16-17 août 1839 — Les Deux Rendez-vous, intermède, dans La Presse, 2e livraison, signé Gérard.

L’Intermède fut repris dans La Revue pittoresque en février 1844, puis dans Petits Châteaux de Bohême en 1853 sous le titre de Corilla, comme dans Les Filles du feu en 1854. L’héroïne s’appelle Mercédès dans les deux premières publications et devient Corilla dans Petits Châteaux de Bohême.

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LES DEUX RENDEZ-VOUS.

INTERMÈDE.

 

Deuxième entr’acte — Une terrasse près du palais.

 

FABIO seul.

Je ne sais quelle inquiétude m’a porté à le suivre de loin, au lieu d’aller de mon côté. Retournons. (Il fait quelques pas.) Il est impossible de pousser plus loin l’assurance, mais aussi ne pouvait-il guère revenir sur sa prétention et me confesser son mensonge. Voilà de nos jeunes fous à la mode ! rien ne leur fait obstacle, ils sont les vainqueurs et les préférés de toutes les femmes, et la liste de Don Juan ne leur coûterait que la peine de l’écrire. Certainement d’ailleurs si cette beauté nous trompait l’un pour l’autre, ce ne serait pas à la même heure. Allons, je crois que l’instant approche, et que je ferais bien de me diriger du côté de la Villa-Reale, qui doit être déjà débarrassée de ses promeneurs et rendue à la solitude. Mais en vérité n’aperçois-je pas là-bas Marcelli qui donne le bras à une femme... Je suis fou véritablement... Si c’est lui, ce ne peut être elle... Que faire ? Si je vais de leur côté, je manque l’heure de mon rendez-vous... Et si je n’éclaircis pas le soupçon qui me vient, je risque, en me rendant là-bas, de jouer le rôle d’un sot. C’est là une cruelle incertitude. L’heure se passe, je vais et reviens, et ma position est la plus bizarre du monde. Pourquoi faut-il que j’aie rencontré cet étourdi, qui s’est joué de moi peut-être. Il aura su mon amour par Mazetto, et tout ce qu’il m’est venu conter tient à quelque obscure fourberie que je saurai bien démêler. — Décidément, je prends mon parti, je cours à la Villa-Reale. (Il revient.) Sur mon âme, ils approchent ; c’est la même mantille garnie de longues dentelles ; c’est la même robe de soie grise... En deux pas ils vont être ici. Oh ! si c’est elle, si je suis trompé... je n’attendrai pas à demain pour me venger de tous les deux ! Que vais-je faire ? Un éclat ridicule... Retirons-nous derrière ce treillis pour mieux nous assurer que ce sont bien eux-mêmes.

 

MARCELLI, la signora MERCÉDÈS lui donnant le bras.

 

MARCELLI.

Oui, belle dame, vous voyez jusqu’où va la suffisance de certaines gens. Il y a par la ville un cavalier qui se vante d’avoir aussi obtenu de vous une entrevue pour ce soir. Et, si je n’étais sûr de vous avoir maintenant à mon bras, fidèle à une douce promesse trop long-temps différée...

MERCÉDÈS.

Allons, vous plaisantez, seigneur Marcelli. Et ce cavalier si avantageux... le connaissez-vous ?

MARCELLI.

C’est à moi justement qu’il a fait des confidences...

FABIO se montrant

Vous vous trompez, seigneur, c’est vous qui me faisiez les vôtres. Madame, il est inutile d’aller plus loin ; je suis décidé à ne point supporter un pareil manège de coquetterie. Le seigneur Marcelli peut vous reconduire chez vous, puisque vous lui avez donné le bras ; mais ensuite, qu’il se souvienne bien que je l’attends, moi.

MARCELLI.

Écoutez, mon cher, tâchez, dans cette affaire-ci, de n’être que ridicule.

FABIO.

Ridicule, dites-vous ?

MARCELLI.

Je le dis. S’il vous plaît de faire du bruit, attendez que le jour se lève ; je ne me bats pas sous les lanternes, et je ne me soucie point de me faire arrêter par la garde de nuit.

MERCÉDÈS.

Cet homme est fou ; ne le voyez-vous pas ? Eloignons-nous.

FABIO.

Ah ! madame ! il suffit... Ne brisez pas entièrement cette belle image que je portais pure et sainte au fond de mon cœur !... Hélas ! content de vous aimer de loin, de vous écrire... j’avais peu d’espérance, et je demandais moins que vous ne m’avez promis !

MERCÉDÈS.

Vous m’avez écrit ? à moi ?...

MARCELLI.

Eh qu’importe ! ce n’est pas ici le lieu d’une telle explication...

MERCÉDÈS.

Et que vous ai-je promis, monsieur ?... Je ne vous connais pas et ne vous ai jamais parlé.

MARCELLI.

Bon ! quand vous lui auriez dit quelques paroles en l’air, le grand mal ! Pensez-vous que mon amour s’en inquiète ?

MERCÉDÈS.

Mais quelle idée avez-vous aussi, seigneur ? Puisque les choses sont allées si loin, je veux que tout s’explique à l’instant. Ce cavalier croit avoir à se plaindre de moi ! Qu’il parle et qu’il se nomme avant tout ; car j’ignore ce qu’il est et ce qu’il veut.

FABIO.

Rassurez-vous, madame ! j’ai honte d’avoir fait cet éclat et d’avoir cédé à un premier mouvement de surprise. Vous m’accusez d’imposture, et votre belle bouche ne peut mentir. Vous l’avez dit, je suis fou, j’ai rêvé. Ici même, il y a une heure, quelque chose comme votre fantôme passait, m’adressait quelques douces paroles et promettait de revenir. Il y avait de la magie, sans doute, et cependant tous les détails restent présens à ma pensée. J’étais là, je venais de voir le soleil se coucher derrière le Pausilippe, en jetant sur Ischia le bord de son manteau rougeâtre, la mer noircissait dans le golfe, et les voiles blanches se hâtaient vers la terre comme des colombes attardées.... Vous voyez, je suis un triste rêveur, mes lettres ont dû vous l’apprendre, mais vous n’entendrez plus parler de moi, je le jure et vous dis adieu.

MERCÉDÈS.

Vos lettres... Tenez, tout cela a l’air d’un imbroglio de comédie, permettez-nous de ne nous y point arrêter davantage. Seigneur Marcelli, veuillez reprendre mon bras et me reconduire en toute hâte chez moi. (Fabio salue et s’éloigne.)

MARCELLI.

Chez vous, madame ?

MERCÉDÈS.

Oui, cette scène m’a bouleversée !... Vit-on jamais rien de plus bizarre ! Si la place du palais n’est pas encore déserte, nous trouverons bien une chaise, ou tout au moins un fallot. Voici justement les valets du théâtre qui sortent ; appelez un d’entre eux...

MARCELLI.

Holà ! quelqu’un ! par ici... Mais en vérité vous sentez-vous malade ?

MERCÉDÈS.

A ne pouvoir marcher plus loin...

 

FABIO, MAZETTO, LES PRÉCÉDENS.

 

FABIO entraînant Mazetto.

Tenez, c’est le ciel qui nous l’amène ; voilà le traître qui s’est joué de moi.

MARCELLI.

C’est Mazetto ! le plus grand fripon des Deux Siciles ! Quoi ! c’était aussi votre messager ?

MAZETTO.

Au diable ! vous m’étouffez.

FABIO.

Tu vas nous expliquer...

MAZETTO.

Et que faites-vous ici, seigneur, Je vous croyais en bonne fortune.

FABIO.

C’est la tienne qui ne vaut rien. Tu vas mourir si tu ne confesses pas toute ta fourberie.

MARCELLI.

Attendez, seigneur Fabio, j’ai aussi des droits à faire valoir sur ses épaules. A nous deux, maintenant.

MAZETTO.

Messieurs, si vous voulez que je comprenne, ne frappez pas tous les deux à la fois. De quoi s’agit-il ?

FABIO.

Et de quoi peut-il être question, misérable ? Mes lettres, qu’en as-tu fait ?

MARCELLI.

Et de quelle façon as-tu compromis l’honneur de la signora Mercédès ?

MAZETTO.

Messieurs, l’on pourrait nous entendre.

MARCELLI.

Il n’y a ici que la signora elle-même et nous deux, c’est-à-dire deux hommes qui vont s’entretuer demain à cause d’elle, ou à cause de toi.

MAZETTO.

Permettez : ceci dès lors est grave, et mon humanité me défend de dissimuler davantage...

FABIO.

Parle.

MAZETTO.

Au moins, remettez vos épées.

FABIO.

Alors nous prendrons des bâtons.

MARCELLI.

Non ; nous devons le ménager s’il dit la vérité tout entière, mais à ce prix-là seulement.

MERCÉDÈS.

Son insolence m’indigne au dernier point.

MARCELLI.

Le faut-il assommer avant qu’il ait parlé ?

MERCÉDÈS.

Non ; je veux tout savoir, et que, dans une si noire aventure, il ne reste du moins aucun doute sur ma loyauté.

MAZETTO.

Ma confession est votre panégyrique, madame ; tout Naples connaît l’austérité de votre vie. Or, le seigneur Marcelli, que voilà, était passionnément épris de vous ; il allait jusqu’à promettre de vous offrir son nom si vous vouliez quitter le théâtre ; mais il fallait qu’il pût du moins mettre à vos genoux l’hommage de son cœur ; je ne dis pas de sa fortune ; mais vous en avez bien pour deux, on le sait, et lui aussi.

MARCELLI.

Faquin !...

FABIO.

Laissez-le finir.

MAZETTO.

La délicatesse du motif m’engagea dans son parti. Comme valet du théâtre, il m’était aisé de mettre ses billets sur votre toilette. Les premiers furent brûlés ; d’autres, laissés ouverts, reçurent un meilleur accueil. Le dernier vous décida à accorder un rendez-vous au seigneur Marcelli, lequel m’en a fort bien récompensé...

MARCELLI.

Mais qui te demande tout ce récit ?

FABIO.

Et moi, traître ! âme à double face ! comment m’as-tu servi ? Mes lettres, les as-tu remises ? Quelle a été cette femme voilée que tu m’as envoyée tantôt, et que tu m’as dit être la signora Mercédès elle-même ?

MAZETTO.

Ah ! seigneurs, qu’eussiez-vous dit de moi et quelle idée madame en eût-elle pu concevoir, si je lui avais remis des lettres de deux écritures différentes et des bouquets de deux amoureux. Il faut de l’ordre en toute chose, et je respecte trop madame pour lui avoir supposé la fantaisie de mener de front deux amours. Cependant le désespoir du seigneur Fabio, à mon premier refus de le servir, m’avait singulièrement touché. Je le laissai d’abord épancher sa verve en lettres et en sonnets que je feignis de remettre à la signora, supposant que son amour pourrait bien être de ceux qui viennent si fréquemment se brûler les ailes aux flammes de la rampe, passions d’écoliers et de poètes, comme nous en voyons tant... Mais c’était plus sérieux, car la bourse du seigneur Fabio s’épuisait à fléchir ma résolution vertueuse...

MARCELLI.

En voilà assez ! Signora, nous n’avons point affaire, n’est-ce pas, de ces divagations...

MERCÉDÈS.

Laissez-le dire, rien ne nous presse, monsieur.

MAZETTO.

Enfin, j’imaginai que le seigneur Fabio étant épris par les yeux seulement, puisqu’il n’avait pu jamais réussir à s’approcher de madame et n’ait jamais entendu sa voix qu’en musique, il suffirait de lui procurer la satisfaction d’un entretien avec quelque créature de la taille et de l’air de la signora Mercédès... Il faut dire que j’avais déjà remarqué une petite bouquetière qui vend ses fleurs le long de la rue de Tolède, ou devant les cafés de la place du Môle. Quelquefois elle s’arrête un instant, et chante des chansonnettes espagnoles avec une voix d’un timbre fort clair....

MARCELLI.

Une bouquetière qui ressemble à la signora ; allons donc ! ne l’aurais-je point remarquée aussi.

MAZETTO.

Seigneur, elle arrive tout fraîchement par le galion de Sicile, et porte encore le costume de son pays.

MERCÉDÈS.

Cela n’est point vraisemblable, assurément.

MAZETTO.

Demandez au seigneur Fabio si, le costume aidant, il n’a pas cru tantôt voir passer madame elle-même.

FABIO.

Eh bien ! cette femme......

MAZETTO.

Cette femme, seigneur, est celle qui vous attend à la Villa-Reale, ou plutôt qui ne vous attend plus, l’heure étant de beaucoup passée.

FABIO.

Peut-on imaginer une plus noire complication d’intrigues !

MARCELLI.

Mais non ; l’aventure est plaisante. Et voyez, la signora elle-même ne peut s’empêcher d’en rire... Allons, beau cavalier, séparons-nous sans rancune, et corrigez-moi ce drôle d’importance... Ou plutôt, tenez, profitez de son idée : la nuée qu’embrassait Ixion valait bien pour lui la divinité dont elle était l’image, et je vous crois assez poète pour vous soucier peu des réalités. — Bonsoir, seigneur Fabio ! (Marcelli et Mercédès s’éloignent.)

 

FABIO, MAZETTO.

 

FABIO à lui-même.

Elle était là ! et pas un mot de pitié, pas un signe d’attention. Elle assistait, froide et morne, à ce débat qui me couvrait de ridicule, et elle est partie dédaigneusement sans dire une parole, riant seulement sans doute de ma maladresse et de ma simplicité !... Oh ! tu peux te retirer, va, pauvre valet de comédie, je ne maudis plus que ma mauvaise étoile, et je vais rêver le long de la mer à mon infortune, car je n’ai plus même l’énergie d’être furieux.

MAZETTO.

Seigneur, vous feriez bien d’aller rêver du côté de la Villa-Reale. La bouquetière vous attend peut-être encore.... (Il sort.)

 

Troisième entr’acte. — Une allée de la Villa-Reale.

 

FABIO.

En vérité, j’aurais été curieux de rencontrer cette créature et de la traiter comme elle le mérite. Quelle femme est-ce donc que celle qui se prête à une telle manœuvre ? Est-ce une niaise enfant à qui l’on fait la leçon, ou quelque effrontée qu’on n’a eu que la peine de payer et de mettre en campagne. Mais il faut l’âme d’un plat valet pour m’avoir jugé digne de donner dans ce piège un instant. Et pourtant, elle ressemble à celle que j’aime... et moi-même quand je la rencontrai voilée, je crus reconnaître et sa démarche et le son si pur de sa voix... Allons, il est bientôt six heures de nuit, et les derniers promeneurs s’éloignent vers Ste-Lucie et vers Chaia, et les terrasses des maisons se garnissent de monde... A l’heure qu’il est, Marcelli soupe gaiement avec sa conquête facile… Les femmes n’ont d’amour que pour ces débauchés sans cœur ! — Que me veux-tu, petite ?

 

FABIO, UNE BOUQUETIÈRE.

 

LA BOUQUETIÈRE.

Seigneur, je vends des roses, je vends des fleurs du printemps. Voulez-vous acheter tout ce qui me reste pour parer la chambre de votre amoureuse ? On va bientôt fermer le jardin, et je ne puis remporter cela chez mon père, je serais battue. Prenez le tout pour trois carlins.

FABIO.

Crois-tu que je sois attendu ce soir, et me trouves-tu la mine d’un amant favorisé ?

LA BOUQUETIÈRE.

Venez ici à la lumière. Vous m’avez l’air d’un beau cavalier ; et, si vous n’êtes pas attendu, c’est que vous attendez... Ah ! mon Dieu !

FABIO.

Qu’as-tu, ma petite ? Mais vraiment, cette figure... Ah ! je comprends tout maintenant : tu es la fausse Mercédès !... A ton âge, mon enfant, tu entames un vilain métier !

LA BOUQUETIÈRE.

En vérité, seigneur, je suis une honnête fille, et vous allez mieux me juger. On m’a déguisée en grande dame, on m’a fait dire des mots appris par cœur ; mais quand j’ai vu que c’était une comédie pour tromper un honnête gentilhomme, je me suis échappée et j’ai repris mes habits de pauvre fille, et je suis allée, comme tous les soirs, vendre mes fleurs sur la place du Môle et dans les allées du Jardin-Royal.

FABIO.

Cela est-il bien vrai ?

LA BOUQUETIÈRE.

Si vrai, que je vous dis adieu, seigneur ; et puisque vous ne voulez pas de mes fleurs, je les jetterai dans la mer en passant ; demain elles seraient fanées.

FABIO.

Pauvre fille, cet habit te sied mieux que l’autre, et je te conseille de ne plus le quitter. Tu es, toi, la fleur sauvage des champs ; mais qui pourrait se tromper entre vous deux ? Tu me rappelles sans doute quelques-uns de ses traits, et ton cœur vaut mieux que le sien peut-être. Mais qui peut remplacer dans l’âme d’un amant la belle image qu’il s’est plu tous les jours à parer d’un nouveau prestige ? Celle-là n’existe plus en réalité sur la terre ; elle est gravée seulement au fond du fond du cœur fidèle, et nul portrait ne pourra jamais rendre son impérissable beauté.

LA BOUQUETIÈRE.

Pourtant on m’a dit que je la valais bien, et sans coquetterie, je pense qu’étant parée comme la signora Mercédès, aux feux des bougies, au milieu des enivremens du spectacle et de la musique, je pourrais bien vous plaire autant qu’elle, et cela sans blanc de perle et sans carmin.

FABIO.

Si ta vanité se pique, petite fille, tu m’ôteras même le plaisir que je trouve à te regarder un instant. Mais vraiment, tu oublies qu’elle est la perle de l’Espagne et de l’Italie, que son pied est le plus fin et sa main la plus royale main du monde. Pauvre enfant ! la misère n’est pas la culture qu’il faut à des beautés si accomplies, dont le luxe et l’art prennent soin tour à tour.

LA BOUQUETIÈRE.

Regardez mon pied sur ce banc de marbre ; il se découpe encore assez bien dans sa chaussure brune. Et ma main, l’avez-vous seulement touchée ?

FABIO.

Il est vrai que ton pied est charmant, et ta main... Dieu ! qu’elle est douce !... Mais, écoute, je ne veux pas te tromper, mon enfant, c’est bien elle seule que j’aime, et le charme qui m’a séduit n’est pas né dans une soirée. Depuis trois mois que je suis à Naples je n’ai pas manqué de la voir un seul jour d’opéra. Trop pauvre pour briller près d’elle, comme tous les beaux cavaliers qui l’entourent aux promenades, n’ayant ni le génie des musiciens, ni la renommée des poètes qui l’inspirent et qui la servent dans son talent, j’allais sans espérance m’enivrer de sa vue et de ses chants, et prendre ma part dans ce plaisir de tous, qui pour moi seul était le bonheur et la vie. Oh ! tu la vaux bien peut-être, en effet... Mais as-tu cette grâce divine qui se révèle sous tant d’aspects ? As-tu ces pleurs et ce sourire ? As-tu ce chant divin, sans lequel une divinité n’est qu’une belle idole ? Mais alors tu serais à sa place, et tu ne vendrais pas des fleurs aux promeneurs de la Villa-Reale....

LA BOUQUETIÈRE.

Pourquoi donc la nature, en me donnant son apparence, aurait-elle oublié la voix ? Je chante fort bien, je vous jure ; mais les directeurs de San Carlo n’auraient jamais l’idée d’aller ramasser une prima-donna sur la place publique... Ecoutez ces vers d’opéra que j’ai retenus pour les avoir entendus seulement au petit théâtre de la Fenice. (Elle chante.)

Air italien.

Qu’il m’est doux de conserver la paix du cœur, le calme de la pensée !
Il est sage d’aimer dans la belle saison de l’âge ; plus sage de n’aimer pas, etc.

 

FABIO tombant à ses pieds.

Oh ! madame, qui vous méconnaîtrait maintenant ? Mais cela ne peut être… Vous êtes une déesse véritable, et vous allez vous envoler ! Mon Dieu, qu’ai-je à répondre à tant de bontés ; je suis indigne de vous aimer, pour ne vous avoir point d’abord reconnue !

MERCÉDÈS.

Je ne suis donc plus la bouquetière ?... Eh bien ! je vous remercie, j’ai étudié ce soir un nouveau rôle, et vous m’avez donné les répliques admirablement.

FABIO.

Et Marcelli ?

MERCÉDÈS.

Tenez, n’est-ce pas lui que je vois errer tristement le long de ces berceaux, comme vous faisiez tout à l’heure ?

FABIO.

Évitons-le, prenons cette allée.

MERCÉDÈS.

Il nous a vus, il vient à nous.

 

FABIO, MERCÉDÈS, MARCELLI.

 

MARCELLI.

Hé ! seigneur Fabio, vous avez donc trouvé la bouquetière ! ma foi, vous avez bien fait, et vous êtes plus heureux que moi ce soir.

FABIO.

Hé bien, qu’avez-vous donc fait de la signora Mercédès ; Vous alliez souper ensemble si gaîment.

MARCELLI.

Ma foi, l’on ne comprend rien aux caprices des femmes. Elle s’est dite malade, et je n’ai pu que la reconduire chez elle ; mais demain...

FABIO.

Demain ne vaut pas ce soir, seigneur Marcelli.

MARCELLI.

Voyons donc cette ressemblance tant vantée... Elle n’est pas mal, ma foi !... mais ce n’est rien, pas de distinction, pas de grâce ; allons, faites-vous illusion à votre aise... Moi, je vais penser à la véritable prima donna de San-Carlo, que j’épouserai dans huit jours.

MERCÉDÈS reprenant son ton naturel.

Il faudra beaucoup réfléchir là-dessus, seigneur Marcelli. Tenez, moi, j’hésite beaucoup à m’engager. J’ai de la fortune ; je veux choisir. Pardonnez-moi d’avoir été comédienne en amour comme au théâtre, et de vous avoir mis à l’épreuve tous deux. Maintenant, je vous l’avouerai, je ne sais trop si aucun de vous m’aime, et j’ai besoin de vous connaître davantage. Le seigneur Fabio n’adore en moi que l’actrice peut-être, et son amour a besoin de la distance et de la rampe allumée ; et vous, seigneur Marcelli, vous me paraissez vous aimer avant tout le monde, et vous émouvoir difficilement dans l’occasion. Vous êtes trop mondain, et lui trop poète ; et maintenant, veuillez tous deux m’accompagner. Chacun de vous avait gagé de souper avec moi, j’en avais fait la promesse à chacun de vous ; nous souperons tous les trois ensemble ; Mazetto nous servira.

MAZETTO paraissant et s’adressant au public.

Sur quoi, messieurs, vous voyez que cette aventure scabreuse va se terminer le plus moralement du monde. Excusez-moi d’avoir brodé quelques répliques sur la trame d’un aussi pauvre canevas. le second rideau se lève et le dernier acte de la grande pièce va commencer.

 

Fin de l’intermède.

 

GÉRARD.

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