14 novembre 1853 — Lettre de Nerval à Alexandre Dumas.

La lettre porte en suscription : « De M. Gérard de Nerval / A Monsieur Alexandre Dumas / hôtel Louvois Place Louvois / A Paris ». Les cachets de la poste indiquent l’heure de départ : Passy-les-Paris, 14 novembre 1853, et d’arrivée : Paris, 14 novembre 1853.

Dès son retour en France en 1853, Dumas fonde « son » journal, Le Mousquetaire. Dans le même temps, il est en pourparlers avec Arsène Houssaye, alors directeur de la Comédie-Française, pour le remaniement d’une traduction que lui avait fournie Nerval du drame de Kotzebue, Misanthropie et Repentir. Dumas et Nerval, qui séjourne alors chez Émile Blanche à Passy, se retrouvent donc le 12 novembre dans les bureaux de la Comédie-Française, et là, il semble que Dumas ait proposé à Nerval une collaboration au Mousquetaire. D’abord apparemment enthousiaste — il se verrait bien en Aramis, tandis que Dumas serait... Porthos —, Nerval est saisi par le doute : la proposition de Dumas d’écrire le récit de « Trois jours de folie » n’est-elle pas un piège pour le ridiculiser, comme le fit autrefois Janin ? Peu à peu, le ressentiment le gagne au souvenir de leur voyage commun en Allemagne en 1838, et c’est finalement à un véritable réquisitoire contre Dumas que se livre Nerval dans cette lettre dont la rédaction est malheureusement interrompue.

Quelques jours plus tard, Dumas poursuivra l’ « exécution » de Nerval dans la « Causerie avec mes lecteurs » publiée le 10 décembre dans Le Mousquetaire.

On peut spéculer à l’infini sur ces «Trois jours de folie » dont Dumas aurait demandé le récit à Nerval. La « carte du diable », qui semble le titre du premier de ces trois récits, serait-elle le fameux sept de carreau adressé à Nerval par Dumas, chargé de sept louis ? Notons que son évocation est immédiatement suivie de l’aveu des pertes au jeu du séjour à Baden de 1838, et de la revendication de son droit, clairement assumé, à dépenser son argent en seigneur… comme le faisait son voisin de table de jeu le duc de Hesse. On peut penser aussi aux trois jours de Saint-Sylvestre à Vienne, qui sera le sujet de Pandora.

Le texte de la lettre est établi sur l’autographe original.

Voir la notice: LE VOYAGE EN ALLEMAGNE DE 1838

******

 

Trois jours de Folie

 

Le monde est plein de fous... et qui n’en veut pas voir
Doit rester dans sa chambre... et casser son miroir.
Eulenspiegel

 

Ce 14 novembre 1853 — neuf heures du matin.

Mon cher Dumas, — Je vous ai rencontré vendredi dernier dans le cabinet de Verteuil, à la Comédie Française, vous m’avez proposé d’écrire dans un journal que vous [faites, biffé] dirigez vous-même et d’être l’un des quatre mousquetaires de la rédaction.

Alors je m’appelle Aramis.

Merci, Porthos !

Je n’ai encore revu ni D’Artagnan, ni Athos, seulement, depuis quelques jours j’ai retrouvé Planchet.

Le drôle se cache sous les habits d’un hôtelier de la rue des Grés, — tenant table d’hôte d’étudians. Sa femme vend du laitage aux étudiantes. Nous voilà donc assurés de la nourriture en cas de besoin. Sinon nous avons votre table à Bruxelles en Brabant, celle de notre ami le bourgmestre, celle de l’hôtel de Suède et je crois même celle de l’hôtel d’Arenberg.

Procédons par ordre. Nous sommes quatre, trois d’entre nous sous les trois chapeaux blancs, le quatrième a les chapeaux qu’il veut. Le monde est à nous, les femmes sont pour nous !

Et habet suum fulmen Juno !!!

Un journal à vous fait par nous... qu’en aurait dit le Cardinal ?

Et sa nièce, donc ?

La parole est le glaive à deux tranchans, mais désormais nous taillerons nos plumes avec nos épées. La mienne est noire et elle est perdue depuis.... Vous m’aiderez à la retrouver.

Aramis

 

I. La carte du Diable

Mon vieil ami [un mot biffé, illisible] Hamilton prêtait les paroles suivantes au géant Moulineau : Bélier, mon ami ! Commençons par le commencement.

Or, vous m’avez demandé à moi Gérard, qui ne suis pas de Nevers mais de Nerval en Valois, à moi votre ancien collaborateur pour trois pièces, c’est à dire pour quatorze actes, — et qui n’ai jamais écrit de romans pour vous quoi qu’en ait dit mon ami Mirecourt, — vous m’avez demandé trois articles sur trois jours de ma vie que vous avez qualifiés vous-même par ce titre Trois jours de folie [souligné de deux traits] et que j’appellerais, moi, trois jours de raison.

C’étaient trois jours de liberté, suivis de trois nuits sans sommeil à cent francs livres par jour, que j’ai dépensés noblement ; quatre louis tournois, c’est à dire 96 francs + 20 sols. — Est-ce trop pour un gentilhomme ?

Je vous demande s’il y a de quoi étonner les populations, et justifier les mesures sévères dont ensuite j’ai été l’objet.

Quatre Cinq napoléons d’aujourd’hui : mais c’est ma dépense naturelle et je les ai dépensés journellement toutes les fois qu’on m’a laissé maître absolu de ma bourse, ce que je prouverai au besoin par attestation de mon notaire et de mon agent de change.

Il s’agit de savoir si je les ai bien dépensés.

Pour me tenter peut-être, vous m’avez donné vendredi dernier vingt écus d’acompte sous la condition d’écrire pour vous mes trois articles en trois jours. — Vous me faisiez injure, Porthos !

J’ai écrit sous vos yeux, [un mot biffé, illisible] ou plutôt pendant que vous dormiez, trois actes de drame en trois nuits, dans votre cabinet. Vous les avez lus le lendemain à Joly Anténor Joly et à Villeneuve avec les trois premiers qui étaient de vous, mon cher Alexandre, car la pièce avait cinq actes et un prologue. Vous en souvenez-vous ?

Et puisque nous parlons d’argent ou d’or je vous dis pour la première fois depuis vingt ans : vous souvenez-vous, Dumas, qu’au moment de votre départ pour l’Italie, je vous ai prêté un chiffon de banque de 500 livres ? Je vous avais rencontré sur la place du Carrousel, et j’ai couru les chercher impasse du Doyenné, n° 3, où j’occupais l’ancien appartement du Doyen, dont j’avais fait restaurer le salon et repeindre — par Châtillon, Nanteuil, Wattier, [un nom, biffé] Corot, Chassériau et autres de mes amis — les dessus de portes et les trumeaux. Mes souvenirs sont-ils fidèles ? Consultez les vôtres. J’ai votre [un mot, biffé] reçu signé. Comptons alors.

Les bons comptes font les bons amis.

J’ai reçu de vous depuis Strasbourg en Alsace

1° un effet de commerce signé Hyrvoix fils courtier négociant à Francfort sur Mein, tiré sur Hyrvoix père, négociant à Strasbourg, et payable chez M. Hypgé contrôleur des messageries à Stasbourg. — Impayé.

Sur le reçu de votre lettre chargée je m’étais transporté de Bade, où j’avais succombé sous une série de refaits à la même [table] où jouait S.A.Sérénissime….

10 heures moins ¼. Arrêté par l’annonce du déjeuner.

[en haut à gauche du verso du premier feuillet : sept. 38]

le grand-duc de Hesse. — Enfin j’étais rasé, comme on dit dans le monde. C’est alors que je vous écrivis cette épître joyeuse en vers macaroniques où j’ai fait preuve d’une si haute philosophie.

J’ai attendu votre réponse huit grands jours, vivant à l’hôtel du Soleil sur la foi de mon bagage, mais sans un sou de poche. Bénazet ne tenait pas encore la banque, sans quoi je lui aurais emprunté quelques louis en qualité d’a comme fait tout le monde en pareil cas... Tous les deux jours j’allais interroger la poste ; enfin une lettre arrive.

Je [une phrase, soigneusement biffée] l’ouvre avec précipitation ; vous m’annonciez l’envoi de quinze frédérics d’or par le Packvagen. Cela val[ai]t beaucoup mieux que l’effet de commerce précédent ; — mais j’avais oublié que ma bourse était vide. L’employé badois me dit : Alors vous ne pouvez pas


[La lettre est interrompue ici en milieu de phrase.Elle a pourtant été envoyée comme l'attestent les cachets de la poste]

item1a1
item2