3 février 1855, Promenades et Souvenirs, dans L’Illustration, 3e livraison, posthume, p. 66-67.

Entre la publication de la 2e livraison et la 3e, Nerval a été retrouvé pendu rue de la Vieille Lanterne. Le journal annonce ce décès en avant-propos.

Découragé, Nerval renonce au projet d’écrire ses Mémoires et reprend le cours de son périple qui le conduit en Valois, au long de la Nonette jusqu’à Chantilly. Les souvenirs de la petite enfance remontent à sa conscience par le biais des chansons du pays que chantait Sylvie, « petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes ».

Voir les notices AUX ORIGINES, L'ASCENDANCE MATERNELLE et RETOURS EN VALOIS, PROMENADES ET SOUVENIRS

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PROMENADES ET SOUVENIRS.

 

DERNIÈRE PAGE DE GÉRARD DE NERVAL.

Nous publions ici la dernière page du pauvre Gérard de Nerval. C’est la suite d’un travail dont nous avons, à la fin de décembre, et au commencement de janvier, donné la première partie. Nous avions interrompu cette charmante publication afin d’en attendre la suite, pour ne plus l’interrompre. Il nous faut, hélas ! inscrire ici pour la dernière fois, le nom de Gérard de Nerval à la fin d’une page délicieuse, une des plus délicieuses inspirées par une âme de poëte.

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VII. — VOYAGE AU NORD.

Que le vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou de mélancolie, — peu importe : il en a déjà dispersé quelques-unes, et je n’ai pas le courage de les récrire. En fait de Mémoires, on ne sait jamais si le public s’en soucie, — et cependant je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître. N’est-on pas aussi, sans le vouloir, le sujet de biographies directes ou déguisées ? Est-il plus modeste de se peindre dans un roman sous le nom de Lélio, d’Octave ou d’Arthur, ou de trahir ses plus intimes émotions dans un volume de poësie ? Qu’on nous pardonne ces élans de personnalité, à nous qui vivons sous le regard de tous, et qui, glorieux ou perdus, ne pouvons plus atteindre au bénéfice de l’obscurité !

Si je pouvais faire un peu de bien en passant, j’essayerais d’appeler quelque attention sur ces pauvres villes délaissées dont les chemins de fer ont détourné la circulation et la vie. Elles s’asseyent tristement sur les débris de leur fortune passée, et se concentrent en elles-mêmes, jetant un regard désenchanté sur les merveilles d’une civilisation qui les condamne ou les oublie. Saint-Germain m’a fait penser à Senlis, et comme c’était un mardi, j’ai pris l’omnibus de Pontoise, qui ne circule plus que les jours de marché. J’aime à contrarier les chemins de fer — et Alexandre Dumas, que j’accuse d’avoir un peu brodé dernièrement sur mes folies de jeunesse, a dit avec vérité que j’avais dépensé deux cents francs et mis huit jours pour l’aller voir à Bruxelles, par l’ancienne route de Flandre, — et en dépit du chemin de fer du Nord.

Non, je n’admettrai jamais, quelles que soient les difficultés des terrains, que l’on fasse huit lieues, ou, si vous voulez, 32 kilomètres pour aller à Poissy en évitant Saint-Germain, et trente lieues pour aller à Compiègne en évitant Senlis. Ce n’est qu’en France qu’on peut rencontrer des chemins si contrefaits. Quand le chemin belge perçait douze montagnes pour arriver à Spa, nous étions en admiration devant ces faciles contours de notre principale artère, qui suivent tour à tour les lits capricieux de la Seine et de l’Oise, pour éviter une ou deux pentes de l’ancienne route du Nord.

Pontoise est encore une de ces villes situées sur des hauteurs, qui me plaisent par leur aspect patriarcal, leurs promenades, leurs points de vue, et la conservation de certaines mœurs, qu’on ne rencontre plus ailleurs. On y joue encore dans les rues, on cause, on chante le soir sur le devant des portes ; les restaurateurs sont des pâtissiers ; on trouve chez eux quelque chose de la vie de famille ; les rues, en escaliers, sont amusantes à parcourir ; la promenade tracée sur les anciennes tours domine la magnifique vallée où coule l’Oise. De jolies femmes et de beaux enfants s’y promènent. On surprend en passant, on envie tout ce petit monde paisible qui vit à part dans ses vieilles maisons, sous ses beaux arbres, au milieu de ces beaux aspects et de cet air pur. L’église est belle et d’une conservation parfaite. Un magasin de nouveautés parisiennes s’éclaire auprès, et ses demoiselles sont vives et rieuses comme dans La Fiancée de M. Scribe… Ce qui fait le charme, pour moi, des petites villes un peu abandonnées, c’est que j’y retrouve quelque chose du Paris de ma jeunesse. L’aspect des maisons, la forme des boutiques, certains usages, quelques costumes... A ce point de vue, si Saint-Germain rappelle 1830, Pontoise rappelle 1820 ; — je vais plus loin encore retrouver mon enfance et le souvenir de mes parents.

Cette fois je bénis le chemin de fer, — une heure au plus me sépare de Saint-Leu : — le cours de l’Oise, si calme et si verte, découpant au clair de lune ses îlots de peupliers, l’horizon festonné de collines et de forêts, les villages aux noms connus qu’on appelle à chaque station, l’accent déjà sensible des paysans qui montent d’une distance à l’autre, les jeunes filles coiffées de madras, selon l’usage de cette province, tout cela m’attendrit et me charme ; il me semble que je respire un autre air ; et en mettant le pied sur le sol, j’éprouve un sentiment plus vif encore que celui qui m’animait naguère en repassant le Rhin : la terre paternelle, c’est deux fois la patrie.

J’aime beaucoup Paris, où le hasard m’a fait naître, — mais j’aurais pu naître aussi bien sur un vaisseau, — et Paris, qui porte dans ses armes la bari ou nef mystique des Égyptiens, n’a pas dans ses murs cent mille Parisiens véritables. Un homme du Midi, s’unissant là par hasard à une femme du Nord, ne peut produire un enfant de nature lutécienne. On dira à cela, qu’importe ! Mais demandez un peu aux gens de province s’il importe d’être de tel ou tel pays.

Je ne sais si ces observations ne semblent pas bizarres, — cherchant à étudier les autres dans moi-même, je me dis qu’il y a dans l’attachement à la terre beaucoup de l’amour de la famille. Cette piété qui s’attache aux lieux est aussi une portion du noble sentiment qui nous unit à la patrie. En revanche, les cités et les villages se parent avec fierté des illustrations qui proviennent de leur sol. Il n’y a plus là division ou jalousie locale, tout se rapporte au centre national, et Paris est le foyer de toutes ces gloires. Me direz-vous pourquoi j’aime tout le monde dans ce pays, où je retrouve des intonations connues autrefois, où les vieilles ont les traits de celles qui m’ont bercé, où les jeunes gens et les jeunes filles me rappellent les compagnons de ma première jeunesse ? Un vieillard passe : il m’a semblé voir mon grand-père ; il parle, c’est presque sa voix ; — cette jeune personne a les traits de ma tante, morte à vingt-cinq ans ; une plus jeune me rappelle une petite paysanne qui m’a aimé, et qui m’appelait son petit mari, — qui dansait et chantait toujours, et qui, le dimanche, au printemps, se faisait des couronnes de marguerites. Qu’est-elle devenue, la pauvre Célénie, avec qui je courais dans la forêt de Chantilly, et qui avait si peur des garde-chasse et des loups !

 

VIII. — CHANTILLY.

Voici les deux tours de Saint-Leu, le village sur la hauteur, séparé par le chemin de fer de la partie qui borde l’Oise. On monte vers Chantilly en côtoyant de hautes collines de grès d’un aspect solennel : puis c’est un bout de la forêt ; la Nonette brille dans les prés bordant les dernières maisons de la ville. — La Nonette ! une des chères petites rivières où j’ai pêché des écrevisses ; — de l’autre côté de la forêt coule sa sœur la Thève, où je me suis presque noyé pour n’avoir pas voulu paraître poltron devant la petite Célénie !

Célénie m’apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe des eaux, tentatrice naïve, follement enivrée de l’odeur des prés, couronnée d’ache et de nénuphar, découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à fossettes, les dents de perles de la nixe germanique. Et certes, l’ourlet de sa robe était très-souvent mouillé comme il convient à ses pareilles… Il fallait lui cueillir des fleurs aux bords marneux des étangs de Commelle, ou parmi les joncs et les oseraies qui bordent les métairies de Coye. Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre, le foyer des bûcherons, où elle chantait et racontait les vieilles légendes du pays : — Mme de Montfort, prisonnière dans sa tour, qui tantôt s’envolait en cygne, et tantôt frétillait en beau poisson d’or dans les fossés de son château ; — la fille du pâtissier, qui portait des gâteaux au comte d’Ory, et qui, forcée de passer la nuit chez son seigneur, lui demanda son poignard pour ouvrir le nœud d’un lacet et s’en perça le cœur ; — les moines rouges, qui enlevaient les femmes, et les plongeaient dans des souterrains ; — la fille du sire de Pontarmé, éprise du beau Lautrec, et enfermée sept ans par son père, après quoi elle meurt ; et le chevalier, revenant de la croisade, fait découdre avec un couteau d’or fin son linceul de fine toile. Elle ressuscite, mais ce n’est plus qu’une goule affamée de sang… Henri IV et Gabrielle, Biron et Marie de Loches, et que sais-je encore de tant de récits dont sa mémoire était peuplée ! Saint Rieul parlant aux grenouilles, saint Nicolas ressuscitant les trois petits enfants hachés comme chair à pâté par un boucher de Clermont-sur-Oise. Saint Léonard, saint Loup et saint Guy ont laissé dans ces cantons mille témoignages de leur sainteté et de leurs miracles ; Célénie montait sur les roches ou sur les dolmens druidiques, et les racontait aux jeunes bergers. Cette petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes m’a laissé des souvenirs que le temps ravive. Qu’est-elle devenue ? Je m’en informerai du côté de la Chapelle-en-Serval ou de Charlepont, ou de Montméliant... Elle avait des tantes partout, des cousins sans nombre ; que de morts dans tout cela, que de malheureux sans doute dans ces pays si heureux autrefois !

Au moins Chantilly porte noblement sa misère ; comme ces vieux gentilshommes au linge blanc, à la tenue irréprochable, il a cette fière attitude qui dissimule le chapeau déteint ou les habits râpés… Tout est propre, rangé, circonspect ; les voix résonnent harmonieusement dans les salles sonores. On sent partout l’habitude du respect, et la cérémonie qui régnait jadis au château règle un peu les rapports des placides habitants. C’est plein d’anciens domestiques retraités, conduisant des chiens invalides, — quelques-uns sont devenus des maîtres, et ont pris l’aspect vénérable des vieux seigneurs qu’ils ont servi[s].

Chantilly est comme une longue rue de Versailles. Il faut voir cela l’été, par un splendide soleil, en passant à grand bruit sur ce beau pavé qui résonne. Tout est préparé là pour les splendeurs princières et pour la foule privilégiée des chasses et des courses. Rien n’est étrange comme cette grande porte qui s’ouvre sur la pelouse du château et qui semble un arc de triomphe, comme le monument voisin qui paraît une basilique et qui n’est qu’une écurie. Il y a là quelque chose encore de la lutte des Condé contre la branche aînée des Bourbons. — C’est la chasse qui triomphe à défaut de la guerre, et où cette famille trouva encore une gloire après que Clio eut déchiré les pages de la jeunesse guerrière du grand Condé, comme l’exprime le mélancolique tableau qu’il a fait peindre lui-même.

A quoi bon maintenant revoir ce château démeublé qui n’a plus à lui que le cabinet satirique de Watteau et l’ombre tragique du cuisinier Vatel se perçant le cœur dans un fruitier ! J’ai mieux aimé entendre les regrets sincères de mon hôtesse touchant ce bon prince de Condé qui est encore le sujet des conversations locales. Il y a dans ces sortes de villes quelque chose de pareil à ces cercles du purgatoire de Dante immobilisés dans un seul souvenir, et où se refont dans un cercle plus étroit les actes de la vie passée. — « Et qu’est devenue votre fille qui était si blonde et gaie, lui ai-je dit ; elle s’est sans doute mariée ? — Mon Dieu oui, et depuis elle est morte de la poitrine... » J’ose à peine dire que cela me frappa plus vivement que les souvenirs du prince de Condé. Je l’avais vue toute jeune, et certes je l’aurais aimée, si à cette époque je n’avais pas eu le cœur occupé d’une autre… Et maintenant voilà que je pense à la ballade allemande : la Fille de l’hôtesse, et aux trois compagnons dont l’un disait : « Oh ! si je l’avais connue, comme je l’aurais aimée ! » — et le second : « Je t’ai connue, et je t’ai tendrement aimée ! » — et le troisième : « Je ne t’ai pas connue… mais je t’aime et t’aimerai pendant l’éternité ! »

Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à l’horizon de ces bois baignés de vapeurs grise... J’ai pris la voiture de Senlis qui suit le cours de la Nonette en passant par Saint-Firmin et par Courteuil ; nous laissons à gauche Saint-Léonard et sa vieille chapelle, et nous apercevons déjà le haut clocher de la cathédrale. A gauche est le champ des Raines, où saint Rieul, interrompu par les grenouilles dans une de ses prédications, leur imposa silence, et, quand il eut fini, permit à une seule de se faire entendre à l’avenir. Il y a quelque chose d’oriental dans cette naïve légende et dans cette bonté du saint qui permet du moins à une grenouille d’exprimer les plaintes des autres.

J’ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine, si célèbre encore depuis par ses sièges et ses combats. « O pauvre ville, que tu es enviée ! » disait Henri IV. — Aujourd’hui personne n’y pense, et ses habitants paraissent peu se soucier du reste de l’univers. Ils vivent plus à part encore que ceux de Saint-Germain. Cette colline aux antiques constructions domine fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre forêts : Halatte, Apremont, Pontarmé, Ermenonville dessinent au loin leurs masses ombreuses où pointent ça et là les ruines des abbayes et des châteaux.

En passant devant la porte de Reims, j’ai rencontré une de ces énormes voitures de saltimbanques qui promènent de foire en foire toute une famille artistique, son matériel et son ménage. Il s’était mis à pleuvoir, et l’on m’offrit cordialement un abri. Le local était vaste, chauffé par un poêle, éclairé par huit fenêtres, et six personnes paraissaient y vivre assez commodément. Deux jolies filles s’occupaient de repriser leurs ajustements pailletés, une femme encore belle faisait la cuisine, et le chef de la famille donnait des leçons de maintien à un jeune homme de bonne mine qu’il dressait à jouer les amoureux. C’est que ces gens ne se bornaient pas aux exercices d’agilité, et jouaient aussi la comédie. On les invitait souvent dans les châteaux de la province, et ils me montrèrent plusieurs attestations de leurs talents signées de noms illustres. Une des jeunes filles se mit à déclamer des vers d’une vieille comédie du temps au moins de Montfleury, car le nouveau répertoire leur est défendu. Ils jouent aussi des pièces à l’impromptu sur des canevas à l’italienne avec une grande facilité d’invention et de répliques. En regardant les deux jeunes filles, l’une, vive et brune, l’autre, blonde et rieuse, je me mis à penser à Mignon et Philine dans Wilkelm [sic] Meister, et voilà un rêve germanique qui me revient entre la perspective des bois et l’antique profil de Senlis. Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d’un domicile parisien ? Mais il n’est plus temps d’obéir à ces fantaisies de la verte Bohême ; et j’ai pris congé de mes hôtes, car la pluie avait cessé.

 

GÉRARD DE NERYAL. [sic]

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