24 septembre 1831 — Les Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre, Conte inédit d’Hoffman, dans Le Mercure de France au XIXe siècle, t. XXXIV, p. 597-604, signé Gérard.

"Je me figurai que si je n’avais pas vu souvent l’étranger, je l’avais du moins souvent rêvé " observe ici le narrateur. Nerval retiendra la leçon d'Hoffmann

Ce chapitre II est très proche de l’épisode de la taverne de la rue des Chasseurs dans Les Amours de Vienne-Pandora.

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LES AVENTURES DE LA NUIT DE SAINT-SYLVESTRE.

CONTE INÉDIT D’HOFFMANN.

___

SUITE.

 

II.

LA SOCIÉTÉ DANS LE CABARET.

 

Il peut être fort agréable de se promener de long en large sous les tilleuls, mais non pas dans la nuit de saint Sylvestre, par un froid suffisant et une neige battante. C’est une réflexion que je fis étant nu-tête et sans manteau, quand je sentis un vent glacé envelopper mon corps tout brûlant de fièvre. Je traversai dans cet état le pont de l’Opéra, et passant devant le château, je me détournai et je pris par le pont des Écluses en laissant la Monnaie derrière moi. — J’arrivai dans la rue des Chasseurs, près du magasin de Thiermann : les appartemens étaient fort bien éclairés ; j’allais entrer, car j’étais transi de froid, et je sentais le besoin de m’abreuver à longs traits de quelque liqueur forte. En ce moment, une société, toute animée d’une joie bruyante, se précipita hors de la maison : ils parlaient d’huîtres superbes et de l’excellent vin de la comète de 1811. « Il avait bien raison, s’écria l’un d’eux, que je reconnus pour un officier supérieur des hulans, celui qui l’an passé, à Mayence, pestait contre ces faquins d’aubergistes qui n’avaient pas voulu absolument, en 1794, lui servir de leur vin de 1811. » — Tous riaient à gorge déployée. J’étais allé involontairement quelques pas plus loin, et je me trouvais devant un cabaret éclairé d’une seule lumière. Le Henri V de Shakespear ne se vit-il pas un jour réduit à un tel degré de lassitude et d’humilité, que la pauvre créature nommée Petite-Bière lui vint dans l’esprit ? Dans le fait, pareille chose m’arriva : j’avais soif d’une bouteille de bonne bière anglaise, et je descendis rapidement dans le cabaret.

« Que désirez-vous ? » dit l’aubergiste s’avançant d’un air agréable et la main à son bonnet : je demandai une bouteille de bonne bière anglaise, avec une pipe d’excellent tabac, et je me trouvai bientôt dans une quiétude si sublime, que force fut au diable lui-même de me respecter et de me laisser quelque repos. — Oh ! conseiller de justice ! si tu m’avais vu, au sortir de ton brillant salon, dans un obscur cabaret, buvant, au lieu de thé, de la petite bière, tu te serais détourné de moi avec un orgueilleux dédain : « Est-il donc étonnant, aurais-tu murmuré, qu’un pareil homme soit dans le cas de ruiner les jabots les plus délicieux ? »

Sans chapeau, sans manteau, je devais être pour ces gens un sujet d’étonnement. L’hôte avait une question sur les lèvres, quand on frappa à la fenêtre ; une voix cria d’en haut : « Ouvrez ! ouvrez, me voici ! » L’hôte se hâta de monter et rentra bientôt, élevant dans ses mains deux flambeaux ; un homme fort grand et fort maigre descendit après lui. En passant sous la porte fort basse, il oublia de se baisser et se heurta assez rudement ; mais un bonnet noir en forme de barrette, qu’il portait, le préserva de tout accident. Il eut soin de passer le plus près possible de la muraille et s’assit en face de moi, pendant que l’on plaçait les lumières sur la table. On pouvait bien dire de lui qu’il avait un air distingué et mécontent : il demanda, d’un ton de mauvaise humeur, une pipe et de la bière, et à peine avait-il rendu quelques bouffées de tabac qu’un nuage épais de fumée nous enveloppa : sa figure avait au reste quelque chose de si caractéristique et de si attrayant, que j’en fus charmé tout d’abord, malgré sa mine sombre. Sa chevelure noire et épaisse, séparée sur son front, se répandait des deux côtés en une profusion de petites boucles, ce qui lui donnait quelque ressemblance avec les portraits de Rubens. Quand il se fut débarrassé de son vaste manteau, je m’aperçus qu’il était vêtu d’un kurtka noir avec des tresses nombreuses ; mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’il portait, par dessus ses bottes, de fort belles pantoufles. Je remarquai cela pendant qu’il secouait sa pipe, fumée en cinq minutes. Notre conversation avait peine à se lier ; l’étranger semblait très-occupé d’un grand nombre de plantes singulières qu’il avait tirées d’un étui, et qu’il examinait avec soin. Je lui témoignai mon étonnement de voir d’aussi belles plantes, et lui demandai, comme elle paraissaient toutes fraîches, s’il les avait recueillies au jardin botanique ou chez Boucher. Il sourit d’une manière assez étrange et répondit : « Vous ne me paraissez pas fort sur la botanique ; autrement, vous ne m’auriez point aussi.... » Il hésita ; j’ajoutai à demi-voix : « Sottement... questionné », termina-t-il d’un ton de franchise bienveillante : « Vous auriez, poursuivit-il, reconnu, du premier coup d’œil, que ce sont là des plantes alpestres qui ne croissent que sur le Chimborasso. »

L’étranger prononça ces mots presque à voix basse, et tu peux penser qu’ils me causèrent une singulière émotion. Les questions expiraient sur mes lèvres, mais une sorte de pressentiment s’élevait en moi, et je me figurai que si je n’avais pas vu souvent l’étranger, je l’avais du moins souvent rêvé.

On frappa de nouveau à la fenêtre ; l’hôte ouvrit, et une voix cria : « Ayez la bonté de couvrir votre miroir ! — Ah ! ah ! dit l’hôte, c’est le général Suwarov, qui vient bien tard ! »

L’hôte couvrit son miroir, et aussitôt sauta, avec une rapidité assez maladroite, ou mieux, avec une légèreté assez pesante, un petit homme grêle, enveloppé d’un manteau d’une couleur brune singulière, qui formait mille plis et un grand nombre d’autres plus petits encore, et flottant autour de sa taille d’une manière si étrange, qu’à la lueur du flambeau, on eût cru voir plusieurs formes se déployer et se replier sur elles-mêmes comme dans les fantasmagories d’Ensler. Il se mit à frotter ses mains, cachées dans ses longues manches, et s’écria : « Froid ! froid ! oh ! qu’il fait froid !... en Italie c’est bien différent, bien différent !... » Il finit par prendre place entre moi et mon grand voisin, disant : « Cette fumée est insupportable !... Tabac contre tabac !... si j’avais une prise seulement !... La tabatière de métal poli dont tu m’as fait cadeau se trouvait dans ma poche ; je la tirai afin d’offrir du tabac au petit étranger. A peine l’apperçut-il, qu’il la repoussa violemment des deux mains, en s’écriant : « Loin ! bien loin cet odieux miroir !... »

Sa voix avait quelque chose d’effrayant, et, quand je le regardai, tout étonné, il était entièrement différent de ce qu’il avait paru d’abord. Il avait sauté dans la salle avec une physionomie agréable et toute jeune, mais il présentait maintenant le visage ridé, pâle comme la mort, d’un vieillard aux yeux caves. Saisi d’effroi, je m’élançai vers le plus grand des deux étrangers : « Au nom de ciel, regardez donc ! » allais-je m’écrier ; mais lui, absorbé dans l’examen de ses plantes, n’avait rien vu de ce qui venait de se passer, et, dans le même instant, le petit cria : « Vin de Nord ! » avec son ton un peu précieux. Bientôt l’entretien commença entre nous ; le petit me déplaisait assez, mais le grand savait parler sur les choses les moins importantes en apparence avec beaucoup de profondeur et d’agrément, quoiqu’il eût à lutter sans cesse contre une langue qui n’était pas la sienne, et qu’il se servît souvent de mots impropres, ce qui, du reste, donnait à son langage une originalité piquante ; de sorte que, tout en m’inspirant pour lui-même un sentiment d’estime et d’amitié, il affaiblissait aussi l’impression désagréable que le petit homme m’avait fait éprouver.

Ce dernier semblait supporté par des ressorts, car il s’agitait çà et là sur sa chaise, gesticulant beaucoup ses mains ; — mais une sueur glacée découla de mes cheveux sur mon dos, quand je m’aperçus clairement qu’il me regardait avec deux visages différens ; et surtout il considérait souvent, avec son vieux visage, quoique moins horriblement qu’il ne m’avait fixé d’abord, l’autre étranger, dont l’air paisible contrastait avec sa perpétuelle mobilité.

Dans cette mascarade de notre vie d’ici-bas, souvent l’esprit regarde avec des yeux pénétrans au-travers des masques et reconnaît ceux qui sont de sa famille ; c’est de cette manière que, si différens du reste des hommes, nous nous regardâmes et nous reconnûmes tous trois dans ce cabaret. Dès-lors, notre entretien prit ce caractère sombre qui ne convient qu’aux âmes blessées à mort pour jamais : « C’est encore un clou, dans cette vie, dit le grand. — Ah Dieu ! repris-je, le diable n’en a-t-il pas enfoncé partout à notre intention ? Dans les murs de nos demeures, dans les bosquets, dans les buissons de roses... où pouvons-nous passer sans y laisser accroché quelque lambeau de nous-mêmes ? Il semble, mes dignes compagnons, que nous ayons tous perdu quelque chose de cette manière : moi, par exemple, il me manque cette nuit mon chapeau et mon manteau ; tous deux sont pendus à un clou, dans l’antichambre du conseiller de justice, comme vous le savez bien. »

Le petit homme et le grand tressaillirent à la fois, comme frappés du même coup à l’imprévu : le petit me regarda en grimaçant avec sa plus laide figure ; puis sautant rapidement sur une chaise, il alla raffermir la toile qui couvrait le miroir, pendant que l’autre mouchait la chandelle avec soin.

Notre entretien eut peine à se renouer ; nous en vînmes cependant à parler d’un jeune peintre fort distingué, nommé Philippe, et du portrait d’une princesse qu’il avait exécuté admirablement, inspiré dans son œuvre par le génie de l’amour et par cet ineffable désir des choses d’en haut qu’il avait puisé dans l’âme profondément religieuse de celle qu’il aimait : « Il est tellement ressemblant, dit le plus grand étranger, que c’est moins son portrait que le reflet de son image. — C’est vrai ! m’écriai-je, on le dirait volé dans un miroir ! »

Le petit homme se leva tout d’un coup, me regarda furieusement avec son vieux visage, dont les yeux lançaient du feu : « Cela est absurde ! s’écria-t-il, cela est insensé ! Qui pourrait dérober une image dans un miroir ? — Qui le pourrait ? le diable peut-être, à votre avis ? — Ho ! ho ! frère, celui-là brise la glace avec ses lourdes griffes, et les mains blanches et frêles d’une image de femme se couvrent de blessures et de sang. Ha ! ha ! montre-moi l’image — l’image volée dans un miroir, et je fais devant toi le saut de carpe de mille toises de haut. Entends-tu, misérable drôle ? »

Le grand se leva à son tour, s’avança vers le petit, et lui dit : « Ne faites donc pas tant d’embarras, mon ami, ou vous vous ferez jeter du bas de l’escalier en haut. Je crois, du reste, que votre reflet, à vous, est dans un misérable état. — Ha ! ha ! ha ! s’écria le petit en riant dédaigneusement et avec une sorte de frénésie ; ha ! ha ! crois-tu ?... crois-tu ?... J’ai du moins encore ma belle ombre ! pitoyable faquin, j’ai encore mon ombre ! »

A ces mots, il sauta hors du cabaret, et nous l’entendîmes encore qui éclatait de rire et criait dans la rue : « J’ai encore mon ombre — mon ombre ! » Le grand était retombé, anéanti et tout blême, sur sa chaise, la tête dans ses deux mains, et sa poitrine oppressée exhalait à grande peine un profond soupir : « Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec intérêt. — Oh ! monsieur, ce vilain homme qui a si mal agi avec nous, qui m’a relancé jusque dans ce cabaret, ma retraite ordinaire, où j’aime à rester seul, à peine visité de temps à autre par quelque gnome qui vient s’accroupir sous la table et grignotter quelques miettes de pain : ce méchant homme m’a replongé dans ma plus cruelle infortune... Hélas ! j’ai perdu, — à jamais perdu mon... Adieu ! » Il se leva et traversa le caveau pour sortir : tout restait éclairé autour de lui, — il ne projetait aucune ombre. Je m’élance à sa poursuite avec transport : « Pierre Schemilh ! — Pierre Schemilh ! » m’écriai-je tout joyeux ; mais il avait jeté ses pantoufles ; je le vis enjamber par-dessus la caserne des gendarmes, et disparaître dans l’obscurité.

Lorsque je voulus rentrer dans le caveau, l’hôte me jeta la porte au nez en s’écriant : « Le bon Dieu me garde de pareils hôtes ! »

 

GÉRARD.

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