15 août 1847 — Les Druses, Scènes de la vie orientale, dans la Revue des Deux Mondes, t. XIX, p. 577-622.

L’article sera repris en 1849-1850 dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, La Silhouette, 11, 18 novembre, 16, 23, 30 décembre 1849, 13 janvier 1850, et en 1851 dans le Voyage en Orient, « Druses et Maronites, chapitres II. — Le Prisonnier, et III. — Histoire du calife Hakem »

Comme il l’avait fait pour les articles envoyés de Vienne pendant l’hiver 1839-1840, cet article est adressé à Timothée O’Neil, nom fictif qui désigne Gautier.

Parenthèse dans la narration, le début de l’article témoigne d’une réflexion mélancolique, engendrée par une chanson grecque dont Nerval fera un poème, sur le temps qui passe et l’âge qui vient, moins visible, chez les Orientaux : « Oui, soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons, mais allons vieillir en Orient, – le pays des hommes dignes de ce nom, la terre des patriarches » L’idée du mariage oriental l’obsède, qui ferait de sa vie un roman : « j’aime à conduire ma vie comme un roman », rappelle-t-il à « Timothée ». Or, dans la pension où il a placé la Javanaise, vit une jeune fille druse qui lui semble aussitôt l’idéal dont il rêve. C’est le père de cette jeune « akkalé-siti », alors prisonnier pour rébellion contre l’autorité turque, qui va initier Nerval aux mystères de la religion druse et lui conter l’histoire de son fondateur le calife Hakem.

Voir la notice LE VOYAGE EN ORIENT, LES SECRETS DU LIBAN

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LES DRUSES.

SCÈNES DE LA VIE ORIENTALE.

À THIMOTHÉE O’NEIL.

 

I. — LE MATIN ET LE SOIR.

Que dirons-nous de la jeunesse, ô mon ami ! nous en avons passé les plus vives ardeurs, il ne nous convient plus d’en parler qu’avec modestie, — et cependant à peine l’avons-nous connue, à peine avons-nous compris qu’il fallait en arriver bientôt à chanter pour nous-mêmes l’ode d’Horace : Eheu  fugaces, Postume… si peu de temps après l’avoir expliquée. Ah ! l’étude nous a pris nos plus beaux instans ! Le grand résultat de tant d’efforts perdus, que de pouvoir, par exemple, comme je l’ai fait ce matin, comprendre le sens d’un chant grec qui résonnait à mes oreilles sortant de la bouche avinée d’un matelot levantin : Nè kalimèra ! nè ora kali ! Tel était le refrain que cet homme jetait avec insouciance au vent des mers, aux flots retentissans qui battaient la grève : « Ce n’est pas bonjour, ce n’est pas bonsoir ! » Voilà le sens que je trouvais à ces paroles, et, dans ce que je pus saisir des autres vers de ce chant populaire, il y avait, je crois, cette pensée :

Le matin n’est plus, le soir pas encore !
Pourtant de nos yeux l’éclair a pâli ;

et le refrain revenait toujours :

Nè kalimèra ! nè ora kali !

mais, ajoutait la chanson :

Mais le soir vermeil ressemble à l’aurore,
Et la nuit, plus tard, amène l’oubli !

Triste consolation, que de songer à ces soirs vermeils de la vie et à la nuit qui les suivra ! Nous arriverons bientôt à cette heure solennelle qui n’est plus le matin, qui n’est pas le soir, et rien au monde ne peut faire qu’il en soit autrement. Quel remède y trouveras-tu ?

J’en vois un pour moi : c’est de continuer à vivre sur ce rivage d’Asie où le sort m’a jeté ; il me semble, depuis peu de mois, que j’ai remonté le cercle de mes jours ; je me sens plus jeune, en effet je le suis, je n’ai que vingt ans !

J’ignore pourquoi en Europe on vieillit si vite ; nos plus belles années se passent au collège, loin de la vie réelle, loin du monde agissant, loin des femmes, — et à peine avons-nous eu le temps d’endosser la robe virile, que déjà nous ne sommes plus des jeunes gens. « La vierge des premières amours » nous accueille d’un ris moqueur, — les belles dames plus usagées rêvent auprès de nous peut-être les vagues soupirs de Chérubin !

C’est un préjugé, n’en doutons pas, et surtout en Europe, où les Chérubins sont si rares. Je ne connais rien de plus gauche, de plus mal fait, de moins gracieux, en un mot, qu’un Européen de seize ans. Nous reprochons aux très jeunes filles leurs mains rouges, leurs épaules maigres, leurs gestes anguleux, leur voix criarde ; mais que dira-t-on de l’éphèbe aux contours chétifs qui fait chez nous le désespoir des conseils de révision ? Plus tard seulement les membres se modèlent, le galbe se prononce, les muscles et les chairs se jouent avec puissance sur l’appareil osseux de la jeunesse ; l’homme est formé.

En Orient, les enfans sont moins jolis peut-être que chez nous ; ceux des riches sont bouffis, ceux des pauvres sont maigres avec un ventre énorme, — en Égypte surtout ; mais généralement le second âge est beau dans les deux sexes. Les jeunes hommes ont l’air de femmes, et ceux qu’on voit vêtus de longs habits se distinguent à peine de leurs mères et de leurs sœurs ; mais par cela même l’homme n’est séduisant en réalité que quand les années lui ont donné une apparence plus mâle, un caractère de physionomie plus marqué. Un amoureux imberbe n’est point le fait des belles dames de l’Orient, de sorte qu’il y a une foule de chances, pour celui à qui les ans font une barbe majestueuse et bien fournie, d’être le point de mire de tous les yeux ardens qui luisent à travers les trous du yamack, ou dont le voile de gaze blanche estompe à peine la noirceur.

Et, songes-y bien, après cette époque où les joues se revêtent d’une épaisse toison, il en arrive une autre où l’embonpoint, faisant le corps plus beau sans doute, le rend souverainement inélégant sous les vêtemens étriqués de l’Europe, avec lesquels l’Antinoüs lui-même aurait l’air d’un épais campagnard. C’est le moment où les robes flottantes, les vestes brodées, les caleçons à vastes plis et les larges ceintures hérissées d’armes des Levantins leur donnent justement l’aspect le plus majestueux. Avançons d’un lustre encore : voici des fils d’argent qui se mêlent à la barbe et qui envahissent la chevelure ; cette dernière même s’éclaircit, et dès lors, l’homme le plus actif, le plus fort, le plus capable encore d’émotion et de tendresse, doit renoncer chez nous à tout espoir de devenir jamais un héros de roman. En Orient, c’est le bel instant de la vie ; — sous le tarbouch ou le turban, peu importe que la chevelure devienne rare ou grisonnante, le jeune homme lui-même n’a jamais pu prendre avantage de cette parure naturelle ; — elle est rasée ; il ignore dès le berceau si la nature lui a fait les cheveux plats ou bouclés. Avec la barbe teinte au moyen d’une mixture persane, l’œil animé d’une légère teinte de bitume, un homme est, jusqu’à soixante ans, sûr de plaire, pour peu qu’il se sente capable d’aimer.

Oui, soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons, mais allons vieillir en Orient, — le pays des hommes dignes de ce nom, la terre des patriarches ! En Europe, où les institutions ont supprimé la force matérielle, la femme est devenue trop forte. Avec toute la puissance de séduction, de ruse, de persévérance et de persuasion que le ciel lui a départie, la femme de nos pays est socialement l’égale de l’homme, — c’est plus qu’il n’en faut pour que ce dernier soit toujours à coup sûr vaincu. J’espère que tu ne m’opposeras pas le tableau du bonheur des ménages parisiens pour me détourner d’un dessein où je fonde mon avenir ; j’ai eu trop de regret déjà d’avoir laissé échapper une occasion pareille au Caire. Il faut que je m’unisse à quelque fille ingénue de ce sol sacré qui est notre première patrie à tous, que je me retrempe à ces sources vivifiantes de l’humanité, d’où ont découlé la poésie et les croyances de nos pères !

Tu ris de cet enthousiasme, qui, je l’avoue, depuis le commencement de mon voyage, a déjà eu plusieurs objets ; — mais songe bien aussi qu’il s’agit d’une résolution grave et que jamais hésitation ne fut plus naturelle. Tu le sais, et c’est ce qui a peut-être donné quelque intérêt jusqu’ici à mes confidences, j’aime à conduire ma vie comme un roman, et je me place volontiers dans la situation d’un de ces héros actifs et résolus qui veulent à tout prix créer autour d’eux le drame, le nœud, l’intérêt, l’action en un mot. Le hasard, si puissant qu’il soit, n’a jamais réuni les élémens d’un sujet passable, et tout au plus en a-t-il disposé la mise en scène ; aussi, laissons-le faire, et tout avorte malgré les plus belles dispositions. Puisqu’il est convenu qu’il n’y a que deux sortes de dénoûmens, le mariage ou la mort, visons du moins à l’un des deux, — car jusqu’ici mes aventures se sont presque toujours arrêtées à l’exposition : à peine ai-je pu accomplir une pauvre péripétie, en accolant à ma fortune l’aimable esclave que m’a vendue Abd-el-Kerim. Cela n’était pas bien malaisé sans doute, mais encore fallait-il en avoir l’idée et surtout en avoir l’argent. J’y ai sacrifié tout l’espoir d’une tournée dans la Palestine qui était marquée sur mon itinéraire, et à laquelle il faut renoncer. Pour les cinq bourses que m’a coûté cette fille dorée de la Malaisie, j’aurais pu visiter Jérusalem, Bethléem, Nazareth, et la mer Morte, et le Jourdain ! Comme le prophète puni de Dieu, je m’arrête aux confins de la terre promise, et à peine puis-je, du haut de la montagne, y jeter un regard désolé. Les gens graves diraient ici qu’on a toujours tort d’agir autrement que tout le monde, et de vouloir faire le Turc quand on n’est qu’un simple Nazaréen d’Europe. Auraient-ils raison ? qui le sait ?

Sans doute je suis imprudent, sans doute je me suis attaché une grosse pierre au cou, sans doute encore j’ai encouru une grave responsabilité morale ; mais ne faut-il pas aussi croire à la fatalité qui règle tout dans cette partie du monde ? C’est elle qui a voulu que l’étoile de la pauvre Zeynèby se rencontrât avec la mienne, que je changeasse, peut-être favorablement, les conditions de sa destinée ! Une imprudence ! vous voilà bien avec vos préjugés d’Europe ! et qui sait si, prenant la route du désert, seul et plus riche de cinq bourses, je n’aurais pas été attaqué, pillé, massacré par une horde de Bédouins flairant de loin ma richesse ! Va, — toute chose est bien qui pourrait être pire, — ainsi que l’a reconnu depuis long-temps la sagesse des nations.

Peut-être penses-tu, d’après ces préparations, que j’ai pris la résolution d’épouser l’esclave indienne et de me débarrasser, par un moyen si vulgaire, de mes scrupules de conscience. Tu me sais assez délicat pour ne pas avoir songé un seul instant à la revendre ; je lui ai offert la liberté, — elle n’en a pas voulu, et cela par une raison assez simple, c’est qu’elle ne saurait qu’en faire ; de plus je n’y joignais pas l’assaisonnement obligé d’un si beau sacrifice, — à savoir une dotation propre à placer pour toujours la personne affranchie au-dessus du besoin, — car on m’a expliqué que c’était l’usage en pareil cas. Pour te mettre au courant des autres difficultés de ma position, il faut que je te dise ce qui m’est arrivé depuis mon retour d’une expédition dans la montagne, dont je t’ai envoyé dernièrement le récit. Je suis revenu pour quelques jours m’établir à l’hôtel de Baptiste en attendant une occasion pour passer par mer à Saïda, l’ancienne Sidon. Le temps était devenu si mauvais, qu’aucune barque n’osait sortir. Pourtant à terre le soleil brille, l’azur implacable du ciel n’est pas terni d’un seul nuage : on ne se plaint guère que du vent qui soulève çà et là des colonnes de poussière ; mais, sur la mer, tout remue et se balance, les navires ivres entrecroisent leurs mâts et leurs cheminées. Rien n’est plus étonnant à voir que ce désordre au milieu du calme, — cette tempête à sec, cette mer perfide qui ouvre ses noirs abîmes sous de gais rayons de soleil. Il doit être doublement triste de se voir noyé par un si beau temps.

J’ai retrouvé à la table d’hôte le missionnaire anglais dont j’avais fait la connaissance quelque temps auparavant ; la tempête ne le contrariait pas moins que moi et l’arrêtait dans le projet du même voyage. La prévision d’être bientôt compagnons de route vint donner à nos relations quelque chose de plus intime, et nous sortîmes ensemble après le déjeuner pour aller voir le beau spectacle de la mer agitée.

En descendant au port, nous rencontrâmes le père Planchet, qui s’arrêta et voulut bien causer quelque temps avec nous. Ce n’est pas un des moindres sujets d’étonnement dans ce pays de contraste que de voir un jésuite et un missionnaire évangélique s’entretenir avec affabilité. En effet, quelles que soient leurs luttes intimes et détournées, ces pieux adversaires se rencontrent continuellement à la table des consuls et se font bon visage à défaut de mieux. Du reste, à part l’influence occulte qu’ils peuvent conquérir dans les luttes des montagnards, ils ne risquent plus guère en fait de conversion de se rencontrer sur le même terrain. Les agens catholiques ont renoncé depuis long-temps à convertir les Druses, et ne s’attaquent guère qu’aux Grecs schismatiques, dont les idées ont plus de rapport avec les leurs. Les missionnaires ont, au contraire, à leur service toutes les nuances variées des diverses sectes protestantes, et finissent par trouver des points de rapport extraordinaires entre leur foi et celle des Druses. La question en fin de compte étant d’inscrire le plus de noms possible au livre qui contient l’état de leurs travaux, ils parviennent à prouver aux néophytes qu’au fond les Anglais sont un peu Druses. Cela explique le proverbe de ces derniers : Ingliz, Durzi, sava-sava ; « Les Anglais, les Druses, c’est la même chose ». — Et peut-être de cette façon, sont-ce les missionnaires eux-mêmes qui ont l’air de se convertir ?

II. — UNE VISITE À L’ÉCOLE FRANÇAISE.

Je m’étais empressé, à mon retour de la province de Kesrouan, d’aller à la pension de Mme Carlès, où j’avais placé la pauvre Zeynèby, ne voulant pas l’emmener dans mes excursions. — C’était dans une de ces hautes maisons d’architecture italienne, dont les bâtimens à galerie intérieure encadrent un vaste espace, moitié terrasse, moitié cour, sur lequel flotte l’ombre d’un tendido rayé. La maison avait servi autrefois de consulat français, et l’on voyait encore sur les frontons des écussons à fleurs de lis, anciennement dorés. Des orangers et des grenadiers, plantés dans des trous ronds pratiqués entre les dalles de la cour, égayaient un peu ce lieu fermé de toutes parts à la nature extérieure. Un pan de ciel bleu dentelé par les frises, que traversaient de temps à autre les colombes de la mosquée voisine, tel était le seul horizon ds pauvres écolières. J’entendis dès l’entrée le bourdonnement des leçons récitées, et, montant l’escalier du premier étage, je me trouvai dans l’une des galeries qui précédaient les appartemens. Là, sur une natte des Indes, les petites filles faisaient cercle accroupies à la manière turque autour d’un divan où siégeait Mme Carlès. Les deux plus grandes étaient auprès d’elle, et dans l’une des deux je reconnus l’esclave, qui vint à moi avec de grands éclats de joie.

Mme Carlès se hâta de nous faire passer dans sa chambre, laissant sa place à l’autre grande, qui, par un premier mouvement naturel aux femmes du pays, s’était hâtée, à ma vue, de cacher sa figure avec son livre. Ce n’est donc pas, me disais-je, une chrétienne, car ces dernières se laissent voir sans difficulté dans l’intérieur des maisons. De longues tresses de cheveux blonds entremêlés de cordonnets de soie, des mains blanches aux doigts effilés, avec ces ongles longs qui indiquent la race, étaient tout ce que je pouvais saisir de cette gracieuse apparition. J’y pris à peine garde, au reste ; il me tardait d’apprendre comment l’esclave s’était trouvée de sa position nouvelle. Pauvre fille ! elle pleurait à chaudes larmes en me serrant la main contre son front. J’étais très ému, sans savoir encore si elle avait quelque plainte à me faire, ou si ma longue absence était cause de cette effusion.

Je lui demandai si elle se trouvait bien dans cette maison. Elle se jeta au cou de sa maîtresse en disant que c’était sa mère...

— Elle est bien bonne, me dit Mme Carlès avec son accent provençal, mais elle ne veut rien faire ; elle apprend bien quelques mots avec les petites, c’est tout. Si l’on veut la faire écrire ou lui apprendre à coudre, elle ne veut pas. Moi je lui ai dit : Je ne veux pas te punir ; quand ton maître reviendra, il verra ce qu’il voudra faire.

Ce que m’apprenait là Mme Carlès me contrariait vivement ; j’avais cru résoudre la question de l’avenir de cette fille en lui faisant apprendre ce qu’il fallait pour qu’elle trouvât plus tard à se placer et à vivre par elle-même ; j’étais dans la position d’un père de famille qui voit ses projets renversés par le mauvais vouloir ou la paresse de son enfant. D’un autre côté, peut-être mes droits n’étaient-ils pas aussi bien fondés que ceux d’un père. Je pris l’air aussi sévère que je pus, et j’eus avec l’esclave l’entretien suivant, favorisé par l’intermédiaire de la maîtresse :

— Et pourquoi ne veux-tu pas apprendre à coudre ?

— Parce que, dès qu’on me verrait travailler comme une servante, on ferait de moi une servante.

— Les femmes de chrétiens, qui sont libres, travaillent sans être des servantes.

— Eh bien ! je n’épouserai pas un chrétien, dit l’esclave ; chez nous, le mari doit donner une servante à sa femme. 

J’allai lui répondre qu’étant esclave, elle était moins qu’une servante ; mais je me rappelai la distinction qu’elle avait établie déjà entre sa position de cadine (dame) et celle des odaleuk, destinées aux travaux.

— Pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas non plus apprendre à écrire ? On te montrerait ensuite à danser et à chanter ; ce n’est plus là le travail d’une servante.

— Non, mais c’est toute la science d’une almée, d’une baladine, et j’aime mieux rester ce que je suis. 

On sait quelle est la force des préjugés sur l’esprit des femmes de l’Europe ; mais il faut dire que l’ignorance et l’habitude de mœurs, appuyées sur une antique tradition, les rendent indestructibles chez les femmes de l’Orient. Elles consentent encore plus facilement à quitter leurs croyances qu’à abandonner les idées où leur amour-propre est intéressé. Aussi Mme Carlès me dit-elle : Soyez tranquille ; une fois qu’elle sera devenue chrétienne, elle verra bien que les femmes de notre religion peuvent travailler sans manquer à leur dignité, et alors elle apprendra ce que nous voudrons. Elle est venue plusieurs fois à la messe au couvent des capucins, et le supérieur a été très édifié de sa dévotion.

— Mais cela ne prouve rien, dis-je ; j’ai vu au Caire des santons et des derviches entrer dans les églises, soit par curiosité, soit pour entendre la musique, et marquer beaucoup de respect et de recueillement. 

Il y avait sur la table, auprès de nous, un Nouveau Testament en français ; j’ouvris machinalement ce livre et je trouvai en tête un portrait de Jésus-Christ, et plus loin un portrait de Marie. Pendant que j’examinais ces gravures, l’esclave vint près de moi et me dit, en mettant le doigt sur la première : Aïssé ! (Jésus !), et sur la seconde : Myriam ! (Marie !). Je rapprochai en souriant le livre ouvert de ses lèvres ; mais elle recula avec effroi en s’écriant : Mafisch ! (non pas !)

— Pourquoi recules-tu ? lui dis-je ; n’honorez-vous pas, dans votre religion, Aïssé comme un prophète, et Myriam comme l’une des trois femmes saintes ?

— Oui, dit-elle ; mais il a été écrit : « Tu n’adoreras pas les images. »

— Vous voyez bien, dis-je à Mme Carlès, que la conversion n’est pas bien avancée.

— Attendez, attendez, me dit Mme Carlès.

III. — L’AKKALÉ.

Je me levai en proie à une grande irrésolution. Je me comparais tout à l’heure à un père, et il est vrai que j’éprouvais un sentiment d’une nature pour ainsi dire familiale à l’égard de cette pauvre fille, qui n’avait que moi pour appui. Voilà certainement le seul beau côté de l’esclavage tel qu’il est compris en Orient. L’idée de la possession, qui s’attache si fort aux objets matériels et aussi aux animaux, aurait-elle sur l’esprit une influence moins noble et moins vive en se portant sur des créatures pareilles à nous ? Je ne voudrais pas appliquer cette idée aux malheureux esclaves noirs des colonies, et je parle ici seulement des esclaves que possèdent les musulmans, et de qui la position est réglée par la religion et par les mœurs.

Je pris la main de la pauvre Zeynèby, et je la regardai avec tant d’attendrissement que Mme Carlès se trompa sans doute sur ce témoignage.

— Voilà, dit-elle ce que je lui fais comprendre : vois-tu bien, ma fille, si tu veux devenir chrétienne, ton maître t’épousera peut-être et il t’emmènera dans son pays.

— Oh ! madame Carlès ! m’écriai-je, n’allez pas si vite dans votre système de conversion... Quelle diable d’idée vous avez là ! 

Je n’avais pas encore songé à cette solution... Oui, sans doute, il est triste, au moment de quitter l’Orient pour l’Europe, de ne savoir trop que faire d’une esclave qu’on a achetée ; mais l’épouser ! ce serait beaucoup trop chrétien. Mme Carlès, vous n’y songez pas ! Cette femme a dix-huit ans déjà, ce qui, pour l’Orient, est assez avancé ; elle n’a plus que dix ans à être belle ; après quoi je serai, moi, jeune encore, l’époux d’une femme jaune, qui a des soleils tatoués sur le front et sur la poitrine, et dans la narine gauche la boutonnière d’un anneau qu’elle y a porté. Songez un peu qu’elle est fort bien en costume levantin, mais qu’elle est affreuse avec les modes de l’Europe. Me voyez-vous entrer dans un salon avec une beauté qu’on pourrait suspecter de goûts anthropophages ! Cela serait fort ridicule et pour elle et pour moi. Non, la conscience n’exige pas cela de moi, et l’affection ne m’en donne pas non plus le conseil. Cette esclave m’est chère sans doute, mais enfin elle a appartenu à d’autres maîtres. L’éducation lui manque, et elle n’a pas la volonté d’apprendre. Comment faire son égale d’une femme, non pas grossière ou sotte, mais certainement illettrée ? Comprendra-t-elle plus tard la nécessité de l’étude et du travail ? De plus, le dirai-je ? J’ai peur qu’il ne soit impossible qu’une sympathie très grande s’établisse entre deux races si différentes que les nôtres.

— Et pourtant je quitterai cette femme avec peine...

Explique qui pourra ces sentimens irrésolus, ces idées contraires qui se mêlaient en ce moment-là dans mon cerveau. — Je m’étais levé, comme pressé par l’heure, pour éviter de donner une réponse précise à Mme Carlès, et nous passions de sa chambre dans la galerie, où les jeunes filles continuaient à étudier sous la surveillance de la plus grande. L’esclave alla se jeter au cou de cette dernière, et l’empêcha ainsi de se cacher la figure, comme elle l’avait fait à mon arrivée. — Ya makbouba ! c’est mon amie ! — s’écria-t-elle. Et la jeune fille, se laissant voir enfin, me permit d’admirer des traits où la blancheur européenne s’alliait au dessin pur de ce type aquilin qui, en Asie comme chez nous, a quelque chose de royal. Un air de fierté tempéré par la grâce, répandait sur son visage quelque chose d’intelligent, et son sérieux habituel donnait du prix au sourire qu’elle m’adressa lorsque je l’eus saluée. Mme Carlès me dit :

— C’est une pauvre fille bien intéressante, et dont le père est l’un des cheiks de la montagne. Malheureusement il s’est laissé prendre dernièrement par les Turcs. Il a été assez imprudent pour se hasarder dans Beyrouth à l’époque des troubles, et on l’a mis en prison parce qu’il n’avait pas payé l’impôt depuis 1840. Il ne voulait pas reconnaître les pouvoirs actuels ; c’est pourquoi le séquestre a été mis sur ses biens. Se voyant ainsi captif et abandonné de tous, il a fait venir sa fille, qui ne peut l’aller voir qu’une fois par jour ; le reste du temps elle demeure ici. Je lui apprends l’italien, et elle enseigne aux petites filles l’arabe littéral... car c’est une savante. Dans sa nation, les femmes d’une certaine naissance peuvent s’instruire et même s’occuper des arts, ce qui, chez les musulmanes, est regardé comme la marque d’une condition inférieure.

— Mais quelle est donc sa nation ? dis-je.

— Elle appartient à la race des Druses, répondit Mme Carlès.

Je la regardai dès lors avec plus d’attention. Elle vit bien que nous parlions d’elle, et cela parut l’embarrasser un peu. L’esclave s’était à demi couchée à ses côtés sur le divan et jouait avec les longues tresses de sa chevelure. Mme Carlès me dit :

— Elles sont bien ensemble ; c’est comme le jour et la nuit. Cela les amuse de causer toutes deux, parce que les autres sont trop petites. Je dis quelquefois à la vôtre : Si au moins tu prenais modèle sur ton amie, tu apprendrais quelque chose... Mais elle n’est bonne que pour jouer et pour chanter des chansons toute la journée. Que voulez-vous ? quand on les prend si tard, on ne peut plus rien en faire. 

Je donnais peu d’attention à ces plaintes de la bonne Mme Carlès, accentuée toujours par sa prononciation provençale. Toute au soin de me montrer qu’elle ne devait pas être accusée du peu de progrès de l’esclave, elle ne voyait pas que j’eusse tenu surtout dans ce moment-là à être informé de ce qui concernait son autre pensionnaire. Toutefois je n’osais marquer trop clairement ma curiosité ; je sentais qu’il ne fallait pas abuser de la simplicité d’une bonne femme habituée à recevoir des pères de famille, des ecclésiastiques et autres personnes graves, — et qui ne voyait en moi qu’un client également sérieux.

Appuyé sur la rampe de la galerie, l’air pensif et le front baissé, je profitais du temps que me donnait la faconde méridionale de l’excellente institutrice pour admirer le tableau charmant qui était devant mes yeux. L’esclave avait pris la main de l’autre jeune fille et en faisait la comparaison avec la sienne ; avec une gaieté imprévoyante, elle continuait cette pantomime en rapprochant ses tresses foncées des cheveux blonds de sa voisine, qui souriait d’un tel enfantillage. Il est clair qu’elle ne croyait pas se nuire par ce parallèle, et ne cherchait qu’une occasion de jouer et de rire avec l’entraînement naïf des Orientaux ; pourtant ce spectacle avait un charme dangereux pour moi ; je ne tardai pas à l’éprouver.

— Mais, dis-je à Mme Carlès avec l’air d’une simple curiosité, comment se fait-il que cette pauvre fille druse se trouve dans une école chrétienne ?

— Il n’y a pas à Beyrouth d’institutions selon son culte ; les musulmans n’ont jamais eu d’asiles publics pour les femmes ; elle ne pouvait donc séjourner honorablement que dans une maison comme la mienne. Vous savez, du reste, que les Druses ont beaucoup de croyances semblables aux nôtres : ils admettent la Bible et les Évangiles, et prient sur les tombeaux de nos saints. 

Je ne voulus pas, pour cette fois, questionner plus longuement Mme Carlès. Je sentais que les leçons étaient suspendues par ma visite, et les petites filles paraissaient causer entre elles avec surprise. Il fallait rendre cet asile à sa tranquillité habituelle ; il fallait aussi prendre le temps de réfléchir sur tout un monde d’idées nouvelles qui venaient de surgir en moi. Je pris congé de Mme Carlès, et lui promit de revenir la voir le lendemain.

En lisant les pages de ce journal, tu souris, n’est-ce pas ? de mon enthousiasme pour une petite fille arabe rencontrée par hasard sur les bancs d’une classe ; tu ne crois pas aux passions subites, tu me sais même assez éprouvé sur ce point pour n’en concevoir pas légèrement de nouvelles ; tu fais la part sans doute de l’entraînement, du climat, de la poésie des lieux, du costume, de toute cette mise en scène des montagnes et de la mer, de ces grandes impressions de souvenir et de localité qui échauffent d’avance l’esprit pour une illusion passagère. Il te semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l’être, — comme si ce n’était pas la même chose en résultat ! J’ai entendu des gens graves plaisanter sur l’amour que l’on conçoit pour des actrices, pour des reines, pour des femmes poètes, — pour tout ce qui, selon eux, agite l’imagination plus que le cœur, et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort, ou à des sacrifices inouïs de temps, de fortune ou d’intelligence. Ah ! je crois être amoureux, ah ! je crois être malade, n’est-ce pas ? Mais, si je crois l’être, je le suis !

Je te fais grâce de mes émotions ; lis toutes les histoires amoureuses possibles, depuis le recueil qu’en a fait Plutarque jusqu’à Werther, — et si, dans notre siècle, il se rencontre encore de ceux-là, songe bien qu’ils n’en ont que plus de mérite pour avoir triomphé de tous les moyens d’analyse que nous présentent l’expérience et l’observation. Et maintenant échappons aux généralités.

En quittant la maison de Mme Carlès, j’ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre ! Ce pays qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse ne me devait pas moins sans doute ; j’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me plongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’allais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle.

Préoccupé de ces pensées, j’ai traversé la ville sans prendre garde au mouvement habituel de la foule. Je cherchais la montagne et l’ombrage, je sentais que l’aiguille de ma destinée avait changé de place tout à coup ; il fallait longuement réfléchir et chercher des moyens de la fixer. Au sortir des portes fortifiées, par le côté opposé à la mer, on trouve des chemins profonds, ombragés de halliers et bordés par les jardins touffus des maisons de campagne ; plus haut, c’est le bois de pins parasols plantés il y a deux siècles pour empêcher l’invasion des sables qui menacent le promontoire de Beyrouth. Les troncs rougeâtres de cette plantation régulière, qui s’étend en quinconce sur un espace de plusieurs lieues, semblent les colonnes d’un temple élevé à l’universelle nature, et qui domine d’un côté la mer et de l’autre le désert, ces deux faces mornes du monde. J’étais déjà venu rêver dans ce lieu sans but défini, sans autre pensée que ces vagues problèmes philosophiques qui s’agitent toujours dans les cerveaux inoccupés en présence de tels spectacles. Désormais j’y apportais une idée féconde ; je n’étais plus seul ; mon avenir se dessinait sur le fond lumineux de ce tableau : la femme idéale que chacun poursuit dans ses songes s’était réalisée pour moi ; tout le reste était oublié.

Je n’ose te dire quel vulgaire incident vint me tirer de ces hautes réflexions pendant que je foulais d’un pied superbe le sable rouge du sentier. Un énorme insecte le traversait, en poussant devant lui une boule plus grosse que lui-même : c’était une sorte d’escarbot qui me rappela les scarabées égyptiens qui portent le monde au-dessus de leur tête. Tu me connais pour superstitieux, et tu penses bien que je tirai un augure quelconque de cette intervention symbolique tracée à travers mon chemin. — Je revins sur mes pas avec la pensée d’un obstacle contre lequel il me faudrait lutter.

Je me suis hâté, dès le lendemain, de retourner chez Mme Carlès. Pour donner un prétexte à cette visite rapprochée, j’étais allé chercher au bazar des ajustemens de femme, une mandille de Brousse, quelques pics de soie ouvragée en torsades et en festons pour garnir une robe, et des guirlandes de petites fleurs artificielles que les Levantines mêlent à leur coiffure. — Lorsque j’apportai tout cela à l’esclave, que Mme Carlès, en me voyant arriver, avait fait entrer chez elle, celle-ci se leva en poussant des cris de joie et s’en alla dans la galerie faire voir ces richesses à son amie. Je l’avais suivie pour la ramener, en m’excusant près de Mme Carlès d’être cause de cette folie ; mais toute la classe s’unissait déjà dans le même sentiment d’admiration, et la jeune fille druse avait jeté sur moi un regard attentif et souriant qui m’allait jusqu’à l’âme. — Que pense-t-elle, me disais-je ; elle croira sans douter que je suis épris de mon esclave, et que ces ajustemens sont des marques d’affection. Peut-être aussi tout cela est-il un peu brillant pour être porté dans une école ; j’aurais dû choisir des choses plus utiles, par exemple des babouches ; celles de la pauvre Zeynèby ne sont plus d’une entière fraîcheur. Je remarquai même qu’il eût mieux valu lui acheter une robe neuve que des broderies à coudre aux siennes. Ce fut aussi l’observation que fit Mme Carlès, qui s’était unie avec bonhomie au mouvement que cet épisode avait produit dans sa classe : — Il faudrait une bien belle robe pour des garnitures si brillantes !

— Vois-tu, dit-elle à l’esclave, si tu voulais apprendre à coudre, le sidi (seigneur) irait acheter au bazar sept à huit pics de taffetas, et tu pourrais te faire une robe de grande dame. — Mais certainement l’esclave eût préféré la robe toute faite.

Il me sembla que la jeune fille druse jetait un regard assez triste sur ces ornemens, qui n’étaient plus faits pour sa fortune, et qui ne l’étaient guère davantage pour celle que l’esclave pouvait tenir de moi ; — je les avais achetés au hasard, sans trop m’inquiéter des convenances et des possibilités. Il est clair qu’une garniture de dentelle appelle une robe de velours ou de satin ; tel était à peu près l’embarras où je m’étais jeté imprudemment. De plus, je semblais jouer le rôle difficile d’un riche particulier, tout prêt à déployer ce que nous appelons un luxe asiatique, et qui, en Asie, donne l’idée plutôt d’un luxe européen.

Je crus m’apercevoir que cette supposition ne m’était pas, en général, défavorable. Les femmes sont, hélas ! un peu les mêmes dans tous les pays. Mme Carlès eut peut-être aussi plus de considération pour moi dès-lors, et voulut bien ne voir qu’une simple curiosité de voyageur dans les questions que je lui fis sur la jeune fille druse. Je n’eus pas de peine non plus à lui faire comprendre que le peu qu’elle m’en avait dit le premier jour avait excité mon intérêt pour l’infortune du père.

— Il ne serait pas impossible, dis-je à l’institutrice, que je fusse de quelque utilité à ces personnes ; je connais un des employés du pacha ; de plus, vous savez qu’un Européen un peu connu a de l’influence sur les consuls.

— Oh ! oui, faites cela si vous pouvez, me dit Mme Carlès avec sa vivacité provençale ; elle le mérite bien, et son père aussi sans doute. C’est ce qu’ils appellent un akkal, un homme saint, un savant ; et sa fille, qu’il a instruite, a déjà le même titre parmi les siens : akkalé-siti (dame spirituelle).

— Mais ce n’est que son surnom, dis-je ; elle en a un autre encore ?

— Elle s’appelle Salèma ; l’autre nom lui est commun avec toutes les autres femmes qui appartiennent à l’ordre religieux. La pauvre enfant, ajouta Mme Carlès, j’ai fait ce que j’ai pu pour l’amener à devenir chrétienne, mais elle dit que sa religion c’est la même chose ; elle croit tout ce que nous croyons, et elle vient à l’église comme les autres... Eh bien ! que voulez-vous que je vous dise ? ces gens-là sont de même avec les Turcs ; votre esclave, qui est musulmane, me dit qu’elle respecte aussi leurs croyances, de sorte que je finis par ne plus lui en parler. Et pourtant, quand on croit à tout, on ne croit à rien ! Voilà ce que je dis. 

IV. — LE CHEIK DRUSE.

Je me hâtai, en quittant la maison, d’aller au palais du pacha, pressé que j’étais de me rendre utile à la jeune akkalé-siti. Je trouvai mon ami l’Arménien à sa place ordinaire, dans le serdar ou salle d’attente, et je lui demandai ce qu’il savait sur la détention d’un chef druse emprisonné pour n’avoir pas payé l’impôt. — Oh ! s’il n’y avait que cela, me dit-il, je doute que l’affaire fût grave, car aucun des cheiks druses n’a payé le miri depuis trois ans. Il faut qu’il s’y joigne quelque méfait particulier. 

Il alla prendre quelques informations près des autres employés, et revint bientôt m’apprendre qu’on accusait le cheik Seïd-Eschrazy d’avoir fait parmi les siens des prédications séditieuses. C’est un homme dangereux dans les temps de troubles, ajouta l’Arménien. Du reste, le pacha de Beyrouth ne peut pas le mettre en liberté ; cela dépend du pacha d’Acre.

— Du pacha d’Acre ! m’écriai-je ; mais c’est le même pour lequel j’ai une lettre, et que j’ai connu personnellement à Paris ! 

Et je montrai une telle joie de cette circonstance, que l’Arménien me crut fou. Il était loin, certes, d’en soupçonner le motif.

Rien n’ajoute de force à un amour commençant comme ces circonstances inattendues qui, si peu importantes qu’elles soient, semblent indiquer l’action de la destinée. Fatalité ou providence, il semble que l’on voie paraître sous la trame uniforme de la vie certaine ligne tracée sur un patron invisible, et qui indique une route à suivre sous peine de s’égarer. Aussitôt je m’imagine qu’il était écrit de tout temps que je devais me marier en Syrie ; que le sort avait tellement prévu ce fait immense, qu’il n’avait fallu rien moins pour l’accomplir que mille circonstances enchaînées bizarrement dans mon existence, et dont, sans doute, je m’exagérais les rapports.

Par les soins de l’Arménien, j’obtins facilement une permission pour aller visiter la prison d’état, située dans un groupe de tours qui fait partie de l’enceinte orientale de la ville. Je m’y rendis avec lui, et, moyennant le bakchis donné aux gens de la maison, je pus faire demander au cheik druse s’il lui convenait de me recevoir. La curiosité des Européens est tellement connue et acceptée des gens de ce pays que cela ne fit aucune difficulté. Je m’attendais à trouver un réduit lugubre, des murailles suintantes, des cachots ; mais il n’y avait rien de semblable dans la partie des prisons qu’il me fit voir. Cette demeure ressemblait parfaitement aux autres maisons de Beyrouth, ce qui n’est pas faire absolument leur éloge ; il n’y avait de plus que des surveillans et des soldats. Le cheik, maître d’un appartement complet, avait la faculté de se promener sur les terrasses. Il nous reçut dans une salle servant de parloir, et fit apporter du café et des pipes par un esclave qui lui appartenait. Quant à lui-même, il s’abstenait de fumer, selon l’usage des akkals. Lorsque nous eûmes pris place et que je pus le considérer avec attention, je m’étonnai de le trouver si jeune ; il me paraissait à peine plus âgé que moi. Des traits nobles et mâles traduisaient dans un autre sexe la physionomie de sa fille ; le timbre pénétrant de sa voix me frappa fortement par la même raison. J’avais, sans trop de réflexion, désiré cette entrevue, et déjà je me sentais ému et embarrassé plus qu’il ne convenait à un visiteur simplement curieux ; l’accueil simple et confiant du cheik me rassura. J’étais au moment de lui dire à fond ma pensée ; mais les expressions que je cherchais pour cela ne faisaient que m’avertir de la singularité de ma démarche. Je me bornai donc pour cette fois à une conversation de touriste. Il avait vu déjà dans sa prison plusieurs Anglais, et était fait aux interrogations sur sa race et sur lui-même.

Sa position, du reste, le rendait fort patient et assez désireux de conversation et de compagnie. La connaissance que j’avais déjà de l’histoire de son pays me servait surtout à lui prouver que je n’étais guidé que par un motif de science. Sachant combien on avait de peine à faire donner aux Druses des détails sur leur religion, j’employais seulement la formule semi-interrogative : Est-il vrai que... et je développais toutes les assertions de Niebuhr, de Volney et de Sacy. Le Druse secouait la tête avec la réserve prudente des Orientaux, et me disait simplement : « Comment ? Cela est-il ainsi ?... Les chrétiens sont-ils aussi savans ?... De quelle manière a-t-on pu savoir cela ? » et autres phrases évasives.

Je vis bien qu’il n’y avait pas grand’chose de plus à en tirer pour cette fois. Notre conversation s’était faite en italien, qu’il parlait assez purement. Je lui demandai la permission de le revenir voir pour lui soumettre quelques fragmens d’une histoire du grand émir Fakardin, dont je lui dis que je m’occupais. Je supposais que l’amour-propre national le conduirait du moins à rectifier les faits peu favorables à son peuple. Je ne me trompais pas. Il comprit peut-être que, dans une époque où l’Europe a tant d’influence sur la situation des peuples orientaux, il convenait d’abandonner un peu cette prétention à une doctrine secrète qui n’a pu résister à la pénétration de nos savans.

— Songez donc, lui dis-je, que nous possédons dans nos bibliothèques une centaine de vos manuscrits religieux, qui nous ont été lus, traduits, commentés.

— Notre Seigneur est grand ! dit-il en soupirant.

Je crois bien qu’il me prit cette fois pour un missionnaire, mais il n’en marqua rien extérieurement, et m’engagea vivement à le revenir voir, puisque j’y trouvais quelque plaisir.

Je ne puis te donner qu’un résumé des entretiens que j’eus avec le chef druse, et dans lesquels il voulut bien rectifier les idées que je m’étais formées de sa religion d’après des fragmens de livres arabes traduits au hasard et commentés par les savans de l’Europe. Autrefois ces choses étaient secrètes pour les étrangers, et les Druses cachaient leurs livres avec soin dans les lieux les plus retirés de leurs maisons et de leurs temples. C’est pendant les guerres qu’ils eurent à soutenir, soit contre les Turcs, soit contre les Maronites, qu’on parvint à réunir un grand nombre de ces manuscrits et à se faire une idée de l’ensemble du dogme ; mais il était impossible qu’une religion établie depuis huit siècles n’eût pas produit un fatras de dissertations contradictoires, œuvres des sectes diverses et des phases successives amenées par le temps. Certains écrivains y ont donc vu un monument des plus compliqués de l’extravagance humaine ; d’autres ont exalté le rapport qui existe entre la religion druse et la doctrine des initiations antiques. On a comparé les Druses successivement aux pythagoriciens, aux esséniens, aux gnostiques, et il semble aussi que les templiers, les rose-croix et les francs-maçons modernes leur aient emprunté beaucoup d’idées. On ne peut douter que les écrivains des croisades ne les aient confondus souvent avec les Ismaéliens, dont une secte a été cette fameuse association des assassins qui fut un instant la terreur de tous les souverains du monde ; mais ces derniers occupaient le Curdistan, et leur cheik-el-djebel, ou vieux de la Montagne, n’a aucun rapport avec le prince de la montagne du Liban.

La religion des Druses a cela de particulier, qu’elle prétend être la dernière révélée au monde. En effet, son messie apparut vers l’an 1000, près de quatre cents ans après Mahomet. Comme le nôtre, il s’incarna dans le corps d’un homme ; mais il ne choisit pas mal son enveloppe et pouvait bien mener l’existence d’un dieu, même sur la terre, puisqu’il n’était rien moins que le commandeur des croyans, le calife d’Égypte et de Syrie, près duquel tous les autres princes de la terre faisaient une bien pauvre figure en ce glorieux an 1000. A l’époque de sa naissance, toutes les planètes se trouvaient réunies dans le signe du cancer, et l’étincelant Pharouïs (Saturne) présidait à l’heure où il entra dans le monde. En outre, la nature lui avait tout donné pour soutenir un tel rôle : il avait la face d’un lion, la voix vibrante et pareille au tonnerre, et l’on ne pouvait supporter l’éclat de son œil d’un bleu sombre. Il semblerait difficile qu’un souverain doué de tous ces avantages ne pût se faire croire sur parole en annonçant qu’il est Dieu. Cependant Hakem ne put trouver dans son propre peuple qu’un petit nombre de sectateurs. En vain fit-il fermer les mosquées, les églises et les synagogues, en vain établit-il des maisons de conférences où les docteurs à ses gages démontraient sa divinité : la conscience populaire repoussait le dieu, tout en respectant le prince. l’héritier puissant des Fatimites obtint moins de pouvoir sur les âmes que n’en eut à Jérusalem le fils du charpentier et à Médine le chamelier Mahomet. L’avenir seulement lui gardait un peuple de croyans fidèles, qui, si peu nombreux qu’il soit, se regarde, ainsi qu’autrefois le peuple hébreu, comme dépositaire de la vraie loi, de la règle éternelle, des arcanes de l’avenir. Dans un temps rapproché, Hakem doit reparaître sous une forme nouvelle et établir partout la supériorité de son peuple, qui succédera en gloire et en puissance aux musulmans et aux chrétiens. L’époque fixée par les livres druses est celle où les chrétiens auront triomphé des musulmans dans tout l’Orient. On voit déjà qu’elle ne peut être éloignée.

Lady Stanhope, qui vivait dans le pays des Druses, et qui s’était infatuée de leurs idées, avait, comme l’on sait, dans sa cour un cheval tout préparé pour le Mahdi, qui est ce même personnage apocalyptique, et qu’elle espérait accompagner dans son triomphe. On sait que ce vœu a été déçu. Cependant le cheval futur du Mahdi, qui porte sur le dos une selle naturelle formée par des replis de la peau, existe encore et a été racheté par un des cheiks druses.

Avons-nous le droit de voir dans tout cela des folies ? Au fond, il n’y a pas une religion moderne qui ne présente des conceptions semblables. Disons plus, la croyance des Druses n’est qu’un syncrétisme de toutes les religions et de toutes les philosophies antérieures.

Les Druses ne reconnaissent qu’un seul dieu, qui est Hakem ; seulement ce dieu, comme le Bouddha des Indous, s’est manifesté au monde sous plusieurs formes différentes. Il s’est incarné dix fois en différens lieux de la terre : dans l’Inde d’abord, en Perse plus tard, dans l’Iémen, à Tunis et ailleurs encore. C’est ce qu’on appelle les stations. Hakem se nomme au ciel Albar.

Après lui viennent cinq ministres, émanations directes de le Divinité, dont les noms d’anges sont Gabriel, Michel, Israfil, Azariel et Métatron ; on les appelle symboliquement l’Intelligence l’Âme, la Parole, le Précédent et le Suivant. Trois autres ministres d’un degré inférieur s’appellent, au figuré, l’Application, l’Ouverture et le Fantôme, ils ont, en outre, des noms d’hommes qui s’appliquent à leurs incarnations diverses, car eux aussi interviennent de temps en temps dans le grand drame de la vie humaine.

Ainsi, dans le catéchisme druse, le principal ministre, nommé Hamza, qui est le même que Gabriel, est regardé comme ayant paru sept fois ; il se nommait Schatnil à l’époque d’Adam, plus tard Pythagore, David, Schoaïb ; du temps de Jésus, il était le vrai messie et se nommait Éléazar ; du temps de Mahomet, on l’appelait Salman el-Farési, et enfin, sous le nom d’Hamza, il fut le prophète de Hakem, calife et dieu, et fondateur réel de la religion druse.

Voilà, certes, une croyance où le ciel se préoccupe constamment de l’humanité. Les époques où ces puissances interviennent s’appellent révolutions. Chaque fois que la race humaine se fourvoie et tombe trop profondément dans l’oubli de ses devoirs, l’Être suprême et ses anges se font hommes, et, par les seuls moyens humains, rétablissent l’ordre dans les choses. C’est toujours au fond l’idée chrétienne avec une intervention plus fréquente de la Divinité, mais l’idée chrétienne sans Jésus, car les Druses supposent que les apôtres ont livré aux Juifs un faux messie, qui s’est dévoué pour cacher l’autre ; le véritable (Hamza) se trouvait au nombre des disciples, sous le nom d’Eléazar, et ne faisait que souffler sa pensée à Jésus, fils de Joseph. Quant aux évangélistes, ils les appellent les pieds de la sagesse, et ne font à leurs récits que cette seule variante. Il est vrai qu’elle supprime l’adoration de la croix et la pensée d’un Dieu immolé par les hommes.

Maintenant, par ce système de révélations religieuses qui se succèdent d’époque en époque, les Druses admettent aussi l’idée musulmane, mais sans Mahomet. C’est encore Hamza qui, sous le nom de Salman el-Farési, a semé cette parole nouvelle. Plus tard, la dernière incarnation de Hakem et d’Hamza est venue coordonner les dogmes divers révélés au monde sept fois depuis Adam, et qui se rapportent aux époques d’Hénoch, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de Pythagore, du Christ et de Mahomet.

On voit que toute cette doctrine repose au fond sur une interprétation particulière de la Bible, car il n’est question dans cette chronologie d’aucune divinité des idolâtres, et Pythagore en est le seul personnage qui s’éloigne de la tradition mosaïque. On peut s’expliquer aussi comment cette série de croyances a pu faire passer les Druses tantôt pour Turcs, tantôt pour chrétiens.

Nous avons compté huit personnages célestes qui interviennent dans la foule des hommes, les uns luttant comme le Christ par la parole, les autres par l’épée comme les dieux d’Homère. Il existe nécessairement aussi des anges de ténèbres qui remplissent un rôle tout opposé. Aussi, dans l’histoire du monde qu’écrivent les Druses, voit-on chacune des sept périodes offrir l’intérêt d’une action grandiose, où ces éternels ennemis se cherchent sous ce masque humain, et se reconnaissent à leur supériorité ou à leur haine. Ainsi l’esprit du mal sera tour à tour Eblis ou le serpent ; Méthouzaël, le roi de la ville des géans, à l’époque du déluge ; Nemrod, du temps d’Abraham ; Pharaon, du temps de Moïse ; plus tard, Antiochus, Hérode et autres monstrueux tyrans, secondés d’acolytes sinistres, qui renaissent aux mêmes époques pour contrarier le règne du Seigneur. Selon quelques sectes, ce retour est soumis à un cycle millénaire que ramène l’influence de certains astres ; — dans ce cas, on ne compte pas l’époque de Mahomet comme grande révolution périodique ; — le drame mystique qui renouvelle à chaque fois la face du monde est tantôt le paradis perdu, tantôt le déluge, tantôt la fuite d’Égypte, tantôt le règne de Salomon ; la mission du Christ et le règne de Hakem en forment les deux derniers tableaux. A ce point de vue, le Mahdi ne pourrait maintenant reparaître qu’en l’an 2000.

Dans toute cette doctrine, on ne trouve point trace du péché originel ; il n’y a aussi ni paradis pour les justes, ni enfer pour les méchans. La récompense et l’expiation ont lieu sur la terre par le retour des âmes dans d’autres corps. La beauté, la richesse, la puissance, sont données aux élus ; les infidèles sont les esclaves, les malades, les souffrans. Une vie pure peut cependant les replacer encore au rang dont ils sont déchus, et faire tomber à leur place l’élu trop fier de sa prospérité. Quant à la transmigration, elle s’opère d’une manière fort simple : le nombre des hommes est constamment le même sur la terre. A chaque seconde, il en meurt un et il en naît un autre ; l’âme qui fuit est appelée magnétiquement dans le rayon du corps qui se forme, et l’influence des astres règle providentiellement cet échange de destinées ; mais les hommes n’ont pas, comme les esprits célestes, la conscience de leurs migrations. Les fidèles peuvent cependant, en s’élevant par les neuf degrés de l’initiation, arriver peu à peu à la connaissance de toutes choses et d’eux-mêmes. C’est là le bonheur réservé aux akkals (spirituels), et tous les Druses peuvent s’élever à ce rang par l’étude et par la vertu. Ceux au contraire qui ne font que suivre la loi sans prétendre à la sagesse s’appellent djahels, c’est-à-dire ignorans. Ils conservent toujours la chance de s’élever dans une autre vie et d’épurer leurs âmes trop attachées à la matière.

Quant aux chrétiens, juifs, mahométans et idolâtres, on comprend bien que leur position est bien inférieure. Cependant il faut dire, à la louange de la religion druse, que c’est la seule peut-être qui ne dévoue pas ses ennemis aux peines éternelles. Lorsque le messie aura reparu, les Druses seront établis dans toutes les royautés, gouvernemens et propriétés de la terre en raison de leurs mérites, et les autres peuples passeront à l’état de valets, d’esclaves et d’ouvriers ; enfin ce sera la plèbe vulgaire. Le cheik m’assurait à ce propos que les chrétiens ne seraient pas les plus maltraités. Espérons donc que les Druses seront bon maîtres.

Ces détails m’intéressaient tellement, que je voulus connaître enfin la vie de cet illustre Hakem, que les historiens ont peint comme un fou furieux, mi-partie de Néron et d’Héliogabale. Je comprenais bien qu’au point de vue des Druses sa conduite devait s’expliquer d’une tout autre manière.

Le bon cheik ne se plaignait pas trop de mes visites fréquentes ; de plus il savait que je pouvais lui être utile auprès du pacha d’Acre. — Il a donc bien voulu me raconter, avec toute la pompe romanesque du génie arabe, cette histoire de Hakem, que je transcris telle à peu près qu’il me l’a dite. En Orient tout devient conte. — Il ne faut pas croire cependant que ceci fasse suite aux Mille et Une Nuits. Les faits sont fondés sur les traditions les plus authentiques.

 

HISTOIRE DU CALIFE HAKEM

I.

Sur la rive droite du Nil, à quelque distance du port de Fostat, où se trouvent les ruines du vieux Caire, non loin de la montagne du Mokattam, qui domine la ville nouvelle, il y avait quelque temps après l’an 1000 des chrétiens, qui se rapporte au IVe siècle de l’hégire musulmane, un petit village habité en partie par des gens de la secte des sabéens.

Des dernières maisons qui bordent le fleuve, on jouit d’une vue charmante ; le Nil enveloppe de ses flots caressans l’île de Roddah, qu’il a l’air de soutenir comme une corbeille de fleurs qu’un esclave porterait dans ses bras. Sur l’autre rive, on aperçoit Gizeh, et le soir, lorsque le soleil vient de disparaître, les pyramides déchirent de leurs triangles gigantesques la bande de brume violette du couchant. Les têtes des palmiers-doums, des sycomores et des figuiers de Pharaon se détachent en noir sur ce fond clair. Des troupeaux de buffles que semble garder de loin le sphinx, allongé dans la plaine comme un chien en arrêt, descendent par longues files à l’abreuvoir, et les lumières des pêcheurs piquent d’étoiles d’or l’ombre opaque des berges.

Au village des sabéens, l’endroit où l’on jouissait le mieux de cette perspective était un okel aux blanches murailles, ombragé d’un immense caroubier, dont la terrasse avait le pied dans l’eau, et dont toutes les nuits les bateliers qui descendaient ou remontaient le Nil pouvaient voir trembloter les veilleuses.

A travers les baies des arcades, un curieux placé dans une cange au milieu du fleuve aurait aisément discerné dans l’intérieur de l’okel les voyageurs et les habitués assis devant de petites tables sur des cages de bois de palmier ou des divans recouverts de nattes, et se fût assurément étonné de leur aspect étrange. Leurs gestes extravagans suivis d’une immobilité stupide, les rires insensés, les cris inarticulés qui s’échappaient par instans de leur poitrine, lui eussent fait deviner une de ces maisons où, bravant les défenses, les infidèles vont s’enivrer de vin, de bouza (bière) ou de hachich.

Un soir, une barque dirigée avec la certitude que donne la connaissance des lieux, vint aborder dans l’ombre de la terrasse, au pied d’un escalier dont l’eau baisait les premières marches, et il s’en élança un jeune homme de bonne mine, qui semblait un pêcheur, et qui, montant les degrés d’un pas ferme et rapide, s’assit dans l’angle de la salle à une place qui paraissait la sienne. Personne ne fit attention à sa venue ; c’était évidemment un habitué.

Au même moment, par la porte opposée, c’est-à-dire du côté de terre, entrait un homme vêtu d’une tunique de laine noire, portant, contre la coutume, de longs cheveux sous un takieh (bonnet blanc).

Son apparition inopinée causa quelque surprise. Il s’assit dans un coin à l’ombre, et, l’ivresse générale reprenant le dessus, personne bientôt ne fit attention à lui. Quoique ses vêtemens fussent misérables, le nouveau venu ne portait pas sur sa figure l’humilité inquiète de la misère. Ses traits, fermement dessinés, rappelaient les lignes sévères du masque léonin. Ses yeux, d’un bleu sombre comme celui du saphir, avaient une puissance indéfinissable ; ils effrayaient et charmaient à la fois.

Yousouf, c’était le nom du jeune homme amené par la cange, se sentit tout de suite au cœur une sympathie secrète pour l’inconnu dont il avait remarqué la présence inaccoutumée. N’ayant pas encore pris part à l’orgie, ils se rapprocha du divan sur lequel s’était accroupi l’étranger.

— Frère, dit Yousouf, tu parais fatigué ; sans doute tu viens de loin ? Veux-tu prendre quelque rafraîchissement ?

— En effet, ma route a été longue, répondit l’étranger. Je suis entré dans cet okel pour me reposer ; mais que pourrais-je boire ici, où l’on ne sert que des breuvages défendus ?

— Vous autres musulmans, vous n’osez mouiller vos lèvres que d’eau pure ; mais nous, qui sommes de la secte des sabéens, nous pouvons, sans offenser notre loi, nous désaltérer du généreux sang de la vigne ou de la blonde liqueur de l’orge.

— Je ne vois pourtant devant toi aucune boisson fermentée ?

— Oh ! il y a long-temps que j’ai dédaigné leur ivresse grossière, dit Yousouf en faisant signe à un noir qui posa sur la table deux petites tasses de verre entourées de filigrane d’argent et une boîte remplie d’une pâte verdâtre où trempait une spatule d’ivoire. — Cette boîte contient le paradis promis par ton prophète à ses croyans, et, si tu n’étais pas si scrupuleux, je te mettrais dans une heure aux bras des houris sans te faire passer sur le pont d’Alsirat, continua en riant Yousouf.

— Mais cette pâte est du hachich, si je ne me trompe, répondit l’étranger en repoussant la tasse dans laquelle Yousouf avait déposé une portion de la fantastique mixture, et le hachich est prohibé.

— Tout ce qui est agréable est défendu, dit Yousouf en avalant une première cuillerée.

L’étranger fixa sur lui ses prunelles d’un azur sombre, la peau de son front se contracta avec des plis si violens, que sa chevelure en suivait les ondulations ; un moment on eût dit qu’il voulait s’élancer sur l’insouciant jeune homme et le mettre en pièces ; mais il se contint, ses traits se détendirent, et, changeant subitement d’avis, il allongea la main, prit la tasse, et se mit à déguster lentement la pâte verte.

Au bout de quelques minutes, les effets du hachich commençaient à se faire sentir sur Yousouf et sur l’étranger ; une douce langueur se répandait dans tous leurs membres, un vague sourire voltigeait sur leurs lèvres. Quoiqu’ils eussent à peine passé une demi-heure l’un près de l’autre, il leur semblait se connaître depuis mille ans. La drogue agissant avec plus de force sur eux, ils commencèrent à rire, s’agiter et à parler avec une volubilité extrême, l’étranger surtout, qui, strict observateur des défenses, n’avait jamais goûté de cette préparation et en ressentait vivement les effets. Il paraissait en proie à une exaltation extraordinaire ; des essaims de pensées nouvelles inouïes, inconcevables, traversaient son âme en tourbillons de feu ; ses yeux étincelaient comme éclairés intérieurement par le reflet d’un monde inconnu, une dignité surhumaine relevait son maintien, puis la vision s’éteignait, et il se laissait aller mollement sur les carreaux à toutes les béatitudes du kief.

— Eh bien ! compagnon, dit Yousouf, saisissant cette intermittence dans l’ivresse de l’inconnu, que te semble de cette honnête confiture aux pistaches ? Anathématiseras-tu toujours les braves gens qui se réunissent tranquillement dans une salle basse pour être heureux à leur manière ?

— Le hachich rend pareil à Dieu, répondit l’étranger d’une voix lente et profonde.

— Oui, répliqua Yousouf avec enthousiasme ; les buveurs d’eau ne connaissent que l’apparence grossière et matérielle des choses. L’ivresse, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux de l’âme ; l’esprit, dégagé du corps, son pesant geôlier, s’enfuit comme un prisonnier dont le gardien s’est endormi, laissant la clé à la porte du cachot. Il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière, causant familièrement avec les génies qu’il rencontre et qui l’éblouissent de révélations soudaines et charmantes. Il traverse d’un coup d’aile facile des atmosphères de bonheur indicible, et cela dans l’espace d’une minute qui semble éternelle, tant ces sensations s’y succèdent avec rapidité. Moi j’ai un rêve qui reparaît sans cesse, toujours le même et toujours varié : lorsque je me retire dans ma cange, chancelant sous la splendeur de mes visions, fermant la paupière à ce ruissellement perpétuel d’hyacinthes, d’escarboucles, d’émeraudes, de rubis, qui forment le fond sur lequel le hachich dessine des fantaisies merveilleuses, comme au sein de l’infini j’aperçois une figure céleste, plus belle que toutes les créations des poètes, qui me sourit avec une pénétrante douceur, et qui descend des cieux pour venir jusqu’à moi. Est-ce un ange, une péri ? Je ne sais. Elle s’assied à mes côtés dans la barque, dont le bois grossier se change aussitôt en nacre de perle et flotte sur une rivière d’argent, poussée par une brise chargée de parfums.

— Heureuse et singulière vision ! murmura l’étranger en balançant la tête.

— Ce n’est pas là tout, continua Yousouf. Une nuit, j’avais pris une dose moins forte ; je me réveillai de mon ivresse, lorsque ma cange passait à la pointe de l’île de Rodda. Une femme semblable à celle de mon rêve penchait sur moi des yeux qui, pour être humains, n’en avaient pas moins un éclat céleste ; son voile entr’ouvert laissait flamboyer aux rayons de la lune une veste raide de pierreries. Ma main rencontra la sienne ; sa peau douce, onctueuse et fraîche comme un pétale de fleur, ses bagues, dont les ciselures m’effleurèrent, me convainquirent de la réalité.

— Près de l’île de Rodda ? se dit l’étranger d’un air méditatif.

— Je n’avais pas rêvé, poursuivit Yousouf sans prendre garde à la remarque de son confident improvisé ; le hachich n’avait fait que développer un souvenir enfoui au plus profond de mon âme, car ce visage divin m’était connu. Par exemple, où l’avais-je vu déjà ? dans quel monde nous étions-nous rencontrés ? quelle existence antérieure nous avait mis en rapport ? C’est ce que je ne saurais dire, mais ce rapprochement si étrange, cette aventure si bizarre ne me causaient aucune surprise : il me paraissait tout naturel que cette femme, qui réalisait si complètement mon idéal, se trouvât là dans ma cange, au milieu du Nil, comme si elle se fût élancée du calice d’une de ces larges fleurs qui montent à la surface des eaux. Sans lui demander aucune explication, je me jetai à ses pieds et, comme à la péri de mon rêve, je lui adressai tout ce que l’amour dans son exaltation peut imaginer de plus brûlant et de plus sublime ; il me venait des paroles d’une signification immense, des expressions qui renfermaient des univers de pensées, des phrases mystérieuses où vibrait l’écho des mondes disparus. Mon âme se grandissait dans le passé et dans l’avenir ; l’amour que j’exprimais, j’avais la conviction de l’avoir ressenti de toute éternité.

A mesure que je parlais, je voyais ses grands yeux s’allumer et lancer des effluves ; ses mains transparentes s’étendaient vers moi s’effilant en rayons de lumière. Je me sentais enveloppé d’un réseau de flamme et je retombais malgré moi de la veille dans le rêve. Quand je pus secouer l’invincible et délicieuse torpeur qui liait mes membres, j’étais sur la rive opposée à Gizeh, adossé à un palmier, et mon noir dormait tranquillement à côté de la cange qu’il avait tirée sur le sable. Une lueur rose frangeait l’horizon ; le jour allait paraître.

— Voilà un amour qui ne ressemble guère aux amours terrestres, dit l’étranger sans faire la moindre objection aux impossibilités du récit d’Yousouf, car le hachich rend facilement crédule aux prodiges.

— Cette histoire incroyable, je ne l’ai jamais dite à personne ; pourquoi te l’ai-je confiée à toi que je n’ai jamais vu ? Il me paraît difficile de l’expliquer. Un attrait mystérieux m’entraîne vers toi. Quand tu as pénétré dans cette salle, une voix a crié au fond de mon âme : « Le voilà donc enfin. » Ta venue a calmé une inquiétude secrète qui ne me laissait aucun repos. Tu es celui que j’attendais sans le savoir. Mes pensées s’élancent au-devant de toi, et j’ai dû te raconter tous les mystères de mon cœur.

— Ce que tu éprouves, répondit l’étranger, je le sens aussi, et je vais te dire ce que je n’ai pas même osé m’avouer jusqu’ici. Tu as une passion impossible, moi j’ai une passion monstrueuse ; tu aimes une péri, moi j’aime... ma sœur ! et cependant, chose étrange, je ne puis éprouver aucun remords de ce penchant illégitime ; j’ai beau me condamner, je suis absous par un pouvoir mystérieux que je sens en moi. Mon amour n’a rien des impuretés terrestres. Ce n’est pas la volupté qui me pousse vers ma sœur, bien qu’elle égale en beauté le fantôme de mes visions ; c’est un attrait indéfinissable, une affection profonde comme la mer, vaste comme le ciel, et telle que pourrait l’éprouver un dieu. L’idée que ma sœur pourrait s’unir à un homme m’inspire le dégoût et l’horreur comme un sacrilège ; il y a chez elle quelque chose de céleste que je devine à travers les voiles de la chair. Malgré le nom dont la terre la nomme, c’est l’épouse de mon âme divine, la vierge qui me fut destinée dès les premiers jours de la création ; par instans je crois ressaisir à travers les âges et les ténèbres des apparences de notre filiation secrète. Des scènes qui se passaient avant l’apparition des hommes sur la terre me reviennent en mémoire, et je me vois sous les rameaux d’or de l’Eden assis auprès d’elle et servi par les esprits obéissans. En m’unissant à une autre femme, je craindrais de prostituer et de dissiper l’âme du monde qui palpite en moi. Par la concentration de nos sangs divins, je voudrais obtenir une race immortelle, un dieu définitif, plus puissant que tous ceux qui se sont manifestés jusqu’à présent sous divers noms et diverses apparences ! 

Pendant qu’Yousouf et l’étranger échangeaient ces confidences bizarres, les habitués de l’okel, agités par l’ivresse, se livraient à des contorsions extravagantes, à des rires insensés, à des pamoisons extatiques, à des danses convulsives ; mais peu à peu, la force du chanvre s’étant dissipée, le calme leur était revenu, et ils gisaient le long des divans dans l’état de prostration qui suit ordinairement ces excès.

Un homme à mine patriarcale, dont la barbe inondait la robe traînante, entra dans l’okel et s’avança jusqu’au milieu de la salle.

— Mes frères, levez-vous, dit-il d’une voix sonore ; je viens d’observer le ciel ; l’heure est favorable pour sacrifier devant le sphinx le coq blanc en l’honneur d’Hermès et d’Agathodœmon. 

Les sabéens se dressèrent sur leurs pieds et parurent se disposer à suivre leur prêtre ; mais l’étranger, en entendant cette proposition, changea deux ou trois fois de couleur : le bleu de ses yeux devint noir, des plis terribles sillonnèrent sa face, et il s’échappa de sa poitrine un rugissement sourd qui fit retourner l’assemblée d’effroi, comme si un lion véritable fût tombé au milieu de l’okel.

— Impies ! blasphémateurs ! brutes immondes ! adorateurs d’idoles ! s’écria-t-il d’une voix retentissante comme un tonnerre.

A cette explosion de colère succéda dans l’assemblée un mouvement de stupeur. L’inconnu avait un tel air d’autorité et soulevait les plis de son sayon par des gestes si fiers, que nul n’osa répondre à ses injures.

Le vieillard s’approcha et lui dit : Quel mal trouves-tu, frère, à sacrifier un coq, suivant les rites, aux bons génies Hermès et Agathodœmon ?

L’étranger grinça des dents d’une manière formidable.

— Si tu ne partages pas la croyance des sabéens, qu’es-tu venu faire ici ? Es-tu sectateur de Jésus ou de Mahomet ?

— Mahomet et Jésus sont des imposteurs, s’écria l’inconnu avec une puissance de blasphème incroyable.

— Sans doute tu suis la religion des Parsis, tu vénères le feu...

— Fantômes, dérisions, mensonges que tout cela ! interrompit l’homme au sayon noir avec un redoublement d’indignation.

— Alors qui adores-tu ?

— Il me demande qui j’adore !... Je n’adore personne, puisque je suis Dieu moi-même ! le seul, le vrai, l’unique Dieu, dont les autres ne sont que les ombres. 

A cette assertion inconcevable, inouïe, folle, les sabéens se jetèrent sur le blasphémateur, à qui ils eussent fait un mauvais parti, si Yousouf, le couvrant de son corps, ne l’eût entraîné à reculons jusqu’à la terrasse que baignait le Nil, quoiqu’il se débattît et criât comme un forcené. Ensuite, d’un coup de pied vigoureux donné au rivage, Yousouf lança la barque au milieu du fleuve. Quand ils eurent pris le courant : — Où faudra-t-il que je te conduise ? dit Yousouf à son ami.

Là-bas, dans l’île de Rodda, où tu vois briller ces lumières, répondit l’étranger, dont l’air de la nuit avait calmé l’exaltation.

En quelques coups de rames, il atteignit la rive, et l’homme au sayon noir, avant de sauter à terre, dit à son sauveur en lui offrant un anneau d’un travail ancien qu’il tira de son doigt : « En quelque lieu que tu me rencontres, tu n’as qu’à me présenter cette bague, et je ferai ce que tu voudras. » Puis il s’éloigna et disparut sous les arbres qui bordent le fleuve. Pour rattraper le temps perdu, Yousouf, qui voulait assister au sacrifice du coq, se mit à couper l’eau du Nil avec un redoublement d’énergie.

II.

Quelques jours après, le calife sortit comme à l’ordinaire de son palais pour se rendre à l’observatoire de Mokattam. Tout le monde était accoutumé à le voir sortir ainsi, de temps en temps, monté sur un âne et accompagné d’un seul esclave qui était muet. On supposait qu’il passait la nuit à contempler les astres, car on le voyait revenir au point du jour dans le même équipage, et cela étonnait d’autant moins ses serviteurs, que son père, Aziz-Billah, et son grand-père, Moëzzeldin, le fondateur du Caire, avaient fait ainsi, étant fort versés tous deux dans les sciences cabalistiques ; mais le calife Hakem, après avoir observé la disposition des astres et compris qu’aucun danger ne le menaçait immédiatement, quittait ses habits ordinaires, prenait ceux de l’esclave, qui restait à l’attendre dans la tour, et, s’étant un peu noirci la figure de manière à déguiser ses traits, il descendait dans la ville pour se mêler au peuple et apprendre des secrets dont plus tard il faisait son profit comme souverain. C’est sous un pareil déguisement qu’il s’était introduit naguère dans l’okel des sabéens.

Cette fois-là, Hakem descendit vers la place de Roumelieh, le lieu du Caire où la population forme les groupes les plus animés : on se rassemblait dans les boutiques et sous les arbres pour écouter ou réciter des contes et des poèmes, en consommant des boissons sucrées, des limonades et des fruits confits. Des jongleurs, des almées et des montreurs d’animaux attiraient ordinairement autour d’eux une foule empressée de se distraire après les travaux de la journée ; mais, ce soir-là, tout était changé, le peuple présentait l’aspect d’une mer orageuse avec ses houles et ses brisans. Des voix sinistres couvraient çà et là le tumulte, et des discours pleins d’amertume retentissaient de toutes parts. Le calife écouta, et entendit partout cette exclamation : Les greniers publics sont vides !

En effet, depuis quelque temps, une disette très forte inquiétait la population ; l’espérance de voir arriver bientôt les blés de la haute Égypte avait calmé momentanément les craintes : chacun ménageait ses ressources de son mieux ; pourtant, ce jour-là, la caravane de Syrie étant arrivée très nombreuse, il était devenu presque impossible de trouver à se nourrir, et une grande foule excitée par les étrangers s’était portée aux greniers publics du vieux Caire, ressource suprême des plus grandes famines. Le dixième de chaque récolte est entassé là dans d’immenses enclos formés de hauts murs et construits jadis par Amrou. Sur l’ordre du conquérant de l’Égypte, ces greniers furent laissés sans toiture afin que les oiseaux du ciel pussent y prélever leur part. On avait respecté depuis cette disposition pieuse, qui ne laissait perdre d’ordinaire qu’une faible partie de la réserve, et semblait porter bonheur à la ville ; mais ce jour-là, quand le peuple en fureur demanda qu’il lui fût livré des grains, les employés répondirent qu’il était venu des bandes d’oiseaux qui avaient tout dévoré. A cette réponse, le peuple s’était cru menacé des plus grands maux, et depuis ce moment, la consternation régnait partout.

— Comment, se disait Hakem, n’ai-je rien su de ces choses ? Est-il possible qu’un prodige pareil se soit accompli ? J’en aurais vu l’annonce dans les astres ; rien n’est dérangé non plus dans le pentacle que j’ai tracé. 

Il se livrait à cette méditation, quand un vieillard, qui portait le costume des Syriens, s’approcha et lui dit : — Pourquoi ne leur donnes-tu pas du pain, seigneur ? 

Hakem leva la tête avec étonnement, fixa son œil de lion sur l’étranger et crut que cet homme l’avait reconnu sous son déguisement.

Cet homme était aveugle.

— Es-tu fou, dit Hakem, de t’adresser avec ces paroles à quelqu’un que tu ne vois pas et dont tu n’as entendu que les pas dans la poussière !

— Tous les hommes, dit le vieillard, sont aveugles vis-à-vis de Dieu.

— C’est donc à Dieu que tu t’adresses ?

— C’est à toi, seigneur. 

Hakem réfléchit un instant, et sa pensée tourbillonna de nouveau comme dans l’ivresse du hachich.

— Sauve-les, dit le vieillard, car toi seul es la puissance, toi seul es la vie, toi seul es la volonté.

— Crois-tu donc que je puisse créer du blé ici, sur l’heure ? répondit Hakem en proie à une pensée indéfinie.

— Le soleil ne peut luire à travers le nuage, il le dissipe lentement. Le nuage qui te voile en ce moment, c’est le corps où tu as daigné descendre, et qui ne peut agir qu’avec les forces de l’homme. Chaque être subit la loi des choses ordonnées par Dieu. Dieu seul n’obéit qu’à la loi qu’il s’est faite lui-même. Le monde, qu’il a formé par un art cabalistique, se dissoudrait à l’instant, s’il manquait à sa propre volonté.

— Je vois bien, dit le calife avec un effort de raison, que tu n’es qu’un mendiant ; tu as reconnu qui je suis sous ce déguisement, mais ta flatterie est grossière. Voici une bourse de sequins ; laisse-moi.

— J’ignore quelle est ta condition, seigneur, car je ne vois qu’avec les yeux de l’âme. Quant à de l’or,je suis versé dans l’alchimie et je sais en faire quand j’en ai besoin ; je donne cette bourse à ton peuple. Le pain est cher ; mais, dans cette bonne ville du Caire, avec de l’or on a de tout.

— C’est quelque nécroman, se dit Hakem.

Cependant la foule ramassait les pièces semées à terre par le vieillard syrien et se précipitait au four du boulanger le plus voisin. On ne donnait ce jour-là qu’une ocque (trois livres) de pain pour chaque sequin d’or.

— Ah ! c’est comme cela, dit Hakem ; je comprends ! Ce vieillard, qui vient du pays de la sagesse, m’a reconnu et m’a parlé par allégorie. Le calife est l’image de Dieu ; ainsi que Dieu je dois punir. 

Il se dirigea vers la citadelle, où il trouva le chef du guet, Abou-Arous, qui était dans la confidence de ses déguisemens. Il se fit suivre de cet officier et de son bourreau, comme il avait déjà fait en plusieurs circonstances, aimant assez, comme la plupart des princes orientaux, cette sorte de justice expéditive, puis il les ramena vers la maison du boulanger qui avait vendu le pain au poids de l’or. — Voici un voleur, dit-il au chef du guet.

— Il faut donc, dit celui-ci, lui clouer l’oreille au volet de sa boutique ?

— Oui, dit le calife, après avoir coupé la tête toutefois. 

Le peuple, qui ne s’attendait pas à pareille fête, fit cercle avec joie dans la rue, tandis que le boulanger protestait en vain de son innocence. Le calife, enveloppé dans un machlah noir qu’il avait pris à la citadelle, semblait remplir les fonctions d’un simple cadi.

Le boulanger était à genoux et tendait le cou en recommandant son âme aux anges Monkir et Nekir. A cet instant, un jeune homme fendit la foule et s’élança vers Hakem en lui montrant un anneau d’argent constellé. — C’était Yousouf le sabéen.

— Accordez-moi, s’écria-t-il, la grâce de cet homme.

Hakem se rappela sa promesse et reconnut son ami des bords du Nil. Il fit un signe ; le bourreau s’éloigna du boulanger, qui se releva joyeusement. Hakem, entendant les murmures du peuple désappointé, dit quelques mots à l’oreille du chef du guet, qui s’écria à haute voix :

— Le glaive est suspendu jusqu’à demain à pareille heure. Alors il faudra que chaque boulanger fournisse le pain à raison de dix ocques pour un sequin.

— Je comprenais bien l’autre jour, dit le sabéen à Hakem, que vous étiez un homme de justice, en voyant votre colère contre les boissons défendues ; aussi cette bague me donne un droit dont j’userai de temps en temps.

— Mon frère, vous avez dit vrai, répondit le calife en l’embrassant. Maintenant ma soirée est finie ; allons faire une petite débauche de hachich à l’okel des sabéens.

III.

A son entrée dans la maison, Yousouf prit à part le chef de l’okel et le pria d’excuser son ami de la conduite qu’il avait tenue quelques jours auparavant. Chacun, dit-il, a son idée fixe dans l’ivresse. La sienne alors est d’être Dieu ! Cette explication fut transmise aux habitués, qui s’en montrèrent satisfaits.

Les deux amis s’assirent au même endroit que la veille ; le négrillon leur apporta la boîte qui contenait la pâte enivrante, et ils en prirent chacun une dose, qui ne tarda pas à produire son effet ; mais le calife, au lieu de s’abandonner aux fantaisies de l’hallucination et de se répandre en conversations extravagantes, se leva comme poussé par le bras de fer d’une idée fixe : une résolution immuable était écrite sur ses grands traits fermement sculptés, et, d’un ton de voix d’une autorité irrésistible, il dit à Yousouf :

— Frère, il faut prendre ta cange et me conduire à l’endroit où tu m’as déposé hier à l’île de Rodda, près des terrasses du jardin. 

A cet ordre inopiné, Yousouf sentit errer sur ses lèvres quelques représentations qu’il lui fut impossible de formuler, bien qu’il lui parût bizarre de quitter l’okel précisément lorsque les béatitudes du hachich réclamaient le repos et les divans pour se développer à leur aise ; mais une telle puissance de volonté éclatait dans les yeux du calife, que le jeune homme descendit silencieusement à sa cange. Hakem s’assit à l’extrémité, près de la proue, et Yousouf se courba sur les rames. Le calife, qui, pendant ce court trajet, avait donné les signes de la plus violente exaltation, sauta à terre sans attendre que la barque se fût rangée au bord, et congédia son ami d’un geste royal et majestueux. Yousouf retourna à l’okel, et le prince prit le chemin du palais.

Il rentra par une poterne dont il toucha le ressort secret, et se trouva bientôt, après avoir franchi quelques corridors obscurs, au milieu de ses appartemens, où son apparition surprit ses gens, habitués à ne le voir revenir qu’aux premières lueurs du jour. Sa physionomie illuminée de rayons, sa démarche à la fois incertaine et raide, ses gestes étranges, inspirèrent une vague terreur aux eunuques ; ils imaginaient qu’il allait se passer au palais quelque chose d’extraordinaire, et, se tenant debout contre les murailles, la tête basse et les bras croisés, ils attendirent l’événement dans une respectueuse anxiété. On savait les justices d’Hakem promptes, terribles et sans motif apparent. Chacun tremblait, car nul ne se sentait pur.

Hakem cependant ne fit tomber aucune tête. Une pensée plus grave l’occupait tout entier ; négligeant ces petits détails de police, il se dirigea vers l’appartement de sa sœur, la princesse Sétalmulc, action contraire à toutes les idées musulmanes, et, soulevant la portière, il pénétra dans la première salle, au grand effroi des eunuques et des femmes de la princesse, qui se voilèrent précipitamment le visage.

Sétalmulc, — ce nom veut dire la dame du royaume — était assise au fond d’une pièce retirée, sur une pile de carreaux qui garnissaient une alcôve pratiquée dans l’épaisseur de la muraille ; l’intérieur de cette salle éblouissait par sa magnificence. La voûte, travaillée en petits dômes, offrait l’apparence d’un gâteau de miel ou d’une grotte à stalactites par la complication ingénieuse et savante de ses ornemens, où le rouge, le vert, l’azur et l’or mêlaient leurs teintes éclatantes. Des mosaïques de verre revêtaient les murs à hauteur d’homme de leurs plaques splendides ; des arcades évidées en cœur retombaient avec grâce sur les chapiteaux évasés en forme de turban que supportaient les colonnettes de marbre. Le long des corniches, sur les jambages des portes, sur les cadres des fenêtres couraient des inscriptions en écriture karmatique dont les caractères élégans se mêlaient à des fleurs, à des feuillages et à des enroulemens d’arabesques. Au milieu de la salle, une fontaine d’albâtre recevait dans sa vasque sculptée un jet d’eau dont la fusée de cristal montait jusqu’à la voûte et retombait en pluie fine avec un grésillement argentin.

A la rumeur causée par l’entrée de Hakem, Sétalmulc, inquiète, se leva et fit quelques pas vers la porte. Sa taille majestueuse parut avec tous ses avantages, car la sœur du calife était la plus belle princesse du monde : des sourcils d’un noir velouté surmontaient, de leurs arcs d’une régularité parfaite, des yeux qui faisaient baisser le regard comme si l’on eût contemplé le soleil ; son nez fin, d’une courbe légèrement aquiline indiquait la royauté de sa race, et, dans sa pâleur dorée, relevée aux joues de deux petits nuages de fard, sa bouche d’une pourpre éblouissante éclatait comme une grenade pleine de perles.

Le costume de Sétalmulc était d’une richesse inouïe : une corne de métal, recouverte de diamans, soutenait son voile de gaze mouchetée de paillons ; sa robe, mi-partie de velours vert et de velours incarnadin, disparaissait presque sous les inextricables ramages des broderies. Il se formait aux manches, aux coudes, à la poitrine, des foyers de lumière d’un éclat prodigieux, où l’or et l’argent croisaient leurs étincelles ; la ceinture, formée de plaques d’or travaillé à jour et constellée d’énormes boutons de rubis, glissait par son poids autour d’une taille souple et majestueuse, et s’arrêtait retenue par l’opulent contour des hanches. Ainsi vêtue, Sétalmulc faisait l’effet d’une de ces reines des empires disparus, qui avaient leurs dieux pour ancêtres.

La portière s’ouvrit violemment, et Hakem parut sur le seuil. A la vue de son frère, Sétalmulc ne put retenir un cri de surprise qui ne s’adressait pas tant à l’action insolite qu’à l’aspect étrange du calife. En effet, Hakem semblait n’être pas animé par la vie terrestre. Son teint pâle reflétait la lumière d’un autre monde. C’était bien la forme du calife, mais éclairé d’un autre esprit et d’une autre âme. Ses gestes étaient des gestes de fantôme, et il avait l’air de son propre spectre. Il s’avança vers Sétalmulc plutôt porté par la volonté que par des mouvemens humains, et quand il fut près d’elle, il l’enveloppa d’un regard si profond, si pénétrant, si intense, si chargé de pensées, que la princesse frissonna et croisa ses bras sur son sein, comme si une main invisible eût déchiré ses vêtemens.

— Sétalmulc, dit Hakem, j’ai pensé long-temps à te donner un mari ; mais aucun homme n’est digne de toi. Ton sang divin ne doit pas souffrir de mélange. Il faut transmettre intact à l’avenir le trésor que nous avons reçu du passé. C’est moi, Hakem, le calife, le seigneur du ciel et de la terre, qui serai ton époux : les noces se feront dans trois jours. Telle est ma volonté sacrée. 

La princesse éprouva à cette déclaration imprévue un tel saisissement, que sa réponse s’arrêta à ses lèvres ; Hakem avait parlé avec une telle autorité, une domination si fascinatrice, que Sétalmulc sentit que toute objection était impossible. Sans attendre la réponse de sa sœur, Hakam rétrograda jusqu’à la porte ; puis il regagna sa chambre, et, vaincu par le hachich, dont l’effet était arrivé à son plus haut degré, il se laissa tomber sur les coussins comme une masse et s’endormit.

Aussitôt après le départ de son frère, Sétalmulc manda près d’elle le grand-vizir Argévan, et lui raconta tout ce qui venait de se passer. Argévan avait été le régent de l’empire pendant la première jeunesse de Hakem, proclamé calife à onze ans ; un pouvoir sans contrôle était resté dans ses mains, et la puissance de l’habitude le maintenait dans les attributions du véritable souverain, dont Hakem avait seulement les honneurs.

Ce qui se passa dans l’esprit d’Argévan après le récit que lui fit Sétalmulc de la visite nocturne du calife ne peut humainement se décrire ; mais qui aurait pu sonder les secrets de cette âme profonde ? Est-ce l’étude et la méditation qui avaient amaigri ses joues et assombri son regard austère ? Est-ce la résolution et la volonté qui avaient tracé sur les lignes de son front la forme sinistre du tau, signe des destinées fatales ? La pâleur d’un masque immobile, qui ne se plissait par momens qu’entre les deux sourcils, annonçait-elle seulement qu’il était issu des plaines brûlées du Mahgreb ? Le respect qu’il inspirait à la population du Caire, l’influence qu’il avait prise sur les riches et les puissans, étaient-ils la reconnaissance de la sagesse et de la justice apportées à l’administration de l’état ?

Toujours est-il que Sétalmulc, élevée par lui, le respectait à l’égal de son père, le précédent calife. Argévan partagea l’indignation de la sultane, et dit seulement : — Hélas ! quel malheur pour l’empire ! Le prince des croyans a vu sa raison obscurcie. Après la famine, c’est un autre fléau dont le ciel nous frappe. Il faut ordonner des prières publiques ; notre seigneur est devenu fou (medjnoun).

— Dieu nous en préserve ! s’écria Sétalmulc.

— Au réveil du prince des croyans, ajouta le vizir, j’espère que cet égarement se sera dissipé, et qu’il pourra, comme à l’ordinaire, présider le grand conseil. 

Argévan attendait au point du jour le réveil du calife. Celui-ci n’appela ses esclaves que très tard, et on lui annonça que déjà la salle du divan était remplie de docteurs, de gens de loi et de cadis. Lorsque Hakem entra dans la salle, tout le monde se prosterna selon la coutume, et le vizir, en se relevant, interrogea d’un regard curieux le visage pensif du maître.

Ce mouvement n’échappa point au calife. Une sorte d’ironie glaciale lui sembla empreinte dans les traits de son ministre. Depuis quelque temps déjà le prince regrettait l’autorité trop grande qu’il avait laissé prendre à des inférieurs, et, en voulant agir par lui-même, il s’étonnait de rencontrer toujours des résistances parmi les ulémas, cachefs et moudhirs, tous dévoués à Argévan. C’est pour échapper à cette tutelle, et afin de juger les choses par lui-même, qu’il s’était précédemment résolu à des déguisemens et à des promenades nocturnes.

Le calife, voyant qu’on ne s’occupait que des affaires courantes, arrêta la discussion, et dit d’une voix éclatante : — Parlons un peu de la famine ; je me suis promis aujourd’hui de faire trancher la tête à tous les boulangers. — Un vieillard se leva du banc des ulémas, et dit : — Prince des croyans, n’as-tu pas fait grâce à l’un d’eux dans la nuit ? Le son de cette voix n’était pas inconnu au calife, qui répondit : — Cela est vrai, mais j’ai fait grâce à condition que le pain serait vendu à raison de dix ocques pour un sequin.

— Songe, dit le vieillard, que ces malheureux paient la farine dix sequins l’ardeb. Punis plutôt ceux qui la leur vendent à ce prix.

— Quels sont ceux-là ?

— Les moultezims, les cachefs, les moudhirs, et les ulémas eux-mêmes, qui en possèdent des amas dans leurs maisons.

Un frémissement courut parmi les membres du conseil et les assistans, qui étaient les principaux habitans du Caire.

Le calife pencha la tête dans ses mains et réfléchit quelques instans. Argévan irrité voulut répondre à ce que venait de dire le vieil uléma, mais la voix tonnante de Hakem retentit dans l’assemblée :

— Ce soir, dit-il, au moment de la prière, je sortirai de mon palais de Rodda, je traverserai le bras du Nil dans ma cange, et, sur le rivage, le chef du guet m’attendra avec son bourreau ; je suivrai la rive gauche du calish (canal), j’entrerai au Caire par la porte Bab-el-Tahla, pour me rendre à la mosquée de Rachida. A chaque maison de moultezim, de cachef ou d’uléma que je rencontrerai, je demanderai s’il y a du blé, et, dans toute maison où il n’y en aura pas, je ferai pendre ou décapiter le propriétaire. 

Le vizir Argévan n’osa pas élever la voix dans le conseil après ces paroles du calife ; mais le voyant rentrer dans ses appartemens, il se précipita sur ses pas, et lui dit : — Vous ne ferez pas cela, seigneur !

— Retire-toi ! dit Hakem avec colère. Te souviens-tu que, lorsque j’étais enfant, tu m’appelais par plaisanterie le Lézard... Eh bien ! maintenant le lézard est devenu dragon. 

IV.

Le soir même de ce jour, quand vint l’heure de la prière, Hakem entra dans la ville par le quartier des soldats, suivi seulement du chef du guet et de son exécuteur : il s’aperçut que toutes les rues étaient illuminées sur son passage. Les gens du peuple tenaient des bougies à la main pour éclairer la marche du prince, et s’étaient groupés principalement devant chaque maison de docteur, de cachef, de notaire ou autres personnages éminens qu’indiquait l’ordonnance. Partout le calife entrait et trouvait un grand amas de blé ; aussitôt il ordonnait qu’il fût distribué à la foule et prenait le nom du propriétaire. — Par ma promesse, leur disait-il, votre tête est sauve ; mais apprenez désormais à ne pas faire chez vous d’amas de blé, soit pour vivre dans l’abondance au milieu de la misère générale, soit pour le revendre au poids de l’or et tirer à vous en peu de jours toute la fortune publique. 

Après avoir visité ainsi quelques maisons, il envoya des officiers dans les autres et se rendit à la mosquée de Rachida pour faire lui-même la prière, car c’était un vendredi ; mais, en entrant, son étonnement fut grand de trouver la tribune occupée et d’être salué par ces paroles : — Que le nom d’Hakem soit glorifié sur la terre comme dans les cieux ! Louange éternelle au Dieu vivant ! 

Si enthousiasmé que fût le peuple de ce que venait de faire le calife, cette prière inattendue devait indigner les fidèles croyans : aussi plusieurs montèrent-ils à la chaire pour jeter en bas le blasphémateur ; mais ce dernier se leva et descendit avec majesté, faisant reculer à chaque pas les assaillans et traversant la foule étonnée, qui s’écriait en le voyant de plus près : « C’est un aveugle ! la main de Dieu est sur lui. » Hakem avait reconnu le vieillard de la place Roumelieh, et, comme dans l’état de veille un rapport inattendu unit parfois quelque fait matériel aux circonstances d’un rêve oublié jusque-là, il vit, comme par un coup de foudre, se mêler la double existence de sa vie et de ses extases. Cependant son esprit luttait encore contre cette impression nouvelle, de sorte que, sans s’arrêter plus long-temps dans la mosquée, il remonta à cheval et prit le chemin de son palais.

Il fit mander le vizir Argévan, mais ce dernier ne put être trouvé. Comme l’heure était venue d’aller au Mokattam consulter les astres, le calife se dirigea vers la tour de l’observatoire et monta à l’étage supérieur, dont la coupole, percée à jour, indiquait les douze maisons les astres. Saturne, la planète de Hakem, était pâle et plombé, et Mars, qui a donné son nom à la ville du Caire, flamboyait de cet éclat sanglant qui annonce guerre et danger. Hakem descendit au premier étage de la tour où se trouvait une table cabalistique établie par son grand-père Moëzzeldin. Au milieu d’un cercle autour duquel étaient écrits en chaldéen les noms de tous les pays de la terre, se trouvait la statue de bronze d’un cavalier armé d’une lance qu’il tenait droite ordinairement ; mais, quand un peuple ennemi marchait contre l’Égypte, le cavalier baissait sa lance en arrêt, et se tournait vers le pays d’où venait l’attaque. Hakem vit le cavalier tourné vers l’Arabie : « Encore cette race des Abassides ! s’écria-t-il, ces fils dégénérés d’Omar, que nous avions écrasés dans leur capitale de Bagdad ! Mais que m’importent ces infidèles maintenant, j’ai en main la foudre ! »

En y songeant davantage, pourtant, il sentait bien qu’il était homme comme par le passé ; l’hallucination n’ajoutait plus à sa certitude d’être un Dieu la confiance d’une force surhumaine.

— Allons, se dit-il, prendre les conseils de l’extase. Et il alla s’enivrer de nouveau de cette pâte merveilleuse, qui peut-être est la même que l’ambroisie, nourriture des immortels.

Le fidèle Yousouf était arrivé déjà, regardant d’un œil rêveur l’eau du Nil, morne et plate, diminuée à un point qui annonçait toujours la sécheresse et la famine. — Frère, lui dit Hakem, est-ce à tes amours que tu rêves ? Dis-moi alors quelle est ta maîtresse, et, sur mon serment, tu l’auras.

— Le sais-je, hélas ! dit Yousouf. Depuis que le souffle du Khamsin rend les nuits étouffantes, je ne rencontre plus sa cange dorée sur le Nil. Lui demander ce qu’elle est, l’oserais-je, même si je la revoyais ? J’arrive à croire parfois que tout cela n’était qu’une illusion de cette herbe perfide, qui attaque ma raison peut-être... si bien que je ne sais plus déjà même distinguer ce qui est rêve de ce qui est réalité.

— Le crois-tu ? dit Hakem avec inquiétude. Puis, après un instant d’hésitation, il dit à son compagnon : — Qu’importe ? Oublions la vie encore aujourd’hui. 

Une fois plongé dans l’ivresse du hachich, il arrivait, chose étrange ! que les deux amis entraient dans une certaine communauté d’idées et d’impressions. Yousouf s’imaginait souvent que son compagnon, s’élançant vers les cieux et frappant du pied le sol indigne de sa gloire, lui tendait la main et l’entraînait dans les espaces à travers les astres tourbillonnans et les atmosphères blanchies d’une semence d’étoiles ; bientôt Saturne, pâle mais couronné d’un anneau lumineux, grandissait et se rapprochait, entouré des sept lunes qu’emporte son mouvement rapide, et dès lors qui pourrait dire ce qui se passait à leur arrivée dans cette divine patrie de leurs songes ? La langue humaine ne peut exprimer que des sensations conformes à notre nature ; seulement, quand les deux amis conversaient dans ce rêve divin, les noms qu’ils se donnaient n’étaient plus des noms de la terre.

Au milieu de cette extase, arrivée au point de donner à leurs corps l’apparence de masses inertes, Hakem se tordit tout à coup en s’écriant : — Eblis ! Eblis ! — Au même instant, des zebecks enfonçaient la porte de l’okel, et, à leur tête, Argévan, le vizir, faisait cerner la salle et ordonnait qu’on s’emparât de tous ces infidèles, violateurs de l’ordonnance du calife, qui défendait l’usage du hachich et des boissons fermentées. — Démon ! s’écria le calife reprenant ses sens et rendu à lui-même, je te faisais chercher pour avoir ta tête ! Je sais que c’est toi qui as organisé la famine et distribué à tes créatures la réserve des greniers de l’état ! A genoux devant le prince des croyans ! commence par répondre, et tu finiras par mourir. 

Argévan fronça le sourcil, et son œil sombre s’éclaira d’un froid sourire.

— Au Moristan, ce fou qui se croit le calife ! dit-il dédaigneusement aux gardes.

Quant à Yousouf, il avait déjà sauté dans sa cange, prévoyant bien qu’il ne pourrait défendre son ami.

Le Moristan, qui aujourd’hui est attenant à la mosquée de Kalaoum, était alors une vaste prison dont une partie seulement était consacrée aux fous furieux. Le respect des Orientaux pour les fous ne va pas jusqu’à laisser en liberté ceux qui pourraient être nuisibles. Hakem, en s’éveillant le lendemain dans une obscure cellule, comprit bien vite qu’il n’avait rien à gagner à se mettre en fureur ni à se dire le calife sous des vêtemens de fellah. D’ailleurs, il y avait déjà cinq califes dans l’établissement et un certain nombre de dieux. Ce dernier titre n’était donc pas plus avantageux à prendre que l’autre. Hakem était trop convaincu, du reste, par mille efforts faits dans la nuit pour briser sa chaîne, que sa divinité emprisonnée dans un faible corps, le laissait, comme la plupart des bouddhas de l’Inde et autres incarnations de l’Être suprême, abandonné à toute la malice humaine et aux lois matérielles de la force. Il se souvint même que la situation où il s’était mis ne lui était pas nouvelle. — Tâchons surtout, dit-il, d’éviter la flagellation. — Cela n’était pas facile, car c’était le moyen employé généralement alors contre l’incontinence de l’imagination. Quand arriva la visite du hekim (médecin), celui-ci était accompagné d’un autre docteur qui paraissait étranger. La prudence de Hakem était telle, qu’il ne marqua aucune surprise de cette visite, et se borna à répondre qu’une débauche de hachich avait été chez lui la cause d’un égarement passager, que maintenant il se sentait comme à l’ordinaire. Le médecin consultait son compagnon et lui parlait avec une grande déférence. Ce dernier secoua la tête et dit que souvent les insensés avaient des momens lucides et se faisaient mettre en liberté avec d’adroites suppositions. Cependant il ne voyait pas de difficulté à ce qu’on donnât à celui-ci la liberté de se promener dans les cours.

— Est-ce que vous êtes aussi médecin ? dit le calife au docteur étranger.

— C’est le prince de la science, s’écria le médecin des fous, c’est le grand Ebn Sina (Avicenne), qui, arrivé nouvellement de Syrie, daigne visiter le Moristan.

Cet illustre nom d’Avicenne, le savant docteur, le maître vénéré de la santé et de la vie des hommes, — et qui passait aussi près du vulgaire pour un magicien capable des plus grands prodiges, — fit une vive impression sur l’esprit du calife. Sa prudence l’abandonna ; il s’écria : « O toi qui me vois ici, tel qu’autrefois Aïssé (Jésus), abandonné sous cette forme et dans mon impuissance humaine aux entreprises de l’enfer, doublement méconnu comme calife et comme dieu, songe qu’il convient que je sorte au plus tôt de cette indigne situation. Si tu es pour moi, fais-le connaître ; si tu ne crois pas à mes paroles, sois maudit ! »

Avicenne ne répondit pas, mais il se tourna vers le médecin en secouant la tête, et lui dit : « Vous voyez !... déjà sa raison l’abandonne », et il ajouta : « Heureusement ce sont là des visions qui ne font de mal à qui que ce soit. J’ai toujours dit que le chanvre avec lequel on fait la pâte de hachich était cette herbe même qui, au dire d’Hippocrate, communiquait aux animaux une sorte de rage et les portait à se précipiter dans la mer. Le hachich était connu déjà du temps de Salomon : vous pouvez lire le mot hachichot dans le Cantique des Cantiques, où les qualités enivrantes de cette préparation...... » La suite de ces paroles se perdit pour Hakem en raison de l’éloignement des deux médecins, qui passaient dans une autre cour. Il resta seul, abandonné aux impressions les plus contraires, doutant qu’il fût Dieu, doutant même qu’il fût calife, ayant peine à réunir les fragmens épars de ses pensées. Profitant de la liberté relative qui lui était laissée, il s’approcha des malheureux répandus çà et là dans de bizarres attitudes, et, prêtant l’oreille à leurs chants et à leurs discours, ils y surprit quelques idées qui attirèrent son attention.

Un de ces insensés était parvenu, en ramassant divers débris, à se composer une sorte de tiare étoilée de morceaux de verre, et drapait sur ses épaules des haillons couverts de broderies éclatantes qu’il avait figurées avec des bribes de clinquant : — Je suis, disait-il, le Kaïmalzeman (le chef du siècle), et je vous dis que les temps sont arrivés.

— Tu mens, lui disait un autre. Ce n’est pas toi qui es le véritable ; mais tu appartiens à la race des dives et tu cherches à nous tromper.

— Qui suis-je donc, à ton avis ? disait le premier.

— Tu n’es autre que Thamurath, le dernier roi des génies rebelles ! Ne te souviens-tu pas de celui qui te vainquit dans l’île de Sérendib, et qui n’était autre qu’Adam, c’est-à-dire moi-même ? Ta lance et ton bouclier sont encore suspendus comme trophées sur mon tombeau (1).

— Son tombeau ! dit l’autre en éclatant de rire, jamais on n’a pu en trouver la place. Je lui conseille d’en parler !

— J’ai le droit de parler de tombeau, ayant vécu déjà six fois parmi les hommes et étant mort six fois aussi comme je le devais ; on m’en a construit de magnifiques ; mais c’est le tien qu’il serait difficile de découvrir, attendu que, vous autres dives, vous ne vivez que dans des corps morts ! 

La huée générale qui succéda à ces paroles s’adressait au malheureux empereur des dives, qui se leva furieux, et dont le prétendu Adam fit tomber la couronne d’un revers de main. L’autre fou s’élança sur lui, et la lutte des deux ennemis allait se renouveler après cinq milliers d’années (d’après leur compte), si l’un des surveillans ne les eût séparés à coups de nerfs de bœuf, distribués d’ailleurs avec impartialité.

On se demandera quel était l’intérêt que prenait Hakem à ces conversations d’insensés qu’il écoutait avec une attention marquée, ou qu’il provoquait même par quelques mots. Seul maître de sa raison au milieu de ces intelligences égarées, il se replongeait silencieusement dans tout un monde de souvenirs. Par un effet singulier qui résultait peut-être de son attitude austère, les fous semblaient le respecter, et nul d’entre eux n’osait lever les yeux sur sa figure ; cependant quelque chose les portait à se grouper autour de lui, comme ces plantes qui, dans les dernières heures de la nuit, se tournent déjà vers la lumière encore absente.

Si les mortels ne peuvent concevoir par eux-mêmes ce qui se passe dans l’âme d’un homme qui tout à coup se sent prophète, ou d’un mortel qui se sent Dieu, la fable et l’histoire du moins leur ont permis de supposer quels doutes, quelles angoisses doivent se produire dans ces divines natures à l’époque indécise où leur intelligence se dégage des liens passagers de l’incarnation. Hakem arrivait par instans à douter de lui-même, comme le fils de l’homme au mont des Oliviers, et ce qui surtout frappait sa pensée d’étourdissement, c’est l’idée que sa divinité lui avait été d’abord révélée dans les extases du hachich. — Il existe donc, se disait-il, quelque chose de plus fort que celui qui est tout, et ce serait une herbe des champs qui pourrait créer de tels prestiges ? Il est vrai qu’un simple ver prouva qu’il était plus fort que Salomon, lorsqu’il perça et fit se rompre par le milieu le bâton sur lequel s’était appuyé ce prince des génies ; mais qu’était-ce que Salomon près de moi, si je suis véritablement Albar (l’Éternel) ?

(1) Les traditions des Arabes et des Persans supposent que pendant de longues séries d’années la terre fut peuplée par des races dites préadamites, dont le dernier empereur fut vaincu par Ada

V.

Par une étrange raillerie dont l’esprit du mal pouvait seul concevoir l’idée, il arriva qu’un jour le Moristan reçut la visite de la sultane Sétalmulc, qui venait, selon l’usage des personnes royales, apporter des secours et des consolations aux prisonniers. Après avoir visité la partie de la maison consacrée aux criminels, elle voulut aussi voir l’asile de la démence. La sultane était voilée ; mais Hakem la reconnut à sa voix, et ne put retenir sa fureur en voyant près d’elle le ministre Argévan, qui, souriant et calme, lui faisait les honneurs du lieu.

— Voici, disait-il, des malheureux abandonnés à mille idées extravagantes. L’un se dit prince des génies, un autre prétend qu’il est le même qu’Adam ; mais le plus ambitieux, c’est celui que vous voyez là, dont la ressemblance avec le calife votre frère est frappante.

— Cela est extraordinaire en effet, dit Sétalmulc.

— Eh bien ! reprit Argévan, cette ressemblance seule a été cause de son malheur. A force de s’entendre dire qu’il était l’image même du calife, il s’est figuré être le calife et, non content de cette idée, il a prétendu qu’il était Dieu. C’est simplement un misérable fellah qui s’est gâté l’esprit comme tant d’autres par l’abus des substances enivrantes... Mais il serait curieux de voir ce qu’il dirait en présence du calife lui-même...

— Misérable ! s’écria Hakem, tu as donc créé un fantôme qui me ressemble et qui tient ma place ?

Il s’arrêta, songeant tout à coup que sa prudence l’abandonnait et que peut-être il allait livrer sa vie à de nouveaux dangers ; heureusement le bruit que faisaient les fous empêcha que l’on entendît ses paroles. Tous ces malheureux accablaient Argévan d’imprécations, et le roi des djinns surtout lui portait des défis terribles.

— Sois tranquille ! lui criait-il. Attends que je sois mort seulement ; nous nous retrouverons ailleurs. 

Argévan haussa les épaules et sortit avec la sultane.

Hakem n’avait pas même essayé d’invoquer les souvenirs de cette dernière. En y réfléchissant, il voyait la trame trop bien tissée pour espérer de la rompre d’un seul effort. Ou il était réellement méconnu au profit de quelque imposteur, ou sa sœur et son ministre s’étaient entendus pour lui donner une leçon de sagesse en lui faisant passer quelques jours au Moristan. Peut-être voulaient-ils profiter plus tard de la notoriété qui résulterait de cette situation pour s’emparer du pouvoir et le maintenir lui-même en tutelle. Il y avait bien sans doute quelque chose de cela : ce qui pouvait encore le donner à penser, c’est que la sultane, en quittant le Moristan, promit à l’iman de la mosquée de consacrer une somme considérable à faire agrandir et magnifiquement réédifier le local destiné aux fous, — au point, disait-elle, que leur habitation paraîtra digne d’un calife (1).

Hakem, après le départ de sa sœur et de son ministre, dit seulement : « Il fallait que cela fût ainsi ! » Et il reprit sa manière de vivre, ne démentant pas la douceur et la patience dont il avait fait preuve jusque-là. Seulement il s’entretenait longuement avec ceux de ses compagnons d’infortune qui avaient des instans lucides, et aussi avec des habitans de l’autre partie du Moristan qui venaient souvent aux grilles formant la séparation des cours, pour s’amuser des extravagances de leurs voisins. Hakem les accueillait alors avec des paroles telles, que ces malheureux se pressaient là des heures entières, le regardant comme un inspiré (melbous). N’est-ce pas une chose étrange que la parole divine trouve toujours ses premiers fidèles parmi les misérables ? Ainsi mille ans auparavant le Messie voyait son auditoire composé surtout de gens de mauvaise vie, de péagers et de publicains.

Le calife, une fois établi dans leur confiance, les appelait l’un après l’autre, leur faisait raconter leur vie, les circonstances de leurs fautes ou de leurs crimes, et recherchait profondément les premiers motifs de ces désordres : ignorance et misère, voilà ce qu’il trouvait au fond de tout. Ces hommes lui racontaient aussi les mystères de la vie sociale, les manœuvres des usuriers, des monopoleurs, des gens de loi, des chefs de corporation, des collecteurs et des plus hauts négocians du Caire, se soutenant tous, se tolérant les uns les autres, multipliant leur pouvoir et leur influence par des alliances de famille, corrupteurs, corrompus, augmentant ou baissant à volonté les tarifs du commerce, maîtres de la famine ou de l’abondance, de l’émeute ou de la guerre, opprimant sans contrôle un peuple en proie aux premières nécessités de la vie. Tel avait été le résultat de l’administration d’Argévan le vizir pendant la longue minorité de Hakem.

De plus, des bruits sinistres couraient dans la prison ; les gardiens eux-mêmes ne craignaient plus de les répandre : on disait qu’une armée étrangère s’approchait de la ville et campait déjà dans la plaine de Gizeh, que la trahison lui soumettrait le Caire sans résistance, et que les seigneurs, les ulémas et les marchands, craignant pour leurs richesses le résultat d’un siège, se préparaient à livrer les portes et avaient séduit les chefs militaires de la citadelle. On s’attendait à voir le lendemain même le général ennemi faire son entrée dans la ville par la porte Bab-el-Hadyd. De ce moment, la race des Fatimites était dépossédée du trône ; les califes Abassides régnaient désormais au Caire comme à Bagdad, et les prières publiques allaient se faire en leur nom. « Voilà ce qu’Argévan m’avait préparé ! se dit le calife ; voilà ce que m’annonçait le talisman disposé par mon père, et ce qui faisait pâlir dans le ciel l’étincelant Pharouis (Saturne) ! Mais le moment est venu de voir ce que peut ma parole, et si je me laisserai vaincre comme autrefois le Nazaréen. »

Le soir approchait ; les prisonniers étaient réunis dans les cours pour la prière accoutumée. Hakem prit la parole, s’adressant à la fois à cette double population d’insensés et de malfaiteurs que séparait une porte grillée ; il leur dit ce qu’il était et ce qu’il voulait d’eux avec une telle autorité et de telles preuves, que personne n’osa douter. En un instant, l’effort de cent bras avait rompu les barrières intérieures, et les gardiens, frappés de crainte, livraient les portes donnant sur la mosquée. Le calife y entra bientôt, porté dans les bras de ce peuple de malheureux que sa voix enivrait d’enthousiasme et de confiance. « C’est le calife ! le véritable prince des croyans ! » s’écriaient les condamnés judiciaires. « C’est Allah qui vient juger le monde ! » hurlait la troupe des insensés. Deux d’entre ces derniers avaient pris place à la droite et à la gauche de Hakem, criant : « Venez tous aux assises que tient notre seigneur Hakem. »

Les croyans réunis dans la mosquée ne pouvaient comprendre que la prière fût ainsi troublée, mais l’inquiétude répandue par l’approche des ennemis disposait tout le monde aux événemens extraordinaires. Quelques-uns fuyaient, semant l’alarme dans les rues ; d’autres criaient : « C’est aujourd’hui le jour du dernier jugement ! » Et cette pensée réjouissait les plus pauvres et les plus souffrans qui disaient : « Enfin, Seigneur ! enfin voici ton jour ! »

Quand Hakem se montra sur les marches de la mosquée, un éclat surhumain environnait sa face, et sa chevelure, qu’il portait toujours longue et flottante contre l’usage des musulmans, répandait ses longs anneaux sur un manteau de pourpre dont ses compagnons lui avaient couvert les épaules. Les juifs et les chrétiens, toujours nombreux dans cette rue Soukarieh qui traverse les bazars, se prosternaient eux-mêmes, disant : « C’est le véritable Messie, ou bien c’est l’antechrist annoncé par les Écritures pour paraître mille ans après Jésus ! » Quelques personnes aussi avaient reconnu le souverain ; mais on ne pouvait s’expliquer comment il se trouvait au milieu de la ville, tandis que le bruit général était qu’à cette heure-là même il marchait à la tête des troupes contre les ennemis campés dans la plaine qui entoure les pyramides.

— O vous, mon peuple ! dit Hakem aux malheureux qui l’entouraient, vous, mes fils véritables, ce n’est pas mon jour, c’est le vôtre qui est venu. Nous sommes arrivés à cette époque qui se renouvelle chaque fois que la parole du ciel perd de son pouvoir sur les âmes, moment où la vertu devient crime, où la sagesse devient folie, où la gloire devient honte, tout ainsi marchant au rebours de la justice et de la vérité. Jamais alors la voix d’en haut n’a manqué d’illuminer les esprits, ainsi que l’éclair avant la foudre ; c’est pourquoi il a été dit tour à tour : Malheur à toi, Énochia, ville des enfans de Caïn, ville d’impuretés et de tyrannie ! malheur à toi, Gomorrhe ! malheur à vous, Ninive et Babylone ! et malheur à toi, Jérusalem ! Cette voix qui ne se lasse pas retentit ainsi d’âge en âge, et toujours entre la menace et la peine, il y a eu du temps pour le repentir. Cependant le délai se raccourcit de jour en jour ; quand l’orage se rapproche, le feu suit de plus près l’éclair ! Montrons que désormais la parole est armée, et que sur la terre va s’établir enfin le règne annoncé par les prophètes ! — A vous, enfans, cette ville enrichie par la fraude, par l’usure, par les injustices et la rapine ; à vous ces trésors pillés, ces richesses volées. Faites justice de ce luxe qui trompe, de ces vertus fausses, de ces mérites acquis à prix d’or, de ces trahisons parées qui, sous prétexte de paix, vous ont vendus à l’ennemi. Le feu, le feu partout à cette ville que mon aïeul Moëzzeldin avait fondée sous les auspices de la victoire (kahira), et qui deviendrait le monument de votre lâcheté ! 

Était-ce comme souverain, était-ce comme Dieu que le calife s’adressait ainsi à la foule ? Certainement il avait en lui cette raison suprême qui est au-dessus de la justice ordinaire ; autrement sa colère eût frappé au hasard comme celle des bandits qu’il avait déchaînés. En peu d’instans, la flamme avait dévoré les bazars au toit de cèdre et les palais aux terrasses sculptées, aux colonnettes frêles ; les plus riches habitations du Caire livraient au peuple leurs intérieurs dévastés. Nuit terrible, où la puissance souveraine prenait les allures de la révolte, où la vengeance du ciel usait des armes de l’enfer !

L’incendie et le sac de la ville durèrent trois jours ; les habitans des plus riches quartiers avaient pris les armes pour se défendre, et une partie des soldats grecs et des kétamis, troupes barbaresques dirigées par Argévan, luttaient contre les prisonniers et la populace qui exécutaient les ordres de Hakem. Argévan répandait le bruit que Hakem était un imposteur, que le véritable calife était avec l’armée dans les plaines de Gizeh, de sorte qu’un combat terrible aux lueurs des incendies avait lieu sur les grandes places et dans les jardins. Hakem s’était retiré sur les hauteurs de Karafah, et tenait en plein air ce tribunal sanglant où, selon les traditions, il apparut comme assisté des anges, ayant près de lui Adam et Salomon, l’un témoin pour les hommes, l’autre pour les génies. On amenait là tous les gens signalés par la haine publique, et leur jugement avait lieu en peu de mots ; les têtes tombaient aux acclamations de la foule ; il en périt plusieurs milliers dans ces trois jours. La mêlée au centre de la ville n’était pas moins meurtrière ; Argévan fut enfin frappé d’un coup de lance entre les épaules par un nommé Reïdan, qui apporta sa tête aux pieds du calife ; de ce moment, la résistance cessa. On dit qu’à l’instant même où ce vizir tomba en poussant un cri épouvantable, les hôtes du Moristan, doués de cette seconde vue particulière aux insensés, s’écrièrent qu’ils voyaient dans l’air Eblis (Satan), qui, sorti de la dépouille mortelle d’Argévan, appelait à lui et ralliait dans l’air les démons incarnés jusque-là dans les corps de ses partisans. Le combat commencé sur terre se continuait dans l’espace ; les phalanges de ces éternels ennemis se reformaient et luttaient encore avec les forces des élémens. C’est à ce propos qu’un poète arabe a dit :

« Égypte ! Égypte ! tu les connais, ces luttes sombres des bons et des mauvais génies, quand Typhon, à l’haleine étouffante, absorbe l’air et la lumière ; quand la peste décime tes populations laborieuses ; quand le Nil diminue ses inondations annuelles ; quand les sauterelles en épais nuages dévorent dans un jour toute la verdure des champs.

« Ce n’est donc pas assez que l’Enfer agisse par ses redoutables fléaux, il peut aussi peupler la terre d’âmes cruelles et cupides, qui, sous la forme humaine, cachent la nature perverse des chacals et des serpens ! »

Cependant, quand arriva le quatrième jour, la ville étant à moitié brûlée, les chériffs se rassemblèrent dans les mosquées levant en l’air les Alcorans et s’écriant : « O Hakem ! ô Allah ! » Mais leur cœur ne s’unissait pas à leur prière. Le vieillard qui avait déjà salué dans Hakem la divinité se présenta devant ce prince et lui dit : « Seigneur, c’est assez ; arrête la destruction au nom de ton aïeul Moëzzeldin. » Hakem voulut questionner cet étrange personnage qui n’apparaissait qu’à des heures sinistres ; mais le vieillard avait disparu déjà dans la mêlée des assistans.

Hakem prit sa monture ordinaire, un âne gris, et se mit à parcourir la ville, semant des paroles de réconciliation et de clémence. C’est à dater de ce moment qu’il réforma les édits sévères prononcés contre les chrétiens et les juifs, et dispensa les premiers de porter sur les épaules une lourde croix de bois, les autres de porter au col un billot. Par une tolérance égale envers tous les cultes, il voulait amener les esprits à accepter peu à peu une doctrine nouvelle. Des lieux de conférence furent établis, notamment dans un édifice qu’on appela maison de sagesse, et plusieurs docteurs commencèrent à soutenir publiquement la divinité de Hakem. Toutefois l’esprit humain est tellement rebelle aux croyances que le temps n’a pas consacrées, qu’on ne put inscrire au nombre des fidèles qu’environ trente mille habitans du Caire. Il y eut un nommé Almoschadjar qui dit aux sectateurs de Hakem : « Celui que vous invoquez à la place de Dieu ne pourrait créer une mouche, ni empêcher une mouche de l’inquiéter. » Le calife, instruit de ces paroles, lui fit donner cent pièces d’or pour preuve qu’il ne voulait pas forcer les consciences. D’autres disaient : «  Ils ont été plusieurs dans la famille des Fatimites atteints de cette illusion. C’est ainsi que le grand-père de Hakem, Moëzzeldin, se cachait pendant plusieurs jours et disait avoir été enlevé au ciel ; plus tard, il s’est retiré dans un souterrain, et on a dit qu’il avait disparu de la terre sans mourir comme les autres hommes. » Hakem recueillait ces paroles qui le jetaient dans de longues méditations.

(1) C’est depuis, en effet, qu’a été construit le bâtiment actuel, l’un des plus magnifiques du Caire.

VI.

Le calife était rentré dans son palais des bords du Nil et avait repris sa vie habituelle, reconnu désormais de tous et débarrassé d’ennemis. Depuis quelque temps déjà les choses avaient repris leur cours accoutumé. Un jour il entra chez sa sœur Sétalmulc et lui dit de préparer tout pour leur mariage, qu’il désirait faire secrètement, de peur de souC’est depuis, en effet, qu’a été construit le bâtiment actuel, l’un des plus magnifiques du Caire.

lever l’indignation publique, le peuple n’étant pas encore assez convaincu de la divinité de Hakem pour ne pas se choquer d’une telle violation des lois établies. Les cérémonies devaient avoir pour témoins seulement les eunuques et les esclaves, et s’accomplir dans la mosquée du palais ; quant aux fêtes, suite obligatoire de cette union, les habitans du Caire, accoutumés à voir les ombrages du sérail s’étoiler de lanternes et à entendre des bruits de musique emportés par la brise nocturne de l’autre côté du fleuve, ne les remarqueraient pas ou ne s’en étonneraient en aucune façon. Plus tard Hakem, lorsque les temps seraient venus et les esprits favorablement disposés, se réservait de proclamer hautement ce mariage mystique et religieux.

Quand le soir vint, le calife, s’étant déguisé suivant sa coutume, sortit et se dirigea vers son observatoire du Mokattam, afin de consulter les astres. Le ciel n’avait rien de rassurant pour Hakem : des conjonctions sinistres de planètes, des nœuds d’étoiles embrouillés lui présageaient un péril de mort prochaine. Ayant comme Dieu la conscience de son éternité, il s’alarmait peu de ces menaces célestes, qui ne regardaient que son enveloppe périssable. Cependant il se sentit le cœur serré par une tristesse poignante, et, renonçant à sa tournée habituelle, il revint au palais dans les premières heures de la nuit.

En traversant le fleuve dans sa cange, il vit avec surprise les jardins du palais illuminés comme pour une fête : il entra. Des lanternes pendaient à tous les arbres comme des fruits de rubis, de saphir et d’émeraude ; des jets de senteur lançaient sous les feuillages leurs fusées d’argent ; l’eau courait dans les rigoles de marbre, et du pavé d’albâtre découpé à jour des kiosques s’exhalait, en légères spirales, la fumée bleuâtre des parfums les plus précieux, qui mêlaient leurs arômes à celui des fleurs. Des murmures harmonieux de musiques cachées alternaient avec les chants des oiseaux, qui, trompés par ces lueurs, croyaient saluer l’aube nouvelle, et dans le fond flamboyait, au milieu d’un embrasement de lumière, la façade du palais dont les lignes architecturales se dessinaient en cordons de feu.

L’étonnement de Hakem était extrême ; il se demandait : Qui donc ose donner une fête chez moi lorsque je suis absent ? De quel hôte inconnu célèbre-t-on l’arrivée à cette heure ? Ces jardins devraient être déserts et silencieux. Je n’ai cependant point pris de hachich cette fois, et je ne suis pas le jouet d’une hallucination. — Il pénétra plus loin. Des danseuses, revêtues de costumes éblouissans, ondulaient comme des serpens au milieu de tapis de Perse entourés de lampes, pour qu’on ne perdît rien de leurs mouvemens et de leurs poses. Elles ne parurent pas apercevoir le calife. Sous la porte du palais, il rencontra tout un monde d’esclaves et de pages portant des fruits glacés et des confitures dans des bassins d’or, des aiguières d’argent pleines de sorbets. Quoiqu’il marchât à côté d’eux, les coudoyât et en fût coudoyé, personne ne fit à lui la moindre attention. Cette singularité commença à le pénétrer d’une inquiétude secrète. Il se sentait passer à l’état d’ombre, d’esprit invisible, et il continua d’avancer de chambre en chambre, traversant les groupes comme s’il eût eu au doigt l’anneau magique possédé par Gygès.

Lorsqu’il fut arrivé au seuil de la dernière salle, il fut ébloui par un torrent de lumière : des milliers de cierges, posés sur des candélabres d’argent, scintillaient comme des bouquets de feu, croisant leurs auréoles ardentes. Les instrumens des musiciens cachés dans les tribunes tonnaient avec une énergie triomphale. Le calife s’approcha chancelant et s’abrita derrière les plis étoffés d’une énorme portière de brocart. Il vit alors au fond de la salle, assis sur le divan à côté de Sétalmulc, un homme ruisselant de pierreries, constellé de diamans qui étincelaient au milieu d’un fourmillement de bluettes et de rayons prismatiques. On eût dit que, pour revêtir ce nouveau calife, les trésors d’Haroun-al-Raschild avaient été épuisés.

On conçoit la stupeur d’Hakem à ce spectacle inouï : il chercha son poignard à sa ceinture pour s’élancer sur cet usurpateur ; mais une force invincible le paralysait. Cette vision lui semblait un avertissement céleste, et son trouble augmenta encore lorsqu’il reconnut ou crut reconnaître ses propres traits dans ceux de l’homme assis auprès de sa sœur. Il crut que c’était son ferouer, ou son double, et, pour les Orientaux, voir son propre spectre est un signe du plus mauvais augure. l’ombre force le corps à la suivre dans le délai d’un jour.

Ici l’apparition était d’autant plus menaçante, que le ferouer accomplissait d’avance un dessein conçu par Hakem. L’action de ce calife fantastique, épousant Sétalmulc, que le vrai calife devait épouser dans trois jours, ne cachait-elle pas un sens énigmatique, un symbole mystérieux et terrible ! N’était-ce pas quelque divinité jalouse, cherchant à usurper le ciel en enlevant Sétalmuc à son frère, en séparant le couple cosmogonique et providentiel ? La race des dives tâchait-elle, par ce moyen, d’interrompre la filiation des esprits supérieurs et d’y substituer son engeance impie ? Ces pensées traversèrent à la fois la tête de Hakem : dans son courroux, il eût voulu produire un tremblement de terre, un déluge, une pluie de feu ou un cataclysme quelconque ; mais il se ressouvint que, lié à une statue d’argile terrestre, il ne pouvait employer que des mesures humaines.

Ne pouvant se manifester d’une manière si victorieuse, Hakem se retira lentement et regagna la porte qui donnait sur le Nil ; un banc de pierre se trouvait là, il s’y assit et resta quelque temps abîmé dans ses réflexions à chercher un sens aux scènes bizarres qui venaient de se passer devant lui. Au bout de quelques minutes, la poterne se rouvrit, et à travers l’obscurité Hakem vit sortir vaguement deux ombres dont l’une faisait sur la nuit une tache plus sombre que l’autre. A l’aide de ces vagues reflets de la terre, du ciel et des eaux qui, en Orient, ne permettent jamais aux ténèbres d’être complètement opaques, il discerna que le premier était un jeune homme de race arabe, et le second un Éthiopien gigantesque.

Arrivé sur un point de la berge qui s’avançait dans le fleuve, le jeune homme se mit à genoux, le noir se plaça près de lui, et l’éclat d’un damas étincela dans l’ombre comme un filon de foudre. Cependant, à la grande surprise du calife, la tête ne tomba pas, et le noir, s’étant incliné vers l’oreille du patient, parut murmurer quelques mots après lesquels celui-ci se releva, calme, tranquille, sans empressement joyeux, comme s’il se fût agi de tout autre que de lui-même. L’Éthiopien remit son damas dans le fourreau, et le jeune homme se dirigea vers le bord du fleuve, précisément du côté de Hakem, sans doute pour aller reprendre la barque qui l’avait amené. Là il se trouva face à face avec le calife, qui fit mine de se réveiller, et lui dit : — La paix soit avec toi, Yousouf ; que fais-tu par ici ?

— A toi aussi la paix, répondit Yousouf, qui ne voyait toujours dans son ami qu’un compagnon d’aventures et ne s’étonnait pas de l’avoir rencontré endormi sur la berge, comme font les enfans du Nil dans les nuits brûlantes de l’été.

Yousouf le fit monter dans la cange, et ils se laissèrent aller au courant du fleuve, le long du bord oriental. L’aube teignait déjà d’une bande rougeâtre la plaine voisine, et dessinait le profil des ruines encore existantes d’Héliopolis, au bord du désert. Hakem paraissait rêveur, et, examinant avec attention les traits de son compagnon que le jour accusait davantage, il lui trouvait avec lui-même une certaine ressemblance qu’il n’avait jamais remarquée jusque-là, car il l’avait toujours rencontré dans la nuit ou vu à travers les enivremens de l’orgie. Il ne pouvait plus douter que ce ne fût là le ferouer, le double, l’apparition de la veille, celui peut-être à qui l’on avait fait jouer le rôle de calife pendant son séjour au Moristan. Cette explication naturelle lui laissait encore un sujet d’étonnement.

— Nous nous ressemblons comme des frères, dit-il à Yousouf, quelquefois il suffit, pour justifier un semblable hasard, d’être issu des mêmes contrées. Quel est le lieu de ta naissance, ami ?

— Je suis né au pied de l’Atlas, à Kétama, dans le Mahgreb, parmi les Berbères et les Kabyles. Je n’ai pas connu mon père, qui s’appelait Dawas, et qui fut tué dans un combat peu de temps après ma naissance ; mon aïeul, très avancé en âge, était l’un des cheiks de ce pays perdu dans les sables.

— Mes aïeux sont aussi de ce pays, dit Hakem ; peut-être sommes-nous issus de la même tribu..... mais qu’importe ? notre amitié n’a pas besoin des liens du sang pour être durable et sincère. Raconte-moi pourquoi je ne t’ai pas vu depuis plusieurs jours.

— Que me demandes-tu ? dit Yousouf ; ces jours, ou plutôt ces nuits, car les jours je les consacrais au sommeil, ont passé comme des rêves délicieux et pleins de merveilles. Depuis que la justice nous a surpris dans l’okel et séparés, j’ai de nouveau rencontré sur le Nil la vision charmante dont je ne puis plus révoquer en doute la réalité. Souvent me mettant la main sur les yeux, pour m’empêcher de reconnaître la porte, elle m’a fait pénétrer dans des jardins magnifiques, dans des salles d’une splendeur éblouissante, où le génie de l’architecte avait dépassé les constructions fantastiques qu’élève dans les nuages la fantaisie du hachich. Étrange destinée que la mienne ! ma veille est encore plus remplie de rêves que mon sommeil. Dans ce palais, personne ne semblait s’étonner de ma présence, et, quand je passais, tous les fronts s’inclinaient respectueusement devant moi. Puis cette femme étrange, me faisait asseoir à ses pieds, m’enivrait de sa parole et de son regard. Chaque fois qu’elle soulevait sa paupière frangée de longs cils, il me semblait voir s’ouvrir un nouveau paradis. Les inflexions de sa voix harmonieuse me plongeaient dans d’ineffables extases. Mon âme, caressée par cette mélodieuse enchanteresse, se fondait en délices. Des esclaves apportaient des collations exquises, des conserves de roses, des sorbets à la neige qu’elle touchait à peine du bout des lèvres, car une créature si céleste ne doit vivre que de parfums, de rosée, de rayons. Une fois, déplaçant par des paroles magiques une dalle du pavé couverte de sceaux mystérieux, elle m’a fait descendre dans les caveaux où sont renfermés ses trésors et m’en a détaillé les richesses en me disant qu’ils seraient à moi si j’avais de l’amour et du courage. J’ai vu là plus de merveilles que n’en renferme la montagne de Kaf, où sont cachés les trésors des génies, des éléphans de cristal de roche, des arbres d’or sur lesquels chantaient, en battant des ailes, des oiseaux de pierreries, des paons ouvrant en forme de roue leur queue étoilée de soleil en diamans, des masses de camphre taillées en melon et entourées d’une résille de filigrane, des tentes de velours et de brocart avec leurs mâts d’argent massif ; puis dans des citernes, jetés comme du grain dans un silo, des monceaux de pièces d’or et d’argent, des tas de perles et d’escarboucles.

Hakem, qui avait écouté attentivement cette description, dit à son ami Yousouf :

— Sais-tu, frère, que ce que tu as vu là, ce sont les trésors d’Haroun-al-Raschild enlevé par les Fatimites, et qui ne peuvent se trouver que dans le palais du calife ?

— Je l’ignorais ; mais déjà, à la beauté et à la richesse de mon inconnue, j’avais deviné qu’elle devait être du plus haut rang : que sais-je ? peut-être une parente du grand vizir, la femme ou la fille d’un puissant seigneur. Mais qu’avais-je besoin d’apprendre son nom ? Elle m’aimait : n’était-ce pas assez ? Hier, lorsque j’arrivai au lieu ordinaire du rendez-vous, je trouvai les esclaves qui me baignèrent, me parfumèrent et me revêtirent d’habits magnifiques et tels que le calife Hakem lui-même ne pourrait en porter de plus splendides. Le jardin était illuminé, et tout avait un air de fête comme si une noce s’apprêtait. celle que j’aime me permit de prendre place à ses côtés sur le divan, et laissa tomber sa main dans la mienne en me lançant un regard chargé de langueur et de volupté. Tout à coup elle pâlit comme si une apparition funeste, une vision sombre perceptible pour elle seule, fût venue faire tache dans la fête. Elle congédia les esclaves d’un geste, et me dit d’une voix haletante : « Je suis perdue ! Derrière le rideau de la porte, j’ai vu briller les prunelles d’azur qui ne pardonnent pas. M’aimes-tu assez pour mourir ? » Je l’assurai de mon dévouement sans bornes. « Il faut, continua-t-elle, que tu n’aies jamais existé, que ton passage sur la terre ne laisse aucune trace, que tu sois anéanti, que ton corps soit divisé en parcelles impalpables, et qu’on ne puisse retrouver un atome de toi ; autrement, celui dont je dépends saurait inventer pour moi des supplices à épouvanter la méchanceté des dives, à faire frissonner d’épouvante les damnés au fond de l’enfer. Suis ce nègre ; il disposera de ta vie comme il convient. » En dehors de la poterne, le nègre me fit mettre à genoux comme pour me trancher la tête ; il balança deux ou trois fois sa lame ; puis, voyant ma fermeté, il me dit que tout cela n’était qu’un jeu, une épreuve, et que la princesse avait voulu savoir si j’étais réellement aussi brave et aussi dévoué que je le prétendais. « Aie soin de te trouver demain au Caire vers le soir, à la fontaine des Amans, et un nouveau rendez-vous te sera assigné », ajouta-t-il avant de rentrer dans le jardin.

Après tous ces éclaircissemens, Hakem ne pouvait plus douter des circonstances qui avaient renversé ses projets. Il s’étonnait seulement de n’éprouver aucune colère soit de la trahison de sa sœur, soit de l’amour inspiré par un jeune homme de basse extraction à la sœur du calife. Était-ce qu’après tant d’exécutions sanglantes il se trouvait las de punir, ou bien la conscience de sa divinité lui inspirait-elle cette immense affection paternelle qu’un Dieu doit ressentir à l’égard des créatures ? Impitoyable pour le mal, il se sentait vaincu par les grâces toutes-puissantes de la jeunesse et de l’amour. Sétalmulc était-elle coupable d’avoir repoussé une alliance où ses préjugés voyaient un crime ? Yousouf l’était-il davantage d’avoir aimé une femme dont il ignorait la condition ? Ainsi le calife se promettait d’apparaître le soir même au nouveau rendez-vous qui était donné à Yousouf, mais pour pardonner et pour bénir ce mariage. Il ne provoquait plus que dans cette pensée les confidences de Yousouf. Quelque chose de sombre traversait encore son esprit ; mais c’était sa propre destinée qui l’inquiétait désormais. Les événemens tournent contre moi, se dit-il, et ma volonté elle-même ne me défend plus. Il dit à Yousouf en le quittant : Je regrette nos bonnes soirées à l’okel. Nous y retournerons, car le calife vient de retirer les ordonnances contre le hachich et les liqueurs fermentées. Nous nous reverrons bientôt, ami. 

Hakem, rentré dans son palais, fit venir le chef de sa garde, Abou-Arous, qui faisait le service de nuit avec un corps de mille hommes, et rétablit la consigne interrompue pendant les jours de trouble, voulant que toutes les portes du Caire fussent fermées à l’heure où il se rendait à son observatoire, et qu’une seule se rouvrît à un signal convenu quand il lui plairait de rentrer lui-même. Il se fit accompagner, ce soir-là, jusqu’au bout de la rue nommée Derb-al-Siba, monta sur l’âne que ses gens tenaient prêt chez l’eunuque Nésim, l’huissier de la porte, et sortit dans la campagne, suivi seulement d’un valet de pied et du jeune esclave qui l’accompagnait d’ordinaire. Quand il eut gravi la montagne, sans même être encore monté dans la tour de l’observatoire, il regarda les astres, frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria : « Tu as donc paru, funeste signe ! » Ensuite il rencontra des cavaliers arabes qui le reconnurent et lui demandèrent quelques secours ; il envoya son valet avec eux chez l’eunuque Nésim pour qu’on leur donnât une gratification ; puis, au lieu de se rendre à la tour, il prit le chemin de la nécropole située à gauche du Mokattam, et s’avança jusqu’au tombeau de Fokkaï, près de l’endroit nommé Maksaba à cause des joncs qui y croissaient. Là, trois hommes tombèrent sur lui à coups de poignard ; mais à peine était-il frappé que l’un d’eux, reconnaissant ses traits à la clarté de la lune, se retourna contre les deux autres et les combattit jusqu’à ce qu’il fût tombé lui-même auprès du calife en s’écriant : O mon frère ! Tel fut du moins le récit de l’esclave échappé à cette boucherie, qui s’enfuit vers le Caire et alla avertir Abou-Arous ; mais, quand les gardes arrivèrent au lieu du meurtre, ils ne trouvèrent plus que des vêtemens ensanglantés et l’âne gris du calife, nommé Kamar, qui avait les jarrets coupés.

V. — LE DÉPART.

L’histoire du calife Hakem était terminée.

Le cheik s’arrêta et se mit à réfléchir profondément. J’étais ému moi-même au récit de cette passion, moins douloureuse sans doute que celle du Golgotha, mais dont j’avais vu récemment le théâtre, ayant gravi souvent, pendant mon séjour au Caire, ce Mokattam, qui a conservé les ruines de l’observatoire de Hakem. Je me disais que, dieu ou homme, ce calife Hakem, si calomnié par les historiens cophtes et musulmans, avait voulu sans doute amener le règne de la raison et de la justice ; je voyais sous un nouveau jour tous les événemens rapportés par El-Macin, par Makrisi, par Novaïri et autres auteurs que j’avais lus au Caire, et je déplorais ce destin qui condamne les prophètes, les réformateurs, les messies, quels qu’ils soient, à la mort violente, et plus tard à l’ingratitude humaine.

— Mais vous ne m’avez pas dit, fis-je observer au cheik, par quels ennemis le meurtre de Hakem avait été ordonné ?

— Vous avez lu les historiens, me dit-il ; ne savez-vous pas que Yousouf, fils de Dawas, se trouvant au rendez-vous fixé à la fontaine des Amans, y rencontra des esclaves qui le conduisirent dans une maison où l’attendait la sultane Sétalmulc, qui s’y était rendue déguisée ; qu’elle le fit consentir à tuer Hakem, lui disant que ce dernier voulait la faire mourir, et lui promit de l’épouser ensuite ? Elle prononça en finissant ces paroles conservées par l’histoire : « Rendez-vous sur la montagne, il y viendra sans faute et y restera seul, ne gardant avec lui que l’homme qui lui sert de valet. Il entrera dans la vallée, courez alors sur lui et tuez-le ; tuez aussi le valet et le jeune esclave, s’il est avec lui. » Elle lui donna un de ces poignards dont la pointe a forme de lance, et que l’on nomme yafours, et arma aussi les deux esclaves, qui avaient ordre de le seconder et de le tuer, s’il manquait à son serment. Ce fut seulement après avoir porté le premier coup au calife, que Yousouf le reconnut pour le compagnon de ses courses nocturnes, et se tourna contre les deux esclaves, ayant dès lors horreur de son action ; mais il tomba à son tour frappé par eux.

— Et que devinrent les deux cadavres, qui, selon l’histoire, ont disparu, puisqu’on ne retrouva que l’âne et les sept tuniques de Hakem, dont les boutons n’avaient point été défaits ?

— Vous ai-je dit qu’il y eût des cadavres ? Telle n’est pas notre tradition. Les astres promettaient au calife quatre-vingts ans de vie, s’il échappait au danger de cette nuit du 27 schawal 411 de l’hégire. Ne savez-vous pas que, pendant seize ans après sa disparition, le peuple du Caire ne cessa de dire qu’il était vivant ?

— On m’a raconté, en effet, bien des choses semblables, dis-je ; mais on attribuait les fréquentes apparitions de Hakem à des imposteurs, tels que Schérout, Sikkin et d’autres, qui avaient avec lui quelque ressemblance et jouaient ce rôle. C’est ce qui arrive pour tous ces souverains merveilleux dont la vie devient le sujet des légendes populaires. Les Cophtes prétendent que Jésus-Christ apparut à Hakem, qui demanda pardon de ses impiétés et fit pénitence pendant de longues années dans le désert.

Selon nos livres, dit le cheik, Hakem n’était pas mort des coups qui lui avaient été portés. Recueilli par un vieillard inconnu, il survécut à la nuit fatale où sa sœur l’avait fait assassiner ; mais, fatigué du trône, il se retira dans le désert d’Ammon, et formula sa doctrine, qui fut publiée depuis par son disciple Hamza. Ses sectateurs, chassés du Caire après sa mort, se retirèrent sur le Liban, où ils ont formé la nation des Druses.

Toute cette légende me tourbillonnait dans la tête, et je me promettais bien de venir demander au chef druse de nouveaux détails sur la religion de Hakem ; — mais la tempête qui me retenait à Beyrouth s’était apaisée, et je dus partir pour Saint-Jean-d’Acre, où j’espérais intéresser le pacha en faveur du prisonnier. Je ne revis donc le cheik que pour lui faire mes adieux sans oser lui parler de sa fille, et sans lui apprendre que je l’avais vue déjà chez Mme Carlès.

GÉRARD DE NERVAL.

 

La Silhouette du 13 janvier 1850 substitue aux deux derniers paragraphes cette fin de chapitre, depuis : « Selon nos livres » :

Voici la vérité, dit le cheik. Après la scène sanglante qui eut lieu près des tombeaux, les deux esclaves chargés des ordres de Sétalmulc s’enfuirent et gagnèrent la ville. Un vieillard passa suivi d’une troupe armée, fit examiner par l’un des siens les blessures du calife et de Yousouf, fils de Dawas, et y fit verser une liqueur précieuse. Ensuite on transporta ces corps dans le tombeau des Fatimites, nécropole immense construite par Moezzeldin, et le fondateur du Caire. Les deux amis, l’un calife, l’autre pêcheur, furent placés dans des tombeaux pareils ; ils étaient tous deux princes, tous deux petits-fils de Moezzeldin. Ce dernier vivait encore.

— Pardon, dis-je au cheik, j’ai eu déjà peine à distinguer dans votre récit ce qui est merveilleux de ce qui est réel ; c’est le défaut pour nous de toutes vos histoires arabes…

— Rien de ce que je vous ai raconté, dit le cheik, ne s’éloigne des probabilités humaines. Je n’ai pas dit que Hakem eût fait des prodiges ; je n’ai analysé que les sensations de son âme, dont son prophète Hamza nous a transmis les mystères. Pour nous Hakem est dieu ; vous avez le droit, vous autres chrétiens, de ne voir en lui qu’un insensé.

— Et son grand-père, était-il aussi un dieu ?

— Non, mais il était, comme vous le savez, grand cabaliste, et sa piété singulière le mettait en communication d’esprit avec Albar (nom céleste de Hakem). Albar lui dit un jour : « Le temps approche où je descendrai sur la terre, alors j’y paraîtrai sous la figure d’homme et je participerai à toutes les misères de l’existence. Je naîtrai comme ton petit-fils et comme toi-même ; tu ne me connaîtras pas. » Or Moezzeldin eut deux petits-fils dont le premier naquit héritier du trône ; l’autre fut élevé comme simple fellah dans le pays de Kétama (près de la province de Constantine). Moezzeldin, fatigué du trône, parvint, grâce aux soins d’Avicenne, son médecin, à se faire passer pour mort. Il ignorait dans lequel de ses deux petits-fils était la divinité, et voulut les éprouver dans ces conditions diverses. Retiré dans un monastère de derwiches, il assistait inconnu à toutes les actions du règne de Hakem, et n’en comprenant pas les motifs (ô aveuglement des hommes !), il préparait en secret l’autre à le remplacer sur le trône. Ce fut, dit-on, lui-même qui arrangea le guet-apens de Mokattam. Les deux frères n’avaient été qu’étourdis par des coups de masse. Ils reprirent leurs sens dans le tombeau de leur famille, où l’aïeul apparut comme un fantôme et leur demanda compte de leur vie passée. Dans ce sépulcre voisin des hypogées et des pyramides, Hakem semblait un Pharaon jugé par des rois ses ancêtres. Il parla, il expliqua ses actions et ses doctrines. Son aïeul et son frère tombèrent à ses pieds et le reconnurent pour dieu. Mais Hakem ne voulut plus retourner au Caire. Il se rendit avec Moezzeldin dans le désert d’Ammon et constitua sa doctrine, que son frère répandit plus tard sous le nom d’Hamza. Depuis il se montra sur divers points de la terre et se retira en dernier lieu sur le Liban, où le peuple crut en lui.

Toute cette légende tourbillonnait dans ma tête ; et les visites que je faisais au chef druse suffisaient à peine aux explications que je lui demandais. Cependant la tempête qui me retenait à Beyrouth s’était apaisée, et je partis pour Saint-Jean-d’Acre afin d’essayer de mon influence sur le pacha en faveur du cheik druse. Je lui fis mes adieux sans oser lui parler de sa fille, et sans lui apprendre que je l’avais vue chez Mme Carlès.

Note ajoutée en 1851 :

Tous ces détails, ainsi que les données générales de la légende, sont racontés par les historiens cités plus haut, et reproduits la plupart dans l’ouvrage de Silvestre de Sacy sur la religion des Druses. Il est probable que dans ce récit, fait au point de vue particulier des Druses, on assiste à une de ces luttes millénaires entre les bons et les mauvais esprits incarnés dans une forme humaine.

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