LE VALOIS DE GÉRARD DE NERVAL
RETOURS EN VALOIS
1854-1855, PROMENADES ET SOUVENIRS, ADIEU AU VALOIS
En décembre 1854 et janvier-février 1855, L’Illustration publie Promenades et Souvenirs en trois livraisons, dont la dernière est posthume. Parti pour Saint-Germain-en-Laye dans l’espoir, dit-il, d’y trouver un logement à un prix abordable, Nerval s'y sent investi par les souvenirs d’enfance qui vont et susciter en lui le besoin de faire revivre l’histoire familiale : « Je le disais tout à l'heure, — mes jeunes années me reviennent, — et l'aspect des lieux aimés rappelle en moi le sentiment des choses passées ». Il va donc s’installer à l’auberge de l’Ange gardien pour y commencer ce qu’il « n’ose appeler Mémoires et qui seraient plutôt conçus selon le plan des promenades solitaires de Jean-Jacques. » Et il ajoute, annonçant par là son intention de se rendre en Valois : « Je les terminerai dans le pays même où j’ai été élevé, et où il est mort. »
La deuxième livraison, du 6 janvier 1855, s’ouvre en effet sur le récit de l’union des grands-parents maternels de Nerval, Pierre Charles Laurent, originaire de Laffaux, dans l'Aisne, et Marguerite Victoire Boucher, de Mortefontaine :
Je ne sais ce qui se passa. Un reproche trop vif fut cause sans doute de la résolution que prit mon grand-père. Il monta à sa chambre, fit un paquet de quelques habits, et, à travers la forêt de Compiègne, il gagna un petit pays situé entre Ermenonville et Senlis, près des étangs de Châalis, vieille résidence carlovingienne. Là vivait un de ses oncles qui descendait, dit-on, d’un peintre flamand du dix-septième siècle. Il habitait un ancien pavillon de chasse aujourd’hui ruiné, qui avait fait partie des apanages de Marguerite de Valois. Le champ voisin, entouré de halliers qu’on appelle les bosquets, était situé sur l’emplacement d’un ancien camp romain et a conservé le nom du dixième des Césars. On y récolte du seigle dans les parties qui ne sont pas couvertes de granits et de bruyères. Quelquefois on y a rencontré, en traçant, des pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou des images informes de dieux celtiques.
Mon grand-père aida le vieillard à cultiver ce champ, et fut récompensé patriarcalement en épousant sa cousine. Je ne sais pas au juste l’époque de leur mariage, mais comme il se maria avec l’épée, comme aussi ma mère reçut le nom de Marie-Antoinette avec celui de Laurence, il est probable qu’ils furent mariés un peu avant la Révolution. Aujourd’hui mon grand-père repose avec sa femme et sa plus jeune fille au milieu de ce champ qu’il cultivait jadis.
Sur bien des points, ce récit à tonalité biblique, sans doute hérité d’une tradition familiale, est une fable, mais forgée à partir de composantes biographiquement exactes. Elle confond en fait deux générations, celle d’Adrien François Boucher, dont l’acte de mariage enregistré à Ermenonville, le 21 juillet 1733, atteste en effet qu'il demeure « depuis plusieurs années à Chalis (sic), paroisse de Fontaine » (commune de Fontaine-Chaalis aujourd'hui), et celle d’Adrien Joseph Boucher, fils d’Adrien François, qui épousa le 24 février 1756 à Mortefontaine Marie Marguerite Olivier. La grand-mère maternelle de Gérard, Marguerite Victoire, qui a épousé Pierre Charles Laurent à Mortefontaine le 5 novembre 1782, est la petite-fille d’Adrien François Boucher originaire d’Estrées-Saint-Denis, et la fille d’Adrien Joseph Boucher, qui, décédé le 28 août 1758, ne peut donc avoir accordé la main de sa fille en 1782, selon la scène que nous relate Nerval. En revanche, ce récit qu’on lui a visiblement transmis, suggère très bien l’amalgame opéré dans la mémoire familiale entre Adrien Joseph Boucher, entré par mariage dans la famille Olivier, et en cela associé au peintre flamand du XVIIe siècle, son père Adrien François Boucher, parti d’Estrées-Saint-Denis s’installer à Fontaine-Chaalis, et Pierre Charles Laurent. Notons enfin que ce dernier a signé divers documents de son nom de « Lauren », sans t final, qui peut se lire en palindrome « Nerval ». À ce souvenir familial composite vient se superposer celui de l'acquisition en 1793 de parcelles du clos Nerval, inscrit sur la carte d'intendance de 1782 sous le nom de Nerva. Ainsi se trouvent amalgamés en un mythe fondateur la mémoire familiale des Boucher, anciens habitants de Fontaine-Chaalis, et celle des Olivier originaires de Dampierre, liée au souvenir du peintre Jacques de Vaurose. À la légende familiale vient enfin se greffer le souvenir personnel de l'enfant accompagnant au clos Nerval son oncle Boucher qui cultivait là la parcelle familiale, et celui du transfert des restes de ses grands-parents du cimetière du Nord au Clos Nerval. Ni délire ici, ni mégalomanie, simplement une mémoire familiale transmise à une sensibilité d'enfant devenue pour l'adulte en proie à la névrose identitaire un magnifique refuge poétique.
Les chapitres IV, V et VI (livraison du 5 janvier) sont consacrés à l’évocation de l’enfance et de l’adolescence, mais le découragement saisit Nerval : « Que le vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou de mélancolie, — peu importe : il en a déjà dispersé quelques-unes, et je n’ai pas le courage de les récrire. » Que nous aurait révélé ces feuillets que le vent a dispersés ? Sont-ils ceux dont le journaliste Léon de Villette vit chez l’imprimeur de Saint-Germain Picault des épreuves corrigées, précisément en cette fin d’automne 1854 : « Au mois d’octobre dernier [1854], un homme à l’extérieur simple, affable, venait visiter l’atelier du propriétaire de L’Industriel, puis lui proposait de se charger de l’impression d’un nouvel ouvrage qu’il comptait intituler Juvenilia, en souvenir des premières bonnes années de sa vie […] il nous reste […] des épreuves corrigées par lui des premières feuilles de ces Juvenilia, où devaient se retrouver la fin de cette Aurélie, étonnante production dont la première partie avait si vivement impressionné les lecteurs de la Revue de Paris. » Nerval envisageait-il, comme le suggère ce témoignage, de publier ailleurs que dans L’Illustration ses souvenirs d’enfance et de jeunesse (le chapitre IV de Promenades et Souvenirs s’intitule Juvenilia) et de les associer à la « fin d’Aurélie » dans une œuvre dont le titre figure dans le projet d’ Œuvres complètes sous le titre : « Artémis ou le Rêve et la Vie » ? Nous ne le saurons probablement jamais. Retenons seulement l’affirmation de Nerval qui justifie pleinement la démarche exégétique qui voit dans l’œuvre, et singulièrement dans Sylvie, une autofiction : « En fait de Mémoires, on ne sait jamais si le public s’en soucie, — et cependant je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître. »
Le Clos Nerva, ainsi orthographié, tel qu'il se présentait sur le plan d'intendance de Mortefontaine en 1782, année du mariage des grands-parents maternels de Nerval
Carte d'état major de 1866. On voit la ligne de chemin de fer longeant le cours de l'Oise, et le chemin qu'a pris Nerval, de Chantilly à Senlis, en suivant les bords de la Nonette
Numéro de L'Illustration du 3 février 1855, qui publiait la dernière livraison, posthume, de Promenades et Souvenirs, avec une notice annonçant le décès de Nerval
Page autographe de Promenades et Souvenirs. Les changements de pagination, que l'on observe aussi sur les fragments d'Aurélia, montrent les hésitations de Nerval quant à l'utilisation de ses derniers textes.
À partir du chapitre VIII intitulé « Chantilly », c’est le désir de revoir Senlis qui ramène Nerval en terre de Valois. Il va se rendre en omnibus de Saint-Germain-en-Laye jusqu’à Pontoise puis, renonçant provisoirement à fulminer contre le chemin de fer, il va prendre la ligne qui longe le cours de l'Oise jusqu'à Saint-Leu (d'Esserent). De Saint-Leu, il se rend à Chantilly, puis à Senlis, en suivant le cours de la Nonette qui lui rappelle celui de la Thève et, par association, Sylvie, transfigurée en Célénie, « petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes », mémoire vivante des traditions ancestrales à travers son répertoire de chansons populaires :
Voici les deux tours de Saint-Leu, le village sur la hauteur, séparé par le chemin de fer de la partie qui borde l’Oise. On monte vers Chantilly en côtoyant de hautes collines de grès d’un aspect solennel : puis c’est un bout de la forêt ; la Nonette brille dans les prés bordant les dernières maisons de la ville. — La Nonette ! une des chères petites rivières où j’ai pêché des écrevisses ; de l’autre côté de la forêt coule sa sœur la Thève, où je me suis presque noyé pour n’avoir pas voulu paraître poltron devant la petite Célénie !
Célénie m’apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe des eaux, tentatrice naïve, follement enivrée de l’odeur des prés, couronnée d’ache et de nénuphar, découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à fossettes, les dents de perles de la nixe germanique. Et certes, l’ourlet de sa robe était très souvent mouillé comme il convient à ses pareilles… Il fallait lui cueillir des fleurs aux bords marneux des étangs de Commelle, ou parmi les joncs et les oseraies qui bordent les métairies de Coye. Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre, le foyer des bûcherons, où elle chantait et racontait les vieilles légendes du pays : — Mme de Montfort, prisonnière dans sa tour, qui tantôt s’envolait en cygne, et tantôt frétillait en beau poisson d’or dans les fossés de son château ; — la fille du pâtissier, qui portait des gâteaux au comte d’Ory, et qui, forcée de passer la nuit chez son seigneur, lui demanda son poignard pour ouvrir le nœud d’un lacet et s’en perça le cœur ; — les moines rouges, qui enlevaient des femmes, et les plongeaient dans des souterrains ; — la fille du sire de Pontarmé, éprise du beau Lautrec, et enfermée sept ans par son père, après quoi elle meurt ; et le chevalier, revenant de la croisade, fait découdre avec un couteau d’or fin son linceul de fine toile. Elle ressuscite, mais ce n’est plus qu’une goule affamée de sang… Henri IV et Gabrielle, Biron et Marie de Loches, et que sais-je encore de tant de récits dont sa mémoire était peuplée ! Saint Rieul parlant aux grenouilles, saint Nicolas ressuscitant les trois petits enfants hachés comme chair à pâté par un boucher de Clermont-sur-Oise. Saint Léonard, saint Loup et saint Guy ont laissé dans ces cantons mille témoignages de leur sainteté et de leurs miracles ; Célénie montait sur les roches ou sur les dolmens druidiques, et les racontait aux jeunes bergers. Cette petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes m’a laissé des souvenirs que le temps ravive. Qu’est-elle devenue ? Je m’en informerai du côté de la Chapelle-en-Serval ou de Charlepont, ou de Montméliant… Elle avait des tantes partout, des cousins sans nombre ; que de morts dans tout cela, que de malheureux sans doute dans ces pays si heureux autrefois !
Du « bonheur indicible » qui saisit Nerval en parcourant les rues de Senlis, nous ne saurons rien ici. Pourtant, c'est dans une de ces maisons que demeurait jadis la jeune Émerance, déjà évoquée sans la nommer dans Les Faux Saulniers, qui suscita chez lui « la passion la plus insensée ». Senlis désenchanté devient dans Promenades et Souvenirs le tombeau du bonheur perdu.
J’ai pris la voiture de Senlis qui suit le cours de la Nonette en passant par Saint-Firmin et par Courteuil ; nous laissons à gauche Saint-Léonard et sa vieille chapelle, et nous apercevons déjà le haut clocher de la cathédrale. À gauche est le champ des raines, où saint Rieul, interrompu par les grenouilles dans une de ses prédications, leur imposa silence, et, quand il eut fini, permit à une seule de se faire entendre à l’avenir. Il y a quelque chose d’oriental dans cette naïve légende et dans cette bonté du saint qui permet au moins à une grenouille d’exprimer les plaintes des autres.
J’ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine, si célèbre encore depuis par ses sièges et ses combats. “Ô pauvre ville, que tu es enviée !” disait Henri IV. — Aujourd’hui personne n’y pense, et ses habitants paraissent peu se soucier du reste de l’univers. Ils vivent plus à part encore que ceux de Saint-Germain. Cette colline aux antiques constructions domine fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre forêts : Halatte, Apremont, Pontarmé, Ermenonville dessinent au loin leurs masses ombreuses où pointent çà et là les ruines des abbayes et des châteaux.
Maître dans l’art de l’esquive, Nerval n’en dira pas plus et termine son récit comme il l’a commencé : c’est la recherche improbable d’un logement qui l’a mis sur le chemin de Saint-Germain, c’est une roulotte de bohémiens qui va lui servir de toit provisoire avant de quitter Senlis :
Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d’un domicile parisien ? Mais il n’est plus temps d’obéir à ces fantaisies de la verte Bohême ; et j’ai pris congé de mes hôtes, car la pluie avait cessé. »
"J’ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine..." Rue de Senlis la nuit venue
"Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante..." Le chariot de Thespis du Capitaine Fracasse, roman de Théophile Gautier qui par bien des côtés fut inspiré par Nerval