1er septembre 1850 — Les Confidences de Nicolas, Histoire d’une vie littéraire au XVIIIe siècle, 2e livraison, dans la Revue des Deux Mondes, t. VII, p. 797-830, signé Gérard de Nerval.
Cette deuxième livraison est essentiellement consacrée aux déboires sentimentaux de Restif, tournant autour du motif de la ressemblance des femmes aimées : « les traits de Zéfire lui avaient rappelé ceux de cette femme adorée [Mme Parangon], comme elle-même lui avait semblé avoir quelque ressemblance avec Jeannette Rousseau, son premier amour. » Cette théorie des ressemblances est une des idées favorites de Restif, qui a construit plusieurs de ses romans sur des suppositions analogues. » Tout en feignant le scepticisme à l’égard de cette théorie : « il n’est guère possible d’admettre, comme Restif le prétend, qu’il n’a jamais aimé que la même femme... en trois personnes », Nerval n’est pas loin ici de la faire sienne : « Et si c’était la même ? » songe le narrateur de Sylvie. Restif achèvera le cycle de ses déboires amoureux en revenant au village natal où il retrouve, comme le narrateur Sylvie, son amour d’enfance Jeannette Rousseau : « C’était là le bonheur peut-être ! »
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LES CONFIDENCES DE NICOLAS
HISTOIRE D 'UNE VIE LITTÉRAIRE AU XVIIIe SIÈCLE.
DEUXIÈME PARTIE.
X — SEPTIMANIE.
Le goût des autobiographies, des mémoires et des confessions ou confidences, — qui, comme une maladie périodique, se rencontre de temps à autre dans notre siècle, — était devenu une fureur dans les dernières années du siècle précédent. L’exemple de Rousseau n’eut pas toutefois d’imitateur plus hardi que Restif. Il ne se borna pas à faire de ses aventures et de celles de personnes qu’il avait connues le plus grand nombre de ses nouvelles et de ses romans ; il en publia le journal exact et minutieux dans les seize volumes de M. Nicolas, ou le Cœur humain dévoilé, et, non content de ce récit, il en répéta les principaux épisodes sous la forme dramatique. De là une douzaine de pièces en trois et cinq actes remplissant cinq volumes, et dont il est, sous divers noms, le héros éternel.
Si loin que nos auteurs modernes poussent le sentiment de la personnalité, ils restent encore bien en arrière de l’amour-propre d’un tel écrivain. Nous l’avons vu déjà lisant dans les salons des grands seigneurs et des financiers du temps les aventures scabreuses de sa vie, dévoilant ses amours comme ses turpitudes et les secrets de sa famille comme ceux de son ménage. Une audace plus grande encore fut d’écrire la série de pièces qu’il intitule le Drame de la Vie, et de les faire représenter dans diverses maisons, tantôt par des acteurs de la Comédie-Italienne qu’on engageait à cet effet, tantôt à l’aide d’ombres chinoises qu’un artiste italien faisait mouvoir, tandis que lui-même se chargeait du dialogue. Il est impossible de mieux s’exposer en sujet de pathologie et d’anatomie morale. Et malheur à ceux-là même qui assistaient complaisamment à ce dangereux spectacle ! Ils ne songeaient guère qu’ils prendraient place un jour dans ce cadre éclairé d’un reflet de la vie réelle, avec leur profil hardiment découpé, leurs ridicules et leurs vices ; qu’un baladin les ferait mouvoir, les ferait parler avec les intonations mêmes de leur voix, se servant des paroles qu’ils avaient dites tel jour, dans telle rue, dans tel salon, dans telle société plus ou moins avouable, en présence de l’impitoyable observateur. Qui n’eût fui la société d’un tel homme, si l’on avait prévu qu’après s’être publiquement avili, il s’en vengerait sur les railleurs, sur les admirateurs, sur les simples curieux même ? — A chacun de vous il répétera : Quid rides ?… De te fabula narratur ! Il pénétrera dans vos hôtels princiers, dans vos alcôves, dans le secret de ces petites maisons si bien fermées, dont il aura su toute l’histoire en séduisant votre femme de chambre, ou en se rencontrant au cabaret avec votre suisse ou votre grison. Tel était l’homme, — soutenu jusqu’au bout, il est vrai, par cette étrange illusion qui ne lui montrait que le devoir d’un moraliste dans ce métier d’espion romanesque et sentencieux.
Ce qui manqua toujours à Restif de la Bretone, ce fut le sens moral dans sa conduite, l’ordre et le goût dans son imagination. Un orgueil démesuré l’empêcha même de jamais s’en apercevoir. Toujours il attribua ses vices, soit au tempérament, soit à la misère, soit à une certaine fatalité qui, ne laissant jamais ses fautes impunies, lui en garantissait par cela même l’absolution. Ceci faisait partie d’une sorte de religion qu’il s’était faite, et qui supposait dans toutes les souffrances de cette vie l’expiation de toutes les fautes. Un tel système conduisait à tout se permettre, si l’on voulait se résigner à tout souffrir. Ce n’est qu’à titre d’épisodes entre les amours de jeunesse de Nicolas et celui qui clôtura bien tristement sa carrière amoureuse, que nous allons citer encore deux aventures dont le contraste est remarquable. Il est nécessaire, pour les admettre, de se reporter en idée à cette étrange dépravation de la société du XVIIIe siècle, dont certains romans, tels que Manon Lescaut et les Liaisons dangereuses, offrent un tableau qui paraît ne pas trop s’éloigner de la réalité.
A l’époque où Nicolas travaillait encore chez Knapen, il allait souvent se promener le soir le long des quais de l’île Saint-Louis, lieu qu’il affectionnait à cause de la vue, dont on y jouissait alors, des deux rives de la Seine, couvertes à cette époque de cultures verdoyantes et de jardins. Il y restait d’ordinaire jusqu’au coucher du soleil. Revenant un soir par le quai Saint-Michel, il remarqua en passant une femme enveloppée dans un capuchon de satin noir, et accompagnée d’un homme mûr coiffé d’une perruque carrée à trois marteaux, lequel pouvait être son mari ou son intendant. Le pied de cette dame, chaussé d’une mule verte, le ravit en admiration, — on sait que c’était là son faible, — et il ne pouvait en son esprit le comparer qu’à celui de Mme Parangon ou à celui de la duchesse de Choiseul. La figure était cachée ; il se borna à conclure du pied au reste de la personne, selon le système que Buffon a appliqué à l’étude des races.
Il eut l’idée de suivre ce couple mystérieux, et vit bientôt l’homme mûr et la dame descendre le pont et s’enfoncer dans la rue Saint-Jacques jusqu’à l’embranchement qu’elle forme avec la rue Saint-Séverin. Arrivés là, l’homme indiqua à la dame une porte d’allée, la regarda entrer, s’assura qu’elle était reçue dans la maison, puis il s’éloigna. Ce qui intriguait le plus Nicolas de cette séparation du couple qu’il avait suivi, c’est que la maison où était entrée la dame lui était connue pour un logis assez suspect ; c’était un de ces tripots où joueurs et femmes parées de toute sorte s’assemblaient autour d’un tapis de pharaon. Il entra résolûment, prit place à la table sans affectation, et examina toutes les mules des dames attablées, qui de temps en temps se levaient et parcouraient la salle. Aucune n’avait de mule verte ; aucune surtout n’avait ni le pied de Mme Parangon ni celui de Mme de Choiseul. Qu’était donc devenue la femme voilée ?… Il finit par se décider à le demander à la dame qui présidait à la table de jeu ; mais, en approchant d’elle, Nicolas reconnut sous la parure étincelante, sous les ajustemens hasardés de cette personne, une compatriote, une femme de Nitri, — autrefois fort belle, — alors tombée dans la classe des baronnes de lansquenet. La reconnaissance fut touchante. La baronne se souvint d’avoir fait, lorsqu’elle n’était que paysanne, danser sur ses genoux le jeune Nicolas.
— Que viens-tu faire ici ? lui dit-elle : quoi que je puisse être aujourd’hui, j’ai peine à voir que le fils d’honnêtes gens se trouve dans un pareil lieu.
Nicolas lui raconta son amour subit pour la mule verte et surtout pour le pied délicat qu’elle supportait sur son talon évidé, haut de trois pouces.
— Comment se fait-il que je l’ai vue entrer, dit-il, et qu’elle ne soit pas ici ?
— Elle est ici, dit la baronne ; elle est dans la chambre voisine qui donne sur ce salon par une porte vitrée… Tiens-toi bien, elle te regarde peut-être.
— Moi ? dit Nicolas.
— Ainsi que ces messieurs… C’est une grande dame, curieuse de connaître ce qui se passe dans ces maisons qui leur sont interdites, et si…
— Si…
— Enfin, je te l’ai dit, pose-toi bien… sois gracieux !
Nicolas n’y comprenait rien. L’heure du souper était venue. Le jeu fut interrompu, et toute la société prit part à ce banquet, qui est d’usage dans ces sorte de maisons vers une heure du matin. Cependant la dame à la mule verte ne paraissait pas ; tout à coup la maîtresse de la maison, qui était sortie un instant de la salle, revient près de Nicolas et lui dit à l’oreille : — Vous avez plu… je suis contente de voir ce bonheur arriver à un garçon de notre pays. Seulement, résignez-vous, il y a une condition… vous ne la verrez pas ! C’est bien assez déjà d’avoir vu sa mule verte.
Le lendemain matin, Nicolas se réveilla dans une des chambres de la maison. Le rêve avait disparu. C’était l’histoire de l’Amour et Psyché retournée : Psyché s’était envolée avant l’aurore, l’Amour restait seul. Nicolas, un peu confus, encore plus charmé, essaya d’interroger l’hôtesse ; mais c’était une femme discrète et certainement payée pour l’être. Elle voulut même persuader à Nicolas qu’il était venu dans la maison un peu animé par quelque boisson généreuse… et qu’enfin il avait rêvé. Nicolas, qui ne buvait que de l’eau, n’admit pas cette supposition.
— Eh bien ! lui dit la Massé (elle s’appelait ainsi), maintenant, tremble. Tu ignores quelle est cette dame à la mule verte… Tu ne le sauras jamais.
— Quoi ! je ne pourrai la revoir ?
— Tu ne l’as pas vue.
— La retrouver ?…
— Prends garde d’essayer seulement de suivre sa trace. D’ailleurs elle ne portera plus de mules vertes, sois-en assuré. Tu ne la rencontreras plus à pied, comme hier au soir. Oublie tout cela.
Et, pour appuyer ce conseil, elle lui remit une bourse pleine de pistoles que Nicolas jeta à terre avec indignation. Ce fut seulement quelque temps plus tard, dans quelques salons littéraires où il raconta cette aventure, qu’il entrevit là-dessous un mystère relatif à quelque grande dame ; mais à peine à cette époque osait-on appuyer sur de telles suppositions. On s’étonnera également aujourd’hui, d’après les allures des héros de romans modernes, qu’il n’eût pas fait l’impossible pour retrouver la dame inconnue ; mais un pauvre imprimeur presque sans ressource avait trop à risquer dans une telle recherche (1). Son cœur, du reste, changeait facilement d’objet.
Quinze ans plus tard (1771), Nicolas s’éloigne de Paris pour remplir un triste devoir. Il est sur le coche de Sens ; triste et pensif, il regarde avec désespoir une compagnie de dames élégamment vêtues, qui causent et rient sur l’arrière du bateau : « Que de gens, s’écrie-t-il, moins malheureux que moi !… Infortuné ! je vais voir mourir ma mère ! »
Deux dames se détachent de la foule et causent en passant, sans le voir, près du coin obscur où il s’est blotti. — Quel nom, dit l’une des deux, donnerons-nous ici à la jeune demoiselle, afin qu’on ignore le sien ? — Appelons-la : Reine, dit l’autre ; c’est presque une reine, en effet, mais qui s’en doutera ? — Reine, oui, reprit la première en riant, si c’était vraiment la fille du prince de Courtenay, le plus vieux nom de France ; mais c’est sa mère seule qui le dit. — N’a-t-elle pas eu raison, dit l’autre dame, de vouloir revivifier cette branche antique, la plus noble qui soit dans la chrétienté ? Songe donc, ma chère, qu’il n’y aura plus de Courtenay qu’en Angleterre. Qui osera désormais porter l’écusson aux cinq besans d’or, plus éclatant que celui des lis ? — Après tout, ce n’est qu’une fille, dit l’autre dame, par conséquent, elle a eu tort. Il fallait un garçon pour ne point laisser périr le titre et pour hériter des positions ! — Elle a fait ce qu’elle a pu. Les légitimités ne sont pas toujours heureuses. — Et le jeune homme était-il bien ? — Elle l’a vu sans qu’il pût la voir ; il avait vingt ans environ…
En ce moment, les dames s’aperçurent de la présence de Nicolas, qui, dans l’ombre, la tête dans ses mains, ne semblait pas avoir pu les entendre.
— Pauvre homme ! dit l’une des dames, il paraît bien souffrir : il ne fait que pleurer depuis Paris. Il n’est plus jeune, mais ses yeux ont une vivacité pénétrante… Vois avec quel attendrissement il regarde Septimanette… Il pleure encore. Il a peut-être perdu une fille de son âge !
La jeune fille s’était en effet rapprochée de ses deux gouvernantes ; Nicolas se leva comme ayant entendu les derniers mots. — Oui, précisément de son âge ! dit-il avec une émotion profonde qui toucha les deux dames et la jeune fille… Permettez-moi de l’embrasser.
La jeune fille s’y prêta avec une grâce enfantine.
— Et… dit Nicolas en relevant la tête, une de vous, mesdames, est sans doute sa mère ?
— Ni l’une ni l’autre… Elle est d’un sang… »
L’une des dames fit signe à l’autre de ne pas achever.
— Oh ! d’un beau sang ! dit Nicolas après avoir attendu vainement la fin de la phrase. Que son père doit être heureux !
— Son père ne l’aime pas, parce que c’est une fille… et qu’il espérait…
Un second coup d’œil de l’une des dames réprima l’indiscrétion de l’autre. En ce moment, le coche s’arrêta devant une prairie au fond de laquelle on apercevait un château. Une barque vint chercher les dames et la jeune fille, qu’une voiture armoriée attendait sur la berge.
— Que je l’embrasse une seconde fois ! dit Nicolas.
On le lui accorda par pitié pour son chagrin, bien que cela parût cette fois quelque peu indiscret. En embrassant la jeune fille, Nicolas tira une fleur du bouquet qu’elle portait, et la mit dans un livre. Le coche avait repris sa marche vers Sens.
— Quel est ce château ? dit Nicolas à un marinier.
— C’est Courtenay.
Il était donc vrai : la dame inconnue était la célèbre Septimanie, comtesse d’Egmont, la fille de Richelieu, l’épouse d’un prince qui n’avait pas su se donner d’héritier. Tout s’expliquait dès-lors, et il regretta les récits imprudens qu’il avait faits de cette aventure, car s’en déclarer le héros, ce ne pouvait être ni très honorable ni très prudent. Ce ne fut qu’en 1793 que Nicolas osa raconter le dernier épisode ; le premier avait paru en 1746, mais déguisé de telle manière qu’on ne pouvait en reconnaître les personnages. De telles aventures étaient fréquentes à cette époque, où elles eurent lieu quelquefois même du consentement des maris, soit dans l’idée de conserver des titres ou des privilèges dans une famille, soit pour empêcher de grands biens d’aller à des collatéraux par suite d’unions stériles.
(1) Restif de la Bretone prétend, dans un des récits qu’il a faits de cette aventure, qu’un homme était aposté pour le suivre et le tuer à l’écart, s’il avait tenté de suivre la dame mystérieuse. Le fait lui aurait été assuré depuis.
XII — ZÉFIRE.
Après l’histoire de ce caprice de grande dame, il faudra descendre bien bas dans la foule, il faudra monter bien haut dans les sentimens pour s’expliquer les circonstances bizarres du récit que nous avons à faire. Après la mort de Mme Parangon, nul épisode ne fut plus douloureux dans l’existence de l’écrivain, et il l’a reproduit lui-même sous la triple forme du roman, du drame et des mémoires. Ceci se rapporte encore à l’époque où, toujours ouvrier compositeur, il n’avait encore publié aucun livre. Il dut sans doute à cette aventure l’idée de l’un de ses premiers ouvrages.
Nicolas passait un dimanche près de l’Opéra, qui se trouvait alors faire partie du Palais-Royal. — Il remarqua à une fenêtre de la rue Saint-Honoré une jeune fille qui chantait en pinçant de la harpe. Elle paraissait n’avoir que quatorze ans ; son sourire était divin, son air vif et doux, le son de sa voix pénétrait le cœur ; elle se leva, et sa taille guépée, comme on disait alors, se mouvait avec une désinvolture adorable. Un instant, Mme Parangon fut oubliée ; — un instant après, son souvenir plus vif rendit à Nicolas la force de fuir la sirène.
En retournant le soir chez lui, rue Sainte-Anne, il revint par le même chemin. La jeune fille n’était plus à la fenêtre ; elle marchait le long des boutiques, sur le pavé boueux, avec des mules roses et une robe à falbalas. Nicolas, jeune encore et le cœur plein d’un cher souvenir, n’éprouva qu’un sentiment de pitié. Il interrogea la pauvre enfant, qui lui répondit qu’elle se nommait Zéfire, et qu’elle demeurait dans la maison avec sa mère, sa sœur et leurs amies. Il y avait tant d’innocence apparente dans ses réponses, — ou plutôt tant d’ignorance de ce qui était mal ou bien, vice ou vertu, — que Nicolas crut qu’elle jouait un rôle appris d’avance. Il s’éloigna et rentra tout pensif à son logement, qu’il partageait avec un autre ouvrier imprimeur, nommé Loiseau. Le jour suivant, comme ils revenaient ensemble après leur journée, Nicolas montra la jeune fille à son compagnon, plaignant le sort d’une pauvre enfant, — perdue sans savoir même qu’elle l’était, — et voulut s’arrêter pour l’interroger encore ; mais Loiseau, homme de mœurs sévères, et qui était prêt à se marier, entraîna Nicolas en lui parlant du danger qu’il y avait seulement à se pencher sur un abîme.
— Et s’il fallait sauver quelqu’un ?… dit Nicolas
Loiseau hocha la tête, et Nicolas entama une longue dissertation philosophique sur la corruption des grandes villes, sur la nécessité de moraliser la police, le tout mêlé de considérations touchant l’antique institution des hétaïres, sur des règlemens à établir dans le goût de ceux qu’avait institués Jeanne de Naples dans sa bonne ville d’Avignon. Il n’était jamais à bout ni d’argumens ni de science. Le bon Loiseau se borna à dire quelques mots de Mme Parangon. Nicolas se tut ; cependant, il ne put s’empêcher de passer le soir du côté gauche de la rue Saint-Honoré, en regardant toujours avec intérêt la pauvre enfant et lui adressant quelques paroles. Loiseau lui en fit encore la guerre. Il prit dès-lors un autre chemin pour se rendre de l’imprimerie du Louvre à la rue Sainte-Anne.
Depuis quelque temps, Nicolas se sentait malade ; il lui survenait des étouffemens périodiques qui duraient plusieurs heures. Le travail lui devenait impossible, il lui fallut rester au lit. Loiseau travaillait pour tous deux, mais leurs ressources ne tardèrent pas à s’épuiser. L’infortuné demeurait au cinquième, chez un fruitier, qui en même temps était afficheur. Un grabat, deux chaises, une table boiteuse, un vieux coffre, tel était son mobilier. Il recevait le jour par une chatière garnie de deux carreaux de papier huilé. Les planches de la cloison qui séparait son réduit de celui de Loiseau étaient couvertes d’affiches de théâtre posées par le fruitier pour en clore les interstices, et le malade n’avait d’autre distraction que de lire là Mérope, là Alcyone, là cette Bohémienne où il avait admiré Mme Favart, ailleurs la Gouvernante, où Mlle Hus était si médiocre, mais si jolie, puis encore les Dehors trompeurs, qui lui rappelaient la belle Guéant, ou Arlequin sauvage, drame singulier où brillait une certaine Coraline dont les traits avaient quelque rapport avec ceux de … Zéfire. Tout à coup la porte s’ouvre, le fruitier avance la tête, et dit à Nicolas : — C’est votre cousine qui demande à vous voir.
— Je n’ai pas de cousine à Paris, dit Nicolas.
— Vous voyez bien, mademoiselle, dit le fruitier en se retournant, que c’est un prétexte… On ne reçoit pas de femmes mises comme vous dans la maison.
— Mais je vous dis que c’est mon cousin Nicolas, répondit une voix flûtée, puisque j’arrive du pays.
— Oh ! c’est que vous êtes bien pimpante, et lui ne l’est guère…
Enfin l’interlocutrice se glissa sous le bras du fruitier et pénétra dans la chambre : — Oh ! quelle misère !… mais, monsieur, il se meurt, dit-elle vivement au fruitier.
En effet, l’étouffement avait repris depuis un instant.
— Quel est le plus pressé ? dit la jeune fille d’un ton résolu. Voilà de l’argent.
Et elle donna des pièces d’or.
— Le plus pressé, dit le fruitier adouci, serait un bouillon.
— Apportez-en sur-le-champ du vôtre.
Nicolas, en revenant à lui, sentit une main d’enfant qui soulevait sa tête, tandis que l’autre main approchait une cuiller de sa bouche. Il ne pouvait plus en douter, cette beauté compatissante était Zéfire. Elle avait vu passer Loiseau lorsqu’il se rendait à l’imprimerie, l’avait poursuivi, et lui avait dit : — Pourquoi donc ne voit-on plus votre ami passer par ici ? — Il est bien malade, avait répondu Loiseau, et, interrogé sur l’adresse, il l’avait donnée indifféremment.
Pendant que Nicolas soulagé retrouvait des forces pour se lever à demi sur son grabat, Zéfire, en robe de taffetas rose, balayait le galetas, rangeait les chaises et la table ; puis elle revint au lit du malade, lui mit dans la bouche des bonbons imprégnés de gouttes d’Angleterre, et, tirant de sa poche un mouchoir, lui essuya le front : elle le coiffa de son fichu, qu’elle assujettit avec un ruban ; puis elle dit tout à coup : « Je ne suis pas en costume décent pour soigner un malade, je vais revenir d’ici à un quart d’heure. » Le fruitier rentra dans l’intervalle, apportant un second bouillon : « Il faut croire, dit-il, que votre cousine est une femme de chambre de grande maison ; elle m’a payé pour un mois, et elle a donné une croix d’or à ma petite. » Nicolas, affaibli par la maladie, ne voyait plus qu’une fée bienfaisante dans cette pauvre fille qui montait à lui de l’abîme, comme les autres viennent du ciel.
Zéfire revint bientôt en robe d’indienne, et resta près de Nicolas jusqu’à la nuit ; le fruitier lui monta à dîner, et, enchanté de la bonté et de la gentillesse de la prétendue cousine, voulut même ajouter à ses frais un petit dessert que Zéfire partagea avec le malade. Cependant la nuit était venue ; elle se leva avec un sentiment pénible : — Où allez-vous, dit Nicolas. — A la maison ; c’est l’heure où l’on m’attend, dit Zéfire… Et elle s’enfuit pour cacher ses larmes. Nicolas avait eu à peine le temps de songer aux derniers mots de Zéfire, que les pas de son ami Loiseau se firent entendre dans l’escalier.
Loiseau n’était pas de bonne humeur ; ses compagnons de l’imprimerie n’avaient pu lui prêter que fort peu de chose : il apportait seulement du sucre pour le malade et du pain pour lui-même. Une odeur de pot-au-feu le surprit tout d’abord. C’était le dîner que le fruitier avait monté pour Zéfire, laquelle y avait à peine touché. « A la bonne heure, dit Loiseau, ce brave homme a pitié de nous ! » Et il tira la table pour profiter de cette aubaine. Un sac d’écus roula à terre. « Qu’est-ce que cela ? dit Loiseau. » Nicolas n’était pas moins étonné que lui : « T’aurait-on envoyé de l’argent de ton pays ? — Eh ! qui donc songe à moi ?… excepté toi et… mais c’est elle ! — Qui elle ? — Zéfire, que tu as rencontrée ce matin, et qui est venue me soigner en ton absence. — Comment ? une fille du monde ?…
Toutes les idées de l’honnête Loiseau étaient renversées ; tantôt il admirait la bonté et le dévouement de la jeune fille, tantôt il voulait aller reporter l’argent impur déposé par elle. Enfin, sachant qu’elle devait revenir le lendemain, il mit l’argent dans la malle pour le lui rendre.
Le lendemain matin, Zéfire reparut ; elle était si jolie, si naïve, si touchante dans sa pitié, que Loiseau fut attendri. « Qu’importe où soit la vertu ? s’écria-t-il, je me prosterne et je l’adore !… mais cet argent, nous ne pouvons le garder ?… » Zéfire comprit sa pensée. « Cet argent vient de mon père, dit-elle ; c’est ma sœur aînée qui me le gardait et qui me l’a donné en apprenant qu’il y avait un pauvre malade à secourir. » Loiseau se laissa aller à ouvrir le sac et à compter les écus en versant des larmes d’attendrissement. Les deux amis étaient accablés de tant de dettes criardes, qu’en y songeant leurs scrupules s’affaiblissaient beaucoup. Le soir même, Zéfire s’oublia et resta jusqu’à la nuit close ; Loiseau la trouva encore en rentrant, elle le pria de la reconduire. — Moi ? dit-il, reconduire… — Sans cela, on m’arrêterait. — Allons, dit Loiseau, je vais me faire une belle réputation dans le quartier ! — Quant à Zéfire, elle trouvait sa position fort simple. Sa mère lui avait dit que les femmes se divisaient en deux classes, toutes deux utiles à leur manière, toutes deux honnêtes relativement ; elle appartenait à la seconde classe, n’étant pas née dans la première, voilà tout.
Le lendemain était un dimanche, elle resta avec les deux amis, et leur dit : — J’ai tout appris à ma mère ; elle me permet de venir toute la journée. Elle approuve mes sentimens ; elle aime mieux me voir fréquenter un bon ouvrier qu’un sergent qui me battrait, ou qu’un joueur qui ferait pis encore. Elle est très bonne, ma mère… — Loiseau gardait le silence en fronçant le sourcil ; Nicolas, qui reprenait des forces, se leva tout à coup avec son ancienne exaltation, et revêtit son unique habit. — Allons chez sa mère, dit-il à Loiseau. — Recouche-toi, répondit ce dernier… — Non ! aussi bien, je mourrais à me tordre de désespoir sur ce lit. Ceci est une crise qui me sauve !… Il ne faut pas que cette jeune fille retourne ce soir dans cette maison… Mon mal a changé de caractère ; je n’ai plus d’oppression, j’ai la fièvre et la rage toutes les nuits, à partir de l’heure où elle nous quitte : comprends-tu pourquoi ?
Loiseau essaya en vain des représentations ; Nicolas n’écoutait rien dans ses momens d’enthousiasme. Ils se rendirent rue Saint-Honoré, chez la mère, qui se nommait Perci. C’était une ancienne revendeuse à la toilette et prêteuse sur gages, chez laquelle il s’était donné des rendez-vous de galans et de grandes dames qui avaient été surpris par la police ; on l’avait condamnée à une forte amende, moins pour le délit même que pour n’avoir point payé les redevances d’usage à la police : depuis ce temps, elle avait pris patente, afin d’être tranquille. Interrogée par Nicolas et Loiseau, elle jura que sa fille était jusqu’ici demeurée honnête, mais qu’on n’attendait que l’âge convenable pour la lancer dans le monde avec l’autorisation du lieutenant de police. Les deux ouvriers frémissaient de ces détails, que la Perci énumérait avec la plus grande complaisance. Loiseau ne put s’empêcher de marquer son indignation. — Que voulez-vous que je fasse ? dit alors la mère, ne suis-je pas notée ? Qui l’épouserait ?… D’ailleurs, élevée comme elle est, jolie, avec des talens, se résignera-t-elle à gagner quelques sous par jour dans la couture, ou à faire de rudes travaux, à devenir servante ? Qui voudrait d’elle ?… et dans tous les cas serait-elle moins perdue ? Nous connaissons l’histoire des jolies filles dans le peuple…
— Eh bien ! moi, je l’épouserai, dit Nicolas, si elle veut ne plus mettre les pieds chez vous, et apprendre à travailler.
La Perci se jeta à son cou : — Dis-tu vrai, mon garçon ? Tiens, tu me fais pleurer, et j’en avais perdu l’habitude… Écoute bien : ne crois pas que ma fille n’aura point une dot… et de bon argent bien gagné encore. J’ai été revendeuse, j’ai prêté à intérêt : c’est honnête, cela !
— Ne parlons pas de ces choses, dit Nicolas ; je me sens fort maintenant, et je gagne beaucoup quand je travaille… Ainsi vous consentez à ce que votre fille ne rentre plus ici ? Vous êtes une bonne femme au fond.
— Mon Dieu ! dit Loiseau, se peut-il qu’il y ait de la vertu même dans de telles ames… Je l’ignorais ; cependant j’aurais mieux aimé ne pas le savoir.
Loiseau avait raison ; il vaut mieux, dans l’intérêt des mœurs, supposer que le vice déprave entièrement ses victimes, sauf la chance de l’expiation et du repentir, que de s’exposer au choix difficile qui résulte d’un mélange douteux de bien et de mal. C’était le raisonnement d’un homme vulgaire, mais sage. Nicolas n’était ni l’un ni l’autre malheureusement.
Zéfire accepta avec transport la proposition de vivre pour l’homme qu’elle préférait. L’amour seul assurait Nicolas de sa vertu. Il fallut encore que le bon Loiseau fît son éducation morale, et lui donnât des leçons de décence et de pudeur. On lui fit lire de bons livres, à elle qui n’avait lu encore que des romans de Crébillon fils ou de Voisenon. On lui apprit à tenir un autre langage que celui quelle avait entendu tenir jusque-là, et ce fut seulement lorsqu’on n’eut plus rien à craindre de ses manières délibérée ou de son caquet imprévoyant qu’on lui chercha une profession. La prétendue de Loiseau, qui se nommait Mlle Zoé, avait aidé beaucoup les deux amis dans l’éducation préliminaire de Zéfire. Elle la proposa pour demoiselle de boutique à une marchande de modes qui demeurait au coin de la rue des Grands-Augustins. Ses vêtemens de grisette, sa coiffure sans poudre et son bonnet à tulle plat la changeaient tellement qu’il eût été impossible de la reconnaître. Sa mère, avertie par Nicolas, approuva tous ces arrangemens, et s’engagea à ne jamais rendre visite à sa fille tant qu’elle serait en apprentissage.
Nicolas ne pouvait voir Zéfire que le dimanche ; Mlle Zoé allait la chercher ce jour-là, et l’on faisait des promenades hors barrière avec Loiseau. Nicolas, toujours impatient, ne pouvait s’empêcher de passer chaque soir devant la boutique ; il regardait aux vitres, et était considéré comme le galant assidu de quelqu’une des jeunes filles, sans qu’on pût savoir de laquelle. Les boutiquières de Paris ne s’étonnent jamais de ces amours à distance, qui sont des plus fréquens. Un dimanche, Nicolas convint avec Zéfire qu’il lui écrirait tous les soirs. Comme elle était placée près du vitrage, il avait soin de plier sa lettre en pli d’éventail, et la passait par l’un des trous de boulon. Zéfire tirait adroitement le papier, et était heureuse jusqu’au lendemain. Quelquefois, lorsque les demoiselles étaient couchées, il venait dans la rue déserte avec son ami Loiseau, qui jouait fort bien du luth, et ils exécutaient les airs d’opéra les plus nouveaux, tels que L’Amour m’a fait la peinture, ou bien : Dans ce charmant asile, — choisissant de préférence les couplets où se trouvait le mot Zéphyr… L’amour fait de l’esprit comme il peut.
Leurs promenades du dimanche avaient lieu le plus souvent aux buttes Montmartre. Un jour, ils furent suivis par trois mousquetaires jusque chez un traiteur où ils allaient dîner. L’un de ces derniers reconnaissait Zéfire pour l’avoir vue rue Saint-Honoré. La trouvant en compagnie de simples ouvriers endimanchés, ils voulurent la leur enlever. Heureusement, le fruitier les avait accompagnés, ce qui rendait la partie égale, sauf les épées, dont Nicolas et Loiseau étaient dépourvus. En revanche, le fruitier, prévoyant l’attaque, avait saisi une longue broche dans la cuisine du traiteur. — Prends garde à toi, drôle, dit l’un des mousquetaires menacé par cet instrument, nous sommes des gentilshommes, et nous te ferons fourrer au Châtelet. — Vous déshonorez votre famille et l’habit militaire ! criait Nicolas… — Il s’agit bien d’honneur !… C’est la Zéfire qui est avec vous : eh bien ! demandez-lui si elle ne préfère pas un seigneur à un ouvrier ?… Nous avons de l’or, la belle ! ajoutait le mousquetaire en faisant sonner sa poche.
La querelle tournait à la discussion, grace à l’attitude des trois défenseurs ; mais ces dernières paroles mirent Loiseau hors de lui : — Infâme ! s’écria-t-il, vous venez de commettre un grand crime… vous avez profané le retour à la vertu ! » Quant à Nicolas, il s’était saisi d’une chaise. « Qu’est-ce donc que cela ? dit un des mousquetaires plus aviné que les autres, une vertu qui sort… du vice ? Et l’autre drôlesse, est-ce que c’est aussi une vertu ? » Il cherchait à s’approcher de Zoé. Loiseau le repoussa rudement : « Respecte la fiancée d’un citoyen ! cria-t-il (cela se passait en 1758). — Un citoyen ! dit le mousquetaire en éclatant de rire, cela ne se dit qu’à Genève… Tu m’as l’air d’un huguenot ! »
Loiseau prit un escabeau et frappa le mousquetaire qui avait parlé. La mêlée devint générale. En vain Zéfire et Zoé s’interposaient entre les combattans ; le fruitier faisait merveille avec sa broche, et les mousquetaires étaient vaincus, lorsqu’arriva la garde, appelée par le traiteur ; Nicolas, exaspéré, voulait résister encore, mais Loiseau s’y opposa, et tout ce qu’il put faire fut d’emporter hors de la salle Zéfire évanouie. Quand le commissaire arriva, les mousquetaires, embarrassés eux-mêmes de leur équipée, se servirent de leur conjecture précédente pour affirmer que Loiseau, qui avait l’air grave, et se trouvait vêtu de noir, était un ministre protestant qui tenait un prêche, ajoutant qu’ils étaient arrivés à temps pour disperser les hérétiques. Le commissaire donnait dans cette supposition, et faisait déjà mettre les menottes aux trois hommes, en leur promettant qu’ils seraient pendus, lorsqu’enfin l’un des mousquetaires, moins ivre que les autres, voulut bien convenir que lui et ses compagnons étaient un peu dans leur tort. « Voilà un aveu généreux, observa le commissaire… On reconnaît bien là les personnes de haute naissance. — En vérité, dit le mousquetaire aux ouvriers, la platitude des gens de plume me ferait renoncer à mes prérogatives de gentilhomme !… » Puis, ne pouvant s’empêcher de reprendre un ton de hauteur : « Au revoir ! dit-il en s’éloignant, nous vous couperons les oreilles quelque autre jour ! »
Le commissaire s’était retiré, mais après avoir pris les noms et les adresses des combattans. Malgré le désistement des mousquetaires, l’aventure pouvait avoir des suites fâcheuses pour de pauvres diables comme Nicolas et Loiseau ; de plus, l’instruction de l’affaire, si peu importante qu’elle fût devenue, attirait nécessairement les yeux sur la position particulière de Zéfire, cause innocente de la lutte. Cependant la pauvre fille était moins préoccupée de cela que du danger que pouvaient courir ses amis : on la ramena au magasin en proie à un accès de fièvre. Malheureusement les filles de modes étaient rentrées ; elles entendaient, ainsi que la maîtresse, ce qu’elle disait dans son délire : « J’irai trouver ma mère ! elle a des protecteurs puissans !… J’avais bien juré pourtant de ne plus mettre les pieds dans sa maison… mais il le faut… Ma mère est l’amie intime du lieutenant de police : c’est lui qui lui a fait avoir une patente… et puis elle est riche… et puis elle connaît de grandes dames… Elle est si complaisante, ma mère !… Tous ces gens-là l’ont perdue… mais elle a bon cœur au fond !… Sans cela, Nicolas et Loiseau seraient pendus comme huguenots, et c’est moi qui en serais cause… Pourquoi ? Parce que je suis la fille… de ma mère !… »
Loiseau et Zoé frémissaient de ces aveux entrecoupés et de l’étonnement des personnes de la boutique. Il fallut leur tout avouer ; elles ne furent que profondément affectées du malheur et de la situation de leur compagne. Nicolas n’était pas présent à cette scène, car il n’allait pas à la boutique de modes, craignant de compromettre Zéfire. De plus, il ne s’était pas douté de la gravité du mal qui l’avait atteinte, et pensait, en s’en retournant seul, qu’elle était seulement indisposée des suites de son évanouissement. Loiseau, le retrouvant le soir, n’osa lui rapporter la scène dont il avait été témoin. Le lendemain matin, Nicolas étant plus calme que la veille, il crut pouvoir lui dire une partie de la vérité. Ce dernier ne ménagea plus rien, et courut chez la marchande de modes. « Venez donc, lui dit cette femme, je sais bien qui vous êtes… Montez près d’elle : c’est vous qu’elle demande à grands cris. »
Zéfire était accablée et souffrante, mais calme ; elle affecta de paraître seulement fatiguée des émotions de la veille, elle dit à Nicolas qu’il devait se rendre à son imprimerie et la laisser reposer, puis elle l’embrassa deux fois en lui disant : « A ce soir. » Tous les ouvriers s’étonnèrent de la pâleur de Nicolas. A huit heures, Loiseau lui dit : « Mangeons un morceau, puis j’irai prendre Zoé pour aller voir Zéfire. Tu ne te montreras pas tout d’abord, afin de ne pas l’agiter ; ta pâleur lui donnerait de l’inquiétude. » Il ne se montra pas en effet, mais il l’entendit parler de la chambre voisine. Loiseau lui dit : « Va te reposer, elle est mieux : c’est toi qui m’inquiètes… »
Nicolas, en s’éveillant, fut étonné de ne pas trouver son ami ; le fruitier lui dit qu’il avait passé la nuit dehors. Il courut à l’imprimerie. Loiseau travaillait à sa casse : « Et Zéfire ? — Zoé et moi, nous avons passé la nuit près d’elle. — Oh Dieu ! sans moi ! — Ta vue aurait redoublé sa fièvre. — Comment va-t-elle ? — Beaucoup mieux. » Loiseau rougissait en disant ces dernières paroles. Il essaya d’amuser l’inquiétude de Nicolas en lui parlant d’un travail pressé ; mais, après quelques hésitations, ce dernier prit son habit et courut au magasin. Loiseau le suivit et arriva sur ses pas. — Zéfire étouffait, cependant elle prit la main de son amant, essaya de sourire, et dit : « Ce n’est rien. » Celui-ci ne voulut plus la quitter. Le soir, pendant que Zoé se reposait sur un canapé, Zéfire fit signe à Nicolas qu’elle voulait avoir la tête posée sur sa poitrine, qu’elle respirerait mieux… Il s’étendit en arrière sur sa chaise à moitié penché sur le lit, et soutenant au bord cette tête blonde, si fraîche encore l’avant-veille. Au bout de deux heures de cette position fatigante, un grand soupir réveilla Zoé. « Allez vous reposer à votre tour », dit-elle à Nicolas. Et, relevant la tête de Zéfire, elle la posa sur l’oreiller. Zéfire avait rendu le dernier souffle. Nicolas, trompé par ses amis sur la gravité du mal, ne l’apprit que le lendemain. « Et moi je vais mourir aussi ! » dit-il avec calme. Il était, —selon son expression même, — consolé par le désespoir.
Cependant il ne fit qu’une grave maladie, mêlée de délire et de léthargie ; les premiers mots qu’il prononça furent : « J’ai donc achevé de perdre Mme Parangon. » C’est que les traits de Zéfire lui avaient rappelé ceux de cette femme adorée, comme elle-même lui avait semblé avoir quelque ressemblance avec Jeannette Rousseau, son premier amour.
Cette théorie des ressemblances est une des idées favorites de Restif, qui a construit plusieurs de ses romans sur des suppositions analogues. Ceci est particulier à certains esprits, et indique un amour fondé plutôt sur la forme extérieure que sur l’ame ; c’est, pour ainsi dire, une idée païenne, et il n’est guère possible d’admettre, comme Restif le prétend, qu’il n’a jamais aimé que la même femme… en trois personnes. Les ressemblances tiennent presque toujours à une même origine de pays ou de race, ce qui a pu se rencontrer sans doute pour Jeannette Rousseau et pour Mme Parangon. Aussi Restif suppose que Zéfire était, par sa mère, issue des mêmes contrées. En général, il y a un côté de ses systèmes philosophiques qui se mêle toujours aux récits les plus véridiques de sa vie. Il croyait à la division des races comme un Indien, et repoussait, de par ce système, les doctrines d’égalité absolue ; le croisement même de familles étrangères ne lui semblait pas changer ce résultat, car il établissait qu’en général une partie des enfans tenait plus du père, une autre davantage de la mère, quoiqu’il admît bien en Europe un certain détritus de natures bâtardes et mélangées. Ces problèmes bizarres ont amusé beaucoup d’hommes distingués au XVIIIe siècle ; mais nul ne porta plus loin cet esprit de paradoxe, illuminé parfois d’un éclair de vérité.
Si touchante qu’ait été la mort de Zéfire et la pensée d’expiation qui s’y rapporte, on ne peut s’empêcher de déplorer l’influence fatale qu’eut cette aventure sur les ouvrages et les mœurs de l’écrivain. Comme le sentait si justement Loiseau, l’on ne touche pas impunément à la corruption. Le Pornographe, ouvrage à prétentions morales, mais où l’auteur se complaît à exposer des raisonnemens d’une moralité fort contestable, fut le résultat des méditations de Nicolas sur le sort d’une certaine classe de femmes qu’il devait se borner à plaindre sans chercher à les relever.
XIII — SARA.
Nous arrivons à une époque féconde en enseignemens profonds et en souvenirs douloureux. Nicolas n’est plus le beau danseur d’Auxerre, l’apprenti bien-aimé de Mme Parangon, l’amoureux de ces onze mille vierges, tant soit peu martyres la plupart, qui se nommaient Jeannette Rousseau, Marguerite Pâris, Manon Prudhot, Flipote, Tonton Laclos, Colombe, Edmée Servigné, Delphine Baron ou Rose Lambelin ; ce n’est plus même l’amant déjà formé de Mlle Prudhomme et de la belle Mlle Guéant, ni le galant obscur que la blonde Septimanie, comtesse d’Egmont, avait pu choisir pour suppléer aux froideurs de son noble époux. — Nous sommes cette fois en 1780 ; Nicolas a quarante-cinq ans. Il n’est pas vieux encore, mais il n’est plus jeune déjà ; sa voix s’éraille, sa peau se ride, et des fils d’argent se mêlent aux mèches de cheveux noirs qui se laissent voir parfois sous sa perruque négligée. Le riche peut garder long-temps la fraîcheur de ses illusions, comme ces primeurs et ces fleurs rares que l’on obtient chèrement au milieu de l’hiver ; mais le pauvre est bien forcé de subir enfin la triste réalité que l’imagination avait dissimulée long-temps. Alors malheur à l’homme assez fou pour ouvrir son cœur aux promesses menteuses des jeunes femmes ! Jusqu’à trente ans, les chagrins d’amour glissent sur le cœur qu’ils pressent sans le pénétrer ; après quarante ans, chaque douleur du moment réveille les douleurs passées, l’homme arrivé au développement complet de son être souffre doublement de ses affections brisées et de sa dignité outragée.
A l’époque dont nous parlons, Nicolas demeurait rue de Bièvre, chez Mme Debée-Léeman. Cette dame était une juive d’Anvers de quarante ans, belle encore, veuve d’un mari problématique, et vivant avec un M. Florimond, galant émérite, adorateur ruiné et réduit au rôle de souffre-douleur. A l’époque où Nicolas vint loger chez Mme Debée, il remarqua à peine une jeune fille de quatorze ans, qui déjà reproduisait sous un type plus frais et plus pur les attraits passés de la mère. Pendant les quatre années suivantes, il ne songea même à cette enfant que quand il entendait sa mère la gronder ou la battre. Elle était cependant devenue à la fin une grande blonde de dix-huit ans, à la peau blanche et transparente ; elle avait dans la taille, dans les poses, dans la démarche, une nonchalance pleine de grace, et dans le regard une mélancolie si touchante, que, rien qu’à la regarder, Nicolas se sentait souvent les larmes aux yeux. C’était un avertissement de son cœur, qu’il croyait mort, et qui n’était qu’endormi.
Depuis fort long-temps, Nicolas vivait seul, ne parlant à personne, travaillant le jour, et le soir errant à l’aventure le long des rues désertes. Ses amis étaient morts ou dispersés, et il était peu à peu tombé dans cet affaissement profond, dans cette indifférence complète qui suit ordinairement une jeunesse trop agitée. Enfin il était tranquille du moins dans son anéantissement, quand, un dimanche matin, une petite main blanche frappa doucement à la porte de sa chambre. Il ouvrit. — C’était Sara.
— Je viens, dit-elle, monsieur Nicolas, vous prier de me prêter quelque livre dont vous ne vous serviez pas ; vous en avez beaucoup, et moi j’aime la lecture.
— Choisissez, mademoiselle, dit Nicolas ; ensuite vous êtes bien maîtresse de les lire tous les uns après les autres.
Sara paraissait si timide, elle avait si peur d’être importune, sa modestie, sa rougeur, son embarras, étaient si naturels, que Nicolas s’abandonna entièrement au charme. Elle resta peu, et, en sortant, elle présenta son front au baiser paternel de l’écrivain.
Toute la semaine, elle travaillait chez les demoiselles Amei, où sa mère l’avait placée pour apprendre à faire de la dentelle ; mais les dimanches elle ne quittait pas la maison. Aussi renouvela-t-elle ses visites, toujours pour emprunter des livres que Nicolas finit par lui donner. Rien n’était pur et touchant comme ces premières entrevues. Nicolas avait bien appris certains bruits qui couraient sur le compte de la jeune fille, mais il les regardait comme des calomnies. Peut-être cette jeune fille avait-elle été compromise par quelque cause provenant de l’avidité de sa mère ; puis elle avait l’air si candide, qu’il se serait fait un scrupule d’altérer par un mot, par un geste, même par un regard, la pureté de son innocence ; il lui témoignait du respect, de l’estime et un empressement dont il n’osait lui-même s’expliquer la nature. Sara le sentit, ou du moins sa mère le sentit pour elle, car, arrivées à ce point, les visites devinrent plus fréquentes, les conversations plus intimes ; elle lui apporta d’abord quelques chansons très bien choisies, de celles qu’on appelait brunettes, et lui chanta celle qui avait le plus de rapport avec la situation qu’elle voulait prendre vis-à-vis de lui.
Si les passions sont moins subites à quarante ans, le cœur est beaucoup plus tendre : l’homme a moins de fougue, de violence, d’emportement ; mais en revanche il aime avec abnégation et dévouement. L’avenir l’épouvante, et il se cramponne au passé pour tenter de ne pas mourir ; il veut recommencer la vie, et plus la femme aimée est jeune, plus aussi les émotions deviennent vives et délicieuses. Qu’on juge avec quel ravissement Nicolas écoutait les vers suivans chantés par la plus jolie bouche avec une expression des plus tendres :
— Vous chantez avec sentiment, dit Nicolas. Auriez-vous le cœur aussi sensible que votre voix est touchante ?
— Ah ! monsieur, dit Sara, si vous me connaissiez mieux, vous ne me feriez pas cette question ; mais vous m’apprécierez un jour, et vous saurez si je suis constante dans mes sentimens.
— Voilà ce que votre jolie bouche pouvait me dire de plus agréable.
— Mon Dieu, c’est tout naturel. Quand on a aimé une fois, n’est-ce pas pour la vie ? et peut-on oublier jamais la personne qu’on a aimée ?
— Voilà une bien douce morale.
— C’est celle de la nature.
— Vous avez de l’esprit et de la philosophie, mademoiselle.
— J’ai vu un peu de monde, c’est vrai… Je vous conterai cela quelque jour.
Nicolas fronça le sourcil, mais il se rassura bien vite en entendant la jeune fille ajouter avec un entraînement naïf qu’elle avait été invitée avec sa mère à de très belles tables, notamment dans une maison de campagne à quelques lieues de Paris, chez un magistrat de cour où il venait du beau monde. Peut-être y eût-il plus réfléchi, si le babillage de l’enfant n’avait tout à coup changé d’objet.
— Vous savez, dit-elle, que j’ai été au couvent… Eh bien ! j’y ai reçu une éducation si soignée, qu’il m’est venu à l’esprit de faire une pièce de théâtre. Oh ! le théâtre, c’est ce qui m’a formée. J’y serais allée plus souvent encore, si ce n’est que maman n’aime pas les bons spectacles ; elle s’ennuie à la comédie et elle n’aime que Nicolet et les Grands-Danseurs du roi. Audinot même est trop sérieux pour elle, ou, si vous voulez, trop…
Sara n’osa prononcer le mot qu’elle avait dans la pensée. Nicolas plus tard jugea qu’elle avait voulu dire « trop décent ».
— Eh bien, reprit-il après un silence, puisque vous aimez le théâtre, il faut y essayer vos dispositions, vos graces et votre esprit.
— Non, dit-elle, je les réserve pour quelque chose de plus important.
— D’important comme quoi ?
— Je les garde pour mériter votre estime.
Le coup avait porté ; Nicolas la regarda avec attendrissement et la serra dans ses bras.
Insensiblement les visites se multiplièrent. Mme Léeman, y mettait un aveuglement et une complaisance inexplicables chez une mère. Quelques relations s’établirent entre les voisins. Le jour des Rois étant arrivé, Nicolas offrit le gâteau à la famille, — dans laquelle il fallait bien compter M. Florimond. Ce dernier, entièrement dans la dépendance de Mme Léeman, avait une conversation superficielle où régnait une politesse recherchée qu’il affectait de tenir de ses souvenirs d’homme du monde. Au dessert, la fève ne se trouva pas dans le gâteau, et Florimond fut soupçonné par la jeune fille de l’avoir fait disparaître pour se dispenser de payer son avénement à la royauté.
— Quelle apparence ? dit Mme Léeman. On sait bien que c’est toujours mon argent qui aurait dansé.
M. Florimond repoussait ces insinuations avec la dignité de l’honneur outragé.
— Je crois plutôt, dit Nicolas, que c’est moi qui aurai avalé la fève par mégarde ; je me regarde donc comme obligé de vous offrir du vin chaud.
La satisfaction de Florimond et l’admiration des deux femmes pour le procédé de Nicolas la payèrent avec usure de son sacrifice.
Le lendemain, Nicolas reçut la visite de Mme Léeman. « J’ai à vous parler, dit-elle, au sujet de ma fille. » Et elle lui raconta qu’elle avait dû la marier à un M. Delarbre, jeune homme qui était venu fréquemment dans la maison, puis avait cessé tout à coup ses visites. Elle demanda à Nicolas si sa fille lui avait parlé de ces relations antérieures, innocentes du reste. « Oui, dit-il, mais comme d’un souvenir entièrement effacé. » La mère répondit que ce parti ne convenait nullement à sa fille ; puis, adoucissant sa voix, elle ajouta qu’une nouvelle proposition lui était faite. Un nommé M. de Vesgon, ancien ami de la famille, offrait d’assurer le sort de cette enfant moyennant une donation de vingt mille livres, et cela par un sentiment tout paternel, résultant de l’amitié que cet homme respectable avait autrefois pour le père de Sara… Toutefois cette dernière avait refusé la proposition, et Mme Léeman, sentant son autorité de mère impuissante à vaincre la prévention de la jeune fille, venait prier Nicolas d’agir à son tour par la persuasion que son esprit supérieur était sûr de produire.
Nicolas ne put retenir un mouvement de surprise. Mme Léeman fit valoir le mauvais état de sa santé. « Si ma pauvre enfant venait à me perdre, qu’arriverait-il ? ajouta la mère… J’ai de l’expérience, moi, mon bon monsieur Nicolas ; le temps passe, la beauté s’en va ; Sara se procurerait avec cette somme une petite rente viagère qui, avec le peu que je lui laisserai, pourrait plus tard la faire vivre honorablement… » Nicolas secoua la tête ; la mère le pressa encore en raison de l’amitié qu’il avait pour sa fille, et lui proposa même de le faire dîner avec M. de Vesgon, afin qu’il pût s’assurer de la pureté des intentions de ce vieillard.
Nicolas se sentit blessé au cœur et ne put dormir de la nuit. Le lendemain matin, Sara monta chez lui comme à l’ordinaire. Il aborda franchement la question des vingt mille francs, et demanda à la jeune fille si elle croyait pouvoir les accepter sans compromettre sa réputation. Sara baissa les yeux, rougit beaucoup, s’assit sur les genoux de Nicolas et se mit à pleurer. Nicolas la pressa de répondre. — Ah ! si j’osais parler ! s’écria-t-elle entre deux soupirs.
— Confie-moi tes peines, ma charmante enfant.
— Si vous saviez combien je suis malheureuse !
— Malheureuse ! Pourquoi ? et depuis quand ?
— Je l’ai toujours été… J’ai une mère…
— Je la connais.
Sara paraissait faire un violent effort pour parler.
— Ma mère, dit-elle enfin, a fait mourir ma sœur de chagrin. Moi, dans ce temps-là, je n’étais qu’une enfant folle, étourdie et riant toujours… J’ai bien changé depuis ! Aujourd’hui encore ma mère me fait trembler ; rien qu’à l’entendre marcher, je frissonne de peur !
Et elle lui fit l’histoire d’une époque où elle demeurait avec sa mère dans une petite rue du Marais, chez un menuisier. C’étaient souvent de nouvelles figures qui se succédaient dans l’amitié de la veuve, et la petite fille était reléguée presque toujours dans un grenier, souffrant du froid, de la faim même… Quand elle criait trop fort, sa mère arrivait furieuse, la pinçait, lui tordait les mains ou lui laissait le visage ensanglanté. Un soir, un homme osa monter jusqu’à ce réduit…
— Pauvre enfant ! s’écria Nicolas.
— Ah ! mon ami ! ah ! mon père ! reprit Sara en se jetant tout en larmes dans les bras de l’écrivain, j’ai juré depuis longtemps que jamais je ne consentirais à me marier… et que, dans tous les cas, je n’épouserais jamais un jeune homme…
Nicolas la regarda avec attendrissement.
— Un jeune homme ! Et cependant ce jeune Delarbre qui venait ici il y a quelques mois… si souvent ?
— Celui-là, dit Sara en soupirant, oh ! celui-là, je puis bien l’avouer, je l’aimais… autant du moins que l’on peut aimer à l’âge où j’étais ; mais il ne viendra plus… je lui ai tout dit !
Nicolas pencha la tête dans sa main, réfléchit un instant, puis s’écria rempli de pitié : « Et il t’a quittée ! Il n’a pas compris que la pureté de ton âme… rachetait mille fois, pauvre victime, l’infâme lâcheté qui t’a….. Oh malheur ! » En s’arrêtant sur cette idée, Nicolas pensa involontairement à Mme Parangon. Cette fatalité de sa vie revenait encore une fois, sous une forme nouvelle, retourner un fer vengeur dans son éternelle blessure. Il se leva, parcourut la chambre avec des gestes désespérés. Sara, qui ne comprenait pas toutes les causes d’une douleur si vive, courut à lui, le fit rasseoir, et, tâchant de sourire à travers ses larmes, lui dit en l’embrassant : — Eh ! pourquoi tant me plaindre ? pourquoi tant de désespoir ? Cela empêchera-t-il l’amitié la plus tendre de durer entre nous, mon protecteur, mon guide ! Pensez-y donc ; je ne suis pas coupable, hélas ! et vous n’aurez rien à me pardonner… Ensuite, si Delarbre ne m’avait pas quittée, est-ce que je serais ici, avec vous… dans vos bras… causant, pleurant, riant ?…
Elle s’était assise de nouveau sur ses genoux, et passait le bras autour de son cou, ce bras de Juive déjà parfait, bien qu’elle n’eût que quinze ans, cette petite main effilée dont les doigts roses traversaient les boucles encore bien fournies de la chevelure de Nicolas.
Le calme rentrait peu à peu dans le cœur de l’écrivain ; l’agitation nerveuse se calmait ; Nicolas reposait ses yeux avec charme sur les traits si réguliers de la pauvre enfant ; il ne put retenir un aveu, long-temps arrêté sur ses lèvres : — Qu’avez-vous ? lui dit Sara en le voyant un instant rêveur.
— Je pense à toi, dit-il, charmante enfant ! Il faut te le dire enfin, depuis long-temps je t’aime… et je te fuyais toujours, effrayé de ta jeunesse et de ta beauté !
— Toujours, jusqu’au matin où je suis venue te voir moi-même!
— Que voulais-tu que je t’offrisse ? Un cœur flétri par la douleur… et par les regrets !
— Que regrettes-tu maintenant ? et ton cœur n’est-il point calmé ?
— Il bat plus que jamais ; tiens ! touche ma poitrine.
— Ah ! c’est qu’il y a là sans doute…
— Eh ! quoi donc ?
— De l’amour !… dit faiblement Sara.
Nicolas revint à lui-même ; sa philosophie d’écrivain lui rendit un instant de force.
— Non, dit-il gravement ; je n’ai pour toi, mon enfant, qu’une sincère et constante amitié.
— Et moi, si j’avais de l’amour ?
— Il cesserait trop tôt.
Sara baissa les yeux.
— Il y a un an, reprit Nicolas, j’avais encore une fois cédé au charme…
— Et pour qui ? dit Sara levant vivement la tête.
— Pour une image que je me créais en moi-même, pour une chimère, fugitive comme un rêve, et que je ne songeais même pas à réaliser, pour une de ces impossibilités que j’ai poursuivies toute ma vie, et que je ne sais quel destin a quelquefois rendues possibles !
— Mais quelle était cette image ? quel était ce rêve ?
— C’était toi.
— Moi, grand Dieu !
— Toi que je voyais courir çà et là dans cette maison, toi qui passais à mes côtés dans l’escalier, dans la rue… et qui grandissais de plus en plus, qui devenais toujours plus belle, et que je surprenais parfois à causer le soir sur le pas de la porte avec le jeune Delarbre…
Sara rougit et dit : — Mais je vous jure…
— Eh ! qu’importe ? dit Nicolas avec résolution ; n’était-il pas jeune, n’était-il pas beau et digne alors de toi, sans doute ?… N’est-ce pas naturel, n’est-ce pas même un doux spectacle pour le cœur de l’homme que l’amour pur de deux êtres beaux et jeunes ?… Moi je t’aimais d’une autre manière ; je t’aimais comme on aime ces étranges visions que l’on voit passer dans les songes, si bien qu’on se réveille épris d’une belle passion, faible souvenir des impressions de la jeunesse… dont on rit un instant après !
— Oh ! mon Dieu ! on le voit bien, vous êtes un poète !
— Tu l’as dit. Nous ne vivons pas, nous ! nous analysons la vie !… Les autres créatures sont nos jouets éternels… et elles s’en vengent bien aussi ! Amitié, amour, qu’est cela ? Suis-je bien sûr moi-même d’avoir aimé ? Les images du jour sont pour moi comme les visions de la nuit ! Malheur à qui pénètre dans mon rêve éternel sans être une image impalpable !… Comme le peintre, froid à tout ce qui l’entoure, et qui trace avec calme le spectacle sanglant d’une bataille ou d’une tempête, nous ne voyons partout que des modèles à décrire, des passions à rendre, et tous ceux qui se mêlent à notre vie sont victimes de notre égoïsme, comme nous le sommes de notre imagination !
— Vous m’effrayez ! s’écria Sara.
— Non, je suis calme, dit Nicolas ; c’est de l’expérience, ma chère enfant ; j’ai appris à connaître et les autres et moi-même, et si j’ai l’amertume au cœur, je n’ai plus du moins l’ironie sur les lèvres… Sais-tu ce que nous faisons, nous autres, de nos amours ?… Nous en faisons des livres pour gagner notre vie. C’est ce qu’a fait Rousseau le Genevois… C’est ce que j’ai fait moi-même dans mon Paysan perverti. J’ai raconté l’histoire de mes amours avec une pauvre femme d’Auxerre qui est morte ; mais, plus discret que Rousseau, je n’ai pas tout dit… peut-être aussi parce qu’il aurait fallu raconter… »
Il s’arrêta. — Oh ! faites-moi lire ce livre, s’écria Sara.
— Pas encore !… Mais tiens, tu vas voir maintenant combien mon amitié est dangereuse… Je t’ai mise déjà dans mes Contemporaines !
— Quel bonheur ! s’écria la jeune fille en frappant des mains ; mais comment est-ce possible ?
— Puisque tu veux bien me pardonner, charmante fille, voici le livre. Tu vois bien le nom d’Adeline, c’est celui que je t’ai donné.
— Oh ! quel joli nom ! Je n’en veux plus porter d’autre… Et qui aime-t-elle ?
— Chavigny.
— Chavigny ?… C’est donc le nom que vous avez choisi pour vous.
— Non, je l’ai choisi pour le jeune Delarbre, qui alors venait ici tous les jours. En le voyant si empressé, si amoureux, si tendre, un souvenir de mes jeunes années me revint à l’esprit… Je me figurai que j’étais à sa place, et que c’était moi qui t’aimais. Oh ! que j’eusse été plus tendre et plus enthousiaste encore… Il n’était lui-même que l’image affaiblie et vague de ma jeunesse, et cependant je ne pouvais le haïr… Je n’espérais rien. Alors j’exprimai en moi-même, j’exprimai tout seul à sa place les sentimens que tu m’aurais inspirés. Ce qui n’était pour lui que de l’amour était pour moi de l’adoration ; j’eusse été jaloux pour lui au besoin… j’aurais tué son rival !… Je t’aurais épousée, moi, à sa place…
Sara se cacha honteuse dans les bras de Nicolas, puis elle leva vers lui son visage souriant à travers les pleurs.
— Oh ! parle toujours, dit-elle, mais laisse-moi t’admirer dans ton enthousiasme, dans ta bonté, dans ton génie… Avant ce jour, j’aimais à t’écouter surtout… maintenant je te regarde, et je te trouve jeune et beau ; oh ! que j’envie celles que tu as aimées !
— Une seule te valait, ma Sara ! mais elle n’avait pour moi que de l’amitié… Elle n’est plus… Reparlons de cet amour bizarre où je me substituais en pensée à celui qui me paraissait plus digne de toi que moi-même ; tu ne sais pas jusqu’où allait ma folie… Il y a un endroit où j’aime à me promener le soir ; on y voit les plus beaux couchers de soleils du monde : c’est l’île Saint-Louis… Eh bien ! en m’appuyant, à travers mes contemplations, sur les pierres grises du quai, j’y gravai furtivement les initiales du nom que je t’avais choisi : AD. AD. Cela signifiait pour moi : Adeline adorée…
— Oh ! nous irons ensemble au premier beau jour, et tu me feras voir ces lettres, dit Sara, et tu me diras tout ce que tu pensais en les gravant !
— Oui, mon amie, puisque tu le veux… Mais, hélas ! je suis plus vieux d’un an encore, et j’ai tant souffert !
Sara se jeta à son cou, riant et pleurant tour à tour, versant un baume divin sur les blessures du malheureux.
— Tes chagrins aussi seront les miens ! dit-elle. Nous parlerons ensemble de cette femme d’Auxerre que tu aimais tant…
— Oh ! dit Nicolas, tant de joie… tant de peines… tout cela me brise le cœur ! Que Dieu te bénisse, ma fille, mon enfant ! Oui, je t’aime… j’ai encore la folie de t’aimer ; pardonne-moi…
En ce moment, on entendit dans l’escalier la voix de la veuve Léeman appelant sa fille pour le déjeuner.
— Je suis forcée de descendre, dit Sara ; j’ai seulement un mot à vous dire avant de vous quitter.
— Tu me dis vous maintenant ?
— Non, c’est une distraction… Je voulais te parler d’une de mes amies que tu as pu voir avec moi, car elle travaille chez la même marchande de modes… Mlle Charpentier.
— Je l’ai vue ; elle est charmante.
— Et elle est si bonne !… mais, en vérité, je n’ose te dire…
— Quoi donc ? Parle vite, ma charmante enfant !
— Je crains si fort d’être indiscrète… Mon amie a perdu sa mère, qui, après une longue maladie, ne lui a laissé que des dettes… Que je voudrais être riche pour la pouvoir obliger !… Il ne faudrait, quant à présent, qu’un louis pour la tirer du plus grand embarras !… Elle le rendrait dans six semaines…
— Un louis ! rien qu’un louis ? s’écria Nicolas, et il alla chercher un gros étui d’où il en tira deux, qu’il mit dans la main blanche de Sara en y ajoutant un baiser.
— Oh ! qu’elle sera heureuse ! dit Sara, et elle se précipita joyeuse dans l’escalier.
De ce jour, Nicolas renonça à tous ses projets de solitude. La répugnance qu’il avait conçue pour la veuve Léeman, d’après les aveux de sa fille, céda bientôt devant le désir de la voir plus souvent ; il cultiva l’amitié de M. Florimond en flattant ses goûts aristocratiques, et celle de la veuve en s’invitant lui-même chez elle à des soupers qu’il faisait venir de chez le traiteur ; il avait soin même d’y ajouter quelque grosse volaille qui reparaissait pendant les jours suivans sur la table de l’avare Mme Léeman.
Nous avons dit que c’était seulement les dimanches que Sara pouvait venir rendre visite à Nicolas. Le reste de la semaine, elle demeurait dans la maison où elle faisait son apprentissage. Le lendemain lundi, on entendit un grand bruit dans l’escalier. « Vous êtes une effrontée, criait Mme Léeman à sa fille. — Si je ne le suis pas, ce n’est pas votre faute, répondait cette dernière. — Attends, insolente, attends !… » Et Nicolas descendit aux cris de Sara. « Une fille, monsieur, qui me répond des impertinences ! s’écria la mère. — Ma chère Sara, calmez-vous ! » dit Nicolas ; mais la jeune fille le reçut assez mal, et cependant se calma un peu en s’habillant pour aller chez ses maîtresses. Mme Léeman dit à Nicolas, quand elle fut partie : « N’est-il pas malheureux de n’avoir qu’une enfant et de la voir aller chez les autres ? — Pourquoi ne pas la garder chez vous ? — Ah ! monsieur, je suis si pauvre… et puis je ne voudrais rien devoir à mes amis. »
Nicolas était alors dans une assez bonne position ; ses premiers romans, surtout le Paysan perverti et les Contemporaines, lui rapportaient beaucoup plus que son travail d’imprimeur : « Prenez votre fille chez vous, dit-il à Mme Léeman, et nous ferons ce que nous pourrons pour son entretien. — Dans le fait, dit la mère, il y a au second un logement qui va être libre ; nous le meublerons à frais communs. Vous serez son père, et nous ne ferons qu’une seule famille. »
A la fin de cette semaine, Sara cessa donc d’aller travailler chez les demoiselles Amei. Bientôt la liaison devint complète, indissoluble. C’étaient des causeries sans fin, des dîners délicieux, souvent à la campagne ou aux barrières, en compagnie de la mère et de Florimond… Toujours pendant ces repas le petit pied de Sara restait posé sur celui de Nicolas ; on allait aussi au spectacle avec les billets qu’obtenait l’écrivain par ses relations littéraires, et là toujours la jeune fille, indifférente à l’admiration qu’excitait sa ravissante beauté, laissait l’une de ses mains dans celle de son ami.
Cependant Mme Léeman n’admettait pas qu’on se divertît sans elle, et, lorsque dans la journée il se présentait quelque occasion de sortir pour la jeune fille et pour Nicolas, elle les faisait toujours accompagner par Florimond. Ce dernier, usé par les excès de toutes sortes, était d’une compagnie assez morne, mais n’avait rien d’hostile à l’attachement des deux amans. Il les suivait comme un chien de berger, sans interrompre leurs tendres entretiens. Un jour, Nicolas s’était chargé d’acheter pour la mère des graines et des oignons de fleurs. Elle était, nous l’avons dit, du Brabant et curieuse de tulipes. Sara et lui partirent pour le quai aux Fleurs et furent si long-temps à fixer leur choix que Florimond, fort ennuyé, se décida à entrer dans un cabaret d’où il les suivait des yeux. Quand il revint, il se tenait à peine sur ses jambes. Sara lui dit de se charger du sac de graines, et, pendant qu’il cherchait à l’affermir sur ses épaules, elle écrivit au crayon un billet pour sa mère, dans lequel elle lui disait que Florimond était tellement gris que, voulant aller à la promenade, Nicolas et elle s’étaient fait conscience de l’y entraîner. Florimond partit avec ce billet, qu’il ne lut pas.
« Si nous allions au spectacle ! » dit gaiement Sara. Nicolas jeta les yeux sur elle. Elle était fort joliment coiffée d’un chapeau à l’anglaise et d’un casaquin de taffetas à reflets changeans. L’heure du spectacle étant encore éloignée, ils prirent par le plus long. Nicolas conduisit la jeune fille le long des quais jusqu’à l’île Saint-Louis qu’il affectionnait particulièrement, comme on sait, dans ses promenades solitaires. La vue en était charmante alors, parce qu’on y découvrait d’un côté la campagne, et de l’autre le magnifique aspect des deux bras de la Seine, de la vieille cathédrale et de l’Hôtel-de-Ville ; le Mail et la Râpée s’étendant à droite et à gauche, bordés au loin de guinguettes aux berceaux verdoyans, présentaient aussi un spectacle fort animé. Nicolas avait encore une pensée : c’était de faire voir à Sara les pierres du quai sur lesquelles il avait gravé le chiffre mystique : AD. AD. (Adeline adorée), à l’époque où il venait dans ces lieux mêmes exhaler les plaintes d’un amour sans espoir. Tout était changé. Les deux amans gravèrent tour à tour sous ces chiffres à demi effacés les initiales réelles de leurs noms, et ne quittèrent l’île qu’après avoir vu le soleil descendu derrière les tours énormes du petit Châtelet. Ils remontèrent par la place Maubert, la rue Saint-Séverin, la rue Saint-André-des-Arcs et celle de la Comédie (1), pour arriver à ce même théâtre encore plein pour Nicolas des souvenirs de la belle Guéant. Chemin faisant, il racontait avec larmes cette histoire de sa jeunesse, et Sara s’unissait de tout son cœur au chagrin de son ami. — Morte ! elle est morte ! s’écriait Nicolas. Morte comme cette autre si belle et plus aimante (Mme Parangon), et tout ce que j’aimais est ainsi dans le tombeau !…
— Et moi, est-ce que je ne t’aimerais pas comme elles ? disait Sara attendrie.
— Quelque temps peut-être ; mais après ?
— Mon ami, ne parle plus ainsi… Songe que je suis impressionnable à l’excès ; ne mets jamais à l’épreuve cette sensibilité qui n’a fait encore que mon supplice.
— Oh ! pardonne, ma fille ! c’est que j’ai beaucoup vécu, beaucoup souffert, et toi…
— Moi, je n’ai que souffert, et je serais plus affectée de ce qui viendrait de ta part que de tout ce qui m’est arrivé.
Ils s’étaient placés dans la salle. On jouait justement la Pupille de Fagan, où Mlle Guéant avait été si ravissante de sentiment et de grâce. Nicolas, comme tous les esprits pleins d’orgueil, croyait toujours à quelque fatalité qui, relativement à lui seul, prenait la place du hasard. Il ne pouvait s’empêcher cette fois de trouver la pièce détestable, l’actrice déplaisante, et ne remarquait pas que, dans la loge voisine de la sienne, il venait d’entrer une très jolie femme qui avait les plus beaux cheveux cendrés (on commençait alors à ne plus porter la poudre), un bel œil sous un sourcil noir, et des manières pleines de distinction. Sara la lui fit remarquer. « Elle est bien, dit-il, mais comme vous êtes plus belle ! » Cette femme, se voyant l’objet de l’admiration de Sara, saisit une occasion pour lui dire quelque chose d’obligeant. Celle-ci répondit avec froideur. Nicolas s’en étonnant, elle lui dit à l’oreille : « Je suis très jalouse. Si j’avais lié conversation avec elle, tu aurais pu lui parler, et tu as trop de mérite pour ne pas lui plaire… » Nicolas répondit plein de joie : « Mais qui pourrait me plaire à moi si ce n’est Sara ? »
Après cette soirée délicieuse, la difficulté étant d’affronter la colère de Mme Léeman, Nicolas eut l’idée la plus triomphante en pareil cas : ce fut d’acheter une paire de pendeloques assez belles chez un bijoutier de la rue de Bussy. La précaution n’était pas inutile, car en rentrant Nicolas et Sara trouvèrent devant la porte l’infortuné Florimond, que la veuve avait mis dehors en le voyant revenir seul. Dégrisé par la scène d’imprécations qu’il avait subie, il se livrait au désespoir. Nicolas affronta bravement l’orage, qu’il parvint à calmer en faisant briller entre ses doigts sa récente acquisition. Tout rentra dans l’ordre habituel.
Cependant la mère était décidée à ne point admettre qu’on prît du plaisir en son absence. — Puisque Sara a besoin de distraction, dit-elle un jour, je la conduirai à la promenade sur les Grands-Boulevards. Elles partirent donc pour s’y rendre par une belle soirée de printemps. Nicolas, retenu jusqu’à sept heures à son imprimerie, devait les aller rejoindre. Il les retrouva assises sur des chaises dans une contre-allée, faisant partie de deux ou trois rangées de femmes élégantes et très remarquées. Un homme mis avec soin, fort brun, et qui paraissait un créole, s’était assis près d’elles, et avait déjà noué une conversation assez soutenue avec la mère. Sara semblait sérieuse ; — elle sourit en apercevant Nicolas, et lui fit place près d’elle. Le cavalier ne tarda pas à saluer ses nouvelles connaissances, et reprit sa promenade.
Deux ou trois jours après, une affaire importante empêcha Nicolas d’aller retrouver les dames à l’heure habituelle. Mme Léeman lui dit en raillant que le cavalier brun leur avait tenu compagnie. La même circonstance se reproduisit l’un des jours suivans. Sara prit Nicolas à part en rentrant et lui dit : « Vous m’abandonnez à des vues que vous n’ignorez pas… Ah ! mon ami ! » Quelques jours plus tard, Mme Léeman parla d’une occasion qui se présentait pour marier sa fille à un homme de condition. Ce fut un coup de poignard pour l’écrivain, qui, comme on sait, était marié, bien que séparé depuis long-temps de l’indigne Agnès Lebègue. Il répondit en soupirant que le bonheur de Sara était pour lui au-dessus de tout, mais qu’il espérait que le prétendu serait digne d’elle. Le lendemain, comme il était indisposé, il vit se glisser sous sa porte une lettre ainsi conçue :
« On veut absolument que ta fille sorte aujourd’hui sans toi, cher bon ami !… Il faut souffrir ce qu’on ne saurait empêcher. Tâche de guérir ton rhume et de te bien porter… Si tu pouvais me trouver une place près d’une dame ou seulement de l’ouvrage, j’aurais de la fermeté pour résister, et je vivrais satisfaite comme on peut l’être dans ma position. Aime toujours ton amie.
« SARA. »
Dès ce jour, Nicolas alla rendre visite à une dame de condition qui habitait l’île Saint-Louis, et dont il a parlé souvent dans ses Nuits de Paris. Cette dernière consentit à recevoir Sara comme demoiselle de compagnie. En rentrant, il rencontra la mère et la fille en voiture. Mme Léeman lui cria qu’elles allaient au Palais-Royal, qu’il n’avait qu’à les venir rejoindre comme à l’ordinaire. Rassuré sur les sentimens de Sara par sa lettre, il eut l’imprudence de ne pas se presser. Quand il arriva, elles étaient parties.
Nicolas retourne à la maison ; point de lumière… Le cadenas de la porte n’est point ôté. Il monte chez lui, se consume d’impatience, se promène à grands pas, et sort de temps en temps pour aller au-devant des deux femmes. Personne ne vient ; minuit sonne ; au dernier coup, ses yeux fondent en larmes… Il se rappelle ce que lui a dit Sara, ce qu’a insinué sa mère. A une heure du matin, n’y pouvant plus tenir, il se met à parcourir les rues. Le hasard le ramène sur les quais déserts de l’île Saint-Louis. Il cherche à la clarté de la lune les pierres où il a inscrit les chiffres amoureux, complétés par la main de Sara, et, en les retrouvant, il pousse des gémissemens et des cris de désespoir. Un homme ouvre sa croisée et lui demande ce qu’il a : « C’est un père, répond-il, qui a perdu sa fille ! » Il rentre dans sa chambre, avec l’espoir qu’elles ont pu être invitées à un bal. Rien encore. A cinq heures du matin, Nicolas s’assoupit de fatigue ; il voit dans un rêve apparaître Sara, ses belles tresses blondes éparses sur sa poitrine et criant : « Mon ami ! sauve-moi ! sauve-moi ! » Il se réveille… le jour est avancé déjà ; personne n’est rentré (2).
Le surlendemain seulement, Nicolas entendit une voiture s’arrêter à la porte. Jusqu’à ce moment, toutes les voitures qui passaient lui avaient fait bondir le cœur… Il se précipite dans l’escalier. Mme Léeman rentrait sans sa fille, accompagnée d’un inconnu, ou plutôt d’une connaissance bien nouvelle, le galant créole des boulevards.
— Où est votre fille ? s’écria brutalement Nicolas.
— Elle est restée à la campagne chez M. de La Montette, que vous voyez, et qui a bien voulu me ramener ici.
— Et pourquoi laissez-vous votre fille seule chez un homme ?
— Et pourquoi me le demander ?… D’ailleurs Sara n’est point seule, elle est là-bas avec la famille de monsieur… et monsieur est avec moi, comme vous voyez !
M. de La Montette s’inclina en observant finement l’étrange expression du visage de Nicolas. Il était clair du reste que la veuve Léeman tenait à ménager ce dernier : « Est-ce que ma fille ne vous avait pas prévenu de notre partie de campagne ? dit-elle d’un ton radouci.
— Je n’en savais pas un mot !
— Ah ! la pécore !… s’écria Mme Léeman. Elle employa même un terme plus vif en priant aussitôt M. de La Montette d’excuser la sévérité d’une mère comme appréciation de son enfant. « Monsieur était devenu pour ma fille un second père, ajouta-t-elle en montrant Nicolas, et je comprends son inquiétude… Mais Sara avait mis un mot sous votre porte, lui dit-elle encore.
— C’est vrai, c’est vrai, madame, répondit-il en se retirant, je l’avais oublié. »
Nicolas était confondu. S’il s’agissait d’un mariage avec un homme de considération, sa générosité l’empêchait de s’y opposer, son cœur même en eût été moins froissé sans doute ; mais la lettre de Sara, qui d’ailleurs ne disait pas un mot de la partie de campagne, indiquait un danger d’une autre nature. Pendant qu’il réfléchissait ballotté dans cette incertitude, la voiture était repartie, car Mme Léeman n’était revenue chez elle que pour prendre quelques effets. Courir après une voiture pour savoir où elle s’arrêterait, Nicolas l’avait tenté jadis avec succès ; mais quelle apparence qu’à plus de quarante ans on pût renouveler ce tour de force ! Il fallut attendre toute la nuit et tout un jour encore.
Le surlendemain, Sara frappait à la porte de son ami d’une manière bien connue ; il renverse tout pour ouvrir. Sara lui dit d’un air glacé :
— Eh bien ! qu’est-ce donc ? me voilà !
— Qu’est-ce donc ?… Mais vous ai-je rien dit, ma pauvre enfant ?
— Non, dit Sara embarrassée, mais votre air effaré…
— Mon air n’était pas un reproche… Vous avez prévu seulement qu’après une absence de trois jours…
— Vous dînerez avec nous, n’est-ce pas ? reprit Sara qui s’était tenue près de la porte, et que sa mère rappelait dans cet instant.
Nicolas vit bien que tout était fini. « Maintenant, se dit-il, soyons véritablement père, et sachons si cet homme est capable de la rendre heureuse. » Il descendit pour le dîner et y trouva M. de La Montette. C’était un homme de près de quarante ans, que les passions ne semblaient jamais avoir trop inquiété... Nicolas se sentit très inférieur à son rival, et crut encore qu’il ne s’agissait que d’un mariage de raison ; la réserve de la jeune fille s’expliquait par là ; seulement il eut le chagrin de ne plus sentir le petit pied de Sara s’appuyer sur le sien.
Le dîner se serait terminé fort convenablement, si, vers la fin, la mère, dans un moment d’expansion, ne se fût écriée, en regardant M. de La Montette : « Et dire que nous ne connaissions pas monsieur il y a quinze jours ! Si M. Nicolas était venu nous rejoindre avant sept heures, nous avions le projet d’aller au spectacle, et nous n’aurions pas eu le plaisir de rencontrer un cavalier si aimable,… qui est devenu pour nous un véritable ami ! » O supplice ! pendant que Nicolas se disait : « Et il faut m’avouer encore que c’est ma faute ! », Sara se penchait languissamment sur le bras du créole et ne semblait point choquée de l’exclamation triviale de sa mère. Il appela toute sa philosophie à son aide et ne marqua nul étonnement. Après le dîner, on alla se promener au Jardin des Plantes. La politesse commandait que l’invité prît le bras de Sara, ce qui obligeait Nicolas d’offrir le sien à la mère ; mais il songea aussitôt que c’était la corvée habituelle de Florimond, lequel était parti pour un voyage relatif aux affaires de la veuve. Nicolas, déjà connu comme écrivain, craignit les regards et se contenta de marcher près de Mme Léeman. Cette dernière, contrariée, dit à sa fille : « Une jeune personne n’a pas besoin de s’appuyer sur un bras, je m’en passe bien ! » M. de La Montette dut faire comme Nicolas ; mais son entretien avec Sara paraissait fort animé et même fort tendre. A la fin de la soirée, M. de La Montette invita les deux dames à dîner pour le lendemain et comprit Nicolas dans cette invitation. C’était un homme bien élevé. Pourtant l’écrivain ressentit au cœur une douleur mortelle ; son rival avait l’avantage de ce moment, car, au dire de Sara elle-même, « M. Nicolas avait été bien maussade toute cette soirée-là ! »
Le lendemain, M. de La Montette fit les honneurs de sa villa avec beaucoup de convenance ; sa conversation marquait de l’esprit, du moins il savait compenser par l’usage du monde ce que Nicolas avait de plus élevé par l’imagination. La journée fut terrible pour ce dernier ; partout éclatait la supériorité de l’homme de goût et du propriétaire. Plusieurs autres invités se trouvaient réunis dans la maison, principalement des gens de loi et de finance. Sara était mal à l’aise, parce que sa mère se livrait parfois à des observations qui trahissaient une éducation négligée ; elle sentit le besoin de soutenir presque continuellement la conversation, et le fit avec un certain esprit de liberté et de saillie qui prouvait moins de naïveté qu’elle n’en avait laissé supposer jusque-là. Lorsqu’on se leva, Nicolas s’alla mettre à une fenêtre et pleura à chaudes larmes en disant : « Tout est fini ! » Sara, passant près de lui, le frappa en riant et lui dit : « Que faites-vous là ? vous ne descendez pas au jardin ? » Il ne se retourna pas, n’osant montrer son visage décomposé. Sara s’écria brusquement : « Eh bien ! restez… vous êtes bien ennuyeux ! »
L’orgueil révolté tarit les pleurs dans les yeux du malheureux. « Il te sied bien, se dit-il, d’aimer encore ! Souviens-toi de celles qui ont été par toi malheureuses et perdues ! » Il se remit et descendit au jardin. Sara cueillait des roses avec une joie enfantine et en formait des bouquets qu’elle distribuait aux dames de la société. M. de La Montette, voyant venir Nicolas, l’emmena dans une allée et lui parla avec une telle affabilité, qu’il semblait n’avoir conçu aucune idée d’une rivalité possible entre eux deux. Ils parlèrent long-temps de la jeune fille ; Nicolas ne put s’empêcher de la louer avec enthousiasme. Toute l’imagination de l’écrivain se déploya dans ce panégyrique ; le cœur y joignait aussi tout le feu dont il brûlait encore. M. de La Montette, étonné, dit à Nicolas : « Mais vous l’aimez donc ? — Je l’adore ! » répondit celui-ci.
— Pourtant sa mère m’avait dit que vous n’aviez pour cette enfant qu’une amitié toute paternelle… J’aurais pensé plutôt, d’après les âges, qu’un sentiment assez tendre pour Mme Léeman, qui est belle encore…
— Moi !… s’écria Nicolas vivement offensé. Et, regardant en face M. de La Montette, il se dit : « Mais cet homme a presque mon âge… Quoi ! pour cinq ou six ans de différence, il me croit incapable d’être son rival près d’une jeune fille ! » Toutefois il se contint, mais l’aigreur de la jalousie et de l’amour-propre blessé changea entièrement le ton de la conversation. Tout son ressentiment éclata dans ce qu’il dit de la mère. Il raconta les amours du jeune Delarbre, la proposition de vingt mille francs faite par M. de Vesgon, et qui avait failli être acceptée… Il fit plus ; il trahit sa propre position, les sacrifices qu’il avait faits, l’amour de Sara tant de fois juré, les rendez-vous, les parties de spectacle, les lettres écrites… Maintenant, s’écria-t-il enfin, je vois que j’ai été joué, trompé… comme vous allez l’être !
— Trompé ! dit M. de La Montette, pourquoi donc ? J’ai de l’expérience, et j’avais compris tout cela.
— Quoi ! vous souffririez qu’un mère vous vendît sa fille ?
— Mais non, mon cher, je n’achète pas l’amour.
— Vous voyez donc qu’il vous faut renoncer à elle ?
— Pourquoi donc ?… si je lui plais mieux que tout autre !
Au moment où Nicolas, étourdi de cette réponse, allait rassembler toutes ses forces pour une provocation, le visage frais et souriant de la jeune fille apparaissait entre les arbres. Insouciante et folâtre, ignorante surtout de ce qui venait de se dire, elle apportait un paquet de roses dont elle fit deux parts qu’elle leur offrit. Il faisait déjà sombre dans cette allée, et elle ne put apercevoir la figure attristée de Nicolas. Ce dernier avait senti tomber toute sa colère. Sara leur dit à tous les deux des choses obligeantes, puis disparut comme pour les laisser aux charmes d’un sérieux entretien de politique ou de philosophie.
— Écoutez, dit La Montette, je ne suis plus à l’âge de l’enthousiasme, et le vôtre m’étonne. Il paraît que cela se conserve plus long-temps chez les écrivains… Puisque vous aimez cette jeune fille à ce point, je renoncerai à mes vœux… Cependant, si elle ne vous aimait pas, vous m’en avez dit tant de bien, que je chercherais d’autant plus à lui plaire…
Un moment auparavant, Nicola eût provoqué en duel La Montette, et maintenant il se sentait ridicule ; le sang-froid de son rival l’avait vaincu. Avec cette terreur profonde de la vérité qui est le propre des amans trahis, il n’osa pousser plus loin les choses ; seulement, il prétexta des affaires qui l’obligeaient de retourner le soir même à Paris. On parut vivement regretter son départ, et tout le monde sortit pour le reconduire sur la route. Sara marchait près de La Montette avec la même gaieté qu’auparavant ; ce dernier lui dit : « Mais prenez donc le bras de M. Nicolas. » Cette générosité était le coup le plus sensible pour un rival malheureux. Nicolas tenta de cacher son chagrin, mais il ne put s’empêcher de dire à Sara qu’il avait instruit M. de La Montette des intentions de Mme Léeman et autres particularités peu édifiantes. Alors la jeune fille entra dans une grande colère : « En vérité, monsieur, dit-elle, je suis fâchée de vous avoir connu et d’avoir été affectueuse et bonne avec vous. De quel droit vous mêlez-vous de ce qui me concerne ? De quel droit révélez-vous des secrets et déshonorez-vous ma mère ?… Au reste, ajouta-t-elle en élevant la voix, je ne sais pourquoi nous allons ainsi ensemble. C’est sans doute pour faire croire que nos relations n’ont pas toujours été innocentes. Osez le dire, monsieur ! »
Nicolas ne voulut même pas répondre. Le rouge sur le front, la mort dans le cœur, il n’eut pas la force d’être généreux en venant en aide au mensonge de la jeune fille. Il salua gauchement la société, et ce ne fut qu’en poursuivant sa route qu’il exhala tour à tour ses plaintes et ses imprécations. Une seule pensée venait tempérer sa douleur, c’était de reconnaître que la Providence l’avait justement frappé.
(1) Nicolas Restif a conservé ces détails minutieux pour marquer plus vivement son dernier jour de bonheur et d’illusions.
(2) Quinze ans après, l’écrivain disait, en racontant cette nuit d’angoisse : « Et alors je n’étais pas encore jaloux ! »
XIV — LES MARIAGES DE NICOLAS.
Les mariages de Nicolas sont le côté triste de sa vie ; c’est le revers obscur de cette médaille éclatante où rayonnaient tant de beautés au profil gracieux. L’hymen devait faire expier durement à Nicolas les faveurs si multipliées de l’amour, et, d’après son système d’une Providence qui faisait succéder toujours l’expiation à la faute commise, il n’avait nulle raison de se plaindre des douleurs morales qui l’accablèrent jusqu’aux derniers jours de sa vie. Il trouva du reste quelque adoucissement à ses maux dans cette pensée que l’enfer existait déjà pour lui sur la terre, et que la mort le renverrait pur et suffisamment éprouvé dans le sein de l’ame universelle. Cette doctrine, longuement développée dans sa Morale, a l’inconvénient de n’empêcher personne de se livrer au mal, en bravant dans une heure d’enivrement les conséquences fatales qui ne doivent se manifester que plus tard. N’est-ce pas là une singulière application de cet épicurisme superstitieux que Cyrano, l’un des élèves de Gassendi, prêtait à Séjan, menacé du tonnerre :
Le premier mariage de Nicolas eut lieu à l’époque de son premier séjour à Paris, dans des circonstances singulières. Il se promenait au Jardin des Plantes, relevant depuis peu d’une maladie que lui avait causée le triste dénoûment de son aventure avec Zéfire. Deux dames anglaises vinrent s’asseoir sur un banc où il se reposait. L’une d’elles s’appelait Macbell, — c’était la tante de l’autre, nommée Henriette Kircher, — une ravissante figure encadrée d’admirables grappes de cheveux dorés s’échappant de dessous un large chapeau à la Paméla. La conversation s’engage. La tante parle d’un procès qui intéresse toute la fortune de la jeune personne, et qu’elles vont perdre, attendu leur qualité d’étrangères. Un seul moyen se présente pour éviter ce malheur : il faudrait qu’Henriette Kircher épousât un Français, et cela dans les vingt-quatre heures, car le procès se juge le surlendemain ; mais comment trouver en si peu de temps un parti convenable ? Nicolas, l’homme des impressions et des résolutions subites, se déclare amoureux fou de la jeune miss ; celle-ci le trouve à son gré, et, le lendemain même, devant quatre témoins, domestiques de l’ambassade anglaise, le mariage se célèbre tour à tour à la paroisse de Nicolas et à la chapelle anglicane. Le procès fut gagné. De ce moment, Nicolas vécut avec sa nouvelle famille, épris de plus en plus des charmes de l’Anglaise, qui paraissait l’adorer. Un lord nommé Taaf était l’unique visiteur reçu dans la maison. Il avait de longs entretiens avec la tante, et paraissait contrarié des marques d’affection que se donnaient les époux.
Un matin, Nicolas se réveille ; il s’étonne de ne plus trouver sa femme auprès de lui, il l’appelle, il se lève ; l’appartement est en désordre, les armoires sont ouvertes, tout est vide, ses habits même ont disparu. Voici la lettre qu’il trouve sur une table :
« Cher époux, on m’enlève à ta tendresse. On me livre à ce lord que tu as vu… mais sois sûr que, si je puis m’échapper, je reviendrai dans tes bras.
« Ta tendre épouse, HENRIETTE. »
Il serait difficile de peindre la honte et le désespoir de Nicolas. On lui avait enlevé une forte somme qu’il avait en dépôt. Sa seule consolation fut de voir déclarer plus tard la nullité de son mariage, attendu que, comme catholique, il n’avait pu épouser légalement une protestante. Sa vengeance fut d’écrire, avec les élémens de cette aventure, une comédie intitulée la Prévention nationale.
Nous avons vu qu’il ne fut pas moins dupe dans son mariage avec Agnès Lebègue. Malheureusement, il le fut plus long-temps. Bien qu’il n’eût pas conservé d’illusions sur le caractère et la conduite de sa femme, il vécut quelque temps avec elle en assez bon accord, lui passant philosophiquement quelques faiblesses, — dont il se vengeait en courtisant les amies d’Agnès Lebègue ou les épouses de ses galans. Le cynisme de ces aveux indique une dépravation morale toute systématique. Un épisode extraordinaire des premières années de son mariage pourrait bien avoir inspiré à Goethe l’idée de son roman des Affinités électives, dans lequel on trouve établi une sorte de chassez-croisez d’affections entre deux ménages mal assortis, qui, s’isolant du monde, conviennent de réparer l’erreur de leur situation légale. Il est curieux, dans tous les cas, de voir le poète du panthéisme se rencontrer, dans cet immense paradoxe, avec un écrivain auquel il n’a manqué que le génie pour élucider des inspirations où se trouvent tous les élémens de la doctrine hégélienne.
Pour clore tout ce qui se rapporte à la vie amoureuse de Nicolas, il est bon de parler de son dernier mariage, accompli à soixante ans. — C’est par là que se termine cette longue série de pièces en trois et en cinq actes qu’il a intitulée : Le Drame de la Vie. — Nicolas, fatigué des scènes révolutionnaires qui se sont déroulées à Paris sous ses yeux, — par un beau jour de l’automne 1794, retourne à Courgis, — ce village où il a passé ses premières années, où il a appris le latin chez son frère le curé, où il a servi la messe, où il a aimé Jeannette Rousseau. L’église est vide et dévastée ; mais ce n’est pas là ce qui le frappe : peu sympathique aux idées républicaines, il leur a pourtant emprunté la haine du principe chrétien, — ou plutôt il l’a toujours eue. Il se promène en rêvant amèrement aux jours perdus de son printemps. Il pense à Jeannette Rousseau, la seule des femmes qu’il a aimées à laquelle il n’a jamais osé dire un mot. « C’était là le bonheur peut-être ! Épouser Jeannette, passer sa vie à Courgis en brave laboureur, — n’avoir point eu d’aventures, et n’avoir pas fait de romans, telle pouvait être ma vie, telle avait été celle de mon père… Mais qu’a pu devenir Jeannette Rousseau ? qui a-t-elle épousé ? est-elle vivante encore ? »
Il s’informe dans le village… Elle existe ; elle est toujours restée fille. Sa vie s’est écoulée d’abord dans le travail des champs, puis à faire l’éducation des jeunes filles dans les châteaux voisins ; heureuse ainsi, elle a refusé plusieurs mariages… Nicolas se dirige vers la maison du notaire ; un vieille file à la porte : c’est Jeannette ; c’est bien cette figure de Minerve, à l’œil noir, souriant à travers les rides ; sa taille, quoique légèrement courbée, a conservé la finesse et l’élégance flexible qu’on admirait jadis. Quant à lui-même, il a toujours l’expression tendre du regard se jouant au-dessus des pommettes saillantes de ses joues, sa bouche gracieusement découpée, fraîche encore, empreinte de sensualisme, — comme l’avait indiqué Lavater d’après son portrait de 1788, — et ce nez busqué des Restif, qui l’avait fait à Paris surnommer le hibou ; au-delà de ses sourcils bruns, épais et arqués, se dessine un front osseux, vaste, mais rejeté en arrière, qu’agrandit la perte des cheveux supérieurs. Ce n’est plus le charmant petit homme d’autrefois, comme disaient ses amoureuses ; mais le temps a respecté, en apparence au moins, dix ans de sa vie.
— Me reconnaissez-vous, dit-il, mademoiselle… à soixante ans ?
— Monsieur, dit Jeannette, je vous nommerais bien… mais mes yeux ne vous auraient pas reconnu, car vous étiez enfant lorsque j’avais dix-neuf ans ; j’en ai aujourd’hui soixante-trois.
— Je suis ce petit Nicolas Restif, l’enfant de chœur du curé de Courgis…
Et les deux vieilles gens s’embrassèrent en versant des larmes.
Ce fut un effusion pleine de charme et de tristesse. Nicolas racontait avec une mémoire soudainement ravivée son amour trop discret, ses pleurs d’enfant, et ce souvenir immortel qui le suivait au milieu de ses plus grands égaremens, image virginale et pure, impuissante, hélas ! à le préserver, fuyant toujours, comme Eurydice, que le destin arrache aux bras du poète parjure !… Il songeait avec amertume que le sort l’avait justement puni d’avoir oublié son premier amour pour une passion adultère, — pour cette vertueuse et charmante Mme Parangon, dont le mari s’était vengé en lui faisant épouser Agnès Lebègue, qui pendant quarante ans l’avait abreuvé de chagrins. — La réciprocité ! la réciprocité, cette doctrine fatale sortie du cerveau du sophiste, lui avait été appliquée bien durement, et cet homme, qui n’avait cru qu’au vieux destin des Grecs, se voyait obligé de confesser la Providence !
« — Oh ! n’importe ! il est temps encore, reprit-il ; je suis libre aujourd’hui, je sais que vous l’êtes restée… vous étiez l’épouse que la nature me destinait : quoique tard, voulez-vous la devenir ? »
Jeannette avait lu, dans un château où elle était gouvernante, plusieurs des écrits de Restif ; elle savait qu’il avait toujours pensé à elle. Ces pages éperdues d’admiration et de regret, qui se retrouvent, en effet, dans tous les livres de l’écrivain, — elle les avait amèrement méditées : « Je crois, dit-elle enfin, que vous étiez en effet le seul époux que le ciel m’eût destiné ; aussi je n’en ai pas voulu d’autre. Puisque nous ne pouvons plus nous marier pour être heureux, épousons-nous pour mourir ensemble (1). »
Si l’on en croit l’auteur lui-même, qui a répété dans trois ouvrages différens la scène que nous venons de décrire, le mariage se serait accompli devant un curé, et en secret, à cause de l’époque, — ce qui indiquerait, ou une exigence de sa dernière épouse, ou un retour tardif aux idées chrétiennes.
(1) Le Drame de la Vie, 5e volume, page 1251. (L’auteur suivait la pagination dans tous les volumes du même ouvrage.)
GÉRARD DE NERVAL.
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