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1839, 13 juillet (BF) —  Léo Burckart, par M. Gérard, accompagné de mémoires et documents inédits sur les sociétés secrètes d’Allemagne, Paris, Barba, au Palais-Royal, Desessart, rue des Beaux-Arts 15, Brockhaus et Avenarius, à Leipzick, 1839.

Envisagé à l’origine comme une collaboration avec Alexandre Dumas, le drame de Léo Burckart est le fruit des recherches menées personnellement par Nerval sur les Illuminati d’Allemagne et le nationalisme naissant, soutenu par les Universités, les sociétés secrètes et par la presse libérale, et entretenu par la commémoration de la victoire de Leipzig chaque année à la Wartbourg. Nerval a tenu à faire figurer certains des dossiers secrets qu’il a consultés sur les Illuminati d’Allemagne de l’époque impériale, tant au ministère de l’Intérieur qu’aux Affaires étrangères,

Il a raconté dans Les Faux Saulniers (5e et 6e livraisons, 31 octobre et 1er novembre 1850) quelles furent ses démarches auprès du ministère pour obtenir enfin l’autorisation de faire jouer sa pièce : le manuscrit est déposé à la censure le 24 novembre 1838, un mois plus tard, le 19 décembre, la commission de censure émet un avis défavorable, et ce n’est qu’en mars 1839 que Nerval obtient que sa pièce puisse être remise en répétition. Représentée pour la première fois le 16 avril 1839, elle eut un succès d’estime. Le « beau drame sérieux » l’était évidemment trop pour le public très mélangé du théâtre de la Porte-Saint-Martin. N’importe, le voyage en Allemagne a donné à Nerval le goût de la terre de Goethe, de Schiller, d’Hoffmann et de Heine et lui a permis de poser des jalons pour son prochain voyage à Vienne. Mais là, il est probable que, dans les salons de l’ambassade de France, Metternich a regardé d’un œil particulièrement attentif le jeune diplomate auteur quelques mois plus tôt d’un drame qui mettait ouvertement en cause le conservatisme de l’Autriche et sa volonté hégémonique sur les États allemands.

En effet, Nerval a choisi pour cadre de son drame l’année 1819. L’action, qui comporte un prologue et cinq actes, se passe d’abord à Francfort puis à Weimar dans le duché de Saxe. Léo Burckart est un universitaire, destitué de son poste à Weimar pour avoir publié des articles subversifs. Il vit désormais à Francfort, auprès de son vieux professeur dont il a épousé la fille, Marguerite. Retraite toute provisoire puisque le Prince de Saxe, qui a lu ses écrits, vient contre toute attente lui offrir la possibilité de mettre en œuvre ses idées politiques libérales. Désormais ministre, Léo va faire l’expérience de la réalité du pouvoir. Le premier acte se déroule dans une auberge où des étudiants ont organisé un énorme chahut. Premier accroc à son bel idéal patriotique et libéral qu’incarnent ces étudiants, mais contre lesquels il est pourtant obligé de sévir lorsque la fête est perturbée par un duel. Pire encore, en tant que premier ministre de Saxe, Léo est contraint d’assister au congrès de Carlsbad et de cautionner les mesures de répression qui vont être prises sous l’égide de l’Autriche contre les Universités, les sociétés secrètes et la presse libérale. De retour en Saxe, Léo et le Prince font désormais figures de traîtres à abattre aux yeux des libéraux. Au troisième acte, Léo va recevoir deux dures leçons de cynisme politique, de la part de son secrétaire, l’opportuniste Paulus d’abord, puis du Prince lui-même. Pourtant, malgré son dégoût, Léo apprenant que les sociétés secrètes ont décidé sa mort et celle du Prince, va accomplir son devoir jusqu’au bout. Il assiste secrètement au quatrième acte à la réunion de la société secrète aux allures de Sainte-Vehme, qui doit voter la mort du Prince. Au terme de cette nuit de cauchemar, sa décision est prise, il quittera la politique et rentrera à Francfort en compagnie de sa douce et fidèle épouse. Seul souvenir peut-être du drame de Carl Sand, Nerval a créé en contrepoint de Léo, un personnage de jeune étudiant, amoureux depuis l’enfance de Marguerite, affilié à la société secrète et tragiquement désigné par elle pour accomplir l’exécution des traîtres. Nouveau Werther, échouant dans la passion et dans l’action, il ne trouvera d’issue que dans le suicide.

En même temps que son drame, Nerval a voulu publier les documents dont il s'est servi. La pièce, composée d'un Prologue et de cinq actes, est donc précédée d'un « Avis des éditeurs », puis de plusieurs documents concernant les sociétés secrètes et les universités allemandes à l'époque où se situe le drame, 1819. En appendice apparaît un article traduit de l'allemand sur les Universités allemandes.

Léo Burckart fut représenté pour la première fois au théâtre de la Porte-Saint-Martin le 16 avril 1839. Le journal La Presse en donne la publication en feuilleton les 24, 25, 26, 27, 30 septembre, 1er, 2, 3, 4 octobre 1839. Entre temps, la Bibliographie de la France annonce en date du 13 juillet 1839 la publication en volume de Léo Burckart, chez Barba et chez Desessart à Paris, et chez Brochaus et Avenarius à Paris et Leipsick. C'est le texte de cette édition que nous donnons ici.

En 1852, Nerval intégrera Léo Burckart à Lorely. Souvenirs d’Allemagne, en remplaçant la structure dramaturgique en un prologue et cinq actes, par une présentation en six « journées ».

Voir la notice LE VOYAGE EN ALLEMAGNE DE 1838.

 

Le volume porte en tête les « ouvrages du même auteur » :

FAUST, traduit de l’allemand de Goëthe, en prose et en vers. Deuxième édition. — Chez Dondey-Dupré.

CHŒURS ET CHANTS DE FAUST, mis en musique par Berlioz. 1 vol. in-4°, Paris, 1829. — Chez Maurice Schlesinger.

ÉTUDES SUR LES POÈTES ALLEMANDS. — Klopstock, Goethe, Schiller et Burger. — Paris, 1830. — chez Méquignon-Havard.

LÉNORE, poëme de Burger, traduit en vers, mis en musique (à quatre parties avec récitatif et chœurs) par H. Monpou. — Chez Meissonnier.

et précise : « Le drame de Léo Burckart a été représenté au théâtre de la Porte-Saint-Martin le 16 avril 1839. »

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LÉO BURCKART

1839

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AVIS DES ÉDITEURS.

 

On trouvera ci-joints plusieurs mémoires et documents sur les sociétés secrètes d’Allemagne, qui sans doute auront quelque intérêt pour les lecteurs de la pièce.

L’auteur s’est contenté de réunir ces matériaux historiques, sans tenter de les expliquer ou d’en relever les tendances diverses et les contradictions. Un travail spécial sur des questions politiques qui ont si longtemps divisé les esprits en Allemagne l’eût entraîné à froisser peut-être quelques amitiés ou sympathies qu’il s’est acquises depuis longtemps dans ce pays. Sa position d’auteur dramatique lui permettait d’ailleurs de ne rien préciser dans les détails, tout en reproduisant avec impartialité les idées, les mœurs et les faits généraux de l’époque qu’il avait choisie.

Dans cette disposition, l’auteur doit surtout protester contre l’intention qu’on lui a supposée de mettre en scène, sous d’autres noms, Kotzebue et Carl Sand. La critique aurait pu choisir, de préférence, un autre événement qui s’est passé dans la même année, et qui présenterait du moins avec le dénoûment du drame un certain rapport de situation. Mais il est aisé de voir, au reste, que les noms des personnages, et ceux même des lieux où se passe l’action, ont été ou dénaturés ou supposés entièrement (1).

Voici une note qu’on lit dans l’Annuaire de Lesur, faisant suite au récit de l’assassinat de Kotzebue, qui avait eu lieu deux mois avant :

« FRANCFORT. — TENTATIVE D’ASSASSINAT.

« Il vient de se passer à Schwalbach un événement horrible qui peut servir de pendant à celui de Sand.

« Le premier juillet un jeune homme d’environ vingt-huit ans, nommé Lœning, beau-fils du pharmacien d’Idstein, bourg du duché de Nassau, se présenta à Schwalbach chez M. Ibell, président de la régence et qui jouit de la confiance du duc, sous prétexte d’avoir à lui parler d’affaires particulières. Après avoir conversé quelque temps avec lui, Lœning tira un poignard et chercha à en percer la personne du président. Celui-ci, grand, fort et doué d’une rare présence d’esprit, esquiva le coup, qui se perdit dans son habit, et s’élança sur le meurtrier en appelant du secours. La première personne qui entra dans la chambre fut madame Ibell qui trouva son époux luttant avec son assassin. Celui-ci tirant alors un pistolet de sa poche essaya de le faire partir sur madame Ibell, ou sur son époux, ou peut-être sur lui-même : quoi qu’il en soit de cette dernière version (que son suicide postérieur rend plus vraisemblable), l’amorce prit, mais le coup ne partit pas. Plusieurs personnes arrivèrent, et l’on parvint à se rendre maître de ce forcené qu’on a de suite arrêté et interrogé. On ne doute pas que son crime ne soit l’effet de ses opinions politiques prononcées contre le gouvernement ou contre l’administration de M. Ibell. »

 

(1) Notamment le nom de Waldeck et l'indication du château de Wurtzbourg. Mais aucun Allemand ne s'y trompera.

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SOCIÉTÉS SECRÈTES D’ALLEMAGNE.

MÉMOIRE SUR LES SOCIÉTÉS SECRÈTES D’ALLEMAGNE

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PREMIÈRE PARTIE.

ORIGINE ET PROGRÈS DES ASSOCIATIONS SECRÈTES JUSQU’EN 1814.

 

L’association la plus ancienne et la plus dangereuse est celle que l’on connaît généralement sous la dénomination d’illuminés, et dont la fondation remonte vers le milieu du siècle dernier.

La Bavière fut son berceau ; l’on prétend qu’elle eut pour fondateurs quelques chefs de l’ordre des jésuites ; mais cette opinion, peut-être hasardée, n’est fondée que sur des données incertaines. Quoi qu’il en soit, elle fit en peu de temps de rapides progrès, et le gouvernement bavarois se vit dans la nécessité d’employer contre elle des moyens de répression, et même de chasser quelques-uns des principaux sectaires.

Mais il ne put extirper le germe du mal ; les illuminés, restés en Bavière, obligés de s’ensevelir dans l’ombre pour échapper à l’œil de l’autorité, n’en devinrent que plus redoutables. Les mesures de rigueur dont ils étaient l’objet, décorées du titre de persécution, leur gagnèrent de nouveaux prosélytes, tandis que les membres bannis allaient porter dans d’autres états les principes de l’association. C’est ainsi qu’en peu d’années l’illuminisme multiplia ses foyers dans tout le midi de l’Allemagne, et, par suite, en Saxe, en Prusse, en Suède et même en Russie.

L’on a confondu longtemps les rêveries des piétistes avec celles des illuminés. Cette erreur peut provenir de la dénomination même de la secte, qui révèle d’abord l’idée d’un fanatisme purement religieux, et des formes mystiques qu’elle fut obligée de prendre à sa naissance pour cacher ses principes et ses projets ; mais l’association eut toujours une tendance politique. Si elle conserve encore quelques traits de mysticité, c’est pour s’aider au besoin de la puissance du fanatisme religieux, et l’on verra dans la suite le parti qu’elle en sait tirer.

La doctrine de l’illuminisme est subversive de toute espèce de monarchie : une liberté illimitée, un nivellement absolu, tel est le dogme fondamental de la secte : dissoudre les liens qui unissent au souverain les citoyens d’un état, voilà le but de tous leurs efforts.

Aussi les illuminés accueillirent-ils avec enthousiasme les idées qui prévalurent en France depuis 1789 jusqu’en 1804. Peut-être ne furent-ils pas étrangers aux intrigues qui préparèrent les explosions de 89 et des années suivantes ; mais ils n’ont pas pris une part active à ces manœuvres ; il est du moins hors de doute qu’ils ont ouvertement applaudi aux systèmes qui en ont été les résultats ; que les armées républicaines, lorsqu’elles ont pénétré en Allemagne, ont trouvé dans ces sectaires des auxiliaires d’autant plus dangereux qu’ils n’inspiraient aucune défiance, et l’on peut dire avec assurance, que plus d’un général de la république dut une partie de ses succès à ses intelligences avec les illuminés.

Ce serait encore à tort que l’on confondrait l’illuminisme avec la maçonnerie. Ces deux associations, malgré les points de ressemblance qu’elles peuvent avoir, dans le mystère dont elles s’entourent, dans les épreuves qui précèdent l’initiation et dans d’autres objets de forme, sont absolument distinctes et n’ont entre elles aucune espèce de rapports. Les loges du rit[e] écossais comptent, il est vrai, quelques illuminés parmi les maçons des grades supérieurs ; mais ces adeptes se gardent bien de se faire connaître pour tels à leurs confrères en maçonnerie et de manifester des idées qui trahiraient leurs secrets.

Je ne suivrai pas la marche et les progrès de l’illuminisme depuis sa naissance jusqu’à l’époque où il devint une puissance redoutable, il faudrait trop souvent suppléer aux lumières positives par des documents incertains. La faiblesse des gouvernements et d’autres circonstances qu’il est inutile de détailler, hâtèrent plus ou moins ses développements. En Prusse, par exemple, où l’association comptait un assez grand nombre de partisans, dès le règne de Frédéric II, elle eut un grand appui dans Frédéric-Guillaume III, alors prince royal ; elle monta avec lui sur le trône, et la faiblesse de ce prince hâta tellement ses progrès, qu’à l’avénement du roi régnant elle était répandue dans les états-majors de l’armée, dans les administrations, et gênait déjà les dépositaires de l’autorité (1).

Au reste, l’on conçoit aisément combien l’influence de la révolution française dut augmenter rapidement sa force, et combien la présence des armées républicaines favorisa ses empiétements. Je me bornerai à faire connaître le degré de puissance où elle était parvenue en 1804.

À cette époque elle avait étendu ses colonies dans tous les états qui formaient l’empire germanique, en Prusse, en Suède, en Russie ; ses principaux foyers dans ces divers états sont connus. Quelques membres disséminés dans la Tauride formaient les derniers anneaux de cette chaîne, qui venait se rattacher à l’Allemagne par la Hongrie et les pays héréditaires.

Voici ce que j’ai recueilli de plus positif sur l’association des illuminés :

Je dois d’abord faire observer que par la dénomination de foyers je n’ai pas entendu désigner des points de réunion pour les adeptes, des lieux où ils tiennent des assemblées, mais seulement des localités où l’association compte un grand nombre de partisans, qui, tout en vivant isolés en apparence, se communiquent leurs idées, s’entendent et marchent de concert vers le même but.

L’association eut, il est vrai, à sa naissance des assemblées où se faisaient les réceptions, mais les dangers qui en résultèrent et qui compromirent son existence lui firent sentir la nécessité d’y renoncer. Il fut établi que chaque initié adepte aurait le droit d’initier, sans le secours de qui que ce fût, tous ceux qui lui en paraîtraient dignes, après les épreuves usitées.

Le catéchisme de la secte se compose d’un très-petit nombre d’articles qui pourraient même se réduire à cet unique précepte :

« Armer l’opinion des peuples contre les souverains, et travailler de tous ses moyens à la chute des gouvernements monarchiques, pour fonder à leur place des systèmes d’indépendance absolue. »

Tout ce qui peut tendre vers ce but est dans l’esprit de l’association : l’illuminé qui reçoit un adepte n’a donc pas de longues instructions à lui donner, et le récipiendaire pourrait, en sortant de l’initiation, faire lui-même de nouveaux prosélytes, comme celui qui aurait vieilli dans la société.

Les initiations ne sont pas accompagnées, comme dans la maçonnerie, d’épreuves fantasmagoriques, devenues un objet de dérision ; mais elles sont précédées de longues épreuves morales qui garantissent de la manière la plus sûre la fidélité du catéchumène. Les serments, le mélange de ce que la religion a de plus sacré, les menaces et les imprécations contre les traîtres, rien de ce qui peut ébranler fortement l’imagination n’est épargné ; du reste le seul engagement que contracte le récipiendaire, c’est de propager les principes dont il a été imbu, de garder un secret inviolable sur tout ce qui tient à l’association, et de travailler de tous ses efforts à augmenter le nombre des prosélytes (2).

Il paraîtra sans doute étonnant qu’il puisse régner le moindre concert dans l’association, et que des hommes, qu’aucun lien physique ne réunit, et qui vivent à de grandes distances les uns des autres, puissent se communiquer leurs idées, concerter des plans de conduite et donner des craintes fondées aux gouvernements ; mais il existe une chaîne invisible qui lie fortement tous les membres épars de l’association ; en voici quelques anneaux :

Tous les adeptes qui résident dans une même ville se connaissent ordinairement, à moins que la population de la ville ou le nombre des adeptes ne soit trop considérable.

Dans ce dernier cas ils sont divisés en plusieurs groupes qui tous ont des rapports continuels par des membres de l’association, que des relations personnelles lient à deux ou à divers groupes à la fois.

Ce n’est point au surplus par des lettres confiées à la poste, ou à des intermédiaires équivoques, que les chefs de différents foyers entretiennent leurs communications. Des membres de la société, désignés sous le nom de voyageurs ou de visiteurs, vont souvent d’un foyer à l’autre pour connaître l’état des choses, propager les écrits mis au jour, porter et recevoir en même temps les avis qui peuvent intéresser l’association.

Un adepte est-il forcé de changer de résidence, soit momentanément, soit pour toujours, et n’a-t-il aucun rapport personnel dans les lieux où il doit se rendre ? Des recommandations particulières le mettent promptement à même d’avoir des relations avec le foyer dont il va se rapprocher.

Comme la principale force des illuminés gît dans la puissance de l’opinion, ils se sont attachés, dès le principe, à faire des prosélytes parmi les hommes qui, par état, exercent une influence plus directe sur les esprits, tels que les littérateurs, les savants, et surtout les professeurs. Ceux-ci dans leurs chaires, ceux-là dans leurs écrits, propagent les principes de la secte en déguisant, sous mille formes différentes le poison qu’ils font circuler : ces germes, souvent imperceptibles aux yeux du vulgaire, sont ensuite développés par les adeptes dans les sociétés qu’ils fréquentent, et le texte le plus obscur est mis ainsi à la portée des moins clairvoyants.

C’est surtout dans les universités que l’illuminisme a toujours trouvé et trouvera encore de nombreuses recrues.

Ceux des professeurs qui font partie de l’association s’attachent d’abord à étudier le caractère de leurs élèves ; un étudiant annonce-t-il une âme forte, une imagination ardente, aussitôt les sectaires s’emparent de lui ; ils font résonner à ses oreilles les mots despotisme, tyrannie, droits des peuples, etc. avant même qu’il puisse attacher d’idées justes à ces mots ; à mesure qu’il avance en âge, des lectures choisies, des entretiens adroitement ménagés, font éclore les germes déposés dans son jeune cerveau ; bientôt son imagination fermente, l’histoire, les traditions des temps fabuleux, tout est mis en usage pour porter son exaltation au plus haut degré ; et avant qu’on lui ait parlé d’association secrète, contribuer à la chute d’un souverain est, à ses yeux, l’acte le plus noble et le plus méritoire. C’est alors que les épreuves de courage, de constance et de discrétion se multiplient chaque jour sans que l’étudiant puisse même se douter que l’on s’occupe de lui ; enfin lorsque la séduction est complète, lorsque plusieurs années d’épreuves garantissent à l’association un secret inviolable et un dévouement absolu, on lui fait connaître que des milliers d’individus dans tous les états de l’Europe, partagent ses sentiments et ses vœux ; qu’un lien secret unit fortement tous les membres épars de cette même famille, et que la réforme qu’il désire si ardemment doit tôt ou tard s’opérer.

Le régime des universités allemandes est très-propre à favoriser les progrès de l’association. En général, ces établissements sont tout à fait indépendants de l’autorité publique ; quant à leur police intérieure, ils ont même sur les étudiants une juridiction qui s’étend au dehors, et c’est un comité de professeurs qui l’exerce et qui est chargé de surveiller tout ce qui tient à l’intérieur, à l’enseignement, etc., de manière que les magistrats n’ont aucun moyen d’éclaircir ni de réprimer les écarts des élèves ou des professeurs.

Parmi les prosélytes de cette dernières classe, il en est sans doute que les événements politiques, la faveur du prince, ou d’autres circonstances, détachent de l’association ; mais le nombre de ces déserteurs est nécessairement très-borné, encore n’osent-ils se prononcer contre leurs anciens confrères, soit qu’ils redoutent les vengeances particulières, soit que, connaissant la puissance réelle de la secte, ils veuillent se ménager des voies de réconciliation ; souvent même ils sont tellement enchaînés par les gages qu’ils ont donnés personnellement, qu’ils se trouvent dans la nécessité, non-seulement de ménager les intérêts de la secte, mais de la servir indirectement, quoique leur nouvelle situation exige le contraire ; c’est ainsi qu’un des plus ardents sectateurs de l’illuminisme, porté par l’influence de la France à la direction des affaires, dans un des états de la confédération du Rhin, fut entraîné par la force des choses, et forcé de peupler les administrations, les établissements publics, d’illuminés bien connus, lorsqu’à sa connaissance, l’association avait tourné tous ses efforts contre les intérêts de la France, ainsi que je l’exposerai dans la seconde partie.

La marche des illuminés est plus prudente, plus ardente, et conséquemment plus adroite. Au lieu de révolter l’imagination par des idées de régicide, ils affectent les sentiments les plus généreux. Des déclamations sur l’état malheureux des peuples, sur l’égoïsme des courtisans, sur les mesures d’administration, sur tous les actes de l’autorité qui peuvent offrir un prétexte à la littérature, en opposition des tableaux séduisants de la félicité qui attend les nations, sous les systèmes qu’ils veulent établir. Telle est leur manière de procéder surtout dans l’intimité de leurs relations. Plus circonspects dans leurs écrits, ils déguisent ordinairement sous une métaphysique obscure, sous des allégories plus ou moins ingénieuses, le poison qu’ils n’osent pas présenter ouvertement. Souvent même les textes des livres saints servent d’enveloppes et de véhicules à ces funestes insinuations ; mais, comme je l’ai déjà dit, les adeptes sont là pour expliquer les symboles séditieux ; en un mot, donnant très-peu aux entreprises hasardeuses, persuadés que, tôt ou tard, le cours naturel des choses amènera une crise favorable à leurs desseins, ils se mettent en mesure d’en profiter en augmentant chaque jour le nombre de leurs prosélytes, et en affaiblissant de plus en plus le respect et l’amour des peuples pour leurs souverains.

Ce n’est pas qu’on ne doive redouter de leur part de grands attentats, si des circonstances, qu’il est impossible de prévoir, mettaient leur intérêt à cette épreuve. Les deux jeunes Saxons, dont j’ai parlé au commencement de ce mémoire, sont des exemples frappants des excès où les illuminés peuvent se porter dans une situation donnée ; et, pour ne laisser aucun doute à cet égard, je crois devoir entrer dans quelques détails qui les concernent. Ces détails serviront d’ailleurs à prouver ce que j’ai avancé ci-dessus, savoir : que l’association, quoiqu’elle ait une tendance exclusivement politique, ne dédaigne pas de recourir dans l’occasion au fanatisme religieux, et qu’elle sait le porter au plus haut degré d’exaltation.

L’un, natif de Hambourg, âgé de dix-sept ans et demi, fils d’un ministre luthérien, était apprenti dans une manufacture de draps à Erfuld [sic pour Erfurt ?]. Telle était l’exaltation de son cerveau, qu’il s’imagina que Dieu avait daigné se manifester à lui et lui avait ordonné d’aller tuer Napoléon pour le salut des peuples allemands.

En sortant de cette extase, il jure d’exécuter l’ordre qu’il croit avoir reçu du Ciel, et il demande la damnation éternelle s’il cesse de travailler jusqu’à son dernier soupir à l’accomplissement du serment qu’il vient de faire.

Quelques traits d’une lettre qu’il adresse à sa famille, au moment de partir, le peindront mieux que je ne pourrais le faire en vingt pages. « Mes chers parents, » écrivait-il à son père et à sa mère,

« Je pars pour exécuter ce que le Ciel m’ordonne, pour sauver des milliers d’hommes et pour périr moi-même. Que vais-je faire et par quel moyen atteindrai-je mon but ? C’est ce que je n’ose vous découvrir.

« Il y a quelques semaines que ce dessein a été conçu, mais voyant des obstacles de toutes parts j’hésitais encore. Dans cette situation j’implorai l’assistance de Dieu ; c’est alors que sa lumière est venue me frapper : j’ai cru voir Dieu dans toute sa majesté, et entendu retentir ces paroles comme la foudre : Pars, et fais ce que je t’ai ordonné ; je serai ton guide et ton appui ; tu arriveras au but et tu perdras la vie, mais tu seras heureux avec moi. »

Il écrivait en même temps à des jeunes gens avec lesquels il était intimement lié :

« Si vous venez me chercher, vous me trouverez parmi les morts ou parmi les vainqueurs, sur le champ de bataille ; je ne puis rester plus longtemps ici, et je vous fais mes adieux. »

Le second, gentilhomme lusacien, était âgé de dix-neuf ans et n’avait point encore quitté l’université.

Le fanatisme religieux agit beaucoup moins sur lui que sur le précédent ; cependant on ne saurait mettre en doute qu’il n’en ait un peu senti l’influence, car il avoua que l’excommunication fulminée contre Bonaparte avait contribué à le fortifier dans le dessein d’attenter à ses jours.

Tous deux ils furent arrêtés avant d’avoir pu exécuter leur projet. Ils montrèrent l’un et l’autre le même courage et la même impassibilité.

Le premier, c’est-à-dire l’apprenti fabricant, fut conduit après son arrestation devant Bonaparte qui l’interrogea pendant plus d’une demi-heure. Ce jeune homme avoua avec ingénuité son dessein et ses motifs, ajoutant qu’en lui ôtant la vie il croyait rendre service à l’Allemagne et à l’Europe entière. Il parut dans cette longue séance ferme et tranquille ; il répondait à tout sans la moindre nuance d’exagération et de faiblesse. Le docteur Corvisart, qui l’observait attentivement et lui tâtait de temps en temps le pouls, ne trouva chez lui aucune altération et surtout pas le moindre dérangement au cerveau.

Bonaparte ayant laissé tomber quelques mots de pardon, le jeune homme le détourna lui-même de cette idée, « car, dit-il froidement, si les circonstances qui m’ont porté à cette entreprise subsistaient encore, ou se présentaient de nouveau, je me croirais obligé et je ne pourrais me dispenser de recommencer. »

Comme lui, le gentilhomme lusacien avoua qu’il était venu pour tuer Bonaparte. Il lui ressemble encore par un trait bien caractéristique. On lui demanda ce qu’il ferait si Bonaparte, en considération de sa jeunesse, lui pardonnait son égarement et le renvoyait chez lui. Il répondit que ses principes l’obligeraient de suivre son entreprise comme avant son arrestation.

Ces deux exemples que j’ai cru devoir rapporter pour montrer jusqu’où peut aller la fureur de l’illuminisme, ne contredisent point ce que j’ai avancé sur la doctrine de l’association. L’assassinat des souverains n’est pas, je le répète, le point fondamental du catéchisme des illuminés ; mais l’imagination des adeptes est travaillée de manière à la rendre susceptible de concevoir les projets les plus hardis, de s’y attacher fortement et de les suivre avec un persévérance et une abnégation de soi-même que l’on trouverait difficilement hors de l’association ; en un mot, que si l’illuminisme ne fait pas un usage habituel de ces moyens, il peut y recourir lorsqu’il croit avoir un grand intérêt à le faire.

Il serait possible que l’on crût pouvoir attribuer le parti extrême auquel se sont portés ces deux jeunes gens, à un mouvement spontané produit par l’état d’oppression où se trouvait alors l’Allemagne, ou bien à une haine contre Napoléon tout à fait indépendante de l’illuminisme.

Mais quelques rapprochements suffiront pour faire apercevoir la connexion qui existe entre la secte et les deux jeunes gens fanatiques, si l’on veut bien observer d’ailleurs (ce qui sera prouvé dans la deuxième partie) qu’à l’époque dont il s’agit l’illuminisme avait tourné tous ses efforts contre la France et la personne de Napoléon.

L’on ne saurait se refuser d’admettre que ces deux jeunes gens avaient été imbus des mêmes principes, étaient enfin sortis de la même école.

Or, suivant ses aveux, le gentilhomme lusacien s’était livré avec beaucoup d’application à la lecture des ouvrages de Jean Muller, et les œuvres de ce littérateur allemand sont en grande vénération chez les illuminés à cause des maximes et des déclamations contre le despotisme que l’on y trouve très-fréquemment. Il était lié depuis plusieurs années avec des hommes bien connus pour faire partie de l’association. Enfin on trouva parmi ses papiers, saisis en Saxe, une dissertation tendant à établir « que tout empereur, roi ou prince, qui attente à la liberté du peuple, peut être déposé et même tué par le peuple. »

Cette question ne pouvait avoir d’application particulière à Napoléon de la part des peuples allemands ; c’est ici où l’on ne saurait le nier ; une thèse générale dans laquelle on considère, non pas les rapports d’un peuple vaincu avec le souverain étranger qui l’opprime, mais bien les rapports des sujets avec leurs légitimes souverains.

Il est impossible de ne pas reconnaître, dans cette dissertation, la doctrine et surtout la marche de l’illuminisme : car une fois le principe admis on peut en faire l’application à chaque instant. Il ne sera pas difficile de trouver dans les actes de l’autorité, quelque sages, quelque justes qu’ils puissent être, des motifs plus ou moins plausibles de déposition ou d’assassinat.

Voilà, à peu de choses près, tout ce qui a été recueilli de plus certain sur les illuminés proprement dits. Je vais parler maintenant de quelques autres associations qui, sans avoir de connexion bien intime avec eux, marchent cependant vers le même but, mais par des voies plus obliques.

La plus redoutable après l’illuminisme, et par le nombre et par l’influence de ses membres, est uniquement composée de littérateurs, d’érudits de toutes les classes désignés sous le nom d’idéalistes ; dénomination fondée sur des systèmes de perfectibilité dans les institutions politiques dont ils se font les apôtres.

Ces novateurs n’attaquent pas de front, comme les illuminés, les gouvernements qu’ils veulent renverser, mais ils ne laissent échapper aucune occasion de leur porter des coups détournés, de faire la censure des institutions existantes, et d’insinuer, quoique timidement, que les peuples ne peuvent être heureux sous les systèmes de la monarchie. Traités de morale et de métaphysique, voyages, romans, pièces dramatiques, etc., etc. ; tous les ouvrages qu’ils mettent au jour sont infectés de ces idées démagogiques.

Comme les principes des idéalistes sont au fond les mêmes que ceux des illuminés, ces deux sectes ont réciproquement profité de leurs travaux séparés ; mais comme ces deux associations marchent vers le même but, elles finiront par se fondre l’une dans l’autre. Déjà même plusieurs coryphées de l’idéalisme sont entrés dans la secte des illuminés ; d’autres ont des rapports intimes avec eux. Ce qui déterminera sans doute, et peut-être avant peu, une réunion complète, c’est que les idéalistes n’étant pas organisés en corps comme les illuminés, leur nombre étant d’ailleurs très-borné eu égard à ceux-ci, ils sentiront l’impossibilité de profiter exclusivement des révolutions qu’ils préparent.

Parmi les autres auxiliaires de l’illuminisme l’on compte plusieurs sectes religieuses que des manies, plus ou moins prononcées, semblent séparer, mais dont la doctrine est néanmoins fondée sur les mêmes principes.

On en connaît trois dans l’Allemagne méridionale. En général elles s’accordent à voir, dans le texte de l’écriture sainte, le gage d’une régénération universelle, d’un nivellement absolu, et c’est dans cet esprit que les sectaires interprètent les livre sacrés.

La plus nombreuse est celle qui eut pour fondateur un certain Bœhm. Elle a étendu ses colonies sur toute la rive droite du Rhin jusqu’en Hollande ; et parmi ses apôtres les plus zélés elle comptait, il y a peu de temps, un célèbre oculiste attaché à une cour allemande.

Au reste, ces sectes religieuses ne peuvent rien encore par elles-mêmes, mais leurs efforts tournent au profit des illuminés, et ces derniers comptent tellement sur l’appui de ces mystiques démagogues, qu’ils évitent de faire des prosélytes parmi eux, persuadés que le fanatisme religieux agira plus puissamment sur l’imagination que le fanatisme politique.

Telle était la situaption de l’Allemagne et du nord de l’Europe sous le rapport des associations secrètes, lorsque Bonaparte fut porté au gouvernement de la France. L’illuminisme y comptait de nombreux partisans ; il était en majorité dans tous les établissements d’éducation, dans toutes les administrations publiques, dans les états-majors des armées ; il s’était même introduit dans les cabinets de plusieurs souverains.

Aidé par les idéalistes et par les sectes religieuses dont je viens de parler, encouragé par l’exemple de la France et par l’espoir d’en être protégé, jamais il n’a menacé plus éminemment le repos de l’Allemagne, et il n’a tenu qu’au gouvernement français d’allumer dans ce pays un vaste incendie qui aurait fini par se communiquer à tous les états du Nord.

Il suffisait pour cela d’abandonner les esprits à l’impulsion qu’ils avaient reçue, et ne pas leur montrer l’envie de s’opposer aux innovations projetées.

Mais le gouvernement français fit au contraire tout ce qu’il fallait pour arrêter l’explosion, et l’on peut dire avec assurance que le système politique de Bonaparte a sauvé l’Allemagne d’un embrasement général.

 

(1) Sans doute ce prince ne fut pas initié au grand but de l'association, et les chefs qui se servaient de son nom et de son crédit pour avancer leurs affaires, se bornaient à le distraire par quelques rêveries mystiques.

(2) Il est très-probable que la crainte d'être découvert arrête un grand nombre d’illuminés qui seraient disposés à éclairer l’autorité, s’ils croyaient pouvoir le faire impunément. Voici ce que l’un d’eux écrivit à son confrère en 1811, en lui envoyant une série de renseignements politiques sur le canton qu’il habitait : « Je t’envoie, mon ami, ce que je t’ai promis ; ce n’est qu’un abrégé, cependant tout y est marqué juste. Mais je jure par le Dieu tout-puissant que s’il en résulte pour moi quelque désagrément, je te brûle la cervelle, aussi vrai que je suis Allemand. »

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DEUXIÈME PARTIE.

INFLUENCE DES ASSOCIATIONS SECRÈTES SUR LES ÉVÉNEMENTS POLITIQUES, DEPUIS 1804 JUSQU’EN 1814.

 

J’ai montré les associations secrètes faisant aux souverains une guerre plus ou moins ouverte, mais continuelle : on va les voir dans cette seconde partie suivre une marche diamétralement opposée, et cependant toujours conforme à leurs intérêts et à leurs systèmes.

À peine Napoléon eut-il manifesté le dessein de substituer aux institutions républicaines les principes de la monarchie, et de concentrer dans ses mains toute l’autorité, que les illuminés, les idéalistes et tous les autres partisans des systèmes anti-monarchiques le traitèrent en ennemi. Ils n’attendirent pas, pour se prononcer, qu’il eût posé sur sa tête la couronne impériale. Son système de concentration, quel que fût le titre sous lequel il prétendit l’établir, devait nécessairement changer les idées qui avaient prévalu chez nous, et conséquemment priver les associations de l’appui qu’elles attendaient de l’influence française.

Mais les résultats de la guerre de 1806 avec l’Autriche, la dissolution du corps germanique, l’établissement du système continental, qui menaçait évidemment tous les états de l’Allemagne du despotisme qui pesait sur la France, qu’ils avaient regardée jusqu’alors comme une alliée aussi fidèle que puissante ; toutes ces circonstances achevèrent de révéler aux illuminés les dangers qui les menaçaient, et nous devînmes bientôt leurs plus redoutables ennemis. Persuadés que notre prépondérance dans le Nord serait, d’après les nouveaux principes du gouvernement, un obstacle insurmontable à l’exécution de leurs projets, ils tournèrent tous leurs efforts contre Bonaparte et contre la nation qu’il gouvernait, ne pouvant séparer l’un de l’autre.

Ce changement dans les intérêts de l’illuminisme en produisit nécessairement un dans la marche qu’il avait suivie jusqu’à cette époque. Aussi vit-on tout à coup les sectaires abandonner leurs projets de réforme, substituer à leurs prédications anarchiques un langage qui paraissait dicté par l’intérêt national, se montrer les plus zélés défenseurs des souverains dont ils avaient si longtemps conjuré la perte, et parler ouvertement de leur rendre l’indépendance qu’ils avaient perdue et d’affranchir l’Allemagne de la domination française.

Ce mouvement commença par la Prusse, où l’association était plus libre que dans les états voisins, parce que le gouvernement y exerçait une influence beaucoup moins immédiate.

J’ai dit, dans la première partie de ce mémoire, que dès l’avénement de Frédéric-Guillaume III, les sectaires avaient déjà assez de crédit pour gêner la marche de l’administration. Depuis cette époque, ils gagnèrent rapidement un immense terrain ; en peu d’années, ils attirèrent à eux tous les partisans des idées révolutionnaires, quelles que fussent les bannières sous lesquelles ils eussent marché jusqu’alors, et de cet amalgame il se forma un corps nombreux qui prit la dénomination de Ligue de la Vertu (Tugen-Bund), et qui eut pour grand maître le prince Louis de Prusse. Dès cet instant la secte devint maîtresse absolue de l’opinion publique. Elle fut en état de soutenir ou renverser les ministres, de dicter pour ainsi dire les délibérations du cabinet, et la guerre de 180… fut un de ses triomphes.

Les funestes résultats de cette guerre, loin d’affaiblir l’esprit de secte qui l’avait provoquée, lui donnèrent une nouvelle ardeur ; il semblait que la ferveur des sectaires se fût accrue de leurs désastres comme citoyens. Les yeux les moins exercés purent ainsi en distinguer les effets, dans les provinces démembrées comme dans celles que la monarchie prussienne avait conservées, à l’étroite intelligence qui régnait entre les habitants, à l’aveuglement qui leur faisait nier pour ainsi dire des défaites si récentes et désirer de nouveaux combats, lors même que le cabinet de Berlin avouait publiquement son impuissance et manifestait l’intention de maintenir la paix de Tilsitt.

Au reste les malheurs de la Prusse tournèrent encore au profit de l’illuminisme. Les sectaires firent entendre aisément à ceux de leurs compatriotes qui étaient entrés dans la Ligue de la Vertu par un pur mouvement de patriotisme, que le souverain était incapable de défendre l’état at d’assurer la prospérité. Ils tirèrent habilement parti de l’hésitation que le cabinet avait manifestée aux époques précédentes, de l’influence que l’opinion publique avait eue sur ses délibérations, et n’imputant, pour soulager l’amour-propre national, les funestes résultats de la guerre qu’aux fautes des ministres et des généraux qui ne faisaient point partie de l’association, ils conclurent que les gouvernements monarchiques, lorsqu’ils n’étaient pas assez fortement constitués pour opprimer une nation, étaient trop faibles pour la défendre contre une invasion étrangère ; et, par une conséquence toute naturelle, qu’il fallait recourir à une autre forme de gouvernement.

À l’exemple des illuminés de Prusse, les sectaires des états voisins travaillèrent avec ardeur à propager cet esprit de haine contre la France et contre l’homme qui la gouvernait ; il gagna rapidement une partie de la Saxe et de l’Autriche, pendant que l’on enflammait le patriotisme des peuples et des armées par des écrits de toute espèce. La Ligue de la Vertu, qui reconnaissait alors pour chef un ancien ministre de Prusse que l’influence française avait fait éloigner des affaires, se hâtait de former de nouveaux établissements dans tous les états voisins.

Ce ministre, retiré d’abord en Bohême, d’où il dirigeait les grandes manœuvres de la Ligue de la Vertu, en porta lui-même l’institution dans la monarchie autrichienne, et c’est de cette époque seulement que paraît dater l’influence de l’illuminisme dans ce pays.

Jusqu’alors les sectaires avaient montré dans toute leur conduite beaucoup d’incertitude et de timidité ; leur crédit sur l’opinion publique était pour ainsi dire nul ; mais dès que les Amis de la Vertu (1), que le ministre réfugié avait appelés de Prusse, eurent associé leurs efforts à ceux des illuminés autrichiens, on vit se former un esprit public, l’orgueil national se réveiller et toutes les classes sortir de l’apathie où elles étaient plongées.

Les grands qui tenaient à l’association, mais qui n’avaient pas encore osé se prononcer ouvertement, n’hésitèrent plus à le faire en affectant cependant de paraître obéir à l’impulsion de la masse ; leur exemple acheva d’entraîner tout ce qui conservait un peu de modération. Comme en Saxe et en Prusse, les provinces, les grandes villes surtout, pullulèrent bientôt de petites sociétés dont le cri de ralliement était : Guerre à Napoléon et à la France. L’enthousiasme gagna même les femmes ; il se forma dans la ville de Prague une association uniquement composée de dames du premier rang, qui adopta la dénomination de Dames romaines.

L’effet de toutes ces combinaisons ne fut ni moins prompt ni moins général qu’en Prusse, et le cabinet de Vienne en se décidant à la guerre de 180… eut l’air de céder à la volonté de la nation.

Cette époque fut marquée par plusieurs circonstances que je crois devoir rappeler, parce qu’elles contribueront à faire apprécier le degré de puissance que l’illuminisme avait acquis à cette époque.

Il paraît démontré que ce fut l’association qui suscita le colonel Schil[l] et le duc de Brunswick-Oëls, qui leur fournit des intelligences et de l’argent.

Les insurrections tentées avec plus ou moins de succès dans le Tyrol, la Souabe, le pays de Bareuth [sic pour Bayreuth], la Poméranie, etc., etc., furent aussi son ouvrage : l’on connaît plusieurs émissaires qui furent envoyés dans ces divers pays.

Si toutes ces tentatives échouèrent, c’est que les peuples allemands n’étaient point encore assez mûrs pour prendre part à cette lutte. Deux ans plus tard toute la population de l’Allemagne aurait sans doute épousé la cause de l’Autriche.

La paix de Vienne, l’alliance entre la France et l’Autriche, le départ forcé pour la Russie du ministre prussien fixé à Prague ; la dissolution, par ordre de l’empereur François, de toutes les sociétés secrètes formées en Autriche, le caractère de bonne intelligence que prenaient les relations politiques entre la France et la Prusse, l’accroissement de puissance que Napoléon semblait avoir acquis par le traité de Vienne, tout semblait se réunir pour comprimer les illuminés. Mais le mouvement imprimé à la masse de la population n’en fut point ralenti, et tandis que les cabinets de Vienne, de Dresde, de Berlin étaient avec nous dans les termes de la plus étroite amitié, les peuples manifestaient la haine la plus violente contre tout ce qui était français.

Cette force de l’opinion sur laquelle n’avaient pas osé compter les chefs de l’illuminisme, les tira de l’espèce d’engourdissement où ils étaient depuis le traité de 180…

En se réfugiant en Russie le ministre prussien, dont j’ai déjà parlé, avait laissé des chefs secondaires pour diriger la Ligue de la Vertu (2) : aussitôt que les sous-ordres se virent soutenus, ils groupèrent autour d’eux une foule d’agents qui se répandaient ensuite dans tous les états de l’ouest et du midi de l’Allemagne pour activer les foyers, en former de nouveaux et propager dans ces contrées l’esprit de résistance qui s’était développé à l’ouest [sic pour est] et au nord.

Un littérateur saxon qui rédigeait une gazette alla même jusqu’à publier dans son journal une partie des statuts de la Ligue de la Vertu, et faire entrevoir le grand but de l’association. Cet article, répété par un journaliste de Berlin, valut à son auteur une détention de quelques mois, et au journaliste berlinois sa destitution. Mais ces deux hommes furent regardés comme des martyrs de la cause allemande ; et les mesures de rigueur dont ils furent l’objet n’eurent d’autre effet que de donner plus d’intérêt à leurs publications.

Au reste, tous les foyers que la ligue de la vertu et l’illuminisme formèrent à cette époque n’eurent pas la même dénomination, très-probablement afin de dissimuler la force des sectaires. Il y eut, outre la ligue de la vertu, des chevaliers du poignard, des frères noirs, des chevaliers de saint Jean de Jérusalem, des chevaliers de l’arquebuse.

L’on regarderait peut-être comme très-hasardé ce que je viens de dire de cette agitation générale et des nombreux agents mis en action après le traité de Vienne, contre le vœu bien prononcé de tous les cabinets allemands, si je n’appuyais cette assertion de quelques preuves. Je vais donc rapporter succintement plusieurs faits dont l’exactitude peut être aisément vérifiée.

Plusieurs agents de la Ligue de la Vertu furent arrêtés à Berlin dans le cours de 1811 ; entre autres les sieurs P…m, H…, F… etc. Cette mesure avait été provoquée par le gouvernement français, qui avait acquis des preuves matérielles de leurs manœuvres ; mais comme le cabinet de Berlin était plus que jamais sous la dépendance de l’association, les papiers saisis et tous les documents qui pouvaient en résulter furent détournés et soustraits à l’autorité supérieure ; et les prisonniers, élargis peu de temps après, reprirent avec plus de sécurité, et conséquemment plus de hardiesse, le cours de leurs travaux.

Une arrestation plus importante eut lieu en Bohême, par ordre du gouvernement autrichien, et toujours sur la réquisition de Bonaparte, ce fut celle d’un conseiller prussien à qui le chef principal de la Ligue de la Vertu avait confié, en partant pour la Russie, la direction des affaires de la société dans cette partie de l’Autriche, en Saxe, en Prusse et dans les provinces limitrophes du royaume de Westphalie. L’on saisit avec lui une partie de ses archives ; mais ses papiers furent encore détournés en grande partie. Cependant on eut connaissance 1° du chiffre dont il se servait pour correspondre avec ses agents immédiats ; 2° de la liste de ces mêmes agents, qui étaient au nombre de vingt-huit, et parmi lesquels se trouvait le fils d’un médecin allemand, jeune homme de vingt-deux à vingt-quatre ans sorti depuis un an ou deux de l’université de Iéna ; comme il résidait dans une province occupée par les troupes françaises, il fut arrêté, et l’on trouva dans ses papiers, indépendamment d’un grand nombre d’écrits relatifs à l’association, une correspondance avec plusieurs agents, portés, comme lui, sur la liste trouvée en Bohême chez le conseiller prussien.

Je vais donner l’extrait de quelques unes de ces lettres, dont les plus anciennes remontaient vers le milieu de 1810.

 

Août 1811. — « Je voyage pour les affaires de famille en question (c’est-à-dire pour les affaires de la société) ; depuis ton départ j’y ai introduit deux hommes très-intéressants.

« Tu auras sans doute reçu un paquet renfermant des papiers qui doivent être cachés aux yeux du monde ; tu me tireras d’un grand embarras si tu veux m’en instruire.

« Dieu veuille que bientôt commence le premier ou le dernier acte de la tragédie dans laquelle j’ai pris un rôle. »

Septembre 1811. — « Le tribunal paraît chanceler fortement parce qu’il se dirige vers l’Orient ; j’espère qu’il va prendre une direction plus fixe au Nord (3). »

« Il règne ici une grande agitation dans les discussions sur l’Histoire naturelle (dans les travaux de l’association), mais il nous manque toujours le nervus rerum agendarum (l’argent). »

« Ne pourrais-tu pas m’envoyer une liste des amis et des ennemis de l’Histoire naturelle dans ton canton ? j’en aurais grand besoin. »

« En général les sciences sont portées en Prusse au plus haut degré de perfection. Tout est prêt ; nous n’attendons plus que le roi nous appelle en nous disant : Venez à la noce. »

Novembre 1811 ; — « je n’ai pas encore eu la visite du « voyageur du Rhin. »

Août 1812. — « T….t a sans doute parlé de ton surnom ; je désire fort qu’il soit oublié pour le moment (4). »

Je pourrais citer d’autres preuves, mais je crois pouvoir m’en dispenser ; elles ne serviraient qu’à grossir ce mémoire.

Ces intrigues étaient déjà en pleine activité dès le milieu de 1810. Des écrits répandus avec profusion par des émissaires qui parcouraient l’Allemagne dans tous les sens, achevaient ce que leurs déclamations avaient commencé. Les intérêts privés n’étaient pas oubliés. Toutes les classes qui se trouvaient froissées par le nouvel ordre de choses étaient travaillées dans un sens conforme à leur situation ; par exemple l’on montrait dans la chute de la domination française :

À la noblesse, le rétablissement des privilèges qu’elle avait perdus ;

À la classe des marchands, la liberté du commerce avec l’Angleterre ;

Aux cultivateurs, un état de paix qui garantirait leurs propriétés si longtemps ravagées.

Les universités furent pratiquées avec la même ardeur ; ceux des étudiants qui n’étaient encore affiliés à aucune secte ne furent pas insensibles aux mots patrie, intérêt national, et ils se montrèrent bientôt aussi enthousiastes que les sectaires eux-mêmes.

C’est ainsi que se forma, dans un très-court espace de temps, un lien moral qui unit très-fortement tous les états d’Allemagne, même ceux que des intérêts politiques et des haines nationales avaient jusqu’alors divisés.

Les premiers bruits de guerre avec la Russie donnèrent un nouveau degré d’activité à cette exaltation, parce que l’on entrevoyait dans cette guerre l’occasion d’anéantir tout d’un coup la puissance de Napoléon par une levée soudaine de tous les peuples allemands lorsqu’il serait enfoncé dans les déserts de la Russie. Enfin lorsque les hostilités commencèrent, Bonaparte se trouva dans une situation non moins extraordinaire que le projet gigantesque qu’il allait tenter. Tous les peuples qu’il entraînait à cette guerre avaient en horreur sa personne et sa domination. Les armées alliées partageaient ce sentiment, et l’esprit de haine semblait se prononcer plus fortement chez les peuples dont les souverains paraissaient liés plus étroitement à sa cause(5).

Ce qui sauva Bonaparte à l’époque dont je parle, ce fut l’excès même de ses revers en Russie. Je m’explique :

Comme il entrait dans le plan des sectaires d’exagérer toujours ses pertes, ils publièrent que toute son armée avait été taillée en pièces, gelée ou prise sur la route de Moscou à Wilna. Les bulletins russes et anglais, répandus avec profusion, étaient de nature à confirmer cette nouvelle ; enfin les journaux russes, les bulletins officiels et particuliers, annoncèrent que le signalement de Napoléon avait été distribué aux cosaques. Dès lors on ne douta plus qu’il ne fût en effet sans armée ; il cessa de paraître redoutable. On ne vit plus en lui qu’un chef de partisans entouré de quelques soldats découragés, sans moyens pour se recruter, éloigné de quatre à cinq cents lieues de ses frontières, ne pouvant manquer de tomber entre les mains des troupes ennemies qui le cernaient de tous côtés ; l’insurrection à laquelle tous les peuples allemands avaient pris part était sans objet, et l’on cessa de s’en occuper.

Il est à présumer que les principaux chefs, mieux informés que les sous-ordres, n’ignoraient pas qu’il restait à Bonaparte, seulement dans le Nord, assez de force pour prolonger encore la lutte où il était engagé ; mais ils ne purent arrêter le mouvement qu’ils avaient imprimé à l’opinion. Ce ne fut guère qu’après la réunion des débris de l’armée française sur la ligne de l’Elbe, et à la vue des renforts qui se dirigeaient du Rhin vers la Saxe, qu’ils parvinrent à faire entendre à la multitude que Bonaparte était encore un ennemi redoutable, et alors la présence d’une force imposante dans le centre de l’Allemagne comprimait l’élan des plus hardis.

Tel était l’état des choses lorsque les armées russes franchirent la Vistule et s’avancèrent vers la Silésie.

Alors reparut sur la scène politique l’ex-ministre prussien que l’influence française avait forcé de chercher un asile en Russie, et que la Ligue de la Vertu reconnaissait pour principal directeur. Personne ne pouvait mieux apprécier que lui la puissance des innombrables leviers que les chefs secondaires avaient préparés pendant son absence, ni les faire agir avec l’ensemble nécessaire pour opérer l’ébranlement projeté. Aussi dès son arrivée à Breslau, vers le mois de février ou de mars 1813, appela-t-il près de lui tous les chef principaux qui étaient en Prusse et dans les états voisins. Les uns furent immédiatement renvoyés dans les foyers dont la direction leur était confiée, d’autres furent expédiés en Autriche dans tous les états de la confédération du Rhin, dans les provinces de la Baltique, etc., etc., pour faire connaître aux adeptes de toutes les classes, de toutes les communions, que le moment de l’explosion était arrivé.

Je n’ai pas la ridicule prétention de lire dans les secrets des cabinets ; mais il me paraît démontré que l’influence des associations secrètes eut cent fois plus de part que la politique dans ce concert de défections, dans cet élan universel qui signala cette époque, et surtout dans les efforts vraiment prodigieux que firent tant de peuples épuisés par dix années de guerres et de spoliations.

Si l’on pouvait conserver des doutes à cet égard, je rappellerais quelques événements qui suivirent les conférences de Breslau, ou qui, plus exactement, en furent les résultats.

À peine les chefs de Berlin furent-ils de retour dans leur résidence, que les offres d’argent, de chevaux, d’effets d’habillement, etc., se multiplièrent dans toutes les classes de la société ; des corps de volontaires se formèrent pour ainsi dire dans chaque quartier. Les étudiants se firent remarquer par leur empressement à s’enrôler, et par leur exaltation ; plusieurs établissements d’éducation, notamment ceux qui étaient dirigés par des sectaires, s’enrôlèrent presque en entier et eurent pour premiers capitaines les directeurs et les chefs de ces établissements, quoiqu’ils fussent généralement aussi étrangers que leurs élèves aux habitudes de la guerre (6).

Au reste, en cherchant à mettre en évidence la part que les associations secrètes ont eue dans cette levée des peuples allemands, mon intention n’est pas d’établir une vérité de fait, qu’il est toujours bon de connaître, mais aussi de prévenir une erreur où doivent nécessairement tomber tous ceux qui n’ont pas été à portée de connaître les instruments cachés mis en jeu par tant d’intérêts divers. Je veux parler de l’opinion qui attribue cet élan des peuples d’Allemagne aux sentiments d’honneur national, et au désir de mettre fin à une guerre qui menaçait leur pays d’une entière dévastation.

Je suis loin de méconnaître l’influence de ces sentiments, mais comme ils ne tiennent que le second rang dans l’ordre des choses qui ont produit de si grands résultats, il me semble important d’insister sur ce point de fait, persuadé que l’opinion contraire pourrait être d’un effet dangereux, en ce qu’elle tendrait à faire méconnaître la puissance réelle des associations.

Il est très-probable que les chefs de l’illuminisme s’efforcèrent à accréditer l’erreur que je combats dans le but de détourner l’attention des cabinets. L’orgueil national seconda puissamment cette ruse, et la mauvaise police des états allemands contribua aussi à maintenir le gouvernement dans une fâcheuse sécurité.

Sans doute ce mouvement, si les cabinets ne l’avaient pas favorisé, eût été moins rapide, moins général, il eût offert moins d’ensemble ; mais leur action s’est bornée pour ainsi dire à le régulariser.

Ils ont rappelé au commandement des armées, aux emplois civils, les sectaires que leurs principes avaient fait éloigner, ou qui étaient démis de leur place par esprit d’opposition à des époques antérieures. Ils ont mis à leur disposition les moyens pécuniaires (ou de toute autre nature) dont ils pouvaient avoir besoin pour produire de très-grands effets dans un très-court espace de temps. Mais là se sont bornés, je le répète, leurs efforts. Les éléments qui ont agi pendant cette lutte politique étaient par leur nature tellement indépendants des cabinets, que sans leur participation, et même contre la volonté la plus fortement prononcée, ils se seraient mis d’eux-mêmes en action. Je rappellerai ce qui eut lieu en Prusse au commencement de 1812 : L’association se sentait si forte que plusieurs fonctionnaires civils et officiers supérieurs osèrent se prononcer ouvertement contre les dispositions du cabinet pour une alliance avec la France, et donner avec éclat leur démission aussitôt que cette alliance fut conclue.

Mais quelles seront les suites inévitables de cet accord momentané entre les cabinets et les sectaires ? Je réponds qu’il doit nécessairement en résulter un accroissement énorme de puissance physique et morale pour ces derniers, et pour tous les peuples allemands, la conscience de leurs propres forces.

Or, si les cabinets étaient déjà trop faibles avant cette crise pour comprimer l’esprit factieux des sectaires et résister à leur influence, si dès lors ils étaient forcés d’obéir aux impulsions que les sectaires jugeaient convenable de donner au corps politique ; comment pourraient-ils résister à leurs attaques, aujourd’hui que les forces de l’association ont fait des progrès incalculables ?

 

(1) Dénomination des membres de la Ligue de la Vertu.

(2) Les chefs sont connus ; je dois faire observer qu’à cette époque (1810), les Amis de la Vertu s’étaient tellement identifiés avec les Illuminés, dans le nord de l’Allemagne, qu’on n’aperçoit plus de ligne de démarcation entre les deux sociétés : il n’en était pas de même dans le midi.

(3) Allusion aux dispositions que manifestait alors la Prusse pour une alliance avec l’Autriche et la France contre la Russie.

(4) Allusion à la liste saisie en Bohême, chez le conseiller prussien, dans laquelle les agents étaient distingués par leurs noms de famille et leurs noms de guerre.

(5) C’est ce que l’on remarquait particulièrement en Autriche, en Bavière, en Saxe. Un grand nombre d’officiers autrichiens et bavarois passèrent au service de Russie pour l’unique plaisir de se battre contre les Français. En Saxe, il y eut des émeutes populaires, lors même que Napoléon y retourna en 1813, avec une puissante armée : l’on se rappelle les cinq cents Saxons qu’il fit transporter en France comme chefs d’émeutes.

(6) Un certain docteur J…., chef d’un gymnase, se vit en peu de jours à la tête d’un corps considérable composé d’étudiants. Un prince de C….h y prit du service en qualité de simple volontaire.

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OBSERVATIONS (1)

SUR LE MÉMOIRE RELATIF AUX SOCIÉTÉS SECRÈTES D’ALLEMAGNE.

 

5 avril 1819.

La société secrète des illuminés qui avait pris naissance en Bavière était principalement dirigée contre l’influence des moines qui, dans ce pays, étaient tout-puissants sous le règne de Charles-Théodore. Weishaupt en était l’instituteur ; Zivak, M. de Leiden et un nommé Dellingt furent les principaux chefs. Cette société n’a pu se soutenir que jusqu’en 1786 où Charles-Théodore fit fermer les loges et saisir les papiers. Les chefs et quelques membres peu protégés parmi lesquels on comptait alors M. de Montgelès [sic pour Montgelas], furent exilés. Les autres étaient obligés de se rétracter, de faire pénitence et de prêter serment qu’ils n’appartenaient plus à aucune société secrète.

Si l’auteur du mémoire sur les sociétés secrètes de l’Allemagne avait connu les papiers saisis sur les illuminés et publiés par ordre du gouvernement bavarois, il aurait eu une tout autre idée de cette secte. Elle a été entièrement extirpée, et il serait impossible à qui que ce fût d’indiquer une seule réunion d’illuminés ou une seule trace positive de leur existence depuis la suppression de l’ordre. En Allemagne, comme dans tous les pays civilisés, il y a eu et il y a encore des amis chauds de la liberté et des institutions libérales. En tous temps les partisans du despotisme les ont accusés de menées clandestines, de projets révolutionnaires et meurtriers ; mais aussi, dans aucun pays, la police la plus active n’a jamais pu découvrir le moindre indice d’une réunion prohibée par la loi et tendant à la subversion de l’ordre existant, dont les vrais amis de la liberté auraient été les auteurs. Ce furent les décrets rendus, les principes proclamés par les premières assemblées législatives en France ; ce fut la conduite généreuse et héroïque des armées républicaines qui a fourni aux généraux français des amis parmi les libéraux de l’Allemagne. Il n’existait d’autre liaison que celle que la conformité des principes et des sentiments établit naturellement parmi les hommes bien pensants de toutes les nations qui s’intéressent aux progrès de la chose publique. Ce qui se passa à la cour de Berlin, sous le règne de Frédéric-Guillaume, n’était autre chose qu’une intrigue des courtisans pour amuser un roi dépravé et pour abuser de son autorité.

Ce que l’auteur du mémoire rapporte sur les idéalistes ne mérite aucune attention. Cette dénomination, qui n’est pas même connue en Allemagne, ne peut être donnée qu’à quelques savants systématiques qui adoptent sur des matières abstraites certaines doctrines. Mais comme société secrète, ou seulement comme secte, les idéalistes ne sont qu’un rêve ou un fantôme des satellites du despotisme qui voudraient rendre suspects jusqu’aux progrès des sciences métaphysiques.

L’auteur du mémoire commet une erreur toute aussi grande quand il prétend que les libéraux en Allemagne, qu’il veut bien honorer du titre d’illuminés, avaient tourné toute leur haine contre Napoléon lors de son avénement au pouvoir. Après la paix de Lunéville toutes les espérances se fondèrent au contraire sur lui, et il n’avait d’autres ennemis en Allemagne que les privilégiés qui venaient de perdre leurs plus belles prérogatives par la sécularisation des principaux, des ecclésiastiques et des chapitres nobles. Ce furent les privilégiés qui influèrent sur le cabinet de Berlin, lors de la guerre de la troisième coalisation, et qui forcèrent, d’une certaine manière, le roi de Prusse à armer. Ce furent aussi eux qui provoquèrent enfin la guerre de 1806.

Mais les libéraux se virent bientôt trompés dans leurs espérances. Au lieu de la régénération de la liberté germanique, l’arbitraire monta sur le trône, et Napoléon, sans s’occuper de la situation intérieure de l’Allemagne, ne devint que le chef militaire de ses armées. Alors les ressentiments des privilégiés s’alliaient au mécontentement des armées de la liberté ; l’indépendance nationale devint le prétexte pour les mouvements des uns, et la bannière pour le ralliement des autres.

Dans cette situation des choses, M. de Stein, homme essentiellement féodal, fit le projet de la ligue de la Vertu. Son prétexte était de relever le caractère national, de rétablir les mœurs et la religion, mais le but caché était dans l’intérêt de l’aristocratie. Cette ligue devait s’étendre sur toute l’Allemagne avec des formes comme elles ont été usitées de tout temps dans les sociétés secrètes. Le projet fut communiqué à plusieurs personnes et bientôt connu dans la grande masse des mécontents en Allemagne. Le roi de Prusse et la famille royale promirent d’y accéder.

Napoléon eut bientôt connaissance de ces menées. M. de Stein fut exilé et le projet de la Ligue de la Vertu n’eut jamais d’exécution, de sorte que cette ligue n’a pas existé matériellement. Ni rassemblement des membres, ni chefs secrets et ostensibles ne furent jamais connus ; mais le seul projet avait électrisé les esprits. L’oppression militaire ainsi que les persécutions de la police de Savari et du prince d’Ekmülh, dirigées contre cette ligue imaginaire, et provoquées sans doute par de faux rapports, montèrent les esprits jusqu’à l’exaltation. Une union morale pour l’indépendance nationale se forma sans ligue visible, et ce fut cette union qui produisit les merveilles qu’on voudrait attribuer aux faibles intrigues d’une société secrète, aux menées d’une faction révolutionnaire. Napoléon connaissait la vraie situation des choses eu égard à la Ligue de la Vertu, sans cependant connaître la force morale qui s’était réveillée en Allemagne. Il traita toujours cette ligue en chimère et n’en parla qu’avec mépris (2).

Aussi n’a-t-on plus entendu parler d’elle après le départ des armées françaises du sol de l’Allemagne. Rien n’annonçait la marche d’une faction puissante dans les ténèbres, et son influence dans les transactions multipliées qui eurent lieu en France et à Vienne ; seulement quelques temps après la réunion de la diète germanique à Francfort, où l’on commençait à s’apercevoir que les espérances pour l’unité nationale, pour la restauration de la liberté germanique, seraient déçues, l’esprit qui avait présidé à l’affranchissement de l’Allemagne se réveilla sur la Wartbourg, se consolida après par la ligue teutonique, et prit un caractère révolutionnaire.

Je finirai ces observations par une réflexion puisée dans le caractère national des Allemands et dans leur histoire. Jamais les sociétés secrètes en Allemagne ne revêtirent un caractère politique que contre l’oppression ; elles quittèrent ce caractère toutes les fois que le règne de la loi et de la liberté fut rétabli. Lors de l’oppression féodale dans le treizième et dans le quatorzième siècle, époque où les nobles exerçaient le droit du poing ou du plus fort, où leurs châteaux étaient des repaires de brigands, où le bourgeois et le paysan étaient sans cesse exposés au meurtre et au pillage, les tribunaux secrets rendirent une justice sévère et prompte contre les malfaiteurs qu’ils purent atteindre, justice qu’il fut alors impossible d’obtenir du gouvernement. Mais lorsque l’empereur Maximilien eut puni quelques grands coupables, qu’il eut détruit leurs châteaux et publié le fameux édit de la paix publique (Landfrieden), les tribunaux secrets disparurent à jamais. De même l’illuminisme était dirigé contre l’oppression monacale. Après la suppression des couvents il ne fut plus question de lui. La Ligue de la Vertu, quoiqu’elle n’ait existé que moralement, combattit l’oppression étrangère. Après sa fin il eût été naturel qu’on n’eût plus entendu parler de cette ligue, mais des espérances déçues l’ont fait revivre dans la ligue teutonique.

 

(1) L’impartialité qui préside à la publication de ces documents nous fait un devoir d’imprimer, après le Mémoire qu’on vient de lire, les observations suivantes, qui en rectifient plusieurs erreurs ou exagérations.

(2) J’en ai eu la preuve matérielle dans un entretien que j’ai eu avec Napoléon, à Erfurt, après la bataille de Leipsick.

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RAPPORT

SUR LA SITUATION DES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU MOMENT DE L’ASSASSINAT DE KOTZEBUE

 

La fin tragique de M. de Kotzebue est un événement dont les suites sont peut-être incalculables, si on le considère sous le rapport de la situation politique et morale actuelle de l’Allemagne. Dans mon rapport, que j’ai eu l’honneur de soumettre à votre excellence, lors de mon retour de *** à Paris, j’ai déjà parlé des sociétés secrètes qui subsistent dans les universités de l’Allemagne ; de leur but, de leurs sympathies et antipathies, et surtout de cette association générale ou teutonique qui était commune à toute l’Allemagne, sans égard aux différentes dominations auxquelles ce pays est sujet.

Depuis, comme dans toutes les sociétés secrètes qui ont agité l’Europe, des fausses interprétations, des calomnies, et l’exagération de l’esprit de caste et de parti ont affermi le lien qui unit la jeunesse allemande, au lieu de l’ébranler. Déjà, après la fête de la Wartbourg, les professeurs d’Iéna, qui en étaient les directeurs, proposèrent pour une association teutonique, aux étudiants qui avaient assisté à cette fête, des statuts qui devaient être communs à toutes les universités de l’Allemagne. Après plusieurs dispositions de discipline très-sages, parmi lesquelles on peut citer l’abolition des duels entre les membres associés, et l’institution d’un tribunal d’honneur pour vider les querelles et appliquer les étudiants à l’étude, ces statuts réunissaient les différentes associations partielles en une seule corporation régie par les mêmes lois, et une administration centrale. Les jeunes gens s’engagent formellement à courir sous les armes en cas que la liberté et l’indépendance de l’Allemagne soient menacées de nouveaux dangers ; ils promettent d’étre toujours prêts au premier appel et de fréquenter à cet effet, autant que possible, les salles d’armes. Le 18 octobre de chaque année, jour anniversaire de la bataille de Leipsick, une réunion générale doit avoir lieu.

Ces statuts ont été soumis à l’approbation du grand-duc de Weimar, sous la domination duquel Iéna se trouve ; cette approbation a été donnée sans restriction : le grand-duc témoigne seulement le désir qu’on ne fasse plus de fête à la Wartbourg, parce qu’il en avait eu trop de désagréments. Pour se conformer à ce désir, la réunion générale eut lieu l’année dernière à Iéna, le 18 octobre ; plus de deux mille députés des différentes universités, parmi lesquels on comptait aussi des étudiants de Riga, signèrent en leur nom et au nom de leurs commettants les statuts de l’association teutonique.

De retour dans leurs universités respectives, les députés reçurent le serment de leurs commettants pour les statuts qu’ils venaient de signer, et l’on comptait alors déjà plus de seize mille jeunes gens réunis dans une seule association et bien disposés à défendre la liberté et l’indépendance de l’Allemagne contre tout agresseur.

Dans ces entrefaites parut le fameux mémoire de M. de Stauren. On avait la certitude que ce mémoire avait été rédigé sur des données fournies par M. de Kotzebue. La jeunesse allemande sentit fort bien que le coup partait du point le plus dangereux pour l’indépendance de l’Allemagne, et qu’il était dirigé contre la seule institution nationale qui avait su se conserver dans la décadence générale de la nation allemande, et qui venait aussi de se régénérer, la première, après l’élan que cette nation avait repris, mais sans la coopération des gouvernements respectifs, et peut-être malgré eux. Il fut donc naturel que les esprits s’exaspérassent, que l’association teutonique prît une couleur toute politique, et qu’elle cherchât à se fortifier dans ses institutions et à s’étendre dans les autres classes de la société.

Il paraît que cette association n’a que trop bien réussi dans son entreprise ; au moins est-il certain qu’elle a des ramifications parmi les jeunes militaires allemands, et qu’elle compte beaucoup sur eux en cas de besoin. Il paraît aussi qu’au commencement des vacances de Pâques de cette année, il s’est tenu une réunion des chefs dont l’événement déplorable qui a eu lieu à *** fut un résultat, ainsi que le cartel qui fut envoyé à M. Stauren.

Sand était à Iéna avant son voyage à Mannheim ; il était connu pour un des chefs de l’association teutonique. Je pris des renseignements positifs sur sa personne : il avait fait d’excellentes études et passait pour une des meilleures têtes de l’Allemagne ; son caractère était énergique, mais plutôt romanesque et doux que violent et sanguinaire ; son amour de la liberté était nourri par une grande érudition dans les auteurs classiques et par une profonde connaissance de l’histoire. Il jouissait d’une considération générale parmi ses condisciples, et était l’arbitre dans leurs différends. On fondait de grandes espérances sur lui, et on le croyait appelé à de hautes destinées.

Avec ces dispositions, et dans la situation morale et politique actuelle de l’Allemagne, ce malheureux criminel ne pouvait-il pas se rappeler que Guillaume Tell avait fondé la liberté de la Suisse par l’assassinat de Gessler ? que Charlotte Corday s’était vouée à la mort pour débarrasser la société de Marat ? L’exagération que l’homme sensé trouverait sans doute dans ce rapprochement, ne faudrait-il pas l’attribuer à la jeunesse de l’assassin ? n’appartiendrait-elle pas au temps où il vécut et aux hommes qui influaient sur lui.

Au reste, l’action de Sand, d’après les circonstances que je viens d’exposer et dont je puis garantir l’authenticité, augmente de beaucoup l’intérêt que l’Allemagne présente depuis deux ans à l’observateur et à l’homme d’état. Sans vouloir empiéter sur les événements, j’ai cru de mon devoir de mettre sous les yeux de votre excellence les faits qui peuvent avoir tenu à cette action. Ami de la liberté et de ma patrie, je n’ai pas hésité d’en parler avec franchise et sans craindre les fausses interprétations d’un ministre éclairé qui doit être convaincu que les dangers qui menacent l’indépendance de l’Allemagne sont communs à la France, et que la force morale renaissant en Allemagne deviendra un boulevard inexpugnable contre ces dangers communs.

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COURT EXPOSÉ

DE CE QU’ONT PRODUIT JUSQU’À CE JOUR LES ENQUÊTES RELATIVES À L’AFFAIRE DE SAND.

 

Carlsruhe, 23 juin 1819.

Les résultats obtenus, tant par les recherches soigneuses de la commission d’état qui a été chargée de prendre connaissance de l’assassinat commis sur la personne de M. de Kotzebue par l’étudiant Sand, que par celles qu’ont faites à Iéna, et principalement à Giessen, les commissions territoriales qui ont pareillement été nommées en conséquence, les pièces que le gouvernement badois leur a communiquées, font voir combien on avait été fondé à attacher dès le premier moment la plus haute importance à cet événement. Le dépouillement des actes sera bientôt terminé, et déjà il jette un grand jour sur plusieurs circonstances du moment et sur plusieurs faits précédents qui étaient jusqu’ici restés sans explication. Il donne de plus, relativement à l’esprit qui s’était emparé d’une grande partie de la jeunesse allemande, surtout dans les universités, des éclaircissements tels qu’il n’est plus possible de se faire illusion sur les suites qui en sont déjà résultées, ni sur celles qui en résulteront encore.

C’est à cet esprit qu’il faut attribuer la formation de ces associations secrètes, dont les dernières recherches ont fait découvrir l’existence et dévoilé la tendance perturbatrice, nous donnant par là la mesure de ce que nous aurions à attendre de l’avenir, si la génération destinée à nous remplacer était élevée dans les mêmes principes, et si, après avoir été journellement exaltée jusqu’au délire, par des professeurs et par des écrivains dangereux, elle partait d’une telle éducation pour entrer sérieusement dans la carrière de la vie.

Depuis longtemps on reconnaît (mais on n’en est pas encore venu jusqu’à la mettre en pratique) la nécessité de réviser l’organisation actuelle des grandes écoles, les bases de l’instruction en général, enfin les règles et les principes auxquels les professeurs doivent être astreints dans leurs leçons tant publiques que particulières : aujourd’hui cette nécessité doit s’offrir à la pensée de tous les gouvernements comme un devoir commun, comme un devoir pressant ; et le dernier événement en fait d’autant mieux sentir l’urgence, qu’il est une preuve parlante et un résultat certain de la dégénération des écoles.

En effet, si les premières dépositions de Sand semblent présenter peu d’intérêt, si l’on n’y trouve aucune preuve concluante qu’il ait eu des complices de son crime, ou qu’il en ait communiqué le projet, elles font voir du moins comment ce jeune homme qui, au rapport de ses parents, de ses amis et de ses premiers maîtres, était modeste, timide, et qu’il fallait sans cesse encourager, peu à peu (grâce aux doctrines obscures et dangereuses de quelques hommes de grande réputation comme littérateurs, grâce surtout à la fréquentation contagieuse des chevaliers de la Wartbourg, des champions de l’ultra-germanisme (1) et de la confrérie universitaire) est parvenu au degré de perversité qui a fait de lui un assassin ! Elles fournissent aussi matière à de sérieuses réflexions sur l’état présent des grandes écoles et sur le détestable esprit de beaucoup de professeurs, qui laissent de côté les objets purement scientifiques pour se jeter dans une politique dépravée. Enfin elles indiquent clairement la source de toutes les maximes corruptrices dont, hélas ! les effets ne se font que trop apercevoir.

Mais si les dépositions de l’étudiant Sand sont déjà précieuses sous ce rapport, combien ne doivent-elles pas le paraître davantage quand on pense que c’est à elles que l’on doit les découvertes qui, en ce moment, sont l’objet des plus intéressantes recherches, surtout à Giessen.

C’est à Giessen que la commission spéciale, qui a été nommée par suite de ces mêmes dépositions (communiquées par le gouvernement de Bade), est parvenue, suivant ses rapports, à découvrir sous le nom de société noire une association secrète dont un de ses membres a ainsi expliqué le but.

« L’Allemagne doit former un seul état et une seule église chrétienne. Il est de première nécessité de répandre des idées de liberté parmi le peuple. Il faut que tous ceux qui, dans les différents états de l’Allemagne, prennent en main les intérêts du peuple, se rapprochent et se concertent, et qu’ensuite, au moyen de plénipotentiaires pris dans leur sein, et distincts des envoyés des puissances, ils agissent avec force près de la confédération germanique. »

Or, on sait qu’un projet de constitution, conforme à ce plan, a été proposé et discuté dans l’hiver de 1817 à 1818, chez un certain docteur Follenius, dans une réunion d’affidés.

Une association du même genre doit s’être formée à Iéna, quoique Sand ait persisté jusqu’à ce présent à nier obstinément le fait. Il convient seulement qu’il y a existé une société purement littéraire, et il en a même fait connaître plusieurs membres, mais toujours avec l’observation qu’il était et ne pouvait être question que de cette espèce de société. Cependant la lettre de Sand à ceux qu’il appelle ses amis (communiquée le 3 avril dernier), cette lettre rapprochée de son autre écrit à la confrérie universitaire (burschenschafft) ; et surtout l’écrit (communiqué le 15 avril), d’un certain Sartorius, qui s’est trouvé aussi compromis par les nouvelles recherches, font trop clairement voir les objets que l’on discutait et les mesures que l’on se proposait dans ces réunions ; ils coïncident trop bien avec les dépositions des étudiants de Giessen pour ne pas faire soupçonner un but caché et important à cette prétendue société littéraire de Iéna.

Sartorius, en effet, s’exprime ainsi :

« Il ne s’agit en apparence que de poursuites littéraires, mais si quelqu’un y cherche quelque chose de plus, qu’il vienne et qu’il voie. »

Les précautions que prenaient ces jeunes gens pour éviter que l’on ne portât trop tôt un œil attentif sur leurs menées sont prouvées, entre autres, par une lettre trouvée chez un certain docteur Seebold, membre à la fois de la société des noirs et de la soi-disant société littéraire. Suivant cette lettre, un des initiés devait être dépêché à Darmstadt pour prévenir le mauvais effet qu’aurait pu produire une exposition prématurée de leurs principes, faite devant une assemblée tenue à la Starkenbourg, et où se trouvaient plusieurs personnes non initiées.

On voit par cette même lettre que rarement ils se confiaient à la poste, mais qu’ils avaient des affidés (wissende) (2) qui couraient le pays pour porter leurs messages.

Il est bon aussi de remarquer « que Sand a dit au sujet du professeur Fries à Iéna, qu’eux (les membres de la société littéraire) avaient eu chez lui (Fries) des entretiens sur des questions philosophiques d’une grande profondeur, et que souvent ils l’avaient consulté sur les objets dont ils étaient occupés. »

Au surplus les dépositions de l’étudiant Sand font encore naître le soupçon que quelques-uns de ses amis d’Iéna pourraient bien avoir indirectement participé à l’assassinat pour l’avoir su et ne l’avoir pas empêché. On fait à ce sujet des recherches qui ne sont pas encore achevées.

Il s’était précédemment passé à Iéna plusieurs circonstances auxquelles il est infiniment regrettable que l’on n’ait pas donné toute l’attention que l’on aurait dû. Deux professeurs de cette ville ont déposé qu’un certain docteur, qu’ils ont nommé, il y a plus de six mois, avait laissé entendre que plusieurs étudiants de la confrérie dite burschenschafft composaient entre eux une société secrète dont le mot d’ordre était : Mort aux tyrans, et qui avait son lieu de rassemblement chez un de leurs professeurs. L’importance qu’il y aurait eu à faire sur-le-champ usage de cette révélation n’a été que trop prouvée par les dernières découvertes, qui non-seulement confirment le fait, mais qui donnent lieu à l’horrible soupçon que déjà ces forcenés avaient dressé des listes de proscription où se trouvait, entre autres, le nom de S. A. R. le grand-duc de Hesse.

Cette confrérie universitaire (burschenschafft) paraît avoir été l’école où l’on éprouvait les étudiants et d’où l’on tirait ceux que l’on jugeait dignes d’être admis dans une classe plus choisie et ignorée du plus grand nombre. Les autres, à la vérité, ne connaissaient que vaguement les projets sinistres et criminels de l’association particulière qui dirigeait tout, et qui ne laissait percer ses desseins qu’avec réserve et lenteur ; mais ils n’en dévoraient pas moins avec avidité des leçons et des doctrines dont l’effet infaillible devait être d’égarer sans retour une jeunesse déjà si facile à émouvoir.

Des maximes en effet comme celle d’un certain S…….. : « que tout homme a droit de faire tout ce qu’il croit juste, » (maxime dans laquelle Sand nommément a voulu chercher sa justification), et d’autres également sorties de la bouche de certains professeurs, ne pouvaient manquer de faire une impression durable sur de jeunes esprits qui, trompés par de grandes réputations littéraires, donnaient une confiance aveugle à ceux qui les leur prêchaient. Il est de même évident que le complet développement du système des initiés serait rapidement parvenu à sa maturité, puisque, suivant le cours naturel des choses, la plupart de ces jeunes gens auraient, sous peu d’années, occupés les places les plus importantes.

Un passage de la lettre de Sand à ses amis (amis dans le sens qu’il attache à ce mot), semble se rapporter à cette époque à venir. « Il faudra, dit-il, tenir en réserve ceux qui auront quelque autorité sur le peuple, pour que, lorsque le pays aura été affranchi, on ne se trouve pas privé des hommes les plus capables d’achever et de perfectionner l’œuvre. »

À l’égard des moyens qu’ils se proposaient d’employer pour arriver à ce prétendu perfectionnement, les passages suivants, tirés des album qui ont été trouvés parmi les papiers saisis à Iéna, peuvent en donner une idée. On y lit entre autres :

« Nous nous reverrons ! Quand la fumée s’élèvera des montagnes, alors, brave Rakété (3), ton ami, ton frère, le bras retroussé, te tendra de nouveau la main. SEEBOLD. »

Et plus loin :

« Contre l’arbitraire des gouvernements, le peuple goûte le conseil d’Hippocrate contre les cancers : quand les remèdes ne guérissent pas, dit-il, on guérit par le fer ; et ce que l’on n’obtient pas du fer, on l’obtient du feu. »

Il est à croire que désormais tous les doutes cesseront, qu’un fanatisme politique, déjà parvenu à ce degré, sera regardé comme un danger imminent pour le repos de l’Allemagne et même de l’Europe, et que l’on sentira le besoin de s’y opposer énergiquement. Il est encore possible d’en arrêter le progrès : encore quelques années, et on ne le pourra plus, si tous les gouvernements ne prennent pas, de concert, des mesures efficaces pour en fermer la source ; et la source en est principalement dans la dégénération des grandes écoles.

Il ne s’agit pas de gêner la liberté de l’enseignement, mais de le ramener à sa première institution, de le borner aux sciences, de le purger de tout ce vicieux mélange de politique ; et, pour le maintenir dans sa pureté, il est nécessaire que les professeurs soient soumis à une responsabilité sévère pour leurs leçons, leurs écrits et toute leur conduite.

Que tous les gouvernements d’Allemagne se réunissent franchement, qu’ils consultent entre eux, et qu’après un mûr examen, ils introduisent dans tous les établissements d’instruction publique, non pas une amélioration vaine et passagère, mais une amélioration effective et fondée sur de bons principes. C’est ainsi qu’ils arrêteront les suites fâcheuses que des mesures isolées ou mal conçues ne manqueraient pas d’aggraver au détriment de l’intérêt de tous. Ce sera ensuite du travail de la commission établie à Francfort, pour réviser l’organisation des universités, que dépendra principalement la question de savoir si de sages résolutions, prises de concert, parviendront à asseoir sur des bases solides le repos et la sûreté publique.

 

(1) J’ai rendu le mot teutonia par ultra-germanisme, afin d’être compris par des lecteurs français. Teutonia est le cri de guerre de tous ces jeunes fanatiques qui voudraient redevenir Teutons, et dont le but principal est de ramener l’Allemagne à l’unité. J’ai traduit burschenschafft par confrérie universitaire. Depuis la fête de Wartbourg, les étudiants, qui jusque-là avaient vécu en coteries très-distinctes, formées des jeunes gens du même pays, comme Prussiens, Saxons, Badois, etc., ont imaginé de réunir ceux de toutes les universités dans une seule confrérie générale, qu’ils ont appelée burschenschafft, et que l’on pourrait rendre par confrérie des gars. C’est dans cette burschenschafft que se trouvent tous les cerveaux exaltés qui ont mis presqu’en danger le repos de l’Allemagne. Dans plus d’une ville, le cri : À moi les gars ! (Burschen heraus !) met sur pied toute la jeunesse du lieu.

(2) Wissende (qui savent, qui sont du secret) est une expression consacrée, et qui remonte aux temps du tribunal secret.

(3) Rakété paraît être un nom de guerre. Brave est mis pour ungebleichter, qui proprement veut dire, non blanchi, écru. — Le bras retroussé : cette expression équivaut presque à celle d’un poignard à la main. Il n’est pas rare que les Allemands au moment du combat, et surtout d’un combat corps à corps, se retroussent le bras jusqu’au coude. Le jour de la bataille de Rosbach, le prince de Saxe-Hilburghausen avait le bras retroussé de cette manière.

 

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Léo Burckart, Prologue >>>

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