1968 — Texte de Pandora reconstitué par Jean Guillaume, Gérard de Nerval. Pandora, édition critique, Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de Namur, 1968.

On a logtemps considéré le texte de Pandora dont on disposait (publication du Mousquetaire du 31 octobre 1854 et épreuves de la lettre de Nerval à Dumas du 25 novembre 1854) comme la preuve navrante de la démence de Nerval à la fin de sa vie. L’examen des fragments manuscrits dont il disposait alors a permis à Jean Guillaume de rétablir une cohérence des textes et du récit.

Les Amours de Vienne s’achevaient sur l’invitation de la « dame brune » au narrateur. Pandora s’ouvre sur cette visite, la veille de la Saint-Sylvestre. La « dame brune », devenue Pandora, en qui l’on reconnaît aisément Marie Pleyel, invite le narrateur à partager avec elle une « partie fine au Prater » le lendemain, jour de la Saint-Sylvestre. Totalement dépourvu d’argent en vue de ce rendez-vous, le narrateur va emprunter à un ami (on reconnaît en lui Alexandre Weill) la somme nécessaire. Après s’être débarrassé de ses conquêtes populaires, et s’être restauré à l’auberge de la Porte Rouge, il se rend à l’Ambassade de France où il doit participer à une soirée mondaine.

Là s’arrête la publication du Mousquetaire du 31 octobre 1854. Pour rétablir la suite, il faut recourir aux fragments manuscrits que Dumas a omis de prendre en compte. Le récit se poursuit ainsi : dans les salons de l’Ambassade de France, on occupe le temps avec des jeux de charades et proverbes. Le narrateur, qui ne sait pas son rôle, fait « manquer la représentation » et s’enfuit honteusement. Rentré chez lui, il rêve. Si, en 1841, Les Amours de Vienne expérimentaient l’écriture excentrique, en 1854, dans Pandora, l’écriture s’est chargée de l’onirisme dont Nerval désormais ne se défend plus et fait de l’expérience viennoise une vision hallucinée. Réveillé en sursaut le lendemain, il songe au rendez-vous que lui a donné Pandora. Après le rendez-vous manqué au Prater, l’aventure avec Pandora trouvera son dénouement fantastique l’année suivante, jour pour jour, à Bruxelles.

Ainsi conçu, le récit se déroule sur trois jours : deux à Vienne lors de la Saint-Sylvestre, et un, un an après, toujours à la Saint-Sylvestre, mais à Bruxelles. S’agit-il des « Trois jours de folie » demandés à Nerval par Dumas, que mentionne la lettre du 14 novembre 1853 ?

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AMOURS DE VIENNE — PANDORA

 

« Deux âmes, hélas ! se partagent mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux. »

Faust.

 

Vous l’avez tous connue, ô mes amis ! — la belle Pandora du théâtre de Vienne. — Elle vous a laissé sans doute ainsi qu’à moi-même de cruels et doux souvenirs ! C’était bien à elle, peut-être, — à elle, en vérité, — que pouvait s’appliquer l’indéchiffrable énigme gravée sur la pierre de Bologne : ÆLIA LÆLIA. — Nec vir, nec mulier, nec androgyna, etc. — « Ni homme, ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble... » Enfin, La Pandora, c’est tout dire, — car je ne veux pas dire tout.

Ô Vienne, la bien gardée ! Rocher d’amour des paladins ! — comme disait le vieux Menzel, — tu ne possèdes pas la coupe bénie du Saint-Graal mystique, mais le stock-im-eisen des braves compagnons. Ta montagne d’aimant attire invinciblement la pointe des épées, — et le Magyar jaloux, le Bohême intrépide, le Lombard généreux mourraient pour te défendre aux pieds divins de Maria-Hilf !

Je n’ai pu moi-même planter le clou symbolique dans le tronc chargé de fer (Stock-im-eisen) posé à l’entrée du Graben, à la porte d’un bijoutier — mais j’ai versé les plus douces larmes et les plus pures effusions de mon cœur le long des places et des rues, sur les bastions, dans les allées de l’Augarten et sous les bosquets du Prater. J’ai attendri de mes chants d’amour les biches timides et les faisans privés. J’ai promené mes rêveries sur les rampes gazonnées de Schœnbrunn. J’adorais les pâles statues de ces jardins que couronne la gloriette de Marie-Thérèse — et les chimères du vieux palais m’ont ravi mon cœur pendant que j’admirais leurs yeux divins et que j’espérais m’allaiter à leur sein de marbre éclatant.

Pardonne-moi d’avoir surpris un regard de tes beaux yeux, auguste archiduchesse, dont j’aimais tant l’image, peinte sur une enseigne de magasin. Tu me rappelais l’autre..., rêve de mes jeunes amours, pour qui j’ai si souvent franchi l’espace qui séparait mon toit natal de la ville des Stuarts ! J’allais à pied, traversant plaines et bois, rêvant à la Diane valoise qui protège les Médicis, — et quand, au-dessus des maisons du Pecq et du pavillon d’Henri IV, j’apercevais les tours de briques, cordonnées d’ardoises, alors je traversais la Seine, qui languit et se replie autour de ses îles, et je m’engageais dans les ruines solennelles du vieux château de Saint-Germain. L’aspect ténébreux des hauts portiques, où plane la souris chauve, où fuit le lézard, où bondit le chevreau qui broute les vertes acanthes, me remplissait de joie et d’amour. Puis, quand j’avais gagné le plateau de la montagne, fût-ce à travers le vent et l’orage, quel bonheur encore d’apercevoir, au-delà des maisons, la côte bleuâtre de Mareil, avec son église où reposent les cendres du vieux seigneur de Monteynard.

Le souvenir de mes belles cousines, ces intrépides chasseresses que je promenais autrefois dans les bois, belles toutes deux comme les filles de Léda, m’éblouit encore et m’enivre.

Pourtant je n’aimais qu’elle, alors !...

 

Il faisait très froid à Vienne le jour de la Saint-Sylvestre et je me plaisais beaucoup dans le boudoir de la Pandora. Une lettre qu’elle faisait semblant d’écrire n’avançait guère, et les délicieuses pattes de mouche de son écriture s’entremêlaient follement avec je ne sais quels arpèges mystérieux qu’elle tirait par instant des cordes de sa harpe, dont la crosse disparaissait sous les enlacements d’une syrène dorée. Tout à coup, elle se jeta à mon cou et m’embrassa, en disant avec un fou rire : « Tiens, c’est un petit prêtre ! Il est bien plus amusant que mon baron ! » 

J’allai me rajuster à la glace, car mes cheveux châtains se trouvaient tout défrisés, et je rougis d’humiliation en sentant que je n’étais aimé qu’à cause d’un certain petit air ecclésiastique que me donnaient ma contenance timide et mon habit noir. « Pandora, lui dis-je, ne plaisantons pas avec l’amour ni avec la religion, car c’est la même chose, en vérité. — Mais j’adore les prêtres, dit-elle ; laissez-moi mon illusion. — Pandora, dis-je avec amertume, je ne remettrai plus cet habit noir, et, quand je reviendrai chez vous, je porterai mon habit bleu à boutons dorés, qui me donne l’air cavalier. — Je ne vous recevrai qu’en habit noir », dit-elle et elle appela sa suivante : « Roschen !... si monsieur que voilà se présente en habit bleu, vous le mettrez dehors, et vous le consignerez à la porte de l’hôtel. — J’en ai bien assez, ajouta-t-elle avec colère des attachés d’ambassade en bleu avec leurs boutons à couronne, et des officiers de Sa Majesté impériale, et des Magyars avec leurs habits de velours et leurs toques à aigrette ! Ce petit-là me servira d’abbé. Adieu, l’abbé, c’est convenu, vous viendrez me chercher demain en voiture, et nous irons en partie fine au Prater... Mais vous serez en habit noir ! » 

Chacun de ces mots m’entrait au cœur comme une épine. Un rendez-vous, un rendez-vous positif pour le lendemain, premier jour de l’année, et en habit noir encore ! Et ce n’était pas tant l’habit noir qui me désespérait, mais ma bourse était vide ! — Quelle honte ! vide, hélas ! le propre jour de la Saint-Sylvestre !... Poussé par un fol espoir, je me hâtai de courir à la poste, pour voir si mon oncle ne m’avait pas adressé une lettre chargée. Ô bonheur ! on me demande deux florins, et l’on me remet une épître qui porte le timbre de France. Un rayon de soleil tombait d’aplomb sur cette lettre insidieuse ; les lignes s’y suivaient impitoyablement, sans le moindre croisement de mandat sur la poste ou d’effets de commerce. Elle ne contenait de toute évidence, que des maximes de morale et des conseils d’économie.

Je la rendis en feignant prudemment une erreur de gilet, et je frappai avec une surprise affectée des poches qui ne rendaient aucun son métallique ; puis je me précipitai dans les rues populeuses qui entourent Saint-Étienne.

Heureusement j’avais à Vienne un ami. C’était un garçon fort aimable, un peu fou, comme tous les Allemands, docteur en philosophie, et qui cultivait avec agrément quelques dispositions vagues à l’emploi de ténor léger.

Je savais bien où le trouver, c’est-à-dire chez sa maîtresse, une nommée Rosa, figurante au théâtre de Leopoldstadt ; il lui rendait visite tous les jours de deux à cinq heures. Je traversai rapidement la Rothenthor, je montai le faubourg, et, dès le bas de l’escalier, je distinguai la voix de mon compagnon, qui chantait d’un ton langoureux :

« Einen Kuss von rosiger lippe,
Und ich furchie nicht Sturm und nicht Klippe ! »

Le malheureux s’accompagnait d’une guitare, ce qui n’est pas encore ridicule à Vienne, et se donnait des poses de ménestrel. Je le pris à part et lui confiai ma situation. « Mais tu ne sais pas, me dit-il, que c’est aujourd’hui la Saint-Sylvestre... — Oh ! c’est juste ! m’écriai-je en apercevant sur la cheminée de Rosa une magnifique garniture de vases remplis de fleurs. Alors, je n’ai plus qu’à me percer le cœur, ou à m’en aller faire un tour vers l’île Lobau, là où se trouve la plus forte branche du Danube ? — Attends encore, dit-il en me saisissant le bras.

Nous sortîmes. Il me dit :

« J’ai sauvé ceci des mains de Dalilah... Tiens, voilà deux écus d’Autriche ; ménage-les bien, et tâche de les garder intacts jusqu’à demain, car c’est le grand jour. 

Je traversai les glacis couverts de neige, et je rentrai à Leopoldstadt, où je demeurais chez des blanchisseuses. J’y trouvai une lettre qui me rappelait que je devais participer à une brillante représentation où assisterait une partie de la cour et de la diplomatie. Il s’agissait de jouer des charades. Je pris mon rôle avec humeur, car je ne l’avais guère étudié. La Kathi vint me voir, souriante et parée, bionda grassota, comme toujours, et me dit des choses charmantes dans son patois mélangé de morave et de vénitien. Je ne sais trop quelle fleur elle portait à son corsage, et je voulus l’obtenir de son amitié. Elle me dit d’un ton que je ne lui avais pas connu encore :

« Jamais pour moins de zehn gulden-conventions-münze  (de dix florins en monnaie de convention) »

Je fis semblant de ne pas comprendre. Elle s’en alla furieuse, et me dit qu’elle irait trouver son vieux baron, qui lui donnerait de plus riches étrennes.

Me voilà libre. Je descends le faubourg en étudiant mon rôle, que je tenais à la main. Je rencontrai Wahby la Bohême, qui m’adressa un regard languissant et plein de reproches. Je sentis le besoin d’aller dîner à la Porte-Rouge, et je m’inondai l’estomac d’un tokkaï rouge à trois kreutzers le verre, dont j’arrosai des côtelettes grillées, du wurschell et un entremets d’escargots.

Les boutiques, illuminées, regorgeaient de visiteuses, et mille fanfreluches, bamboches et poupées de Nuremberg grimaçaient aux étalages, accompagnées d’un concert enfantin de tambours de basque et de trompettes de fer-blanc.

« Diable de conseiller intime de sucre candi ! » m’écriai-je en souvenir d’Hoffmann — et je descendis rapidement les degrés usés de la taverne des Chasseurs. On chantait la Revue nocturne du poète Zedlitz. La grande ombre de l’Empereur planait sur l’assemblée joyeuse, et je fredonnais en moi-même : « Ô Richard !... » Une fille charmante m’apporta un verre de baierisch-bier, et je n’osai l’embrasser parce que je songeais au rendez-vous du lendemain.

Je ne pouvais tenir en place. J’échappai à la joie tumultueuse de la taverne, et j’allai prendre mon café au Graben. En traversant la place Saint-Étienne, je fus reconnu par une bonne vieille décrotteuse, qui me cria, selon son habitude : « S.... n.. de D... ! » seuls mots français qu’elle eût retenus de l’invasion impériale. Cela me fit songer à la représentation du soir ; car autrement, je serais allé m’incruster dans quelque stalle du théâtre de la Porte-de-Carinthie, où j’avais l’usage d’admirer beaucoup Mlle Lutzer. Je me fis cirer, car la neige avait fort détérioré ma chaussure.

Une bonne tasse de café me remit en état de me présenter au palais. Les rues étaient pleines de Lombards, de Bohêmes et de Hongrois en costumes. Les diamants, les rubis et les opales étincelaient sur leur poitrine, et la plupart se dirigeaient vers la Burg, pour aller offrir leurs hommages à la famille impériale.

Je n’osai me mêler à cette foule éclatante ; mais le souvenir chéri de l’autre*** me protégea encore contre les charmes de l’artificieuse Pandora.

 

On me fit remarquer au palais de France que j’étais fort en retard. La Pandora dépitée s’amusait à faire faire l’exerice à un vieux baron et à un jeune prince grotesquement vêtu en étudiant de carnaval. Ce jeune renard avait dérobé à l’office une chandelle des six dont il s’était fait un poignard. Il en menaçait les tyrans en déclamant des vers de tragédie et en invoquant l’ombre de Schiller.

Pour tuer le temps, on avait imaginé de jouer une charade à l’impromptu. — Le mot de la première était Maréchal. Mon premier c’est Marée. — Vatel, sous les traits d’un jeune attaché d’ambassade, prononçait un soliloque avant de se plonger dans le cœur la pointe de son épée de gala. Ensuite, un aimable diplomate rendait visite à la dame de ses pensées ; il avait un quatrain à la main et laisser percer la frange d’un schall dans la poche de son habit. « Assez, suspends ! » (sur ce pan) disait la maligne Pandora en tirant à elle le cachemire vrai-Biétry, qui se prétendait tissu de Golconde. Elle dansa ensuite le pas du schall avec une négligence adorable. Puis la troisième scène commença, et l’on vit apparaître un illustre Maréchal coiffé du chapeau historique.

On continua par une autre charade dont le mot était Mandarin. — Cela commençait par un mandat, qu’on me fit signer, et où j’inscrivis le nom glorieux de Macaire (Robert), baron des Adrets, époux en secondes noces de la trop sensible Éloa. Je fus très applaudi dans cette bouffonnerie. Le second terme de la charade était Rhin. On chanta les vers d’Alfred de Musset. Le tout amena naturellement l’apparition d’un véritable Mandarin drapé d’un cachemire, qui, les jambes croisées, fumait paresseusement son houka. — Il fallut encore que la séduisante Pandora nous jouât un tour de sa façon. Elle apparut en costume des plus légers, avec un caraco blanc brodé de grenats et une robe volante d’étoffe écossaise. Ses cheveux nattés en forme de lyre se dressaient sur sa tête brune ainsi que deux cornes majestueuses. Elle chanta comme un ange la romance de Déjazet : « Je suis Tchin Ka... »

On frappa enfin les trois coups pour le proverbe intitulé Madame Sorbet. Je parus en comédien de province, comme le Destin dans le Roman comique. Ma froide Étoile s’aperçut que je ne savais pas un mot de mon rôle et prit plaisir à m’embrouiller. Le sourire glacé des spectatrices accueillit mes débuts et me remplit d’épouvante. En vain le vicomte s’exténuait à me souffler les belles phrases perlées de M. Théodore Leclercq, je fis manquer la représentation.

De colère, je renversai le paravent, qui figurait un salon de campagne. — Quel scandale ! — Je m’enfuis du salon à toutes jambes, renversant, le long des escaliers, des foules d’huissiers à chaînes d’argent et d’heiduques galonnés, et, m’attachant des pattes de cerf, j’allai me réfugier honteusement dans la taverne des Chasseurs.

Là, je demandai un pot de vin nouveau, que je mélangeai d’un pot de vin vieux, et j’écrivis à la déesse une lettre de quatre pages, d’un style abracadabrant. Je lui rappelais les souffrances de Prométhée quand il mit au jour une créature aussi dépravée qu’elle. Je critiquai sa boîte à malice et son ajustement de bayadère. J’osai même m’attaquer à ses pieds serpentins, que je voyais passer insidieusement sous sa robe. — Puis j’allai porter la lettre à l’hôtel où elle demeurait.

Sur quoi je retournai à mon petit logement de Leopoldstadt, où je ne pus dormir de la nuit. Je la voyais dansant toujours avec deux cornes d’argent ciselé, agitant sa tête empanachée, et faisant onduler son col de dentelles gaufrées sur les plis de sa robe de brocart.

Qu’elle était belle en ses ajustements de soie et de pourpre levantine, faisant luire insolemment ses blanches épaules, huilées de la sueur du monde. Je la domptai en m’attachant désespérément à ses cornes et je crus reconnaître en elle l’altière Catherine, impératrice de toutes les Russie. J’étais, moi, le prince de Ligne, — et elle ne fit pas de difficulté de m’accorder la Crimée, ainsi que l’emplacement de l’ancien temple de Thoas. — Je me trouvai tout à coup moelleusement assis sur le trône de Stamboul.

« Malheureuse ! lui dis-je, nous sommes perdus par ta faute, et le monde va finir ! Ne sens-tu pas qu’on ne peut respirer ici ? L’air est infecté de tes poisons, et la dernière bougie qui nous éclaire encore, tremble et pâlit déjà au souffle impur de nos haleines... De l’air ! de l’air ! Nous périssons !

— Mon seigneur, cria-t-elle nous n’avons à vivre que sept mille ans. Cela fait encore mille cent quarante…

— Septante-sept mille ! lui dis-je et des millions d’années en plus : tes nécromans se sont trompés !... »

Alors elle s’élança, rajeunie, des oripeaux qui la couvraient, et son vol se perdit dans le ciel pourpré du lit à colonnes. Mon esprit flottant voulut en vain la suivre : elle avait disparu pour l’éternité.

J’étais en train d’avaler quelques pépins de grenade. Une sensation douloureuse succéda dans ma gorge à cette distraction. Je me trouvais étranglé. On me trancha la tête, qui fut exposée à la porte du sérail et j’étais mort tout de bon, si un perroquet passant à tire d’aile n’eût avalé quelques-uns des pépins que j’avais rejetés.

Il me transporta à Rome sous les berceaux fleuris de la treille du Vatican, où la belle Impéria trônait à la table sacrée, entourée d’un conclave de cardinaux. À l’aspect des plats d’or, je me sentis revivre, et je lui dis : « Je te reconnais bien, Jésabel ! » Puis un craquement se fit dans la salle. C’était l’annonce du Déluge, opéra en trois actes. Il me sembla alors que mon esprit percait la terre, et, traversant à la nage les bancs de corail de l’Océanie et la mer pourprée des tropiques, je me trouvai jeté sur la rive ombragée de l’île des Amours. C’était la plage de Taïti. Trois jeunes filles m’entouraient et me faisaient peu à peu revenir. Je leur adressai la parole. Elles avaient oublié la langue des hommes.

« Salut mes sœurs du Ciel », leur dis-je en souriant.

 

Je me jetai hors du lit comme un fou, — il faisait grand jour ; il fallait attendre jusqu’à midi pour aller savoir l’effet de ma lettre. La Pandora dormait encore quand j’arrivai chez elle. Elle bondit de joie et me dit : « Allons au Prater, je vais m’habiller. » Pendant que je l’attendais dans son salon, le prince *** frappa à la porte, et me dit qu’il revenait du château. Je l’avais cru dans ses terres. — Il me parla longtemps de sa force à l’épée et de certaines rapières dont les étudiants du Nord se servent dans leurs duels. Nous nous escrimions dans l’air, quand notre double étoile apparut. Ce fut alors à qui ne sortirait pas du salon. Ils se mirent à causer dans une langue que j’ignorais ; mais je ne lâchai pas un pouce de terrain. Nous descendîmes l’escalier tous trois ensemble, et le prince nous accompagna jusqu’à l’entrée du Kohlmarkt.

« Vous avez fait de belles choses, me dit-elle, voilà l’Allemagne en feu pour un siècle. »

Je l’accompagnai chez son marchand de musique, et, pendant qu’elle feuilletait des albums, je vis accourir le vieux marquis en uniforme de magyar, mais sans bonnet, qui s’écriait : « Quelle imprudence ! les deux étourdis vont se tuer pour l’amour de vous ! »

Je brisai cette conversation ridicule en faisant avancer un fiacre. La Pandora donna l’ordre de toucher Dorothée-gasse, chez sa modiste. Elle y resta enfermée une heure, puis elle dit en sortant : « Je ne suis entourée que de maladroits — Et moi ? observai-je humblement — Oh vous ! vous avez le numéro un. — Merci répliquai-je. »

Je parlai confusément du Prater ; mais le vent avait changé. Il fallut la ramener honteusement à son hôtel, et mes deux écus d’Autriche furent à peine suffisants pour payer le fiacre.

De rage, j’allai me renfermer chez moi, où j’eus la fièvre. Le lendemain matin, je reçus un billet de répétition qui m’enjoignait d’apprendre le rôle de Valbelle, pour jouer la pièce intitulée : Deux mots dans la forêt. — Je me gardais bien de me soumettre à une nouvelle humiliation, et je repartis pour Salzbourg, où j’allai réfléchir amèrement dans l’ancienne maison de Mozart habitée aujourd’hui par un chocolatier.

 

Je n’ai revu la Pandora que l’année suivante, dans une froide capitale du Nord. Sa voiture s’arrêta tout à coup au milieu de la grande place, et un sourire divin me cloua sans force sur le sol. « Te voilà encore, enchanteresse, m’écriais-je, et la boîte fatale, qu’en as-tu fait ?

— Je l’ai remplie pour toi, dit-elle, des plus beaux joujoux de Nuremberg... ne viendras-tu pas les admirer ? »

Mais je me pris à fuir à toutes jambes vers la place de la Monnaie — Ô fils des dieux, père des hommes ! criait-elle, arrête un peu. C’est aujourd’hui la Saint-Sylvestre comme l’an passé... Où as-tu caché le feu du ciel que tu dérobas à Jupiter ? »

Je ne voulus pas répondre : le nom de Prométhée me déplaît toujours singulièrement, car je sens encore à mon flanc le bec éternel du vautour dont Alcide m’a délivré.

Ô Jupiter ! quand finira mon supplice ?

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Pandora, reconstitution par Jean Senelier en 1975 >>>

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