28 janvier 1849 — Al Kahira. Souvenirs d’Orient. V.— Suite, dans La Silhouette, 4e livraison

Cette 4e livraison d’Al-Kahira est la reprise des Amours de Vienne publiées le 7 mars 1841 dans la Revue de Paris. Elle sera reprise au chapitre VI, « Les Amours de Vienne », et VII, « Suite du journal » de l’Introduction du Voyage en Orient. Les Amours de Vienne avaient obtenu un franc succès en 1841, Nerval ne change donc pas la teneur du récit les premiers jours du « journal » censé être tenu au fil des aventures sentimentales du narrateur.

Voir les notices UN HIVER À VIENNE et LE VOYAGE EN ORIENT, ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT

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AL-KAHIRA.

SOUVENIRS D’ORIENT.

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V. — Suite.

 Mon ami ! imagine que c’est une beauté de celles que nous avons tant de fois rêvées, — la femme idéale des tableaux de l’école italienne, la Vénitienne de Gozzi, bionda e grassota, la voilà trouvée ! Je regrette de n’être pas assez fort en peinture, pour t’en indiquer exactement tous les traits. Figure-toi une tête ravissante, blonde, blanche, une peau incroyable, à croire qu’on l’ait conservée sous des verres ; les traits les plus nobles, le nez aquilin, le front haut, la bouche en cerise ; puis un col de pigeon gros et gras, arrêté par un collier de perles ; puis des épaules blanches et fermes, où il y a de la force d’Hercule et de la faiblesse et du charme de l’enfant de deux ans. J’ai expliqué à cette beauté qu’elle me plaisait, surtout — parce qu’elle était, pour ainsi dire, Austro-Vénitienne, et qu’elle réalisait en elle seule le saint-empire romain, ce qui a paru peu la toucher.

Je l’ai reconduite à travers un écheveau de rues assez embrouillé. Comme je ne comprenais pas beaucoup l’adresse qui devait me servir à la retrouver, elle a bien voulu me l’écrire à la lueur d’un réverbère, — et je te l’envoie ci-joint, pour te montrer qu’il n’est pas moins difficile de déchiffrer son écriture que sa parole. J’ai peur que ces caractères ne soient d’aucune langue ; aussi, tu verras que j’ai marqué sur la marge un itinéraire pour reconnaître sa porte plus sûrement.

Maintenant voici la suite de l’aventure. Elle m’avait donné rendez-vous dans la rue, à midi. Je suis venu de bonne heure monter la garde devant son bienheureux n° 189. Comme on ne descendait pas, je suis monté. J’ai trouvé une vieille sur un palier, qui cuisinait à un grand fourneau, et comme d’ordinaire une vieille en annonce une jeune, j’ai parlé à celle-là, qui a souri et m’a fait attendre. Cinq minutes après, la belle personne blonde a paru à la porte et m’a dit d’entrer. C’était dans une grande salle ; elle déjeunait avec sa dame et m’a prié de m’asseoir derrière elle sur une chaise. La dame s’est retournée : c’était une grande jeune personne osseuse, et qui m’a demandé en français mon nom, mes intentions et toutes sortes de tenans et d’aboutissans ; ensuite elle m’a dit : « C’est bien, mais j’ai besoin de mademoiselle jusqu’à cinq heures aujourd’hui ; après, je puis la laisser libre pour la soirée. » La jolie blonde m’a reconduit en souriant, et m’a dit : « A cinq heures. » Voilà où j’en suis ; je t’écris d’un café où j’attends que l’heure sonne, mais tout cela me paraît bien berger.

 

Le 22. — Voilà bien une autre affaire. Mais reprenons le fil des événemens. Hier, à cinq heures, la Catarina ou plutôt la Katty, comme on l’appelle dans sa maison, m’est venu trouver dans un kaffeehaus où je l’attendais. Elle était très charmante, avec une jolie coiffe de soie sur ses beaux cheveux blonds (le chapeau n’appartient ici qu’aux femmes du monde). Nous devions aller au théâtre de la Porte-de-Carinthie voir représenter Belisario, opéra ; mais voici qu’elle a voulu retourner à Leopoldstadt, en me disant qu’il fallait qu’elle rentrât de bonne heure. La porte de Carinthie est à l’autre extrémité de la ville. Bien ! nous sommes entrés à Leopoldstadt ; elle a voulu payer sa place, me déclarant qu’elle n’était pas une grisette, et qu’elle voulait payer ou n’entrerait pas. Oh Dieu ! si les dames comprenaient une telle délicatesse ! Il paraît que cela continue à rentrer dans les mœurs spéciales du pays.

Hélas ! mon ami, nous sommes de bien pâles don Juan ! J’ai essayé la séduction la plus noire, rien n’y a fait. Il a fallu la laisser s’en aller, et s’en aller seule ! du moins jusqu’à l’entrée de sa rue. Seulement elle m’a donné rendez-vous à cinq heures pour le lendemain, qui est aujourd’hui.

A présent, voici où mon Iliade commence à tourner à l’Odyssée. A cinq heures, je me promenais devant la porte du n° 189, frappant la dalle d’un pied superbe ; Catarina ne sort pas de sa maison. Je m’ennuie de cette faction (la garde nationale te préserve d’une corvée pareille par un mauvais temps !) ; j’entre dans la maison, je frappe ; une jeune fille sort, me prend la main et descend jusqu’à la rue avec moi. Ceci n’est point encore mal. Là elle m’explique qu’il faut m’en aller, que la maîtresse est furieuse, et que du reste Catarina est allée chez moi dans la journée pour me prévenir. Moi, voilà là-dessus que je perds le fil de la phrase allemande ; je m’imagine, sur la foi d’un verbe d’une consonnance douteuse, qu’elle veut dire que Catarina ne peut pas sortir et me prie d’attendre encore ; je dis : C’est bien ! et je continue à battre le pavé devant la maison. Alors la jeune fille revient, et comme je lui explique que sa prononciation me change un peu le sens des mots, elle rentre et m’apporte un papier énonçant sa phrase. Ce papier m’apprend que Catarina est allée me voir à l’Aigle noir, où je suis logé. Alors, je cours à l’Aigle noir ; le garçon me dit qu’en effet une jeune fille est venue me demander dans la journée, je pousse des cris d’aigle, et je reviens au n° 189 ; je frappe ; la personne qui m’avait parlé déjà redescend ; la voilà dans la rue, m’écoutant avec une patience angélique ; j’explique ma position, nous recommençons à ne plus nous entendre sur un mot ; elle rentre, et me rapporte sa réponse écrite. Catarina n’habite pas la maison ; elle y vient seulement dans le jour, et pour l’instant elle n’est pas là. Reviendra-t-elle dans la soirée ? on ne sait pas ; mais j’arrive à un éclaircissement plus ample. La jeune personne, un modèle, du reste, de complaisance et d’aménité (comprends-tu cette fille dans la rue jetant des cendres sur le feu de ma passion ?) me dit que la dame, la maîtresse, a été dans une grande colère (et elle m’énonce cette colère par des gestes expressifs). — Mais enfin ?... — C’est qu’on a su que Catarina a un autre amoureux dans la ville. — Oh ! pardieu ! dis-je là-dessus (tu me comprends, je ne me suis pas attendu à obtenir un cœur tout neuf).... Eh bien ! cela suffit, je le sais, je suis content, je prendrai garde à ne pas la compromettre. — Mais non, a répliqué la jeune ouvrière (je t’arrange un peu tout ce dialogue ou plutôt je le resserre), c’est ma maîtresse qui s’est fâchée parce que le jeune homme (junker) est venu hier soir chercher la Catarina, qui lui avait dit que sa maîtresse la devait garder jusqu’au soir ; il ne l’a pas trouvée, puisqu’elle était avec vous, et ils ont parlé très longtemps ensemble.

Maintenant, mon ami, voilà où j’en suis : je comptais la conduire au spectacle ce soir, puis à la Conversation, où l’on joue de la musique et où l’on chante, et je suis seul à six heures et demie, buvant un verre de rosolio dans le Gastoffe, en attendant l’ouverture du théâtre. Mais la pauvre Catarina ! Je ne la verrai que demain, je l’attendrai dans la rue où elle passe pour aller chez sa maîtresse, et je saurai tout !

VI.

Le 23. — Je m’aperçois que je ne t’avais pas encore parlé de la ville. Il faut bien cependant un peu de mise en scène à mes aventures romanesques, car tu n’es pas au bout.

Le premier aspect de Vienne n’a rien que de très vulgaire. On traverse de longs faubourgs aux maisons uniformes ; puis au milieu d’une ceinture de promenades, derrière une enceinte de fossés et de murailles, on rencontre enfin la ville, grande tout au plus comme un quartier de Paris. Suppose que l’on isole l’arrondissement du Palais-Royal, et que, lui ayant donné des murs de ville forte et des boulevards larges d’un quart de lieue, on laisse à l’entour les faubourgs dans toute leur étendue, et tu auras ainsi une idée complète de la situation de Vienne, de sa richesse et de son mouvement. Ne vas-tu pas penser tout de suite qu’une ville construite ainsi n’offre point de transition entre le luxe et la misère, et que ce quartier du centre, plein d’éclat et de richesses, a besoin, en effet, des bastions et des fossés qui l’isolent pour tenir en respect ses pauvres et laborieux faubourgs ?

Je me sentis tout à coup attristé au moment où j’entrais dans cette capitale. C’était vers trois heures, par une brumeuse journée d’automne ; les vastes allées qui séparent les deux cités étaient remplies d’hommes élégans et de femmes brillantes, que leurs voitures attendaient le long des chaussées ; plus loin, la foule bigarrée se pressait sous les portes sombres, et tout d’un coup, à peine l’enceinte franchie, je me trouvai en plein cœur de la grande ville : et malheur à qui ne roule pas en voiture sur ce beau pavé de granit, malheur au pauvre, au rêveur, au passant inutile ; il n’y a de place là que pour les riches et pour leurs valets, pour les banquiers et pour les marchands. Luxe inouï dans la ville centrale et pauvreté dans les quartiers qui l’entourent, voilà Vienne au premier coup d’œil.

Rien n’est triste aussi comme d’être forcé de quitter, le soir, le centre ardent et éclairé, et de traverser encore, pour regagner les faubourgs, ces longues promenades, avec leurs allées de lanternes qui s’entrecroisent jusqu’à l’horizon : les peupliers frissonnent sous un vent continuel, on a toujours à traverser quelque rivière ou quelque canal aux eaux noires, et le son lugubre des horloges avertit seul de tous côtés qu’on est au milieu d’une ville. Mais en atteignant les faubourgs, on se sent comme dans un autre monde, où l’on respire plus à l’aise ; c’est le séjour d’une population bonne, intelligente et joyeuse ; les rues sont à la fois calmes et animées ; si les voitures circulent encore, c’est dans la direction seulement des bals publics et des théâtres ; à chaque pas, ce sont des bruits de danse et de musique, ce sont des bandes de gais compagnons qui chantent des chœurs d’opéra ; les caves et les tavernes luttent d’enseignes illuminées et de transparents bizarres : ici l’on entend des chanteuses styriennes, là des improvisateurs italiens ; la comédie des singes, les hercules, une première chanteuse de l’Opéra de Paris ; un Van-Amburg morave avec ses bêtes, des saltimbanques ; enfin tout ce que nous n’avons à Paris que les jours de grandes fêtes est prodigué aux habitués des tavernes sans la moindre rétribution. Plus haut, l’affiche d’un Sperl, encadrée de verres de couleurs, s’adresse à la fois à la haute noblesse, aux honorables militaires et à l’aimable public ; les bals négligés, les bals consacrés à telle ou telle sainte sont uniformément dirigés par Strauss ou par Lanner, le Musard et le Julien de Vienne. Mais je te parlerai plus tard de ces sperls et de ces redoutes, qui ressemblent assez à nos Prados et à nos Wauxhalls.

Entrons au théâtre populaire de Leopoldstadt, où l’on joue des farces locales (Localpossen) très amusantes et où je vais très souvent, attendu que je suis logé dans le faubourg de ce nom, le seul qui touche à la ville centrale, dont il n’est séparé que par un bras du Danube. Je reprends mon journal.

Ce 23. — Hier au soir, me trouvant désoeuvré dans ce théâtre, et presque seul homme civilisé, le reste se composant de Hongrois, de Juifs, de Turcs en costume (tu ne saurais t’imaginer combien le Tyrolien, le Hongrois et le Turc fourmillent à Vienne) ; j’ai songé à recommencer ce rôle de Casanova, déjà assez bien entamé l’avant-veille. Casanova est bien plus probable qu’il ne semble dans les usages de ces pays-ci. Je me suis assis successivement près de deux ou trois femmes seules ; j’ai fini par lier conversation avec l’une d’elles dont le langage n’était pas trop viennois ; après cela j’ai voulu la reconduire en lui donnant le bras, mais elle m’a permis seulement de lui toucher le bras un instant sous son manteau, encore un très beau bras parmi toutes sortes de soieries et de poils de chat ou fourrures. Nous nous sommes promenés très-longtemps, puis je l’ai mise devant sa porte, sans qu’elle ait voulu, du reste, me laisser entrer ; toutefois elle m’a donné rendez-vous pour ce soir à six heures.

Et de deux. Celle-là ne vaut pas tout à fait l’autre comme beauté, mais elle paraît être d’une classe plus relevée. Je le saurai ce soir. Mais cela ne te confond-il pas, qu’un étranger fasse connaissance intime de deux femmes en trois jours, que l’une vienne chez lui et qu’il aille chez l’autre ? Et nulle apparence suspecte dans tout cela. Non, on me l’avait bien dit, mais je ne le croyais pas ; c’est ainsi que l’amour se traite à Vienne. Eh bien ! c’est charmant. A Paris, les femmes vous font souffrir trois mois, c’est la règle ; aussi peu de gens ont la patience de les attendre. Ici, les arrangemens se font en trois jours, et l’on sent dès le premier que la femme céderait si elle ne craignait pas de vous faire l’effet d’une grisette ; car c’est là, il paraît, leur grande préoccupation. D’ailleurs, rien de plus amusant que cette poursuite facile dans les spectacles, casinos, et bals ; cela est tellement reçu, que les plus honnêtes ne s’en étonnent pas le moins du monde ; les deux tiers au moins des femmes viennent seules dans les lieux de réunion, ou vont seules dans les rues. Si vous tombez par hasard sur une vertu, votre recherche ne l’offense pas du tout, elle cause avec vous tant que vous voulez. Toute femme que vous abordez se laisse prendre le bras, reconduire ; puis, à sa porte, où vous espérez entrer, elle vous fait un salut très gentil et très railleur, vous remercie de l’avoir reconduite, et vous dit que son mari ou son père l’attend dans la maison. Tenez-vous à la revoir, elle vous dira fort bien que, le lendemain ou le surlendemain, elle doit aller dans tel bal ou tel théâtre. Si au théâtre, pendant que vous causez avec une femme seule, le mari ou l’amant, qui s’était allé promener dans les galeries, ou qui était descendu au café, revient tout à coup près d’elle, il ne s’étonne pas de vous voir causer familièrement ; il salue et regarde d’un autre côté, heureux sans doute d’être soulagé un peu de la compagnie de sa femme.

Je te parle ici un peu déjà par mon expérience et beaucoup par celle des autres ; — mais à quoi cela peut-il tenir ? car vraiment je n’ai vu rien de pareil même en Italie ; — Sans doute à ce qu’il y a tant de belles femmes dans la ville que les hommes qui peuvent leur convenir sont en proportion beaucoup moins nombreux. A Paris les jolies femmes sont si rares qu’on les met à l’enchère ; on les choie, on les garde et elles sentent aussi tout le prix de leur beauté. Ici les femmes font très peu de cas d’elles-mêmes et de leurs charmes, car il est évident que cela est commun comme les belles fleurs, les beaux animaux, les beaux oiseaux, qui en effet, sont très communs si l’on a soin de les cultiver ou de les bien nourrir. Or ici la vie est si facile, si bonne, qu’il n’y a pas de femmes misérables même dans le bas peuple, et qu’il ne s’y produit pas par conséquent de ces races affreuses qui composent nos artisanes ou nos femmes de la campagne. Tu n’imagines pas ce qu’il y a d’extraordinaire à rencontrer à tous moments dans les rues des filles éclatantes et d’une carnation merveilleuse qui s’étonnent même que vous les remarquiez.

Cette atmosphère de beauté, de grâce, d’amour, a quelque chose d’enivrant : on perd la tête, on soupire, on est amoureux fou, non d’une, mais de toutes ces femmes à la fois. L'odor di femina est partout dans l’air, et on l’aspire de loin comme don Juan. Quel malheur que nous ne soyons pas au printemps ! Il faut un paysage pour compléter de si belles impressions. Cependant la saison n’est pas encore sans charmes. Ce matin je suis entré dans le grand jardin impérial au bout de la ville ; il n’y avait personne. Les grandes allées se terminaient très loin par des horizons gris et bleus charmans. Il y a au-delà un grand parc montueux coupé d’étangs et plein d’oiseaux. Les parterres étaient tellement gâtés par le mauvais temps que les rosiers cassés laissaient traîner leurs fleurs dans la boue. Au-delà, la vue donnait sur le Prater et sur le Danube ; c’était ravissant malgré le froid. Ah ! vois-tu, nous sommes encore jeunes, plus jeunes que nous ne le croyons ; mais Paris est une ville si laide et peuplée de gens si sots qu’elle fait désespérer de la création, des femmes et de la poésie.

Ce 7 novembre [sic pour décembre]. — Je transcris ici cinq lignes sur un autre papier. Il s’est écoulé bien des jours depuis que les quatre pages qui précèdent ont été écrites. Tu as reçu des lettres de moi, tu as vu le côté grave de ma physionomie, et près d’un mois me sépare de ces premières impressions de mon séjour à Vienne. Pourtant il y a un lien très immédiat entre ce que je vais te dire et ce que je t’ai écrit. C’est que le dénouement que tu auras prévu en lisant les quatre premières pages a été suspendu tout ce temps. — Tu me sais bien incapable de te faire des histoires à plaisir et d’épancher mes sentimens sur des faits fantastiques, n’est-ce pas ? Eh bien ! si tu as pris intérêt à mes premiers amours de Vienne, apprends.....

 

GÉRARD DE NERVAL.

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Al-Kahira. Souvenirs d'Orient, 5e livraison >>>

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