21 janvier 1849 — Al Kahira. Souvenirs d’Orient. Itinéraire. — De Paris à Trieste. I. À Timothée O’Neddy, dans La Silhouette, 3e livraison
Cette 3e livraison d’Al-Kahira est la reprise partielle du feuilleton intitulé Sensations d’un voyageur enthousiaste publié le 15 mars 1846 dans L’Artiste-Revue de Paris, puis, pour l’évocation de Munich, du feuilleton intitulé Lettre de voyage IV. Munich publié le 20 juin 1840 dans La Presse, lui-même repris le 9 novembre 1845 dans L’Artiste-Revue de Paris, p. 25-28 sous le titre : Physionomie des villes d’Europe. Munich, signé Gérard de Nerval (sans les deux derniers paragraphes), et enfin des Amours de Vienne publiées le 7 mars 1841 dans L’Artiste-Revue de Paris. Cette 3e livraison sera reprise aux chapitres IV, « Le lac de Constance » V, « Un jour à Munich » et VI, « Les Amours de Vienne », de l’Introduction du Voyage en Orient
Voir les notices UN HIVER À VIENNE et LE VOYAGE EN ORIENT, ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT
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AL-KAHIRA.
SOUVENIRS D’ORIENT
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II. Suite.
En rangeant à gauche les côtes de Bade, voici que nous apercevons enfin les falaises brumeuses du royaume de Wurtemberg. Une forêt de mâts, entrecoupée de tours pointues et de clochers nous annonce bientôt l’unique port de la Bavière ; c’est Lindau ; plus loin, l’Autriche possède Bregenz.
Nous ne subissons aucune quarantaine, mais les douaniers sévères font transporter nos malles dans un vaste entrepôt. En attendant l’heure de la visite, on nous permet d’aller dîner. Il est midi : c’est l’heure où l’on dîne encore dans toute l’Allemagne. Je m’achemine donc vers l’auberge la plus apparente, dont l’enseigne d’or éclate au milieu d’un bouquet de branches de sapin fraîchement coupées. Toute la maison est en fête et les nombreux convives ont mis leurs habits de gala. Aux fenêtres ouvertes, j’aperçois de jolies filles à la coiffure étincelante, aux longues tresses blondes, qui en appellent d’autres accourant de l’église ou des marchés ; les hommes chantent et boivent, et quelques montagnards entonnent leur tirily plaintif.
La musique dominait encore tout ce vacarme, et, dans la cour, les troupeaux bêlaient. C’est que, justement, j’arrivais un jour de marché. L’hôte me demande s’il faut me servir dans ma chambre. « Pour qui me prenez-vous, vénérable Bavarois ? Je ne m’asseois jamais qu’à table d’hôte ! » Et quelle table ! elle fait le tour de l’immense salle. Ces braves gens fument en mangeant ; les femmes valsent (aussi en mangeant) dans l’intervalle des tables. Bien plus, il y a encore des saltimbanques bohêmes qui font le tour de la salle en exécutant la pyramide humaine, de sorte que l’on risque à tout moment de voir tomber un paillasse dans son assiette.
Voilà du bruit, de l’entrain, de la gaieté populaire ; les filles sont belles, les paysans bien vêtus ; cela ne ressemble en rien aux orgies misérables de nos guinguettes ; le vin et la double bière se disputent l’honneur d’animer tant de folle joie, et les plats homériques disparaissent en un clin d’œil. J’entre donc en Allemagne sous ces auspices rians ; le repas fini, je parcours la ville, dont toutes les rues et les places sont garnies d’étalages et de boutiques foraines, et j’admire partout les jolies filles des pays environnans, vêtues comme des reines avec leurs bonnets de drap d’or et leurs corsages de clinquant.
Il s’agit maintenant de choisir un véhicule pour Munich ; mais je n’ai point à choisir ; la poste royale, et partout la poste ; il n’y a nulle part en Allemagne de diligences particulières ; point de concurrence dont on ait à craindre l’imprudente rivalité ; — les chevaux ménagent les routes, les postillons ménagent les chevaux, les conducteurs ménagent les voitures, le tout appartenant à l’état ; — nul n’est pressé d’arriver, mais on finit par arriver toujours ; le fleuve de la vie se ralentit dans ces contrées et prend un air majestueux. « Pourquoi faire du bruit ? » comme disait cette vieille femme dans Werther.
J’ai pourtant fini par arriver à Munich.
III.
À une époque où l’on voyageait fort peu, faute de bateaux à vapeur, de chemins de fer, de chemins ferrés et même de simples chemins, il y eut des littérateurs, tels que d’Assoucy, Lepays et Cyrano de Bergerac, qui mirent à la mode les voyages dits fabuleux. Ces touristes hardis décrivaient la lune, le soleil et les planètes, et procédaient du reste dans ces inventions de Lucien, de Merlin-Coccaïe et de Rabelais. Je me souviens d’avoir lu dans un de ces auteurs, la description d’une étoile qui était toute peuplée de poètes ; en ce pays-là la monnaie courante était de vers bien frappés ; on dînait d’une ode, on soupait d’un sonnet ; ceux qui avaient en portefeuille un poème épique pouvaient traiter d’une vaste propriété.
Un autre pays de ce genre était habité seulement par des peintres, tout s’y gouvernait à leur guise, et les écoles diverses se livraient parfois des batailles rangées. Bien plus, tous les types créés par les grands artistes de la terre avaient là une existence matérielle, et l’on pouvait s’entretenir avec la Judith de Caravage, le Magicien d’Albert Durer ou la Madeleine de Rubens.
En entrant à Munich, on se croirait transporté tout à coup dans cette étoile extravagante. Le roi-poète qui y réside aurait pu tout aussi bien réaliser l’autre rêve, et enrichir à jamais ses confrères en Apollon ; mais il n’aime que les peintres ; eux seuls ont le privilège de battre monnaie sur leur palette ; le rapin fleurit dans cette capitale, qu’il proclame l’Athènes moderne, mais le poète s’en détourne et lui jette en partant la malédiction de Minerve ; il n’y a là rien pour lui.
En descendant de voiture, en sortant du vaste bâtiment de la Poste-Royale, on se trouve en face du palais, sur la plus belle place de la ville ; il faut tirer vite sa lorgnette et son livret, car déjà le musée commence, les peintures couvrent les murailles, tout resplendit et papilotte, en plein air, en plein soleil.
Le palais neuf est bâti exactement sur le modèle du palais Pitti, de Florence ; le théâtre, d’après l’Odéon de Rome ; l’hôtel des postes, sur quelque autre patron classique ; le tout badigeonné de haut en bas de rouge, de vert et de bleu-ciel. Cette place ressemble à ces décorations impossibles que les théâtres hasardent quelquefois ; un solide monument de cuivre rouge établi au centre, et représentant le roi Maximilien Ier, vient seul contrarier cette illusion. La poste, toute peinte d’un rouge sang de bœuf, qualifié de rouge antique, sur lequel se détachent des colonnes jaunes, est égayée de quelques fresques dans le style de Pompéïa, représentant des sujets équestres. L’Odéon expose à son fronton une fresque immense où dominent des tons bleus et roses, et qui rappelle nos paravens d’il y a quinze ans ; quant aux palais du roi, il est uniformément peint d’un beau vert tendre. Le quatrième côté de la place est occupé par des maisons de diverses nuances. En suivant la rue qu’elles indiquent, et qui s’élargit plus loin, on longe une seconde face du palais plus ancienne et plus belle que l’autre, où deux portes immenses sont décorées de statues et de trophées de bronze d’un goût maniéré mais grandiose. Ensuite, la rue s’élargit encore ; des clochers et des tours gracieuses se dessinent dans le lointain ; à gauche s’étend à perte de vue une file de palais modernes propres à satisfaire les admirateurs de notre rue de Rivoli ; à droite, un vaste bâtiment dépendant du palais, qui du côté de la rue est garni de boutiques brillantes, et qui forme galerie du côté des jardins, qu’elle encadre presque entièrement. — Tout cela a la prétention de ressembler à nos galeries du Palais-Royal ; les cafés, les marchandes de modes, les bijoutiers, les librairies sont à l’instar de Paris. Mais une longue suite de fresques représentant les fastes héroïques de la Bavière entremêlées de vues d’Italie témoignent d’arcade en arcade, de la passion du roi Louis pour la peinture, et pour toute peinture, à ce qu’il paraît. Ces fresques, le livret l’avoue, sont traitées par de simples élèves. C’est une économie de toiles ; les murs souffrent tout.
Le jardin royal, entouré de ces galeries instructives, est planté en quinconce et d’une médiocre étendue ; la face du palais qui donne de ce côté, et où les ouvriers travaillent encore, présente une colonnade assez imposante ; en faisant le tour par le jardin, on rencontre une autre façade composée de bâtimens irréguliers, et dont fait partie la basilique, le mieux réussi des monumens modernes de Munich.
Cette jolie église, fort petite d’ailleurs, est un véritable bijou ; construite sur un modèle bizantin, elle étincelle, à l’intérieur, de peintures à fonds d’or, exécutées dans le même style. C’est un ensemble merveilleux de tout point ; ce qui n’est pas or ou peinture est marbre ou bois précieux ; le visiteur seul fait tache dans un intérieur si splendide, auquel on ne peut comparer dans toute l’Europe, que la chapelle des Médicis à Florence.
En sortant de la basilique, nous n’avons plus que quelques pas à faire pour rencontrer de nouveau le théâtre ; car nous venons de faire le tour du palais, auquel se rattachent tous ces édifices comme dépendances immédiates. Pourquoi n’entrerions-nous pas dans cette vaste résidence ? Justement le roi va se mettre à table, et c’est l’heure où les visiteurs sont admis, dans les salles où il n’est pas, bien entendu.
On nous reçoit d’abord dans la salle des gardes, toute garnie de hallebardes, mais gardée seulement par deux factionnaires et autant d’huissiers. Cette salle est peinte en grisailles figurant des bas-reliefs, des colonnes et des statues absentes, selon les procédés surprenans et économiques de M. Abel de Pujol. Assis sur une banquette d’attente, nous assistons aux allées et venues des officiers et des courtisans. Et ce sont en effet de véritables courtisans de comédie, par l’extérieur du moins. Quand M. Scribe nous montre, à l’Opéra-Comique, des intérieurs de cours allemandes, les costumes et les tournures de ses comparses sont beaucoup plus exacts qu’on ne croit. Une dame du palais, qui passait avec un béret surmonté d’un oiseau de paradis, une collerette ébouriffante, une robe à queue et des diamans jaunes, m’a tout à fait rappelé Mme Boulanger. Des chambellans chamarrés d’ordres, semblaient prêts à se faire entendre sur quelque ritournelle d’Auber.
Enfin, le service du roi a passé, escorté par deux gardes. C’est alors que nous avons pu pénétrer dans les autres salles. Ce qu’il faut le plus remarquer, c’est la salle décorée de fresques de Schnorr sur les dessins de Cornélius, dont les sujets sont empruntés à la grande épopée germanique des Nibelungen. Ces peintures, admirablement composées, sont d’une exécution lourde et criarde, et l’œil a peine à en saisir l’harmonie ; de plus, les plafonds, chargés de figures gigantesques et furibondes, écrasent leurs salles mesquines et médiocrement décorées ; il semble partout à Munich que la peinture ne coûte rien ; mais le marbre, la pierre et l’or sont épargnés davantage. Ainsi ce palais superbe est construit en briques, auxquelles le plâtre et le badigeon donnent l’aspect d’une pierre dure et rudement taillée ; ces murailles éclatantes, ces colonnes de portore et de marbre de Sienne, approchez-vous, frappez-les du doigt, c’est du stuc. Quant au mobilier, il est du goût le plus empire que je connaisse, les glaces sont rares, les lustres et les candélabres semblent appartenir au matériel d’un Cercle ou d’un Casino de province ; les richesses sont au plafond.
Le repas du roi étant fini, nous pouvons commencer le nôtre ; il n’y a qu’un seul restaurateur dans la ville, qui est un Français, autrement il faut prendre garde aux heures des tables d’hôte. La cuisine est assez bonne à Munich, la viande a bon goût ; c’est là une remarque plus importante qu’on ne croit en pays étranger. On ne sait pas assez que la moitié de l’Europe est privée de beefsteaks et de côtelettes passables, et que le veau domine dans certaines contrées avec une déplorable uniformité.
Les deux cafés de la Galerie-Royale ne sont pas fort brillans, et n’ont aucun journal français. Un vaste cabinet de lecture et une sorte de Casino, qu’on appelle le Musée, contiennent en revanche la plupart des feuilles françaises que la censure laisse entrer librement. De temps en temps, il est vrai, quelque numéro manque, et les abonnés lisent à la place cet avis : que le journal a été saisi, à Paris, à la poste et dans les bureaux. Cela se répète si souvent même à l’égard du Journal des Débats que nous soupçonnons le parquet de Munich de calomnier celui de Paris. Il résulte encore de ce subterfuge que les braves Munichois ont des doutes continuels sur la tranquillité de notre capitale ; la leur est si paisible, si gaie et si ouverte, qu’ils ne comprennent pas les agitations les plus simples de notre vie politique et civile ; la population ne fait aucun bruit, les voitures roulent sourdement sur la chaussée poudreuse et non pavée. Le Français se reconnaît partout à ce qu’il déclame ou chantonne en marchant ; au café il parle haut ; il oublie de se découvrir au théâtre ; même en dormant, il remue sans cesse, et un lit allemand n’y résiste pas dix minutes. Imagine-toi des draps grands comme des serviettes, une couverture qu’on ne peut border, un édredon massif qui pose en équilibre sur le dormeur ; eh bien ! l’Allemand se couche et tout cela reste sur lui jusqu’au lendemain ; de plus, connaissant sa sagesse, on lui accorde des oreillers charmans, brodés à l’entour et découpés en dentelles sur un fond de soie rouge ou verte ; les plus pauvres lits d’auberge resplendissent de ce luxe innocent.
Je sens bien que tu es pressé de faire connaissance avec la Glyptothèque et la Pinacothèque ; mais ces musées sont fort loin du centre de la ville, et il faut le temps d’y arriver. Dans sa pensée d’agrandissement indéfini pour sa capitale, le roi Louis a eu soin de construire à de grandes distances les uns des autres ses principaux monumens, ceux du moins autour desquels on espère que les maisons viendront un jour se grouper. La ville de Munich était naturellement une fort petite ville, de la grandeur d’Augsbourg tout au plus : la lyre du roi-poète en a élevé les murailles et les édifices superbes. Il eût, comme Amphion, fait mouvoir les pierres à ce grand travail, mais il n’y avait pas de pierres dans tout le pays. C’est là le grand malheur de cette capitale improvisée d’un royaume encore si jeune ; de là la brique rechampie, de là le stuc et le carton-pierre, de là des rues boueuses ou poudreuses selon la saison ; le grès manque, et l’autorité hésite entre divers projets soumis par les compagnies de bitume, et Munich n’est encore pavée, comme l’enfer, que de bonnes intentions.
Après bien des places indiquées à peine, bien des rues seulement tracées et où l’on donne des terrains gratuits, comme dans les déserts de l’Amérique, à ceux qui veulent y bâtir, on arrive à la Glyptothèque, c’est-à-dire au musée des statues ; on est tellement grec à Munich, que l’on doit être bien bavarois à Athènes ; c’est du moins ce dont se plaignent les Grecs véritables. Le bâtiment est tellement antique dans ses proportions, que les marches qui conduisent à l’entrée ne pourraient être escaladées que par des Titans : un petit escalier dans un coin répare cet inconvénient, que nous nous garderons d’appeler un vice de construction. À l’intérieur, les salles sont vastes et pratiquées dans toute la hauteur du monument. Elles sont enduites partout de cette teinture de garance foncée, que les livrets continuent à garantir vrai rouge antique. Les ornemens qui s’en détachent sont toujours de ce style Pompéïa, sur lequel nous avons été blasés par nos cafés, nos passages, et par les décorations du Gymnase.
La Glyptothèque renferme une collection d’antiques fort précieuse et des chefs-d’œuvre de Canova, parmi lesquels se trouvent La Frileuse, la Vénus-Borghèse, un buste de Napoléon et un autre du prince Eugène. Quelques statues du trop célèbre Thorwaldsen partagent avec celles de Canova les honneurs d’une salle particulière, où leurs noms sont accolés à ceux de Phidias et de Michel-Ange. On ignore probablement à Munich les noms français de Puget et de Jean Goujon.
La Pinacothèque, c’est-à-dire le musée de peinture, est située à peu de distance de la Glyptothèque. Son extérieur est beaucoup plus imposant, quoique le style grec en soit moins pur. Ces deux édifices sont d’un architecte nommé Léon de Glenze.
Ici, je n’aurai plus qu’à louer ; les salles sont grandes, et ne sont ornées que de peintures de maîtres anciens. Une galerie extérieure, qui n’est pas ouverte encore au public, est toutefois fort gracieusement peinte et décorée, et l’ornement antique y est compris à la manière italienne avec beaucoup de richesse et de légèreté. Il serait trop long d’énumérer tous les chefs-d’œuvre que renferme la Pinacothèque. Qu’il suffise de dire que la principale galerie renferme une soixantaine de Rubens choisis et des plus grandes toiles. C’est là que se trouve Le Jugement dernier de ce maître, pour lequel il a fallu exhausser le plafond de dix pieds. Là aussi se rencontre aussi l’original de La Bataille des Amazones,
Après avoir parcouru les grandes salles consacrées aux grands tableaux, on revient par une suite de petites salles divisées de même par écoles, et où sont placées les petites toiles. Cette intelligente disposition est très-favorable à l’effet des tableaux.
Que reste-t-il à voir encore dans la ville ? On est fatigué de ces édifices battant-neufs, d’une architecture si grecque, égayés de peintures antiques si fraîches. Il y aurait encore pour tout Anglais à admirer six ministères avec ou sans colonnes, une maison d’éducation pour les filles nobles, la bibliothèque, plusieurs hospices ou casernes, une église romane, une autre bizantine, une autre renaissance, une autre gothique. Cette dernière est dans le faubourg ; on aperçoit de loin sa flèche aiguë. Tu m’en voudrais d’avoir manqué de visiter une église gothique de notre époque. Je sors donc de la ville sous un arc de triomphe dans le goût italien du quatorzième siècle, orné d’une large fresque représentant des batailles bavaroises ; un quart de lieue plus loin, nous rencontrons l’église bâtie aussi comme tous les autres monumens, de briques réchampies de plâtre. Cette église est petite et n’est pas entièrement finie à l’intérieur. On y pose encore une foule de petits saints-statuettes en plâtre peint. Le carton-pierre y domine : c’est-là une grande calamité. Les vitraux sont mieux que le gothique ; d’après les nouveaux procédés et les découvertes de la chimie, on parvient à obtenir de grands sujets sur un seul verre, au lieu d’employer de petits vitraux plombés ; le dallage est fait en bitume de couleur ; les sculptures de bois sont figurées parfaitement en pâte colorée, les flambeaux et les crucifix sont en métal anglais, se nettoyant comme l’argent. J’ai pu monter dans la flèche, qui m’a rappelé celle de la cathédrale de Rouen refaite par M. Alavoine.
Revenons à Munich : la flèche en fer creux est un sacrifice au progrès, et je ne veux pas trop l’en blâmer. En revanche, elle a toujours les deux belles tours de sa cathédrale, le seul monument ancien qu’elle possède, et qu’on aperçoit de six lieues. Au temps où fut bâti ce noble édifice, on mettait des siècles à accomplir de telles œuvres ; on les faisait de pierre dure, de marbre ou de granit ; alors aussi, on n’improvisait pas en dix ans une capitale qui semble une décoration d’opéra prête à s’abîmer au coup de sifflet du machiniste.
Du reste, je comprends que l’ancien duché de Bavière, qui est passé royaume par la grâce de Napoléon, ait à cœur de se faire une capitale avec une ancienne petite ville mal bâtie, qui n’a pas même de pierres pour ses maçons ; mais Napoléon lui-même n’aurait pu faire que la population devînt en rapport avec l’agrandissement excessif de la ville ; il eût simplement déporté là des familles qui y seraient mortes d’ennui, comme les tortues du Jardin-des-Plantes ; il n’aurait pu faire un fleuve de l’humble ruisseau qui coule à Munich, et que l’on tourmente en vain avec des barrages, des fonds de planches et des estacades, pour avoir le droit un jour d’y bâtir un pont dans le goût romain. Hélas ! sire, roi de Bavière ! ceci est une grande consolation pour nous autres pauvres gens ; vous êtes roi, prince absolu, chef d’une monarchie à Etats, que vous ne voulez pas que l’on confonde avec les monarchies constitutionnelles ; mais vous ne pouvez faire qu’il y ait de l’eau dans votre rivière et de la pierre dans le sol où vous bâtissez !
Je n’ai passé qu’un jour à Munich, ayant rencontré justement à la table d’hôte de la Poule d’Or, cet excellent cousin Henri, dont je t’ai déjà parlé ; j’ai pris place dans sa chaise de poste et je suis parti pour Vienne, d’où j’espère gagner Constantinople en descendant le Danube. J’ai vu Salsbourg, où naquit Mozart, et où l’on montre sa chambre chez un chocolatier. La ville est une sorte de rocher sculpté, dont la haute forteresse domine d’admirables paysages. Mais Vienne l’appelle et sera pour moi, j’espère, un avant-goût de l’Orient.
IV.
Tu m’as fait promettre de t’envoyer de temps en temps les impressions sentimentales de mon voyage, qui t’intéressent plus, m’as-tu dit, qu’aucune description pittoresque. Je vais commencer. Sterne et Casanova me soient en aide pour te distraire. J’ai envie simplement de te conseiller de les relire, en t’avouant que ton ami n’a point le style de l’un ni les nombreux mérites de l’autre, et qu’à les parodier, il compromettrait gravement l’estime que tu fais de lui. Mais enfin, puisqu’il s’agit surtout de te servir en te fournissant des observations où ta philosophie puisera des maximes, je prends le parti de te mander au hasard tout ce qui m’arrive, intéressant ou non, jour par jour si je le puis, à la manière du capitaine Cook, qui écrit avoir vu un tel jour un goëland ou un pingouin, tel autre jour n’avoir rien vu qu’un tronc d’arbre flottant ; ici la mer était claire, là bourbeuse. Mais, à travers ces signes vains, ces flots changeants, il rêvait des îles inconnues et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces retraites du pur amour et de l’éternelle beauté.
Le 21. — Je sortais du théâtre de Léopoldstadt. Il faut dire d’abord que je n’entends que fort peu le patois qui se parle à Vienne. Il est donc important que je cherche quelque jolie personne de la ville qui veuille bien me mettre au courant du langage usuel. C’est le conseil que donnait Byron aux voyageurs. Voilà donc trois jours que je poursuivais dans les théâtres, dans les casinos, dans les bals, appelés vulgairement sperls, des brunes et des blondes (il n’y a presque ici que des blondes), et j’en recevais en général peu d’accueil. Hier, au théâtre de Leopoldstadt, j’étais sorti, après avoir marqué ma place ; une charmante fille blonde me demande, à la porte, si le spectacle est commencé. Je cause avec elle, et j’en obtiens ce renseignement, qu’elle était ouvrière et que sa maîtresse, voulant la faire entrer avec elle, lui avait dit de l’attendre à la porte du théâtre. J’accumule sur cette donnée les offres les plus exorbitantes ; je parle de premières loges et d’avant-scène, je promets un souper splendide, et je me vois outrageusement refusé. Les femmes ici ont des superlatifs tout prêts contre les insolents, ce dont, du reste, il ne faut pas trop s’effrayer.
Cette personne paraissait fort inquiète de ne pas voir arriver sa maîtresse. Elle se met à courir le long du boulevard ; je la suis en lui prenant le bras, qui semblait très beau. Pendant la route, elle me disait des phrases en toutes sortes de langues, ce qui fait que je comprenais à la rigueur. Voilà son histoire. Elle est née à Venise, et elle a été amenée à Vienne par sa maîtresse qui est française ; de sorte que, comme elle me l’a dit fort agréablement, elle ne sait bien aucune langue, mais un peu trois langues. On n’a pas d’idée de cela, excepté dans les comédies de Machiavel et de Molière. Elle s’appelle Catarina Colassa. Je lui dis en bon allemand (qu’elle comprend bien et parle mal) que je ne pouvais désormais me résoudre à l’abandonner, et je construisis une sorte de madrigal assez agréable. À ce moment, nous étions devant sa maison ; elle m’a prié d’attendre, puis elle est revenue me dire que sa maîtresse était en effet au théâtre, et qu’il fallait y retourner.
Revenus devant la porte du théâtre, je proposais toujours l’avant-scène, mais elle a refusé encore, et a pris au bureau une deuxième galerie ; j’ai été obligé de la suivre, en donnant au contrôleur ma première galerie pour une deuxième, ce qui l’a fort étonné. Là, elle s’était livrée à une grande joie en apercevant sa maîtresse dans une loge, avec un monsieur à moustaches. Il a fallu qu’elle allât lui parler ; puis elle m’a dit que le spectacle ne l’amusait pas, et que nous ferions mieux d’aller nous promener ; on jouait pourtant une pièce de Mme Birchpfeiffer (Robert-le-Tigre), mais il est vrai que ce n’est pas amusant. Nous sommes donc allés vers le Prater, et je me suis lancé, comme tu le penses, dans la séduction la plus compliquée...
GÉRARD DE NERVAL.
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