7 mars 1841 — Les Amours de Vienne, dans la Revue de Paris, 17, quai Malaquais, t. 27, p. 5- 23.

Alors que Nerval est interné rue de Picpus chez Mme Sainte-Colombe, puis à Montmartre chez le docteur Blanche, et que la nouvelle de sa folie se répand, Gautier fait publier par la Revue de Paris le texte des Amours de Vienne  que lui avait adressé son ami durant son séjour à Vienne. Éblouissant exercice de style, dans la droite ligne de l’écriture excentrique de Laurence Sterne et de Diderot, le récit ne pouvait qu’apporter un cinglant démenti à l’article cruel publié par Jules Janin une semaine plus tôt dans le Journal des Débats. La chronique sentimentale proprement dite est précédée d’une lettre fictive adressée par un cousin — tout aussi fictif — de Fritz. Dédoublement identitaire de Nerval entre Brégeas, jeune attaché d’ambassade plein d’ambition, et Fritz le bohème.

Arrivé à Vienne le 19 novembre 1839, Nerval entreprend pour son ami de tenir la chronique de ses conquêtes féminines. Par un jeu d’ellipses et d’analepses, dont Michel Butor fera dans L’Emploi du temps la brillante démonstration, le journal tenu par Nerval nous conte les heurs et malheurs de ses aventures sentimentales avec la Catarina et Vahhby la Bohême dans une Vienne populaire et un peu louche évoquée aussi par Alexandre Weill, qui séjourna à Vienne dans le même temps que Nerval. Le récit des Amours de Vienne, interrompu au moment de l’entrée de Nerval dans le grand monde un soir de Saint-Sylvestre, sera repris et achevé beaucoup plus tard, en 1853-1854, dans Les Amours de Vienne.Pandora.

Les « lettres » des Amours de Vienne furent reprises et augmentées de passages originaux et de fragments d’Un hiver à Vienne dans La Silhouette, à partir de la 3e livraison, les 21 et 28 janvier, et 4, 11 et 18 février 1849, sous le titre : Al Kahira. Souvenirs d’Orient, et enfin dans l’Introduction du Voyage en Orient en 1851, sous le titre : « Les Amours de Vienne », puis : « Suite du journal », chapitres VI, VII, VIII, X.

Voir la notice UN HIVER À VIENNE.

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LES AMOURS DE VIENNE (1).

 

Mon cher oncle,

Depuis le moment où M. le ministre des affaires étrangères a daigné, sur votre puissante recommandation, m’ouvrir enfin la carrière diplomatique, en m’attachant à l’ambassade de Suède, je puis dire qu’un nouveau jour s’est levé pour moi ! Mon esprit agrandi par les conseils de votre expérience demande à se déployer largement dans cette sphère, où vous avez obtenu jadis de si beaux triomphes. Quoique je doive, d’après vos conseils, me borner, quant à présent, à écrire lisiblement les dépêches, notes, mémorandum, conférences, etc., dont la copie me sera confiée, à donner des légalisations et des visas en l’absence du chancelier, à résumer des rapports, et surtout à couper des enveloppes et à former des cachets de cire d’une rondeur satisfaisante, je sens que je ne m’arrêterai pas toujours à ces préliminaires de l’art diplomatique, qui ne sont pas à négliger, sans doute, mais qui recouvrent comme d’un voile les profonds arcanes politiques auxquels je brûle d’être bientôt initié.

Et d’abord, puisque vous m’avez permis de vous soumettre mes observations personnelles avec toute la prudence possible, je profite d’un courrier extraordinaire pour vous envoyer cette lettre, qui ne sera point lue à la poste, ainsi que peuvent l’être celles que je vous adresserai par la voie ordinaire dans le courant de mon voyage.

Ne vous étonnez-vous pas, me sachant parti pour la froide Suède, de recevoir ma lettre datée de Vienne, capitale de l’Autriche ? J’en suis moi-même tout surpris encore et ne puis attribuer ce qui m’arrive qu’aux complications nouvelles qui ont surgi tout à coup dans la question d’Orient.

Il y a justement sept jours, j’allais prendre congé de mes supérieurs afin de partir le soir-même pour ma destination ; j’avais choisi la voie de terre, vu la saison avancée, et je comptais d’abord me rendre en droite ligne à Francfort, puis à Hambourg, en me reposant dans chacune de ces deux villes, n’ayant plus ensuite, comme vous le savez, qu’une courte traversée par mer de Hambourg à Stockholm. J’ai étudié cent fois la carte en attendant l’audience du ministre ; mais ce dernier en a décidé autrement. Son excellence était, ce jour-là, visiblement préoccupée. J’ai été reçu entre deux portes après bien des difficultés. — Ah ! c’est vous, monsieur de Brégeas ? Votre oncle est toujours en bonne santé, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur le ministre, mais un peu souffrant... c’est-à-dire qu’il se croit malade. — Une belle intelligence, monsieur ! Voilà de ces hommes qu’il nous faudrait encore ; de ceux dont Bonaparte avait dit : C’est une race à créer ! Et il l’a créée. Mais la voilà qui s’éteint comme le reste... J’allais répondre que j’espérais vous succéder en tout, quand le chef du cabinet est entré : — Pas un courrier ! a-t-il dit au ministre ; celui qui arrive d’Espagne est malade ; les autres sont partis, ou ne sont pas arrivés. Les routes sont si mauvaises ! — Hé bien, dit le ministre, nous avons là M. de Brégeas ; donnez-lui vos lettres ; il faut bien qu’un attaché serve à quelque chose. — Pouvez-vous partir aujourd’hui ? me dit le secrétaire. — Je comptais partir justement ce soir. — Quelle route prenez-vous ? — Par Trèves et par Francfort. — Hé bien, vous irez porter ce paquet à Vienne. — Cela vous détournera un peu, a dit le ministre avec bonté, mais vous étudierez l’Allemagne en passant, c’est utile… Vous avez une chaise de poste ? — Oui, monsieur le ministre. — Il vous faut six jours. — Six jours et demi peut-être, à cause des inondations, a observé le secrétaire. — Enfin, c’est aujourd’hui jeudi, M. de Brégeas arrivera jeudi prochain. — Telles furent les dernières paroles du ministre, et je partis le même soir.

Vous jugez de ma joie, mon cher oncle, en me voyant chargé d’un message d’état ! Et quel bon conseil vous m’aviez donné d’acheter cette chaise de poste, que ma tante a trouvée si chère ! Un attaché sans chaise de poste, m’avez-vous dit, c’est un... Je crois que vous avez employé cette comparaison : c’est un colimaçon sans coquille ; l’image me semble fort juste, à part la rapidité qui n’est nullement dévolue à l’animal cité par vous.

J’aime à plaisanter, j’ai même fait bien des folies de jeunesse ; mais je songe sérieusement à ma carrière, je me préoccupe de mon avenir, suivant en cela vos bons avis ; tous les jeunes gens ne pensent pas de même malheureusement. Qui croyez-vous que je rencontre à Munich à la table d’hôte de l’hôtel d’Angleterre !... Je m’entends appeler d’un bout de la table à l’autre, je me détourne, je crois me tromper... point du tout : c’était mon cousin Fritz, parti de Paris huit jours avant moi, et parti pour vous aller voir dans votre terre du Périgord.

Vous comprenez, mon oncle, que l’idée n’était pas venue de lui, mais de son père, lequel imagine toujours que je vous fais la cour aux dépens de mon cousin. Dieu merci, vous savez si j’en ai dit jamais le moindre mal. Qu’il ait rejeté toute occupation sensée, ou du moins qu’il se soit livré à mille occupations frivoles ; qu’il ait dissipé tout le bien de sa mère, et le tiers de notre domaine de M*** ; qu’il ait promené par le monde ses goûts d’artiste, ses prétentions d’esprit, ses amourettes folles, et ses mille caprices qui choquent toutes les idées reçues, vous savez, mon oncle, que je m’en préoccupe fort peu. Cependant, j’avouerai qu’il ne m’est jamais désagréable de me rencontrer avec un pareil étourdi dans les hautes sociétés où m’appelle ma position.

Ce n’est point encore là le cas, nous ne sommes qu’à une table d’hôte de Munich. Je ne sais pourquoi, d’ailleurs, je ne m’étais point fait servir dans mon appartement, ce qui m’aurait évité cette rencontre. Chaque fois qu’on n’agit pas en homme très comme il faut, on peut être sûr d’avoir à s’en repentir ; c’est un de vos principes que je n’oublierai plus. Enfin, voici la conversation qui s’établit de loin entre nous deux ; vous pensez bien que je ne répondais que par monosyllabes. La table n’était garnie que d’Anglais et d’Allemands, mais on nous comprenait très bien. Il me plaisante, avec l’esprit que vous lui connaissez, sur ma nouvelle position diplomatique, me demande si j’apporte la guerre ou la paix, et autres folies. Je lui fais signe qu’il n’est pas prudent de parler ainsi ; et, en effet, j’appris ensuite qu’il y avait à cette même table un espion prussien et un espion anglais ; moi-même je passais pour un espion français, malgré mon titre d’attaché. Les Allemands ignorent ou ne veulent pas croire que notre gouvernement n’use pas de pareils moyens, et que nous n’employons jamais qu’une politique loyale et constitutionnelle.

J’ai fini par me lever, je l’ai pris à part, et je lui ai fait comprendre tout ce que sa conduite avait d’indiscret à mon égard. — Nous ne sommes plus de jeunes fous, lui ai-je dit ; la confiance du gouvernement m’a créé un titre et des devoirs nouveaux. La chaise de poste qui me transporte à Vienne est peut-être chargée des destinées d’un grand pays... — Tu es en chaise de poste ? m’a dit aussitôt mon cousin. — Je ne voyage pas autrement. — C’est fort commode en effet, quand on n’aime pas aller à pied. Moi, je voyage à pied quand le pays est beau. — Bien du plaisir. — Par exemple, ce pays-ci est fort triste ; des campagnes plates, sablonneuses, et des forêts de sapins pour varier ; des rivières sans eau, des villes sans pierres, des tavernes sans vin, des femmes… Je me hâtai de lui couper la parole, car il m’aurait compromis plus encore. — Il faut que je reparte, lui dis-je ; je ne me suis arrêté à Munich que pour dîner. — C’est-à-dire pour souper, car on dîne ici à une heure, et il en est huit. — Adieu donc. — Tu ne restes pas pour voir la vieille Mme Schroeder-Devrient dans Médée ? — J’ai des devoirs plus pressants. — Je suis capable de faire une folie... — Je le crois. — Voilà ma position. J’étais parti de Paris pour aller voir notre oncle ; j’ai pris par la Bourgogne, afin d’éviter la monotonie de nos routes du centre. J’ai fait un coude pour voir le Jura, puis pour voir Constance, la ville des conciles (les décorations de l’Opéra sont tout-à-fait inexactes, et elles ont bien raison) ; ce qu’il y a de plus beau à Constance, c’est le bateau à vapeur qui vous en éloigne, et qui vous fait toucher en six heures à cinq nations différentes. Je ne voulais que poser le pied en Bavière ; mais à Lindau l’on m’a dit des merveilles de Munich. Je viens de parcourir la ville en un jour, et j’en ai assez ; tu as une place vide dans ta chaise de poste, tu vas à Vienne, je t’y accompagne. Je suis fort curieux de voir cette capitale.

Je crus l’arrêter en lui demandant s’il avait des lettres de crédit ; il me montra une circulaire de l’un des Rotschild, qui le recommandait à tous ses correspondants. Je ne sais trop ce que vaut ce papier, qui me paraît être une simple lettre de politesse ; mais à Vienne on en jugera. J’ai appris de bonne source que l’on n’y gardait pas vingt-quatre heures un étranger dont le portefeuille ne serait point bien et valablement garni.

Après tout, sa conversation m’a distrait pendant la route, qui n’était pas fort commode, surtout dans le pays de Salzbourg, l’un des endroits les plus sauvages de la terre. À Vienne, il est descendu dans une auberge de faubourg, voulant, dit-il, garder le plus strict incognito. J’en suis charmé, et je désire le rencontrer le moins possible. Il vous écrira sans doute pour s’excuser d’avoir pris la route de Vienne au lieu de celle de Périgueux. Il est vrai que, la terre étant ronde, rien ne l’empêchera de vous aller rendre ses devoirs dans le courant de l’an prochain.

Henri de Brégeas.

 

LETTRE DE FRITZ

 

À SON AMI TIMOTHÉE O’NEILL, À PARIS.

Tu m’as fait promettre, mon cher Timothée, de t’envoyer les impressions sentimentales de mon voyage, qui t’intéressent plus, m’as-tu dit, qu’aucune description pittoresque. Je vais commencer. Sterne et Casanova me soient en aide pour te distraire. J’ai envie simplement de te conseiller de les relire, en t’avouant que ton ami n’a point le style de l’un ni les nombreux mérites de l’autre, et qu’à les parodier, il compromettrait gravement l’estime que tu fais de lui. Mais enfin, puisqu’il s’agit surtout de te servir en te fournissant des observations où ta philosophie puisera des maximes, je prends le parti de t’écrire au hasard tout ce qui m’arrive, intéressant ou non, jour par jour si je le puis, à la manière du capitaine Cook, qui écrit avoir vu un tel jour un goëland ou un pingouin, tel autre jour n’avoir rien vu qu’un tronc d’arbre flottant ; ici la mer était claire, là bourbeuse. Mais, à travers ces signes vains, ces flots changeans, il rêvait des îles inconnues et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces retraites de pur amour et de l’éternelle beauté.

Le 21. — J’entrais au théâtre de Leopoldstadt. Il faut dire d’abord que je n’entends que fort peu le patois qui se parle ici. Il est donc important que je cherche quelque jolie personne de la ville qui veuille bien me mettre au courant du langage usuel. C’est le conseil que donnait Byron aux voyageurs. Voilà donc trois jours que je poursuivais dans les théâtres, dans les casinos, dans les bals, appelés vulgairement sperls, des brunes et des blondes (il n’y a presque ici que des blondes), et j’en recevais en général peu d’accueil. Hier, au théâtre de Leopoldstadt, j’étais sorti, après avoir marqué ma place ; une charmante jeune fille blonde me demande, à la porte, si le spectacle est commencé. Je cause avec elle, et j’en obtiens ce renseignement, qu’elle était ouvrière et que sa maîtresse, voulant la faire entrer avec elle, lui avait dit de l’attendre à la porte du théâtre. J’accumule sur cette donnée les offres les plus exorbitantes ; je parle de premières loges et d’avant-scènes, je promets un souper splendide, et je me vois outrageusement refusé ; les Allemandes ont des superlatifs tout prêts contre les insolents, ce dont, du reste, il ne faut pas trop s’effrayer.

Cette femme me paraissait fort inquiète de ne pas voir arriver sa maîtresse. Elle se met à courir le long du boulevard, et je la suis en lui prenant le bras qui semblait très beau. Pendant la route, elle me disait des phrases en toutes sortes de langues, ce qui fait que je comprenais à la rigueur. Voilà son histoire : Elle est née à Venise, et elle a été amenée à Vienne par sa maîtresse qui est française ; de sorte que, comme elle me l’a dit fort agréablement, elle ne sait bien aucune langue, mais un peu trois langues. On n’a pas d’idées de cela, excepté dans les comédies de Machiavel et de Molière. Elle s’appelle Catarina Colassa. Je lui dis en bon allemand (car elle le comprend fort bien) que je ne pouvais désormais me résoudre à l’abandonner, et je construisis une sorte de madrigal assez agréable. À ce moment, nous étions devant sa maison ; elle m’a prié d’attendre, puis elle est revenue me dire que sa maîtresse était en effet au théâtre, et qu’il fallait y retourner.

Revenus devant la porte du théâtre, je proposais toujours l’avant-scène, mais elle a refusé toujours, et a pris au bureau une deuxième galerie ; j’ai été obligé de la suivre, en donnant au contrôleur ma première galerie pour une deuxième, ce qui l’a fort étonné. Là, elle s’est livrée à une grande joie en apercevant sa maîtresse dans une loge, avec un monsieur à moustaches. Il a fallu qu’elle allât lui parler ; puis elle m’a dit que le spectacle ne l’amusait pas, et que nous ferions mieux d’aller nous promener (spazieren) ; on jouait pourtant une pièce de Mme Birchpfeiffer (Robert-le-Tigre), mais il est vrai que ce n’est pas amusant. Nous sommes donc allés sur le Prater, Et je me suis lancé, comme tu le penses, dans la séduction la plus compliquée.

Mon ami, imagine que c’est une beauté de celles que nous avons tant de fois rêvées, la femme idéale des tableaux de l’école italienne, la Vénitienne de Gozzi, bionda e grassota, la voilà trouvée ! Je regrette de n’être pas assez fort en peinture, pour t’en indiquer exactement tous les traits. Figure-toi une tête ravissante, blonde, blanche, une peau incroyable, à croire qu’on l’ait conservée sous des verres ; les traits les plus nobles, le nez aquilin, le front haut, la bouche en cerise ; puis un col de pigeon gros et gras, arrêté par un collier de perles ; puis des épaules blanches et fermes, où il y a de la force d’Hercule, de la faiblesse et du charme de l’enfant de deux ans. J’ai expliqué à cette beauté qu’elle me plaisait surtout parce qu’elle était, pour ainsi dire, Austro-Vénitienne, et qu’elle réalisait en elle seule le saint-empire romain, ce qui a paru peu la toucher.

Je l’ai reconduite à travers un écheveau de rues assez embrouillé. Comme je ne comprenais pas beaucoup l’adresse qui devait me servir à la retrouver, elle a bien voulu me l’écrire à la lueur d’un réverbère, et je te l’envoie ci-jointe, pour te montrer qu’il n’est pas moins difficile de déchiffrer son écriture que sa parole. J’ai peur que ces caractères ne soient d’aucune langue ; aussi, tu verras que j’ai marqué sur la marge un itinéraire pour reconnaître la porte plus sûrement.

Maintenant voici la suite de l’aventure. Elle m’avait donné rendez-vous dans sa rue, à midi. Je suis venu de bonne heure monter la garde devant ce bienheureux n° 189. Comme elle ne descendait pas, je suis monté. J’ai trouvé une vieille sur un palier, qui cuisinait à un grand fourneau, et comme d’ordinaire une vieille en annonce une jeune, j’ai parlé à celle-là, qui a souri et m’a fait attendre. Cinq minutes après, la belle personne blonde a paru sur la porte et m’a dit d’entrer. C’était dans une grande salle ; elle déjeunait avec sa dame et m’a prié de m’asseoir derrière elle sur une chaise. La dame s’est retournée : c’était une grande jeune personne osseuse, et qui m’a demandé en français mon nom, mes intentions et toutes sortes de tenants et d’aboutissants ; ensuite elle m’a dit : « C’est bien, mais j’ai besoin de mademoiselle jusqu’à cinq heures aujourd’hui ; après, je puis la laisser libre pour la soirée. » La jolie blonde m’a reconduit en souriant, et m’a dit : « À cinq heures. » Voilà où j’en suis ; je t’écris d’un café où j’attends que l’heure sonne, mais tout cela me paraît bien berger.

 

Le 22. — Voilà bien une autre affaire. Mais reprenons le fil des événements. Hier à cinq heures, la Catarina, ou plutôt la Katty, comme on l’appelle dans sa maison, m’est venu trouver dans un cafe-haus où je l’attendais. Elle était très charmante, avec une jolie coiffe de soie sur ses beaux cheveux blonds (le chapeau n’appartient ici qu’aux femmes du monde). Nous devions aller au théâtre de la Porte-de-Carinthie voir représenter Belisario, opéra ; mais voici qu’elle a voulu retourner à Leopoldstadt, en me disant qu’il fallait qu’elle rentrât de bonne heure. La Porte-de-Carinthie est à l’autre extrémité de la ville. Bien ! nous sommes entrés à Leopoldstadt ; elle a voulu payer sa place, me déclarant qu’elle n’était pas une grisette et qu’elle voulait payer ou n’entrerait pas. Oh Dieu ! si les dames françaises comprenaient une telle délicatesse ! Il paraît que cela continue à rentrer dans les mœurs du pays.

Hélas ! mon ami, nous sommes de bien pâles don Juan ! J’ai essayé la séduction la plus noire, rien n’y a fait. Il a fallu la laisser s’en aller et s’en aller seule ! du moins jusqu’à l’entrée de sa rue. Seulement elle m’a donné rendez-vous à cinq heures pour le lendemain, qui est aujourd’hui.

À présent, voici où mon Iliade commence à tourner à l’Odyssée. À cinq heures, je me promenais devant la porte du n° 189, frappant la dalle d’un pied superbe ; Catarina ne sort pas de sa maison. Je m’ennuie de cette faction (la garde nationale te préserve d’une corvée pareille par un mauvais temps !) ; j’entre dans la maison, je frappe ; une jeune fille sort, me prend la main et descend jusqu’à la rue avec moi. Ceci n’est point encore mal. Là elle m’explique qu’il faut m’en aller, que la maîtresse est furieuse, et que du reste Catarina est allée chez moi dans la journée pour me prévenir. Moi, voilà là-dessus que je perds le fil de la phrase allemande ; je m’imagine, sur la foi d’un verbe d’une consonance douteuse, qu’elle veut dire que Catarina ne peut pas sortir et me prie d’attendre encore ; je dis : c’est bien ! et je continue à battre le pavé devant la maison. Alors la jeune fille revient, et comme je lui explique que sa prononciation me change un peu le sens des mots, elle rentre et m’apporte un papier énonçant sa phrase. Ce papier m’apprend que Catarina est allée me voir à l’Aigle noir, où je suis logé. Alors, je cours à l’Aigle noir ; le garçon me dit qu’en effet une jeune fille est venue me demander dans la journée, je pousse des cris d’aigle, et je reviens au n° 189 ; je frappe ; la personne qui m’avait parlé déjà redescend ; la voilà dans la rue, m’écoutant avec une patience angélique ; j’explique ma position, nous recommençons à ne plus nous entendre sur un mot ; elle rentre, et me rapporte sa réponse écrite. Catarina n’habite pas la maison ; elle y vient seulement dans le jour, et pour l’instant elle n’est pas là. Reviendra-t-elle dans la soirée ? on ne sait pas ; mais j’arrive à un éclaircissement plus ample. La jeune personne, un modèle du reste de complaisance et d’aménité (comprends-tu cette fille dans la rue jetant des cendres sur le feu de ma passion ?) me dit que la dame, la maîtresse, a été dans une grande colère (et elle m’énonce cette colère par des gestes expressifs). — Mais enfin ?... — C’est qu’on a su que Catarina a un autre amoureux dans la ville. — Oh ! pardieu ! dis-je là-dessus (Tu me connais, je ne me suis pas attendu à obtenir un cœur tout neuf). Eh bien ! cela suffit, je le sais, je suis content, je prendrai garde à ne pas la compromettre. — Mais non, a répliqué la jeune ouvrière (je t’arrange un peu tout ce dialogue ou plutôt je le resserre), c’est ma maîtresse qui s’est fâchée parce que le jeune homme (junker) est venu hier soir chercher la Catarina, qui lui avait dit que sa maîtresse la devait garder jusqu’au soir ; il ne l’a pas trouvée, puisqu’elle était avec vous, et ils ont parlé très longtemps ensemble.

Maintenant, mon ami, voilà où j’en suis : je comptais la conduire encore au spectacle ce soir, puis à la Conversation, où l’on joue de la musique et où l’on chante, et je suis seul à six heures et demie, buvant un verre de rosolio dans le Gastoffe, en attendant l’ouverture du théâtre où l’on joue une traduction de Ruy-Blas. Mais la pauvre Catarina ! Je ne la verrai que demain, je l’attendrai dans la rue où elle passe pour aller chez sa maîtresse, et je saurai tout !

 

Ce 23. — Hier au soir, me trouvant désœuvré dans ce théâtre, et presque seul homme civilisé, le reste se composant de Hongrois, de Juifs, de Turcs en costume (tu ne peux pas t’imaginer comme le Tyrolien, le Hongrois et le Turc fourmillent à Vienne), j’ai songé à recommencer ce rôle de Casanova, déjà assez bien entamé l’avant-veille. Casanova est bien plus probable qu’on ne le croit dans les usages de ce pays-ci. Je me suis assis successivement près de deux ou trois femmes seules ; la salle était éblouissante ; malgré le peu d’éclat des lustres, les yeux des femmes donnaient assez de lumière par eux-mêmes ; j’ai fini par lier conversation avec l’une d’elle dont le langage n’était pas trop viennois ; après cela j’ai voulu la reconduire en lui donnant le bras, mais elle m’a permis seulement de lui prendre le bras sous son manteau, encore un très beau bras parmi toutes sortes de soieries et de poils de chat ou fourrures. Nous nous sommes promenés très longtemps, puis je l’ai mise devant sa porte, sans qu’elle ait voulu, du reste, me laisser entrer ; toutefois elle m’a donné rendez-vous pour ce soir à six heures.

Et de deux. Celle-là ne vaut pas tout à fait l’autre comme beauté, mais elle paraît être d’une classe plus relevée. Je le saurai ce soir. Mais cela ne te confond-il pas, qu’un étranger fasse connaissance intime de deux femmes en trois jours, que l’une vienne chez lui et qu’il aille chez l’autre ? Et nulle apparence suspecte dans tout cela. Non, on me l’avait bien dit, mais je ne le croyais pas ; c’st ainsi que l’amour se traite à Vienne. Eh bien, c’est charmant. À Paris, les femmes vous font souffrir trois moi, c’est la règle ; aussi peu de gens ont la patience de les attendre ; ici, les arrangements se font en trois jours, et l’on sent dès le premier que la femme céderait si elle ne craignait pas de vous faire l’effet d’une grisette ; car c’est là, il paraît, leur grande préoccupation. D’ailleurs, rien de plus amusant que cette poursuite facile dans les spectacles, casinos et bals ; cela est tellement reçu, que les plus honnêtes ne s’en étonnent pas le moins du monde ; les deux tiers au moins des femmes viennent seules dans les lieux de réunion, ou vont seules dans les rues. Si vous tombez par hasard sur une vertu, votre recherche ne l’offense pas du tout, elle cause avec vous tant que vous voulez. Toute femme que vous abordez se laisse prendre le bras, reconduire ; puis, à sa porte, où vous espérez entrer, elle vous fait un salut très gentil et très railleur, vous remercie de l’avoir reconduite, et vous dit que son mari ou son père l’attend dans la maison. Tenez-vous à la revoir, elle vous dira fort bien que, le lendemain ou le surlendemain, elle doit aller dans tel bal ou tel théâtre. Si au théâtre, pendant que vous causez avec une femme seule, le mari ou l’amant, qui s’était allé promener dans les galeries, ou qui était descendu au café, revient tout à coup près d’elle, il ne s’étonne pas de vous voir causer familièrement ; il salue et regarde d’un autre côté, heureux sans doute d’être soulagé un peu de la compagnie de sa femme.

Je te parle ici un peu déjà par mon expérience et beaucoup par celle des autres ; — mais à quoi cela peut-il tenir ? car vraiment je n’ai vu rien de pareil même en Italie. — Sans doute à ce qu’il y a tant de belles femmes dans la ville que les hommes qui peuvent leur convenir sont en proportion beaucoup moins nombreux. À Paris les jolies femmes sont si rares qu’on les met à l’enchère ; on les choie, on les garde, et elles-mêmes sentent tout le prix de leur beauté. Ici les femmes font très peu de cas d’elles-mêmes et de leurs charmes, car il est évident que cela est commun comme les belles fleurs, les beaux animaux, les beaux oiseaux, qui en effet sont très communs si l’on a soin de les cultiver ou de les bien nourrir. Or ici la vie est si facile, si bonne, qu’il n’y a pas de femmes misérables même dans le bas peuple, et qu’il ne s’y produit pas par conséquent de ces races affreuses qui composent nos artisanes ou nos femmes de la campagne. Tu n’imagines pas ce qu’il y a d’extraordinaire à rencontrer à tous moments dans les rues des filles éclatantes et d’une carnation merveilleuse qui s’étonnent même que vous les remarquiez.

Cette atmosphère de beauté, de grâce, d’amour, a quelque chose d’enivrant : on perd la tête, on soupire, on est amoureux fou, non d’une, mais de toutes ces femmes à la fois. L'odor di femina est partout dans l’air, et on l’aspire de loin comme don Juan. Quel malheur que nous ne soyons pas au printemps ! Il faut un paysage pour compléter de si belles impressions. Cependant la saison n’est pas encore sans charmes. Ce matin je suis entré dans un grand jardin impérial au bout de la ville ; il n’y avait personne. Les grandes allées se terminaient très loin par des horizons gris et bleus charmants. Il y a au-delà un grand parc montueux coupé d’étangs et plein d’oiseaux. Les parterres étaient tellement gâtés par le mauvais temps que les rosiers cassés laissaient traîner leurs fleurs dans la boue. Au-delà la vue donnait sur le Prater et sur le Danube ; c’était ravissant malgré le froid. Ah ! vois-tu, nous sommes encore jeunes, plus jeunes que nous ne le croyons ; mais Paris est une ville si laide et peuplée de gens si sots qu’elle fait désespérer de la création, des femmes et de la poésie.

 

Ce 7 novembre. — Je transcris ici cinq lignes sur un autre papier. Il s’est écoulé bien des jours depuis que les quatre pages qui précèdent ont été écrites. Tu as reçu des lettres de moi, tu as vu le côté grave de ma physionomie, et près d’un mois me sépare de ces premières impressions de mon séjour à Vienne. Pourtant il y a un lien très immédiat entre ce que je vais te dire et ce que je t’ai écrit. C’est que le dénouement que tu auras prévu en lisant les quatre premières pages a été suspendu tout ce temps. Tu me sais bien incapable de te faire des histoires à plaisir et d’épancher mes sentiments sur des faits fantastiques, n’est-ce pas ? Eh bien ! si tu as pris intérêt à mes premiers amours de Vienne, apprends…

 

Ce 13 décembre. — Tant d’événements se sont passés depuis les quatre premiers jours qui fournissaient le commencement de cette lettre, que j’ai peine à les rattacher à ce qui m’arrive aujourd’hui. Je n’oserais te dire que ma carrière don-juanesque se soit poursuivie toujours avec le même bonheur... La Katty est à Brunn en ce moment auprès de sa mère malade : je devais l’y aller rejoindre par ce beau chemin de fer de trente lieues qui est à l’entrée du Prater ; mais ce genre de voyage m’agace les nerfs d’une façon insupportable. En attendant, voici encore une aventure qui s’entame et dont je t’adresse fidèlement les premiers détails.

Comme observation générale, tu sauras que dans cette ville aucune femme n’a une démarche naturelle. Vous en remarquez une, vous la suivez ; elle fait les coudes et les zig-zags les plus incroyables de rue en rue. Puis, choisissez un endroit un peu désert pour l’aborder, et jamais elle ne refusera de vous répondre. Cela est connu de tous. Une Viennoise n’éconduit personne. Si elle appartient à quelqu’un (je ne parle pas de son mari, qui ne compte jamais), si, enfin, elle est trop affairée de divers côtés, elle vous le dit et vous conseille de ne lui demander un rendez-vous que la semaine suivante, ou de prendre patience sans fixer le jour. Cela n’est jamais bien long ; les amants qui vous ont précédé deviennent vos meilleurs amis.

J’avais donc suivi une beauté que j’avais remarquée au Prater, où la foule s’empresse pour voir les traîneaux, et j’étais venu jusqu’à sa porte sans lui parler, parce que c’était en plein jour. Ces sortes d’aventures m’amusent infiniment. Fort heureusement, il y avait un gastoffe presque en face de la maison. Je reviens donc, à la brune, m’établir près de la fenêtre. Comme je l’avais prévu, la belle personne en question ne tarde pas à sortir. Je la suis, je lui parle, et elle me dit avec simplicité de lui donner le bras afin que les passants ne nous remarquent pas. Alors elle me conduit dans toutes sortes de quartiers, d’abord chez un marchand du Kohlmarck, où elle achète des mitaines ; puis chez un pâtissier, où elle me donne la moitié d’un gâteau ; enfin, elle me ramène dans la maison d’où elle était sortie, reste une heure à causer avec moi sous la porte, et me dit de revenir le lendemain au soir. Le lendemain, je reviens fidèlement, je frappe à la porte, et tout à coup je me trouve au milieu de deux autres jeunes filles et de trois hommes vêtus de peaux de mouton et coiffés de bonnets plus ou moins valaques. Comme la société m’accueillait cordialement, je me préparais à m’asseoir : mais point du tout. On éteint les chandelles, et on se met en route pour des endroits éloignés dans le faubourg. Personne ne me dispute la conquête de la veille, quoiqu’un des individus soit sans femme, et enfin nous arrivons dans une espèce de gastoffe fort enfumé. Là, les sept à huit nations qui se partagent la bonne ville de Vienne semblaient s’être réunies pour un plaisir quelconque. Ce qu’il y avait de plus évident, c’est qu’on y buvait beaucoup de vin doux rouge, mêlé de vin blanc plus ancien. Nous prîmes quelques carafes de ce mélange. Cela n’était point mauvais. Au fond de la salle, il y avait une espèce de comptoir où l’on chantait des complaintes dans un langage indéfini, ce qui paraissait amuser beaucoup ceux qui comprenaient. Le jeune homme qui n’avait pas de femme s’assit auprès de moi, et comme il parlait très bon allemand, chose rare dans ce pays, je fus fort content de sa conversation. Quant à la femme avec qui j’étais venu, elle était absorbée dans le spectacle qu’on voyait en face de nous. Le fait est que l’on jouait derrière ce comptoir de véritables comédies. Ils étaient quatre à cinq chanteurs, qui montaient, jouaient une scène, et reparaissaient avec de nouveaux costumes. C’étaient des pièces complètes, mêlées de chœurs et de couplets. Du reste, j’avais déjà vu cela à Naples. Pendant les intervalles, les Moldaves, Valaques et autres mangeaient beaucoup de lièvre et de veau. La beauté que j’avais avec moi s’animait peu à peu, grâce au vin rouge et grâce au vin blanc. Elle était charmante ainsi, car naturellement elle est un peu pâle. C’est une vraie beauté slave, de grands traits solides indiquent la race qui ne s’est point mélangée.

Il faut encore remarquer qu’il n’y a de belles que les femmes du peuple et celles de la haute noblesse. — Je t’écris d’un gastoffe, où j’attends l’heure du spectacle ; mais décidément l’encre est trop mauvaise, et j’ajourne la suite de mes observations.

 

31 décembre, jour de la saint Sylvestre. — Diable de conseiller-intime de sucre candi ! comme disait Hoffmann, ce jour-là même. Tu vas comprendre à quel propos cette interjection.

Je t’écris, non point de ce cabaret enfumé et du fond de cette cave fantastique dont les marches étaient si usées, qu’à peine avait-on le pied sur la première, qu’on se sentait sans le vouloir tout porté en bas, puis assis à une table, entre un pot de vin vieux et un pot de vin nouveau, et à l’autre bout l’homme qui a perdu son reflet et l’homme qui a perdu son ombre discutant fort gravement. Je t’écris… tu vas croire que je suis fou de joie, mais non, je suis très calme, mon ami, cela est comme je vais te le dire… Je suis l’amant d’une grande dame ; ce sont de grandes dames, voyez-vous ! comme disait notre ami Bocage.

Ma foi, j’ai eu tort peut-être de t’écrire tout ce qui précède. Je dois te faire l’effet d’un malheureux, d’un cuistre, d’un commis voyageur, qui ne représente son pays que dans les tavernes, et qu’un goût immodéré de bière et de vin de Hongrie entraîne à de trop faciles amours. Pourtant tu aurais tort de si mal juger les beautés qui ont passé devant toi. Elles tiendront leur belle place dans mon catalogue ; et, s’il faut que j’inscrive un jour : En Allemagne, 230 ! je suis encore fort loin de compte. La première aventure a eu seule un dénouement logique et satisfaisant ; la seconde m’a raté dans les mains, et quant à la troisième… Oh ! là, je regrette de ne pas t’en avoir écrit les détails à mesure ; mais il est trop tard. Je suis trop en arrière de mon journal, et tous ces petits faits que je t’aurais détaillé complaisamment alors, je ne pourrais plus même les ressaisir aujourd’hui. Contente-toi d’appendre que, comme je la reconduisais le soir, il s’est mêlé dans nos amours un chien noir qui courait comme le barbet de Faust et qui avait l’air fou. J’ai vu tout de suite que c’était de mauvais augure. La belle s’est mise à caresser le chien, qui était tout mouillé, puis elle m’a dit qu’il avait sans doute perdu ses maîtres, et qu’elle voulait le recueillir chez elle. J’ai demandé à y entrer aussi, mais elle m’a répondu : nicht ! ou si tu veux nix ! avec un accent résolu qui m’a rappelé l’invasion de 1815. Je me suis dit : C’est ce gredin de chien noir qui me porte malheur. Il est évident que sans lui j’aurais été reçu.

Eh bien ! ni le chien ni moi ne sommes entrés. Au moment où la porte s’ouvrait, il s’est enfui comme un être fantastique qu’il était, et la beauté cruelle m’a donné rendez-vous pour le lendemain.

Le lendemain, j’étais furieux, agacé ; il faisait très froid ; j’avais affaire. Je ne vins pas à l’heure, mais plus tard dans la journée. Je trouve un individu mâle qui m’ouvre et me demande, ainsi qu’à la tête de chameau de Cazotte : Ché vuoi ? Comme il était moins effrayant, j’étais prêt à répondre : Je demande Mlle… Mais, ô malheur ! je me suis aperçu que j’ignorais totalement le nom de ma maîtresse. — Une jolie femme, monsieur, que je connaissais depuis trois jours. — Je balbutie, le monsieur me regarde comme un intrigant ; je m’en vais. Très bien.

Le soir, je rôde autour de la maison ; je la vois qui rentre ; je m’excuse et je lui dis fort tendrement : Mademoiselle, serait-il indiscret de vous demander votre nom ? — Vhahby. — Plaît-il ? — Vhahby. — Oh ! oh ! celui-là, je demande à l’écrire. Ah çà, vous êtes donc Bohême ou Hongroise ? Elle est d’Olmutz, cette chère enfant. — Vhahby, c’est un nom bien bohême en effet, et cependant la fille est douce et blonde, et dit son nom si doucement, qu’elle a l’air d’un agneau s’exprimant dans sa langue maternelle.

Et puis voilà que cela traîne en longueur ; je comprends que c’est une cour à faire ; et pourtant, il n’y a nul doute, mais quel ennui ! Un matin je viens la voir, elle me dit avec une grande émotion : Oh ! mon Dieu ! il est malade. — Qui, lui ? — Alors elle prononce un nom aussi bohême que le sien ; elle me dit : Entrez donc. J’entre dans une seconde chambre, et je vois, couché dans un lit, un grand flandrin qui était venu avec nous, le soir du spectacle, dans le gastoffe, et qui était vêtu en chasseur d’opéra-comique. ce garçon m’accueille avec des démonstrations de joie ; il avait un grand chien lévrier couché près du lit. Ne sachant que dire, je dis : Voilà un beau chien ; je caresse l’animal, je lui parle, cela dure très longtemps ; on remarquait au-dessus du lit le fusil du monsieur, ce qui, du reste, vu sa cordialité, n’avait rien de désagréable. Il me dit qu’il avait la fièvre, ce qui le contrariait beaucoup, car la chasse était bonne. Je lui demande naïvement s’il chassait le chamois ; il me montre alors des perdrix mortes avec lesquelles des enfants s’amusaient dans un coin. — Mais, c’est très bien, monsieur. — Alors, pour soutenir la conversation, comme la beauté ne revenait pas, je dis bourgeoisement : Eh bien ! ces enfants sont-ils bien savants ? D’où vient qu’ils ne sont pas à l’école ? Le chasseur me répond : Ils sont trop petits. Je réponds que, dans mon pays, on les met aux écoles mutuelles dès le berceau. Je continue par une série d’observations sur ce mode d’enseignement. Pendant ce temps-là, Vhahby rentra une tasse à la main ; je dis au chasseur : Est-ce du quinquina (vu sa fièvre) ? Il me dit oui ; il paraît qu’il n’avait pas compris, car je le vois un instant après qui coupe du pain dans la tasse ; et, en effet, c’était du bouillon. Le spectacle de ce garçon mangeant sa soupe était aussi peu récréatif que le récit que je t’en fais ; voilà un joli rendez-vous qu’on m’a donné là. Je salue le chasseur en lui souhaitant une meilleure santé, et je repasse dans l’autre pièce. Ah ! çà, dis-je à la jeune Bohême, ce monsieur malade est-il votre mari ? — Non. — Votre frère ? — Non. — Votre amoureux ? — Non. - Qu’est-ce qu’il est donc ? Il est… Il est chasseur. Il faut observer, pour l’intelligence de mes questions, qu’il y avait dans la seconde chambre trois lits, et qu’elle m’avait appris que l’un était le sien, et que c’était cela qui l’empêchait de me recevoir. Enfin, je n’ai pu comprendre la fonction de ce personnage ; elle m’a dit toutefois de revenir le lendemain ; mais j’ai pensé que, si c’était pour jouir de la conversation du chasseur, il valait mieux attendre qu’il fût rétabli. Je n’ai revu Vhahby que huit jours après ; elle n’a pas été plus étonnée de me voir revenir, que de ce que j’avais été si longtemps sans la voir. Le chasseur était rétabli et sorti ; je ne pas à quoi tenait sa sauvagerie ; elle m’a dit que les enfants étaient dans l’autre pièce. — Est-ce à vous, ces enfants ? — Oui. - Diable ! Il y en a trois, blonds comme des épis, blonds comme elle. J’ai trouvé cela si respectable, que je ne suis pas revenu dans la maison ; j’y reviendrai quand je voudrai. Les trois enfants, le chasseur et la fille n’auront pas bougé ; j’y reviendrai quand j’aurai le temps.

Oh ! oh ! maintenant sonnons de la trompette, couvrons notre déconvenue passée avec tous les triomphes de ce qui nous arrive aujourd’hui. Ce sont de beaux drapeaux, des drapeaux de lin et de soie que nous élevons à présent. Nous voilà du faubourg dans la ville, et de la ville… pas encore !

Ô mon ami ! je t’ai décrit fidèlement jusqu’ici mes liaisons avec des beautés de bas lieu. pauvres amours ! elles étaient pourtant bien bonnes et bien douces. La première m’a donné tout l’amour qu’elle a pu, et elle est partie comme un bel ange pour voir sa mère malade à Brunn. Les deux autres m’accueillaient fort amicalement et m’ouvraient leur bouche souriante comme des fleurs attendant les fruits ; ce n’était plus que patience à prendre pour quelques jours, pour l’honneur de la ville de Vienne ou de ses faubourgs. Mais ma foi, mes belles, le Français est volage, le Français a rompu cette glace viennoise qui présente des obstacles au simple voyageur, à celui qui passe et qui s’envole. Maintenant nous avons droit de cité, pignon sur rue, et peut-être obtiendrons-nous quelque souvenir témoignant d’une bien douce et bien chère hospitalité.

J’hésite à continuer ma confession, ô Timothée ! comme tu peux voir que j’ai longtemps hésité à t’envoyer cette lettre. Cela n’est-il pas perfide envers ces bonne créatures qui n’imaginaient point que les secrets de leur beauté et de leurs caprices s’éparpilleraient dans l’univers et s’en iraient, à quatre cents lieues, réjouir la pensée d’un moraliste blasé, et lui fournir une série d’observations physiologiques ?

Ne va pas révéler à des Parisiens surtout le secret de nos confidences ; ou bien, dis-leur que tout cela est de pure invention, que cela est écrit dans le seul but de faire tenir parole aux catalogues de R***, que d’ailleurs cela est si loin (comme disait Racine dans la préface de Bajazet), et enfin, que les noms, adresses, et autres indications sont suffisamment déguisés pour que rien en cela ne ressemble à une indiscrétion. Et d’ailleurs, qu’importe après tout, nous ne vivons pas, nous n’aimons pas. Nous étudions la vie, nous analysons l’amour, nous sommes des philosophes, pardieu !

Représente-toi une grande cheminée de marbre sculpté. Les cheminées sont rares à Vienne, et n’existent guère que dans les palais. Les fauteuils et les sophas ont des pieds dorés. Autour de la salle il y a des consoles dorées ; et les lambris… ma foi, il y a aussi des lambris dorés. La chose est complète, comme tu vois !

Devant cette cheminée, trois dames charmantes sont assises. L’une est de Vienne ; les deux autres sont, l’une Italienne, l’autre Anglaise. L’une des trois est la maîtresse de la maison. Des hommes qui sont là, deux sont comtes, un autre est prince, un autre ministre, et deux autres sont des jeunes gens pleins d’avenir. Les dames ont parmi eux des maris et des amants avoués, connus ; mais tu sais que les amants passent en général à l’état de maris, c’est-à-dire ne comptent plus comme individualité masculine. Cette remarque est profonde, songes-y bien.

Ton ami se trouve donc seul d’homme dans cette société à bien juger sa position ; la maîtresse de la maison mise à part (cela doit être), ton ami a donc des chances de fixer l’attention des deux dames qui restent, et même il a peu de mérite à cela par les raisons que je viens d’exposer.

Ton ami a dîné confortablement ; il a bu des vins de France et de Hongrie, pris du café et de la liqueur ; il est bien mis, son linge est d’une finesse exquise, ses cheveux sont soyeux et frisés très légèrement ; ton ami fait du paradoxe, ce qui est usé depuis cinq ans chez nous, et ce qui est ici tout neuf. Les seigneurs étrangers ne sont pas de force à lutter sur ce bon terrain que nous avons tant remué. Ton ami flamboie et pétille ; on le touche, il en sort du feu.

Voilà une jeune homme bien posé ; il plaît prodigieusement aux dames ; les messieurs sont très charmés aussi. Les gens de ce pays sont si bons ! Ton ami passe donc pour un causeur agréable. On se plaint qu’il parle peu ; mais quand il s’échauffe, il est très beau.

Je te dirai que des deux dames il en est une qui me plaît beaucoup et l’autre beaucoup aussi. Toutefois l’Anglaise a un petit parler si doux, elle est si bien assise dans son fauteuil ; de beaux cheveux châtains à reflets rouges, la peau si blanche ; de la soie, de la ouate et des tulles, des perles et des opales : on ne sait pas trop ce qu’il y a au milieu de tout cela, mais c’est si bien arrangé !

Il y a là un genre de beauté et de charme que je commence à présent à comprendre ; je vieillis : si bien que me voilà à m’occuper toute la soirée de cette jolie femme dans son fauteuil. L’autre paraissait s’amuser beaucoup dans la conversation d’un monsieur d’un certain âge qui semble fort épris d’elle et dans les conditions d’un patito tudesque, ce qui n’est pas réjouissant. Je causais avec la petite dame bleue, je lui témoignais mon admiration pour les cheveux que tu sais et tout le détail qui s’en suit. Voici l’autre, qui nous écoutait d’une oreille, qui quitte brusquement la conversation de son soupirant et se mêle à la nôtre. Je veux tourner la question. Elle avait tout entendu. Je me hâte d’établir une distinction (tu sais) pour les brunes qui ont la peau blanche ; elle me répond que la sienne est noire : de sorte que voilà ton ami réduit aux exceptions, aux conventions, aux protestations. Alors je pensais avoir beaucoup déplu à la dame brune. J’en étais fâché, parce qu’après tout elle est fort belle et fort majestueuse dans sa robe blanche, et ressemble à la Grisi dans le premier acte de Don Juan. Ce souvenir m’avait servi du reste à rajuster un peu les choses. Deux jours après, je me rencontre au Casino avec l’un des comtes qui étaient là ; nous allons par occasion dîner ensemble, puis au spectacle. Nous nous lions comme cela. La conversation tombe sur les deux dames dont j’ai parlé plus haut ; il me propose de me présenter à l’une d’elles : la noire. J’objecte ma maladresse précédente. Il me dit qu’au contraire cela avait fait très bien. Cet homme est profond.

Je craignis d’abord qu’il ne fût l’amant de cette dame et ne tendît à s’en débarrasser, d’autant plus qu’il me dit : « Il est très commode de la connaître, parce qu’elle a une loge au théâtre de la Porte-de-Carinthie, et qu’alors vous irez quand vous voudrez. — Cher comte, cela est très bien ; présentez-moi à la dame.

Il l’avertit, et le lendemain me voici chez cette beauté vers trois heures. Le salon est plein de monde. J’ai l’air à peine d’être là. Cependant un grand Italien salue et s’en va, puis un gros individu, qui me rappelait le co-registrateur Heerbrand, puis mon interlocuteur, qui avait affaire. Restent le prince et le soupirant. Je veux me lever à mon tour ; la dame me retient en me demandant si... (j’allais écrire une phrase qui serait une indication). Enfin sache seulement qu’elle me demande un petit service que je peux lui rendre. Le prince s’en va pour faire une partie de paume. Le vieux (nous l’appellerons marquis si tu veux), le vieux marquis tient bon. Elle lui dit : « Mon cher marquis, je ne vous renvoie pas, mais c’est qu’il faut que j’écrive. » Il se lève, et je me lève aussi. Elle me dit : « Non, restez ; il faut bien que je vous donne la lettre. » Nous voilà seuls. Elle poursuit : « Je n’ai pas de lettre à vous donner, causons un peu, c’est si ennuyeux de causer à plusieurs. Je veux aller à Munich, dites-moi comment cela est ? — Je réponds : J’en ai un itinéraire superbe avec des gravures, je vous l’apporterai demain. — C’était assez adroit, puis je dis quelques mots de Munich, et nous passons à d’autres sujets de conversation.

 

GÉRARD DE NERVAL

 

(1) Nous espérons pouvoir donner bientôt la suite de l’article de M. Gérard de Nerval, dont nous publions aujourd’hui la première partie ; l’auteur, frappé subitement par une maladie violente que des amitiés trop promptes à s’alarmer avaient regardées comme irrémédiables, pourra dans quelques semaines reprendre le cours de ce récit où les mœurs viennoises revivent dans leur abandon et leur gaîté naïve. Nous profitons de l’occasion de cet article pour rassurer les personnes qui s’intéressent à cet esprit enjoué et délicat. Le danger est passé, et sous peu de jours M. Gérard de Nerval sera rendu à ses amis et à ses occupations.

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