10 décembre 1853 — « Causerie avec mes lecteurs », article publié par Dumas dans son journal Le Mousquetaire, », p. 1, 2 colonnes, dans lequel il cite El Desdichado .

Au cours des visites de Nerval au bureau du Mousquetaire de Dumas, dont il est désormais le collaborateur, plusieurs projets littéraires semblent avoir été débattus, sans doute les « Trois jours de folie » dont nous ne saurons rien, l’adaptation du drame de Kotzebue Misanthropie et repentir, et un projet de roman en collaboration, annoncé sous le titre de L’Illustre Brisacier. Dumas utilise sur le mode de la dérision les conversations privées qui eurent lieu entre lui et Nerval à propos de ce projet de roman. Au cours de cet échange, Nerval s’est sans doute exalté en évoquant son personnage à identités multiples, dont il a dit qu’il était un double de lui-même. À l’appui de la prétendue folie de Nerval, Dumas de façon particulièrement indélicate publie El Desdichado, que Nerval semble avoir imprudemment laissé au bureau du Mousquetaire. Nerval n’aura d’autres ressources que de tenter de s’expliquer en janvier 1854 dans la Préface des Filles du feu, et de publier à la fin du volume l’ensemble des sonnets « supernaturalistes » des Chimères.

Cet article aura sur Nerval les mêmes effets dévastateurs que celui de Janin au Journal des Débats en 1841. Une semaine plus tard, cependant, Dumas insère dans les colonnes du Mousquetaire la nouvelle de Nerval intitulée Octavie.

Voir la notice: BELLES PAGES, "Je suis le ténébreux..."

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CAUSERIE AVEC MES LECTEURS.

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Chers lecteurs,

J’ai encore du temps et j’en profite pour vous dire quelques mots.

Le Théâtre-Français ne m’a pas encore répondu.

J’ai peur qu’il n’aie [sic] peur.

Il ne faudrait pas vous étonner, cher lecteur, quand la Jeunesse de Lauzun serait refusée à la lecture : peut-être, à part son mérite littéraire, y aurait-il de bonnes raisons pour cela.

Au reste, comme ce plaideur qui en appelait de Philippe endormi à Philippe éveillé, j’en appellerai du Comité à vous, et en cinq numéros la pièce passerait sous vos yeux, et je vous connais, vous, vous la recevriez par acclamation.

En attendant, je crois qu’on se propose de faire, rue de Richelieu, une très-belle et très-bonne action.

Vous connaissez de nom et d’action peut-être, car vous aurez vu représenter un drame intitulé Leo Burkard [sic], que nous avons fait ensemble, et vous aurez lu un Voyage d’Orient, qu’il a écrit tout seul, vous connaissez, dis-je, Gérard de Nerval.

C’est un esprit charmant et distingué, comme vous avez pu en juger, — chez lequel, de temps en temps, un certain phénomène se produit, qui, par bonheur, nous l’espérons, n’est sérieusement inquiétant ni pour lui, ni pour ses amis ; — de temps en temps, lorsqu’un travail quelconque l’a fort préoccupé, l’imagination, cette folle du logis, en chasse momentanément la raison, qui n’en est que la maîtresse ; alors la première reste seul, toute puissante, dans ce cerveau nourri de rêves et d’hallucinations, ni plus ni moins qu’un fumeur d’opium du Caire, ou qu’un mangeur de hatchis d’Alger, et alors, la vagabonde qu’elle est, le jette dans les théories impossibles, dans les livres infaisables ; — alors notre pauvre Gérard, pour les hommes de science, est malade et a besoin de traitement, tandis que, pour nous, il est tout simplement plus conteur, plus rêveur, plus spirituel, plus gai ou plus triste que jamais. Tantôt il est le roi d’Orient Salomon, il a retrouvé le sceau qui évoque les esprits, il attend la reine de Saba ; et alors, croyez-le bien, il n’est conte de fée, pas même la Jeunesse de Pierrot, qui vaille ce qu’il raconte à ses amis, qui ne savent s’ils doivent le plaindre ou l’envier, de l’agilité et de la puissance de ces esprits, de la beauté et de la richesse de cette reine ; tantôt il est le sultan Ghera-Gherai, comte d’Abyssinie, duc d’Égypte, baron de Smyrne, et il m’écrit, à moi, qu’il croit son suzerain, pour me demander la permission de déclarer la guerre à l’empereur Nicolas. Un autre jour il se croit fou, et il raconte comment il l’est devenu, et avec un si joyeux entrain, en passant par des péripéties si amusantes, que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations, plein d’oasis plus fraîches et plus ombreuses que celles qui s’élèvent sur la route brûlée d’Alexandrie à Hammon ; tantôt, enfin, c’est la mélancolie qui devient sa muse, et alors retenez vos larmes, si vous pouvez, car jamais Werther, jamais René, jamais Antony, n’ont eu plaintes plus poignantes, sanglots plus douloureux, paroles plus sombres, cris plus poétiques.

Jugez-en. Il y a qualques jours, il passe au bureau ; nous n’y étions pas, chose rare. Il s’informe de nous, et en nous attendant il prend une plume, du papier, et nous laisse ces vers en manière de carte de visite.

el desdichado.

Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la mélancolie.
 
Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la vigne s’allie.
 
Suis-je Amour ou Phœbus, Lusignan ou Byron ?
Mon front est rouge encor des baisers de la reine ;
J’ai dormi dans la grotte où verdit la sirène,
 
Et j’ai deux fois vivant traversé l’Achéron,
Modulant et chantant sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Eh bien ! voilà donc ce que le Théâtre-Français va faire.

Gérard de Nerval, à qui nous devions déjà une si excellente traduction du premier Faust, Gérard s’est pris à la fois, en lisant le drame de Misanthropie et Repentir de Mme Molé de Valevois ; Gérard de Nerval, dis-je, s’est pris à la fois d’une grande gaîté et d’une grande tristesse, — d’une grande gaîté en voyant la traduction de Mme Molé, — d’une grande tristesse en relisant l’original de Kotzebue, — et alors, lui, s’est mis à l’œuvre, — lui, prosateur et poète, a pris corps à corps le poète et le prosateur allemand, et Misanthropie et Repentir, mais, vous comprenez bien, le véritable drame — a enfin vu le jour.

Eh bien ! c’est ce drame de notre bien-aimé Gérard, que sans bruit, sans fanfares, sans clairons, Houssaye, qui lui aussi, est poète et prosateur, va substituer, dit-on, à titre de reprise, au Misanthropie et Repentir de Mme la comtesse Molé.

On dit encore que les deux principaux rôles seront joués par Mlle Judith et M. Geffroy.

La présente causerie n’étant à autre fin, cher lecteur, que de vous dire ceci, et d’ajouter que n’ayant pas encore reçu de réponse du Théâtre-Français, je ne me suis pas encore mis à ma comédie, je prie Dieu qu’il vous ait dans sa sainte et digne garde.

 

ALEX. DUMAS.

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