6 janvier 1855, Promenades et Souvenirs, publiés dans L’Illustration, 2e livraison.
Cette deuxième livraison inaugure les Mémoires annoncées le 30 décembre. Elle commence par l’histoire à tonalité biblique de l’union des grands-parents maternels de Nerval. Le récit, tel qu’il se présente, est une fable, telle que sa famille a dû la lui transmettre, qui joue de la confusion des générations, mais repose sur un fond de vérité généalogique que les archives d’état civil de Mortefontaine et d’Ermenonville vérifient en grande partie Ce premier récit est suivi par l’évocation de l’enfance et de l’adolescence de Gérard, à Mortefontaine puis à Paris.
Voir la notice: L'ASCENDANCE MATERNELLE
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PROMENADES ET SOUVENIRS.
IV. — JUVENILIA.
Le hasard a joué un si grand rôle dans ma vie, que je ne m’étonne pas en songeant à la façon singulière dont il a présidé à ma naissance. C’est, dira-t-on, l’histoire de tout le monde. Mais tout le monde n’a pas occasion de raconter son histoire.
Et, si chacun le faisait, il n’y aurait pas grand mal. L’expérience de chacun est le trésor de tous.
Un jour, un cheval s’échappa d’une pelouse verte qui bordait l’Aisne, et disparut bientôt entre les halliers ; il gagna la région sombre des arbres et se perdit dans la forêt de Compiègne. Cela se passait vers 1770.
Ce n’est pas un accident rare qu’un cheval échappé à travers une forêt. Et cependant je n’ai guère d’autre titre à l’existence. Cela est probable du moins, si l’on croit à ce que Hoffmann appelait l’enchaînement des choses.
Mon grand-père était jeune alors. Il avait pris le cheval dans l’écurie de son père, puis il s’était assis sur le bord de la rivière, rêvant à je ne sais quoi, pendant que le soleil se couchait dans les nuages empourprés du Valois et du Beauvoisis.
L’eau verdissait et chatoyait de reflets sombres, des bandes violettes striaient les rougeurs du couchant. Mon grand-père, en se retournant pour partir, ne trouva plus le cheval qui l’avait amené. En vain il le chercha, l’appela jusqu’à la nuit. Il lui fallut revenir à la ferme.
Il était d’un naturel silencieux ; il évita les rencontres, monta à sa chambre et s’endormit, comptant sur la Providence et sur l’instinct de l’animal qui pouvait bien lui faire retrouver la maison.
C’est ce qui n’arriva pas. Le lendemain matin, mon grand-père descendit de sa chambre et rencontra dans la cour son père qui se promenait à grands pas. Il s’était aperçu déjà qu’il manquait un cheval à l’écurie. Silencieux comme son fils, il n’avait pas demandé quel était le coupable ; il le reconnut en le voyant devant lui.
Je ne sais ce qui se passa. Un reproche trop vif fut cause sans doute de la résolution que prit mon grand-père. Il monta à sa chambre, fit un paquet de quelques habits, et, à travers la forêt de Compiègne, il gagna un petit pays situé entre Ermenonville et Senlis, près des étangs de Châalis, vieille résidence carlovingienne. Là vivait un de ses oncles qui descendait, dit-on, d’un peintre flamand du dix-septième siècle. Il habitait un ancien pavillon de chasse aujourd’hui ruiné, qui avait fait partie des apanages de Marguerite de Valois. Le champ voisin, entouré de halliers qu’on appelle les bosquets, était situé sur l’emplacement d’un ancien camp romain et a conservé le nom du dixième des Césars. On y récolte du seigle dans les parties qui ne sont pas couvertes de granits et de bruyères. Quelquefois on y a rencontré, en traçant, des pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou des images informes de dieux celtiques.
Mon grand-père aida le vieillard à cultiver ce champ, et fut récompensé patriarcalement en épousant sa cousine. Je ne sais pas au juste l’époque de leur mariage, mais comme il se maria avec l’épée, comme aussi ma mère reçut le nom de Marie-Antoinette avec celui de Laurence, il est probable qu’ils furent mariés un peu avant la Révolution. Aujourd’hui mon grand-père repose avec sa femme et sa plus jeune fille au milieu de ce champ qu’il cultivait jadis. Sa fille aînée est ensevelie bien loin de là, dans la froide Silésie, au cimetière catholique polonais de Gross-Glogaw. Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d’une fièvre qu’elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres où sa voiture manqua d’être renversée. Mon père, forcé de rejoindre l’armée à Moscou, perdit plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina.
Je n’ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été perdus ou volés ; je sais seulement qu’elle ressemblait à une gravure du temps, d’après Prudhon ou Fragonard, qu’on appelait la Modestie. La fièvre dont elle est morte m’a saisi trois fois à des époques qui forment, dans ma vie, des divisions régulières, périodiques. Toujours, à ces époques, je me suis senti l’esprit frappé des images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau. Les lettres qu’écrivait ma mère des bords de la Baltique ou des rives de la Sprée ou du Danube, m’avaient été lues tant de fois ! Le sentiment du merveilleux, le goût des voyages lointains ont été sans doute pour moi le résultat de ces impressions premières, ainsi que du séjour que j’ai fait longtemps dans une campagne isolée au milieu des bois. Livré souvent aux soins des domestiques et des paysans, j’avais nourri mon esprit de croyances bizarres, de légendes et de vieilles chansons. Il y avait là de quoi faire un poëte, et je ne suis qu’un rêveur en prose.
J’avais sept ans, et je jouais, insoucieux, sur la porte de mon oncle, quand trois officiers parurent devant la maison ; l’or noirci de leurs uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldats. Le premier m’embrassa avec une telle effusion que je m’écriai : « Mon père !... tu me fais mal ! » De ce jour mon destin changea.
Tous trois revenaient du siège de Strasbourg. Le plus âgé, sauvé des flots de la Bérésina glacée, me prit avec lui pour m’apprendre ce qu’on appelait mes devoirs. J’étais faible encore et la gaieté de son plus jeune frère me charmait pendant mon travail. Un soldat qui les servait eut l’idée de me consacrer une partie de ses nuits. Il me réveillait avant l’aube et me promenait sur les collines voisines de Paris, me faisant déjeuner de pain et de crème dans les fermes ou dans les laiteries.
V. — PREMIÈRES ANNÉES.
Une heure fatale sonna pour la France. Son héros, captif lui-même au sein d’un vaste empire, voulut réunir dans le champ de Mai l’élite de ses héros fidèles. Je vis ce spectacle sublime dans la loge des généraux. On distribuait aux régiments des étendards ornés d’aigles d’or, confiés désormais à la fidélité de tous.
Un soir je vis se dérouler, sur la plus grande place de la ville, une immense décoration qui représentait un vaisseau en mer. La nef se mouvait sur une onde agitée et semblait voguer vers une tour qui marquait le rivage. Une rafale violente détruisit l’effet de cette représentation. Sinistre augure, qui prédisait à la patrie le retour des étrangers.
Nous revîmes les fils du Nord, et les cavales de l’Ukraine rongèrent encore une fois l’écorce des arbres de nos jardins. Mes sœurs du hameau revinrent à tire d’aile, comme des colombes plaintives, et m’apportèrent dans leurs bras une tourterelle aux pieds roses, que j’aimais comme une autre sœur.
Un jour, une des belles dames qui visitaient mon père me demanda un léger service : j’eus le malheur de lui répondre avec impatience. Quand je retournai sur la terrasse, la tourterelle s’était envolée.
J’en conçus un tel chagrin, que je faillis mourir d’une fièvre purpurine qui fit porter à l’épiderme tout le sang de mon cœur. On crut me consoler en me donnant pour compagnon un jeune sapajou rapporté d’Amérique par un capitaine, ami de mon père. Cette jolie bête devint la compagne de mes jeux et de mes travaux.
J’étudiais à la fois l’italien, le grec et le latin, l’allemand, l’arabe et le persan. Le Pastor fido, Faust, Ovide et Anacréon étaient mes poëmes et mes poëtes favoris. Mon écriture, cultivée avec soin, rivalisait parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les plus célèbres de l’Iram. Il fallait encore que le trait de l’amour perçât mon cœur d’une de ses flèches les plus brûlantes ! Celle-là partit de l’arc délié et du sourcil noir d’une vierge à l’œil d’ébène, qui s’appelait Héloïse. — J’y reviendrai plus tard.
J’étais toujours entouré de jeunes filles ; — l’une d’elles était ma tante ; deux femmes de la maison, Jeannette et Fanchette, me comblaient aussi de leurs soins. Mon sourire enfantin rappelait celui de ma mère, et mes cheveux blonds, mollement ondulés, couvraient avec caprice la grandeur précoce de mon front. Je devins épris de Fanchette, et je conçus l’idée singulière de la prendre pour épouse selon les rites des aïeux. Je célébrai moi-même le mariage, en figurant la cérémonie au moyen d’une vieille robe de ma grand’mère que j’avais jetée sur mes épaules. Un ruban pailleté d’argent ceignait mon front, et j’avais relevé la pâleur ordinaire de mes joues d’une légère couche de fard. Je pris à témoin le dieu de nos pères et la Vierge sainte dont je possédais une image, et chacun se prêta avec complaisance à ce jeu naïf d’un enfant.
Cependant j’avais grandi ; un sang vermeil colorait mes joues ; j’aimais à respirer l’air des forêts profondes. Les ombrages d’Ermenonville, les solitudes de Morfontaine n’avaient plus de secrets pour moi. Deux de mes cousines habitaient par là. J’étais fier de les accompagner dans ces vieilles forêts qui semblaient leur domaine.
Le soir, pour divertir de vieux parents, nous représentions les chefs-d’œuvre des poëtes, et un public bienveillant nous comblait d’éloges et de couronnes. Une jeune fille vive et spirituelle, nommée Louise, partageait nos triomphes ; on l’aimait dans cette famille, où elle représentait la gloire et les arts.
Je m’étais rendu très-fort sur la danse. Un mulâtre nommé Major m’enseignait à la fois les premiers éléments de cet art et ceux de la musique, pendant qu’un peintre de portraits, nommé Mignard, me donnait des leçons de dessin. Mlle Nouvelle était l’étoile de notre salle de danse. Je rencontrai un rival dans un joli garçon nommé Provost. Ce fut lui qui m’enseigna l’art dramatique : nous représentions ensemble de petites comédies, qu’il improvisait avec esprit. Mlle Nouvelle était naturellement notre actrice principale et tenait une balance si exacte entre nous deux, que nous soupirions sans espoir… Le pauvre Provost s’est fait depuis acteur sous le nom de Raymond ; il se souvint de ses premières tentatives, et se mit à composer des féeries, dans lesquelles il eut pour collaborateurs les frères Coignard. — Il a fini bien tristement en se prenant de querelle avec un régisseur de la Gaieté, auquel il donna un soufflet. Rentré chez lui, il réfléchit amèrement aux suites de son imprudence, et, la nuit suivante, se perça le cœur d’un coup de poignard.
VI. — HÉLOÏSE.
La pension que j’habitais avait un voisinage de jeunes brodeuses. L’une d’elles, qu’on appelait la Créole, fut l’objet de mes premiers vers d’amour ; son œil sévère, la sereine placidité de son profil grec, me réconciliaient avec la froide dignité des études ; c’est pour elle que je composai des traductions versifiées de l’ode d’Horace, A Tyndaris, et d’une mélodie de Byron, dont je traduisais ainsi le refrain :
Quelquefois je me levais dès le point du jour et je prenais la route de ***, courant et déclamant mes vers au milieu d’une pluie battante. La cruelle se riait de mes amours errantes et de mes soupirs ! C’est pour elle que je composai la pièce suivante, imitée d’une mélodie de Thomas Moore :
J’échappe à ces amours volages pour raconter mes premières peines. Jamais un mot blessant, un soupir impur n’avaient souillé l’hommage que je rendais à mes cousines. Héloïse, la première, me fit connaître la douleur. Elle avait pour gouvernante une bonne vieille italienne qui fut instruite de mon amour. Celle-ci s’entendit avec la servante de mon père pour nous procurer une entrevue. On me fit descendre en secret dans une chambre où la figure d’Héloïse était représentée par un vaste tableau. Une épingle d’argent perçait le nœud touffu de ses cheveux d’ébène, et son buste étincelait comme celui d’une reine, pailleté de tresses d’or sur un fond de soie et de velours. Éperdu, fou d’ivresse, je m’étais jeté à genoux devant l’image ; une porte s’ouvrit, Héloïse vint à ma rencontre et me regarda d’un œil souriant. — « Pardon, reine, m’écriai-je, je me croyais le Tasse aux pieds d’Éléonore, ou le tendre Ovide aux pieds de Julie !… »
Elle ne put rien me répondre, et nous restâmes tous deux muets dans une demi-obscurité. Je n’osai lui baiser la main, car mon cœur se serait brisé. — O douleurs et regrets de mes jeunes amours perdus, que vos souvenirs sont cruels ! « Fièvres éteintes de l’âme humaine, pourquoi revenez-vous encore échauffer un cœur qui ne bat plus ? » Héloïse est mariée aujourd’hui ; Fanchette, Sylvie et Adrienne sont à jamais perdues pour moi : — le monde est désert. Peuplé de fantômes aux voix plaintives, il murmure des chants d’amour sur les débris de mon néant ! Revenez pourtant, douces images ! j’ai tant aimé, j’ai tant souffert ! « Un oiseau qui vole dans l’air a dit son secret au bocage, qui l’a redit au vent qui passe, — et les eaux plaintives ont répété le mot suprême : — Amour ! amour ! »
GÉRARD DE NERVAL.
(La suite au prochain numéro.)
[en fait, rien les 13, 20 et 27 janvier 1855]
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