21 novembre 1847 — Souvenirs de l’Archipel, Les Moulins de Syra, dans L’Artiste, 4e série, t. XI, p. 39-40. e
Cet article, qui revient sur le début du périple en Orient, l’escale dans l’île grecque de Syra, sera repris en 1848 dans les Scènes de la vie orientale, chapitre X, « Les Moulins de Syra », en 1849 dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient (La Silhouette, 11 mars), et en 1851 dans l’Introduction du Voyage en Orient, chapitre XXI, « Les Moulins de Syra »
Nerval a tardé à publier ce souvenir pénible de sa confrontation avec « le spectre fatal et douloureux » d’une population grecque réduite par la pauvreté à la mendicité et à la prostitution.
Voir la notice 1843, LE VOYAGE EN ORIENT, VERS L'ORIENT.
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SOUVENIRS DE L’ARCHIPEL.
LES MOULINS DE SYRA.
Je n’ai plus à te parler beaucoup de la Grèce. Encore un seul mot. Je t’avais entraîné avec moi sur le sommet de cette montagne en pain de sucre couronnée de maisons, que je comparais à la ville suspendue de Laputa ; — il faut bien t’en faire redescendre, autrement ton esprit resterait perché pour toujours sur la terrasse de l’église du grand saint Georges, qui domine la vieille ville de Syra. Je ne connais rien de plus triste qu’un voyage inachevé. — J’ai souffert plus que personne de la mort du pauvre Jacquement, qui m’a laissé un pied en l’air sur je ne sais quelle cime de l’Himalaya, et cela me contrarie fortement toutes les fois que je pense à l’Inde. Le bon Yorick lui-même n’a pas craint de nous condamner volontairement à l’éternelle et douloureuse curiosité de savoir ce qui s’est passé entre le révérend et la dame piémontaise dans cette fameuse chambre à deux lits que l’on sait. Cela est au nombre des petites misères si grosses de la vie humaine : — il semble que l’on ait affaire à ces enchanteurs malencontreux qui vous prennent dans une conjuration magique dont ils ne savent plus vous tirer et qui vous y laissent, transformés — en quoi ? — en point d’interrogation.
Ce qui m’arrêtait, il faut bien le dire, c’était le désir de raconter — et la crainte de ne pouvoir énoncer convenablement une certaine aventure qui m’est arrivée en descendant la montagne, — dans un de ces moulins à huit ailes qui décorent si bizarrement les hauteurs de toutes les îles grecques.
Un moulin à vent à huit ailes qui battent joyeusement l’air, comme les longues ailes membraneuses des cigales, cela gâte beaucoup moins la perspective que nos affreux moulins de Picardie ; pourtant cela ne fait qu’une figure médiocre auprès des ruines solennelles de l’antiquité. N’est-il pas triste de songer que la côte de Délos en est couverte ? Les moulins sont le seul ombrage de ces lieux stériles, autrefois couverts de bois sacrés. En descendant de Syra la vieille à Syra la nouvelle, bâtie au bord de la mer sur les ruines de l’antique Hermopolis, il a bien fallu me reposer à l’ombre de ces moulins dont le rez-de-chaussée est généralement un cabaret. Il y a des tables devant la porte et l’on vous sert, dans des bouteilles empaillées, un petit vin rougeâtre qui sent la mélasse et le goudron. Une vieille femme s’approche de la table où j’étais assis et me dit : Kokona ! Kokona ! — Tu sais déjà que le grec moderne s’éloigne beaucoup moins qu’on ne croit de l’ancien. Cela est vrai à ce point que les journaux, la plupart écrits en grec ancien, sont cependant compris de tout le monde. — Je ne me donne pas pour un helléniste de première force, cependant je comprenais par le second mot qu’il s’agissait de quelque chose de beau. Quant au substantif , j’en cherchais en vain la racine dans ma mémoire meublée, hélas ! des dizains classiques de Lancelot.
Après tout, me dis-je, cette femme reconnaît en moi un étranger, elle veut peut-être me conduire à quelque ruine, me faire voir quelque curiosité. Comme elle me faisait signe de la suivre, je la suivis. Elle me conduisit plus loin à un autre moulin. Ce n’était plus un cabaret : une sorte de tribu farouche, de sept à huit drôles mal vêtus, remplissaient l’intérieur de la salle basse. Les uns dormaient, d’autres jouaient aux osselets. Ce tableau d’intérieur n’avait rien de gracieux. La vieille m’offrit d’entrer. Comprenant à peu près la destination de l’établissement, je fis mine de vouloir retourner à l’honnête taverne où la vieille m’avait rencontré. Elle me retint par la main en criant de nouveau : ! ! et, sur ma répugnance à pénétrer dans la maison, elle me fit signe de rester seulement à l’endroit où j’étais.
Elle s’éloigna de quelques pas et se mit comme à l’affût derrière une haie de cactus qui bordait un sentier conduisant à la ville. Des gens de la campagne passaient de temps en temps, revenant sans doute de leurs travaux. Tout à coup la vieille se mit à siffler ; une jeune fille s’arrêta et passa précipitamment par une des ouvertures de la haie. Je compris tout de suite la signification du mot Kokona, qui remplace dans le grec moderne celui de , femme. Il s’agissait donc d’une sorte de chasse aux jeunes filles. La vieille sifflait le même air sans doute que siffla le vieux serpent sous l’arbre du mal, — et une pauvre paysanne venait se faire prendre à l’appeau.
Dans les îles grecques, toutes les femmes qui sortent sont voilées comme si l’on était en pays turc. J’avouerai que je n’étais pas fâché, pour un jour que je passais en Grèce, de voir au moins un visage de femme. Et pourtant, cette simple curiosité de voyageur n’était-elle pas déjà une sorte d’adhésion au manège de l’affreuse vieille ? La jeune fille paraissait tremblante et incertaine ; peut-être était-ce la première fois qu’elle cédait à la tentation embusquée derrière cette haie fatale ! La vieille leva le pauvre voile bleu de la jeune fille. Je vis une figure pâle, régulière, avec des yeux assez sauvages ; deux grosses tresses de cheveux noirs entouraient la tête comme un turban. Il n’y avait rien là du charme dangereux de l’antique hétaïre ; de plus la jeune fille se tournait à chaque instant avec inquiétude du côté de la campagne en disant : My marido, my marido ! (mon mari ! mon mari !) La misère, plus que l’amour, apparaissait dans toute son attitude. Je t’avoue que j’eus peu de mérite à résister à la séduction. — Je lui pris la main, où je mis deux ou trois drachmes, et je lui fis signe de redescendre dans le sentier.
Triste spectacle que celui de cette corruption des pays orientaux où un faux esprit de morale a supprimé la courtisane joyeuse et insouciante des poëtes et des philosophes. — Ici, c’est la passion de Corydon qui succède à celle d’Alcibiade ; — là, c’est le sexe entier qu’on déprave pour éviter un moindre mal peut-être ; la tache s’élargit sans s’effacer ; la misère réalise un gain furtif qui la corrompt sans l’enrichir. Ce n’est plus même la pâle image de l’amour, ce n’en est que le spectre fatal et douloureux. — Tu vas voir jusqu’où s’étend le préjugé social si maladroit et si impuissant à la fois. Les Grecs aiment le théâtre comme jadis ; on trouve des salles de spectacle dans les plus petites villes. Seulement tous les rôles sont joués par des hommes. En redescendant au port j’ai vu des affiches qui portaient le titre d’une tragédie de Marco Bodjari, par Alexko Soudzo, suivie d’un ballet, le tout imprimé en italien pour la commodité des étrangers. Après avoir dîné à l’hôtel d’Angleterre, dans une grande salle ornée d’un papier peint à personnages, je me suis fait conduire au Casino, où avait lieu la représentation. On déposait avant d’entrer les longs chibouks de cerisier à une sorte de bureau des pipes : les gens du pays ne fument plus au théâtre pour ne pas incommoder les touristes anglais qui louent les plus belles loges. Il n’y avait guère que des hommes, sauf quelques femmes étrangères au pays. J’attendais avec impatience le lever du rideau pour juger de la déclamation. La toile s’est levée sur une scène d’exposition entre Bodjari et un Palikare son confident. Leur débit emphatique et guttural m’eût dérobé le sens des vers, quand même j’aurais été assez savant pour les comprendre ; de plus, les Grecs prononcent l’êta comme un i, le thêta comme un z, le bêta comme un v, ainsi de suite. Il est probable que c’était là la prononciation antique, mais l’Université nous enseigne autrement.
Au second acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, flanqué d’un confident comme le héros grec ; — il paraissait aussi Turc que le farouche Acomat, représenté par Saint-Aulaire. Je finis par comprendre peu à peu que Marco-Bodjari n’était qu’un Léonidas renouvelant, avec trois cents Palikares, la résistance des trois cents Spartiates. On applaudissait vivement ce drame hellénique qui, après s’être développé selon les règles classiques, se finissait par des coups de fusil.
En retournant au bateau à vapeur, j’ai joui du spectacle unique de cette ville pyramidale éclairée jusqu’à ses plus hautes maisons. C’était vraiment babylonian, comme dirait un Anglais.
GÉRARD DE NERVAL.
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