deux mondes… la charbonnerie couvre la terre : voici ma pièce de crédit.

Il lui montre une médaille au bout d’un ruban caché sous ses habits.

DIÉGO.

Fort bien. T’occupes-tu toujours de sciences ? te livres-tu toujours à la recherche des antiquités mexicaines ?

LE CHEVALIER.

Cela était bon sur l’autre continent. Depuis, j’ai fouillé Pompéi, Herculanum, Aquilée… Hélas ! les choses antiques y sont de fabrique moderne, on n’y découvre que ce qu’on y enterre.

DIÉGO.

Mais ici ?

LE CHEVALIER.

Je suis secrétaire d’un ministre futur.

DIÉGO.

Le nouveau conseiller intime ?

LE CHEVALIER.

Léo Burckart. J’écrivais dans le même journal que lui… On nous a saisis, proscrits, ruinés !

DIÉGO.

Mais, sous le nouveau prince, vous voilà rétablis, décorés, subventionnés !

LE CHEVALIER, montrant les bouteilles.

Aussi, tu vois, je me débarrasse de l’or du pouvoir le plus que je puis.

DIÉGO.

Enfin, tu sers la tyrannie.

LE CHEVALIER.

N’est-ce pas un de nos règlements ? ne devons-nous pas accepter les places qui nous sont offertes, afin d’aider, au besoin, nos amis, et de nous… retourner dans l’occasion ?

DIÉGO.

C’est possible ; mais moi, ce n’est pas ma manière de voir. Je suis un pauvre diable ; j’ai usé mes souliers et mes pieds encore plus souvent sur tous les chemins de la terre ; voyageur de la liberté !... depuis deux ans seulement, j’ai couru toutes les universités d’Allemagne pour transmettre la lumière de l’une à l’autre… Mais, à chacun sa spécialité… C’est bien.

LE CHEVALIER.

Et aujourd’hui, tu te remets en route ?

DIÉGO.

Non. Cette fois, je suis comme cet homme des légendes, derrière lequel marchait toute une forêt. L’Université vient ici en masse.

LE CHEVALIER.

Ah ! ah ! c’est une révolte !

DIÉGO.

Non. C’est une folie, une équipée d’enfants ; l’avenir seul peut en faire quelque chose de présentable. Nous mettons la ville en rumeur pour venger la mort d’un chien, comme dans les Brigands de Schiller, pure imitation ; mais pour des têtes allemandes…

LE CHEVALIER.

Dis-moi tout.

DIÉGO.

Un jour…

LE CHEVALIER.

Cela commence comme un conte.

DIÉGO.

Et cela deviendra peut-être de l’histoire, et de l’histoire sanglante.

LE CHEVALIER.

J’écoute.

DIÉGO.

Tu sais que dans chaque université les étudiants élisent un roi.

LE CHEVALIER, avec affectation.

Partout de la servitude.

DIÉGO.

Donc, il y a huit jours, Sa Majesté Max 1er, roi des Renards, tyran des Pinsons et protecteur des associations provinciales, passait avec ton serviteur devant la porte d’un boucher. Le chien royal (tu sais que tout étudiant a un chien) se crut en droit de prélever un impôt sur l’étalage du marchand. Le boucher, au lieu de s’en prendre à nous, lance sur le caniche un dogue corse, qui ne lui a donné qu’un coup de dent, mais qui lui a cassé les reins de ce coup-là.

LE CHEVALIER.

Eh bien !

DIÉGO.

Eh bien ! tu ne comprends pas !… Nous avons rossé le boucher et ses garçons au moyen des cannes ferrées dont tu vois un échantillon. Les bourgeois sont sortis avec des fusils, des épées… Quelques camarades qui passaient se sont rangés derrière nous… Une bataille superbe ! Deux chiens et trois marchands un peu éreintés, un peu tués !… Voilà toute la ville en révolution… On nous arrête… L’Université sort en bon ordre, et nous délivre en démolissant la prison où nous étions, à n’en pas laisser une pierre sur l’autre… L’affaire va devant les juges ; on nous condamne ; et nous, nous condamnons la ville ! nous l’abandonnons. La ville ne vit presque que de notre séjour, de notre dépense… nous la prenons par la famine… nous nous retirons sur le Mont-Sacré, comme le peuple romain.

LE CHEVALIER.

Cela peut aller loin…

DIÉGO.

N’est-ce pas ?… et le tout pour un chien estropié ; mais c’était un beau chien !

LE CHEVALIER.

Ah  ça, je ne vous vois là encore que six ou sept.

DIÉGO.

Va regarder un peu sur la route, la vallée est toute noire d’étudiants en marche. Dans une demi-heure, ils se seront abattus sur ce village comme une nuée de sauterelles. Tiens, les Renomistes en tête… ensuite les Renards, les Pinsons ; après, les voitures de bagages, les chiens, les femmes… et les créanciers qui ne nous perdent pas de vue. Pauvres gens ! qui sait où nous les conduirons ?

LE CHEVALIER.

Ce ne sera pas à la fortune !

DIÉGO.

Adieu. Nous allons rejoindre le gros de l’armée… Sois toujours fidèle comme autrefois, toujours un bon frère… incorruptible ! nous aurons quelque chose à faire bientôt.

Il sort avec les autres.

LE CHEVALIER, seul.

Dans le bavardage de ce fou, il y a des bonnes choses à savoir. Merci, monsieur le représentant de la propagande américaine ; conspirateur d’enfance, étudiant dans vos vieux jours !…

 

SCÈNE III.

L’HÔTE, LE CHEVALIER, PUIS LÉO BURCKART.

 

L’HÔTE.

Les voilà partis ; mais tout à l’heure… (Léo entre) Je vous demande encore mille fois pardon, monsieur : ne jugez pas ma maison par ce qui vient de se passer… C’est un hôtel, le plus bel hôtel de l’endroit, et non une taverne d’étudiants. Je suis déshonoré, monsieur !

LÉO.

Rassurez-vous. Je voulais aujourd’hui même vous quitter pour me rendre à la ville, où des affaires m’appellent sans retard. Nous partirons plus tôt, voilà tout… mais, pour vous-même, soyez tranquille, je connais les étudiants : c’est une noble race, un peu turbulente, un peu folle ; mais là est l’honneur et l’avenir de l’Allemagne !

L’HÔTE.

Ils vont tout briser ici, monsieur ; tout manger, tout boire !

LÉO.

Ils paieront… Tout sera payé, quoi qu’il arrive, croyez-en ma parole. Faites porter cette lettre, monsieur.

L’hôte sort.

 

SCÈNE IV.

LÉO, LE CHEVALIER.

 

LÉO, se croyant seul.

Je vais donc me mettre à l’œuvre ! J’ai là devant moi une ville, une grande ville ! pleine d’intelligence, d’industrie et de mouvement ! Ah ! près de l’action, toute ma crainte s’éloigne et tout mon sang se rafraîchit ! Cette foule qui monte vers moi, cette cité qui fume et bouillonne là-bas ; tout cela est sous ma main : mon Dieu ! suis-je plus que les autres ? Hélas ! non, si ton esprit ne descend pas en moi ! (Apercevant le chevalier.) Vous étiez là ?…

LE CHEVALIER.

Depuis l’entrée de ces jeunes gens, monsieur.

LÉO.

Ils sont donc toujours fous, nos bons étudiants ?

LE CHEVALIER.

Vous savez ce qui s’est passé ?

LÉO.

Oui ; l’hôte m’a tout raconté. La ville est en mouvement pour une ridicule équipée, pour rien. Et ce n’est pas une chose commode, voyez-vous, que de gouverner des enfants à qui l’on a dit un jour qu’ils étaient des héros, et de mettre en pénitence des écoliers qui sont revenus de Paris avec autant de balafres faites par les sabres français que par les rapières dont ils se servent dans leurs duels. Mais ce n’est pas l’occasion d’exercer le mandat que le prince m’a confié. Il faut bien leur passer quelque chose et tolérer leurs privilèges, pour qu’ils respectent les nôtres.

LE CHEVALIER.

Vous ne savez pas tout.

LÉO.

Quoi donc ?

LE CHEVALIER.

Sous ce tumulte d’écoliers, il y a des hommes qui agissent. Les sociétés secrètes travaillent ici comme partout. Les Negros en Espagne, les Carbonari en Italie, ici les membres de la Jeune Allemagne et de l’Union de Vertu.

LÉO.

Vous avez appris…

LE CHEVALIER.

J’ai rencontré là jusqu’à des affiliés du Nouveau-Monde.

LÉO.

Vous en êtes donc, vous, de ces sociétés ?

LE CHEVALIER.

Ne vous souvenez-vous pas que je faisais partie d’une rédaction de journal dont les idées étaient assez avancées… sous le précédent gouvernement ?

LÉO, indifféremment.

Ah !… c’est bien.

L’HÔTE, entrant.

Un roulement de voiture ! encore des voyageurs, grands dieux ! et être obligé de les renvoyer. (À son garçon.) Il n’y a pas de paquets à descendre, va…

Le surveillant de la barrière la baisse sur le chemin.

 

SCÈNE V.

LES MÊMES, DIANA, entrant à pied.

 

L’HÔTE.

Et encore… je parie que c’est une Anglaise !

LÉO.

C’est mademoiselle Diana de Waldeck. (À l’hôte.) Avertissez madame.

DIANA, gaiement.

Voici justement notre nouveau conseiller… député… et je ne sais quoi encore… en service très-extraordinaire.

Le Chevalier la salue et sort.

LÉO.

Quelle heureuse rencontre !

DIANA.

Non. c’est une visite.

 

SCÈNE VI.

LES MÊMES, MARGUERITE.

 

MARGUERITE, entrant.

Diana !

DIANA.

J’ai appris que vous arriviez. Vous savez tout ; les étudiants font du bruit dans la ville. Il est impossible d’y entrer.

LÉO.

Cependant nous allons essayer. Les étudiants se retirent en masse… Alors, dans quelques heures, la ville sera fort paisible. Nous prendrons un détour pour nous y rendre.

MARGUERITE.

Léo ! vraiment, tout cela n’est pas rassurant… Si nous retournions sur nos pas.

DIANA.

Vous comptiez vous loger là-bas ; je vous préviens qu’ils ont cassé les vitres partout ; trouvez-y une maison sans fenêtre, à la bonne heure. Le moyen d’y passer la nuit. J’ai bien peur que demain la ville ne soit enrhumée.

MARGUERITE.

Ah ! tout cela t’amuse, toi, Diana !

DIANA.

Parce que je viens te tirer de peine. Je veille sur toi comme un bon ange, pendant que ton mari veille sur nous tous : ce qui l’empêchera de s’occuper beaucoup de sa femme naturellement.

LÉO.

Mon devoir ne m’appelle pas à combattre ce tumulte dont rien ne m’avait prévenu ; j’en ai compris parfaitement d’ici toutes les causes et tout le peu d’importance ; les précautions déjà prises par les magistrats suffiront à rétablir l’ordre, croyez-moi.

DIANA.

Aussi n’avons-nous nulle crainte sérieuse, monsieur ; ce n’est pas à de telles épreuves que nous attendons votre génie. Voilà ce qui arrive : toute la haute société de la ville a fait dès hier soir ce que les étudiants font aujourd’hui. On s’est répandu dans les châteaux, dans les villas ; et pour faire voir à l’émeute qu’on ne la craint pas, ou plutôt que l’on compte sur sa galanterie, cette émigration en masse a été partout le prétexte de réunions charmantes, de banquets et de bals chez les principaux seigneurs des environs.

LÉO.

Cela est fort prudent et de fort bon goût.

DIANA.

Il y a notamment ce soir une fête ravissante dans le château de la grande duchesse ; le prince n’étant pas à la résidence, c’est le plus brillant rendez-vous qu’on puisse se donner. Vous êtes attendus, vous souperez, vous danserez, et puis l’on vous trouvera un appartement ; après quoi, vous ferez demain votre entrée dans la ville pacifiée et délivrée pour longtemps de toute université, car j’espère bien que ces messieurs seront renvoyés à leurs parents. Voici vos deux lettres d’invitation.

LÉO.

Tout cela est fort bien arrangé ; mais il faut, moi, que je me rende à la ville. Puisque vous avez tant de bontés, madame, emmenez ma femme au château ; qu’elle s’amuse, qu’elle danse, si elle n’est pas trop fatiguée de sa route. Moi, je pars, je vais voir un peu ce qui se passe là-bas.

MARGUERITE.

Mon Dieu ! Léo ! me laisser ainsi seule ; mais je ne te quitterai pas. Non, je t’accompagnerai à la ville, quoi qu’il puisse arriver !

LÉO.

Ce n’est pas l’occasion de faire preuve du dévouement. Ce que nous propose ton amie est fort simple, et je l’en remercie de tout mon cœur. Tu iras au bal, parce qu’il faut que la femme d’un homme d’état s’habitue à faire bonne contenance dans les instants difficiles ; parce que, depuis une heure, je brûle d’être dans la ville, et que c’est toi seulement qui me… eh ! oui, qui m’embarrasses, qui me gênes… Tu ne peux rester ici, les étudiants y viennent. Va à cette fête, résigne-toi ; dans la nuit j’irai vous rejoindre et vous porter des nouvelles.

MARGUERITE.

Ah ! fais de moi ce que tu voudras, Diana ; je suis bien souffrante. Ne pouvons-nous aller au château sans paraître à ce bal ?

DIANA.

Viens t’habiller, viens. (À Léo.) Elle dansera, le vous le jure.

LÉO, seul.

Pauvre femme ! elle avait des larmes aux yeux. Mon Dieu ! mon Dieu ! avais-je le droit de compromettre son bonheur en faisant le sacrifice du mien ? (À Paulus qui rentre.) Monsieur le chevalier, vous accompagnerez ces dames au bal, si vous voulez. Voici une invitation ; vous avez ce qu’il vous faut ?…

PAULUS.

Un habit à la française parfait. (Léo sort.) (Lisant l’invitation.) Chez la grande-duchesse… presque à la cour… Oh ! oh !… fort bien…

Il sort.

 

SCÈNE VII.

FRANTZ, FLAMING, en costume d’étudiants.

 

FRANTZ.

Et tu les as vus ?...

FLAMING.

Lui seulement, te dis-je ; lui que nous venons de rencontrer ; mais sans doute elle est dans l’hôtel. On parlait d’une dame ici, et je crois que M. Burckart est un homme de mœurs trop pures pour emmener une autre femme que la sienne.

FRANTZ.

Mais il est monté à cheval à deux pas d’ici, Flaming ; il se dirigeait vers la ville.

FLAMING.

Eh bien ! interroge l’hôte.

FRANTZ.

Non. Je reste ici seulement.

FLAMING.

Alors j’interroge moi-même. Holà !

L’HÔTE.

Qu’est-ce que veut monsieur ?

FLAMING.

Écoute. Il y a une dame ici, n’est-ce pas ?

L’HÔTE.

Il y en a deux.

FLAMING.

Bon !

FRANTZ.

C’est Diana. J’ai reconnu son équipage et sa livrée. Il suffit.

FLAMING.

Que veux-tu faire ?

FRANTZ.

J’attends. Tu ne comprends donc pas ? Je connais la femme de M. Léo Burckart.

FLAMING.

Et tu ne le connais pas, lui.

FRANTZ.

Mon Dieu ! comment veux-tu que je le connaisse ? Tu me fais des questions… Naturellement j’ai peu de sympathie pour ce futur ministre, et je n’ai pas tenu à le revoir depuis notre malencontreuse visite à Francfort.

FLAMING.

Mais la société de sa femme ne froisse pas tes opinions politiques, n’est-ce pas ?

FRANTZ.

Tais-toi. Ne dis plus un mot de cela, entends-tu ?

FLAMING.

Tu vas te fâcher.

FRANTZ.

Non. Écoute, je veux tout te dire. C’est la fille de mon ancien professeur. Tu sens bien que si j’aimais cette femme, je l’aurais épousée depuis longtemps.

FLAMING.

Et si elle ne t’aimait pas, elle ?

FRANTZ.

Elle m’aurait aimé !

FLAMING.

Tu as un amour-propre…

FRANTZ.

Eh bien ! ne vois-tu pas que son mari s’en va, que cette femme est seule, que tout à l’heure la maison sera pleine d’étudiants.

FLAMING.

On entend déjà d’ici le chœur des Cavaliers, qu’ils chantent à pleines voix. Nous avons peu d’avance sur eux.

FRANTZ.

C’est vrai. Comment se fait-il que son mari l’ait quittée, et qu’elle demeure seule ici ?

FLAMING.

Va lui rendre visite.

FRANTZ.

Je n’ose. Flaming… ne trouves-tu pas ce tapage d’écoliers bien ridicule ?

FLAMING.

Frantz ! ne trouves-tu pas cette démarche d’amoureux bien insensée ?...

FRANTZ, écoutant.

Eh ! je ne suis pas amoureux ! Les voilà qui approchent. Si c’est comme cela qu’on étudie à l’université ! Depuis huit jours que je suis arrivé après un long voyage pour reprendre mon cours de théologie, je n’ai pas pu attraper une seule leçon : tantôt ce sont des réunions politiques, tantôt des rixes dans la rue avec les bourgeois, tantôt des orgies… Flaming !

FLAMING.

Eh bien ?

FRANTZ.

Les voici qui descendent.

Les dames passent dans le fond.

FLAMING.

Tais-toi !

PAULUS en descendant, offre la main aux dames.

Mesdames…

DIANA.

Merci, monsieur, ma voiture est là, près de la barrière.

FRANTZ.

Où vont-elles ?

FLAMING.

Demande aux domestiques avant que la voiture soit partie. (Frantz va dans le fond.) Ah ! quelle patience ! Être l’ami d’un amoureux, c’est conduire un enfant à la lisière… Si on lâche, l’enfant se casse le nez ; et l’homme !… Oh ! l’homme souvent se casse la tête !

FRANTZ, revenant avec précipitation.

Tu as un oncle chambellan, Flaming ?

FLAMING.

Oui, j’ai un parent parmi la domesticité du prince.

FRANTZ.

Ton oncle est au château de la grande duchesse, à un quart de lieue d’ici… il peut me donner un billet d’invitation pour la fête, et je trouverai bien un costume. Tu vas venir avec moi, Flaming.

FLAMING.

Allons ; aussi bien, voilà le tapage qui arrive !

Ils sortent. On entend le chœur des étudiants.

 

SCÈNE VIII.

L’HÔTE, ROLLER, HERMANN, CHŒUR D’ÉTUDIANTS.

 

L’HÔTE.

C’est la tempête ! mon Dieu ! mon Dieu !

La scène se remplit de monde. Des bannières sont plantées au fond du théâtre. Le roi des étudiants est porté en triomphe.

ROLLER, à l’hôte.

Combien vaut tout ce qui est ici ?

L’HÔTE.

Vous voulez acheter ma maison ?

ROLLER.

Pas aujourd’hui. Le mobilier seulement.

L’HÔTE.

Il y en a là pour plus de deux cents florins.

ROLLER.

En comptant le poêle… faience de Saxe. C’est juste ! Voilà la somme. Les vitres par-dessus le marché. Maintenant, délivre-nous de ton aspect ridicule.

L’HÔTE.

Ah ! ah ! voici le bourgmestre, un instant.

HERMANN, annonçant.

M. le bourgmestre.

ROLLER.

Attendez, pour l’introduire, que le roi ait pris place sur son trône… Voilà.

Le roi des étudiants s’assied sur un fauteuil élevé sur des tables.

 

SCÈNE IX.

LES PRÉCÉDENTS, LE BOURGMESTRE, MARCHANDS.

 

HERMANN, annonçant.

Le bourgmestre…

LE ROI.

Approchez, monsieur le bourgmestre ; comme nous voulons que tout se passe dans les règles, nous vous avons fait appeler.

LE BOURGMESTRE.

Messieurs, j’espère que vous respecterez les propriétés.

LE ROI.

Du moment que nous vous avons fait venir… Combien avez-vous de miliciens dans votre village ?

LE BOURGMESTRE.

Huit hommes.

LE ROI.

Vous les réunirez.

LE BOURGMESTRE.

Ils sont sur la grande place.

LE ROI.

Eh bien ! vous les mettrez en sentinelle à toutes les portes… afin que le désordre ne soit pas troublé un seul instant !

On amène plusieurs bourgeois.

LE ROI, à l'un d'eux.

Que veux-tu, toi, philistin ?

LE MARCHAND.

Monseigneur, pardon ; je suis un malheureux débitant de tabac de la ville.

LE ROI.

Eh bien ! te doit-on quelque chose ?

LE MARCHAND.

On me doit beaucoup ; mais on m’a pris bien davantage.

LE ROI.

Qu’est-ce qu’on t’a pris ?… c’est impossible !

LE MARCHAND.

Mon Dieu ! ne vous fâchez pas, monseigneur. Pardon ; on n’aurait pas retrouvé dans vos charrettes couvertes, parmi vos bagages…

LE ROI.

Quoi ?

LE MARCHAND.

Une femme.

LE ROI.

Une femme !

LE MARCHAND.

Oui : ma femme !… mon épouse légitime, messieurs!

Huées des étudiants.

LE ROI.

Un instant !… il n’y a que d’honnêtes gens ici ; voilà un bourgeois qui a perdu sa femme, il faut qu’elle se retrouve !

Tumulte parmi les étudiants.

LE ROI.

Qu’est-ce que c’est ?

HERMANN.

Il y a là un étudiant qui se trouve mal.

LE MARCHAND.

C’est ma femme !

HERMANN.

Respect au costume !

LE MARCHAND.

Mais vous avez promis de me la faire rendre, monseigneur.

LE ROI.

Le jugement de Salomon : chacun la moitié. (À un autre.) Qui es-tu, toi ?

DEUXIÈME MARCHAND.

Tailleur.

LE ROI.

Que demandes-tu ?

LE TAILLEUR.

Qu’on me paie.

LE ROI.

Qui est-ce qui te doit ?

LE TAILLEUR.

M. Diégo.

LE ROI.

Ta note.

LE TAILLEUR.

Trois cents florins.

LE ROI, à Diégo.

Reconnais-tu que les vêtements ont été fournis ?

DIÉGO.

Et usés. Il n’y a rien à dire : ils n’allaient pas très-bien étant neufs ; mais à présent ils ne vont plus du tout.

LE ROI.

Mais sur le prix ?

DIÉGO.

C’est autre chose.

LE ROI.

Combien cela valait-il raisonnablement ?

DIÉGO.

Cent florins.

LE TAILLEUR.

Jamais.

LE ROI.

Une fois… deux fois.

LE TAILLEUR.

Donnez. Mais je n’y ai pas gagné un sou.

DIÉGO.

Ni moi non plus.

LE ROI.

Et maintenant la musique !

UN TROISIÈME MARCHAND.

Monsieur Max…

UN AUTRE.

Votre Majesté…

LE ROI.

Silence !

UN AUTRE.

Monsieur Max, je suis le restaurateur du Corbeau…

UN AUTRE.

Monseigneur, je suis celui qui monte la garde quand on se bat en duel. On me doit six factions…

UN AUTRE.

On me doit quinze cents chopes de bière pour une assemblée…

UN AUTRE.

Monseigneur, je promène les chiens de messieurs les étudiants pendant les classes…

LE ROI.

L’audience est remise à demain. La musique !

TOUS.

La musique !

ROLLER, roulant un tonneau.

Un instant ! messieurs, voici de quoi soutenir les voix !… Faites circuler les pots à bière.

Il défonce le tonneau et remplit les pots, qu’on distribue ensuite.

UN ÉTUDIANT, buvant.

C’est du vin !

ROLLER, goûtant à son tour.

C’est vrai. Pardon, messieurs, on l’a roulé pour de la bière ; mais il se trouve que c’est d’excellent vin du Rhin : excusez.

LE ROI, buvant.

Allons, on t’excuse. La musique !

UN MUSICIEN AMBULANT.

Que faut-il vous jouer, mon empereur ?

UN ÉTUDIANT.

La Chasse de Ludzow !

TOUS.

Oui, la Chasse de Ludzow !

FLAMING.

La Chasse de Ludzow ! c’est la fanfare du peuple allemand !

ROLLER.

Oui, c’est avec cela qu’il chasse… quand il chasse.

L’HÔTE.

C’est un chant de 1813 : il est défendu, messieurs.

ROLLER.

Raison de plus.

TOUS.

La Chasse de Ludzow !

ROLLER.

Bon… cela chauffe ; faites circuler, et que cela ne s’éteigne pas.

FLAMING.

Les bourgeois qui ont peur d’être compromis peuvent se retirer.

On entend un prélude.

TOUS

Chut ! chut !

CHŒUR.

Qui brille là-bas au fond des forêts ?
De plus en plus le bruit augmente.
Pour qui ces fers, ces bataillons épais,
Ces cors dont le son frappe les forêts
Et remplit l’âme d’épouvante ?
 
Le cavalier noir jette aux échos
Ces mots :
Hurra ! Hurra !
C’est la chasse… c’est la chasse de Ludzow !
 
D’où viennent ces cris, ces rugissements ?
Voilà le fracas des batailles !
Les cavaliers croisent leurs fers sanglants,
L’honneur se réveille à ces sons bruyants
Et brille sur leurs funérailles !
 
Le cavalier noir jette aux échos
Ces mots :
Hurra ! Hurra !
C’est la chasse… c’est la chasse de Ludzow !

 

SCÈNE X.

LES MÊMES, FRANTZ, en costume de bal.

 

FRANTZ, traversant la foule.

Pardon de vous interrompre, frères, mais j’ai besoin de vous.

ROLLER.

Que veux-tu ?

FRANTZ.

J’ai une querelle, je veux deux témoins.

PLUSIEURS VOIX.

Nous voilà !… nous voilà !…

L’HÔTE.

Messieurs, messieurs, le duel est défendu.

HERMANN.

S’il dit encore un mot, enlevez-le, et mettez-lui la tête dans le tonneau !

LE ROI DES ÉTUDIANTS.

Un duel ? avec qui ?

FRANTZ.

Avec M. Henri de Waldeck.

LE ROI.

A-t-il des témoins ?

FRANTZ.

Non, il va venir en chercher parmi vous ; tenez, le voilà.

WALDECK.

Messieurs, M. Frantz Lewald m’a dit que deux d’entre vous voudraient bien me faire l’honneur de me servir de seconds.

PLUSIEURS VOIX.

Avec plaisir, monsieur…

FRANTZ, prenant Waldeck à part.

Vous savez nos conventions.

WALDECK.

Lesquelles ?

FRANTZ.

Pas un mot sur la cause de ce duel.

WALDECK.

C’est dit.

FRANTZ.

Quelles que soient les questions des témoins…

WALDECK.

Eh ! monsieur, vous avez ma parole. Pour tout le monde, c’est une querelle de jeu. Mais, entre nous, c’est une affaire dont je commence à comprendre le motif… Oui, j’ai dit à ma sœur, à la descendante des comtes de Waldeck, branche d’une maison princière, qu’il était ridicule de se faire l’introductrice, le chaperon de la fille d’un petit professeur de Francfort, de la femme d’un obscur folliculaire dont l’élévation subite me déplaît sans m’étonner. Je ne m’étonne pas de ces choses-là. J’en dis ce qu’il me plaît dire… voilà tout.

FRANTZ.

Et vos soupçons surtout m’ont paru contenir une offense pour cette dame dont je connais la famille.

WALDECK.

Pensez ce que vous voudrez.

LE ROI.

Messieurs, pas un mot de plus. Ceci est contre les règles. Tout doit être dit maintenant devant tous. Voici vos témoins : Hermann et Flaming, Diégo et Fritz.

FRANTZ.

Sortons.

HERMANN.

Mais pourquoi pas ici même ? il ne fera pas clair dehors.

LE ROI.

Ici, rien que la joie… prenez des torches, et allez-vous en là tout près dans le jeu de boules. (Plusieurs veulent les suivre.) Que tout le monde reste ici, à l’exception des quatre témoins et des deux adversaires… Allez, messieurs, et faites en braves, en vieux étudiants que vous avez été… Ne vous ménagez pas.

Ils sortent.

ROLLER.

Nous avons encore ici un fond de tonneau à boire, et un reste de chanson à écouter.

LE CHŒUR, reprenant.

Qui vole ainsi de sommets en sommets ?
Des monts ils quittent la clairière.
Les voilà cachés dans ces bois épais :
Le hurra se mêle au bruit des mousquets,
Les tyrans mordent la poussière !
Le noir cavalier jette aux échos
Ces mots :
Hurra ! Hurra !
C’est la chasse… c’est la chasse de Ludzow.
 
Qui meurt entouré de ces cris d’horreur,
Qui meurt sans regretter la vie ?
Déjà du trépas ils ont la pâleur :
Mais leur noble cœur s’éteint sans terreur,
Car ils ont sauvé la patrie !
 
Le noir cavalier jette aux échos
Ces mots :
Hurra ! Hurra !
C’est la chasse… c’est la chasse de Ludzow.

 

SCÈNE XI.

LES MÊMES, FLAMING.

 

FLAMING, en désordre.

Ouvrez, ouvrez ; ciel et terre, ouvrez donc.

LE ROI.

Qu’y a-t-il ?

FLAMING.

Ce qu’il y a ?… Un détachement de troupes cerne l’auberge… on vient d’arrêter Frantz, M. de Waldeck et les témoins ; je me suis sauvé en sautant par-dessus le mur, et me voilà.

 

LE ROI.

Qui a osé faire cela ?

 

SCÈNE XII.

LES MÊMES, LÉO BURCKART.

 

LÉO.

Moi, messieurs.

 

LE ROI.

Et qui êtes-vous ?

LÉO.

Moi, je suis Léo Burckart.

LE ROI.

Ah ! le nouveau conseiller intime ; et vous entrez en fonctions par l’oppression, par l’arbitraire !

LÉO.

J’entre en fonctions par le maintien des lois, messieurs. Pour être des étudiants, vous n’en êtes pas moins des Allemands, soumis au code du pays, et qui devez obéir ; car un jour vous serez tous quelque chose dans la famille ou dans l’état, et il faudra bien qu’on vous obéisse à votre tour.

LE ROI.

Nous avons des privilèges, monsieur…

LÉO.

Vos privilèges… d’abord, vous les avez pris, et l’on ne vous les a pas accordés ; eh bien ! tels qu’ils sont, je les admets, et je leur ai fait une part large. Vous avez quitté la ville, je vous ai laissés faire ; vous vous êtes emparés de cette hôtellerie, je vous ai laissés faire encore !… mais on est venu prendre chez vous des témoins pour un duel… le duel est défendu ; défendu dans l’armée, défendu parmi les citoyens, défendu aux universités… Amenez les prisonniers.

 

SCÈNE XIII.

LES PRÉCÉDENTS, DIANA et MARGUERITE veulent entrer par une porte de côté, accompagnées du CHEVALIER ; la porte, ouverte latéralement, les cache à une partie des spectateurs.

LE CHEVALIER.

Oh ! n’entrez pas, madame, attendez.

MARGUERITE.

Mais ils vont le tuer, il est seul contre tous.

DIANA.

Rssure-toi, sois tranquille.

MARGUERITE.

Qui fait-il arrêter, grand Dieu ! mais c’est Frantz… Frantz Lewald ; il ne sait donc pas que j’ai été insultée dans ce bal ; et que M. Frantz, l’ami de ma famille, s’est battu pour moi…

DIANA.

Oh ! ne lui dis pas, ne lui dis jamais cela, Marguerite…

Pendant ce temps la foule s’est entr’ouverte, et l’on voit arriver les prisonniers amenés par quelques soldats.

LES ÉTUDIANTS.

Les voici !

ROLLER.

Mais, ils n’iront pas en prison !

TOUS.

Non ! non !

LÉO.

Faites approcher ces messieurs.

MARGUERITE.

Diana, Diana ! il est blessé… blessé pour moi… eh bien ! cela ne te fait-il rien ?

DIANA.

Son adversaire est mon frère, Marguerite ; peut-être est-il aussi blessé.

LÉO.

Monsieur est officier… monsieur est citoyen… ces messieurs sont étudiants, la peine sera égale pour tous. La loi vous condamne à vingt jours de prison, messieurs… vous irez en prison vingt jours.

WALDECK.

Moi ? un aide de camp du prince ! vous ne savez ce que vous faites, monsieur, ni qui vous condamnez… ni quelle est la cause du duel que vous condamnez !

FRANTZ, s’élançant vers lui.

Taisez-vous, vous m’avez juré…

LÉO.

Emmenez ces messieurs !

WALDECK.

Bien, vous me paierez cet outrage !

Les prisonniers sortent.

ROLLER.

Et nous les laissons partir ainsi ?

TOUS.

Non ! non ! non !

LÉO.

Si, messieurs ! car vous êtes des enthousiastes, des fous ; mais vous n’êtes pas des rebelles… écoutez-moi un instant. Vous qui croyez aux futures grandeurs de l’Allemagne régénérée, s’il vous reste dans tout le corps une goutte du vieux sang germanique, et dans le cœur une étincelle de son nouvel esprit de liberté… écoutez-moi : vous êtes tous des hommes ! eh bien, à quoi vous occupez-vous ici ?… à des jeux d’enfants, à des espiègleries d’écoliers… Est-ce le baptême des patriotes qui ont vu mourir Kœrner, et des soldats qui ont pris Paris ? il y a mieux que de la bière et du vin dans le monde, mieux que des villes à mettre en rumeur, et des auberges à piller ! Il y a toute une Allemagne à refaire avec les longs travaux de la pensée et les dures veilles du génie ! mettez-vous à l’œuvre. Architectes, prenez l’équerre ! législateurs, prenez la plume ! soldats, tirez l’épée ! (Rumeur en sens divers.) Toutes les carrières vous sont ouvertes ! l’avenir n’a plus de barrières privilégiées : moi-même, vous le voyez, je suis une preuve vivante que l’on peut arriver à tout. Moi, c’est-à-dire un de vous ; moi, qui, après vous avoir parlé en maître, vais vous parler en père. Allons, enfants, vous valez mieux que vous ne croyez vous-mêmes ; pesez-vous à votre poids, et ne jetez pas vos belles années à la dissipation, comme des grains de sable au vent… Rentrez à l’université, seuls, libres, en chantant vos chansons, qui sont les nôtres… et qu’on a eu tort de proscrire… rentrez tous ensemble, comme vous en êtes sortis, vos torches d’une main, vos épées de l’autre ; et que l’on voie bien que vous avez cédé à la persuasion, et non à la force. Le marchand a eu tort, il paiera une amende. Les juges se sont laissé entraîner à un mouvement de violence… le mandat d’arrêt sera rapporté… Messieurs Frantz et Henri de Waldeck ont transgressé les lois, ils seront punis : ainsi justice sera faite à tous, et, avec l’aide de Dieu, nous soutiendrons dignement le vieux nom de l’Allemagne !

Les musiciens prennent la tête du cortège en jouant de leurs instruments. Les étudiants sortent derrière sans chanter.

LE ROI DES ÉTUDIANTS.

Éteignez les torches et remettez les rapières dans le fourreau !… nous sommes des vaincus, et pas autre chose !

 

FIN DU PREMIER ACTE.

 

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