11 mars 1849 — Al-kahira. Souvenirs d’Orient, dans La Silhouette, 10e livraison
Cette 10e livraison reprend l’article du 21 novembre 1847 intitulé, Souvenirs de l’Archipel, Les Moulins de Syra, publié dans L’Artiste, signé Gérard de Nerval, repris en 1848 dans les Scènes de la vie orientale, chapitre X, « Les Moulins de Syra ».Elle constituera le chapitre XXI, « Les Moulins de Syra » de l’Introduction du Voyage en Orient en 1851.
Le feuilleton du 11 mars 1849 dans La Silhouette enchaîne avec le premier article sur Le Caire intitulé : Les Femmes du Caire. Scènes de la vie égyptienne, publié dans la Revue des Deux Mondes le 1er mai 1846 signé Gérard de Nerval, repris en 1848 dans les Scènes de la vie orientale. Les Femmes du Caire, « Les Mariages cophtes », et constituera en 1851 dans le Voyage en Orient, la première partie intitulée : « Les Femmes du Caire », chapitre I. « Les Mariages cophtes ».
À partir de là, le texte publié par La Silhouette est conforme à celui des publications de la Revue des Deux Mondes, nous le ne reproduisons donc pas ici.
Voir les notices LE VOYAGE EN ORIENT, VERS L'ORIENT, TROIS MOIS AU CAIRE, et ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT
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AL-KAHIRA.
SOUVENIRS D’ORIENT.
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XII.
En redescendant vers le port, il m’est arrivé une aventure singulière dans un de ces moulins à huit ailes qui décorent si bizarrement les hauteurs de toutes les îles grecques.
Un moulin à vent à huit ailes qui battent l’air, comme les longues ailes membraneuses des cigales, cela gâte beaucoup moins la perspective que nos affreux moulins de Picardie ; pourtant cela ne fait qu’une figure médiocre auprès des ruines solennelles de l’antiquité. N’est-il pas triste de songer que l’île de Délos en est couverte ? Les moulins sont le seul ombrage de ces lieux stériles, autrefois couverts de bois sacrés. En descendant de Syra la vieille à Syra la nouvelle, bâtie au bord de la mer sur les ruines de l’antique Hermopolis, il a bien fallu me reposer à l’ombre de ces moulins dont le rez-de-chaussée est généralement un cabaret. Il y a des tables devant la porte et l’on vous sert, dans des bouteilles empaillées, un petit vin rougeâtre qui sent la mélasse et le goudron. Une vieille femme s’approche de la table où j’étais assis et me dit : Kokonitza ! kalh !... Tu sais déjà que le grec moderne s’éloigne beaucoup moins qu’on ne croit de l’ancien. Cela est vrai à ce point que les journaux, la plupart écrits en grec ancien, sont cependant compris de tout le monde. — Je ne me donne pas pour un helléniste de première force, cependant je comprenais par le second mot qu’il s’agissait de quelque chose de beau. Quant au substantif , j’en cherchais en vain la racine dans ma mémoire meublée, hélas ! des dizains classiques de Lancelot.
Après tout, me dis-je, cette femme reconnaît en moi un étranger, elle veut peut-être me conduire à quelque ruine, me faire voir quelque curiosité. Peut-être est-elle chargée d’un galant message, car nous sommes dans le Levant, pays d’aventures. Comme elle me faisait signe de la suivre, je la suivis. Elle me conduisit plus loin à un autre moulin. Ce n’était plus un cabaret : une sorte de tribu farouche, de sept à huit drôles mal vêtus, remplissaient l’intérieur de la salle basse. Les uns dormaient, d’autres jouaient aux osselets. Ce tableau d’intérieur n’avait rien de gracieux. La vieille m’offrit d’entrer. Comprenant à peu près la destination de l’établissement, je fis mine de vouloir retourner à l’honnête taverne où la vieille m’avait rencontré. Elle me retint par la main en criant de nouveau : Kokonitza ! Kokonitza ! et, sur ma répugnance à pénétrer dans la maison, elle me fit signe de rester seulement à l’endroit où j’étais.
Elle s’éloigna de quelques pas et se mit comme à l’affût derrière une haie de cactus qui bordait un sentier conduisant à la ville. Des gens de la campagne passaient de temps en temps, portant de grands vases de cuivre sur la hanche quand ils étaient vides, sur la tête quand ils étaient pleins. Elles allaient à une fontaine située près de là, ou en revenaient. — J’ai su depuis que c’était l’unique fontaine de l’île. — Tout-à-coup la vieille se mit à siffler ; une jeune fille s’arrêta et passa précipitamment par une des ouvertures de la haie. Je compris tout de suite la signification du mot Kokonitza ! Il s’agissait donc d’une sorte de chasse aux jeunes filles. — La vieille sifflait — le même air sans doute que siffla le vieux serpent sous l’arbre du mal, — et une pauvre paysanne venait se faire prendre à l’appeau.
Dans les îles grecques, toutes les femmes qui sortent sont voilées comme si l’on était en pays turc. J’avouerai que je n’étais pas fâché, pour un jour que je passais en Grèce, de voir au moins un visage de femme. Et pourtant, cette simple curiosité de voyageur n’était-elle pas déjà une sorte d’adhésion au manège de l’affreuse vieille ? La jeune fille paraissait tremblante et incertaine ; peut-être était-ce la première fois qu’elle cédait à la tentation embusquée derrière cette haie fatale ! La vieille leva le pauvre voile bleu de la jeune fille. Je vis une figure pâle, régulière, avec des yeux assez sauvages ; deux grosses tresses de cheveux noirs entouraient la tête comme un turban. Il n’y avait rien là du charme dangereux de l’antique hétaïre ; de plus la jeune fille se tournait à chaque instant avec inquiétude du côté de la campagne en disant : O andros mou ! O andros mou! (mon mari ! mon mari !) La misère, plus que l’amour, apparaissait dans toute son attitude. Je t’avoue que j’eus peu de mérite à résister à la séduction. — Je lui pris la main, où je mis deux ou trois drachmes, et je lui fis signe de redescendre dans le sentier.
Elle parut hésiter un instant, puis portant la main à ses cheveux, elle tira d’entre les nattes tordues autour de sa tête une de ces amulettes que portent toutes les femmes des pays orientaux, et me la donna en disant un mot que je ne pus comprendre.
C’était un petit fragment de vase ou de lampe antique, qu’elle avait sans doute ramassé dans les champs, entortillé dans un morceau de papier rouge, et sur lequel j’ai cru distinguer une petite figure de génie monté sur un char ailé entre deux serpens. Au reste le relief est tellement fruste, qu’on peut y voir tout ce que l’on veut. — Espérons que cela me portera bonheur dans mon voyage.
En redescendant au port j’ai vu des affiches qui portaient le titre d’une tragédie de Marco Bodjari, par Aleko Soudzo, suivie d’un ballet, le tout imprimé en italien pour la commodité des étrangers. Après avoir dîné à l’hôtel d’Angleterre, dans une grande salle ornée d’un papier peint à personnages, je me suis fait conduire au Casino, où avait lieu la représentation. On déposait avant d’entrer les longs chibouks de cerisier à une sorte de bureau des pipes : les gens du pays ne fument plus au théâtre pour ne pas incommoder les touristes anglais qui louent les plus belles loges. Il n’y avait guère que des hommes, sauf quelques femmes étrangères à la localité. J’attendais avec impatience le lever du rideau pour juger de la déclamation. La toile s’est levée sur une scène d’exposition entre Bodjari et un Palikare son confident. Leur débit emphatique et guttural m’eût dérobé le sens des vers, quand même j’aurais été assez savant pour les comprendre ; de plus, les Grecs prononcent l’êta comme un i, le thêta comme un z, le bêta comme un y, ainsi de suite. Il est probable que c’était là la prononciation antique, mais l’Université nous enseigne autrement.
Au second acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, au milieu des femmes de son sérail, lesquelles n’étaient que des hommes vêtus en odalisques. Il paraît qu’en Grèce on ne permet pas aux femmes de paraître sur le théâtre. Quelle moralité ! En suivant la pièce j’ai fini par comprendre peu à peu que Marco-Bodjari n’était qu’un Léonidas renouvelant, avec trois cents Palikares, la résistance des trois cents Spartiates. On applaudissait vivement ce drame hellénique qui, après s’être développé selon les règles classiques, se finissait par des coups de fusil.
En retournant au bateau à vapeur, j’ai joui du spectacle unique de cette ville pyramidale éclairée jusqu’à ses plus hautes maisons. C’était vraiment babylonian, comme dirait un Anglais.
Nous sommes partis dans la nuit pour Alexandrie. C’est une traversée de trois jours.
GÉRARD DE NERVAL.
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