1854 ? — [Emérance] fragment manuscrit autographe, Bibliothèque de l’Institut, fonds Lovenjoul D.741, fol. 49 à 51.

Le fragment autographe que l’on désigne sous le nom d’Emérance offre un épisode de la jeunesse de Nerval, sans doute à peine sorti de l’adolescence, qui se déroule à Senlis. La jeune fille qui porte ici le prénom d’Emérance et « organisait les chœurs des petites filles » devant la cathédrale de Senlis, a déjà été évoquée dans les Faux Saulniers, 9e livraison, feuilleton du 8 novembre 1850, repris au chapitre IX de la Bohême galante, 7e livraison du 1er octobre 1852. Mais la figure, fugitive alors, prend ici toute la consistance d’un amour de jeunesse, « Juvenilia » dont le récit a toutes les apparences d’un épisode des Mémoires que Nerval songeait à écrire à la fin de sa vie. La numérotation des feuillets de 49 à 51, seuls peut-être à n’avoir pas été dispersés au gré du vent confirme cette hypothèse : « Que le vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou de mélancolie, — peu importe : il en a déjà dispersé quelques-unes, et je n’ai pas le courage de les récrire. En fait de Mémoires, on ne sait jamais si le public s’en soucie » écrit Nerval en tête de la dernière livraison de Promenades et Souvenirs. Du reste, au verso du fol. 51, on peut lire le début de la traduction de La Fille de l’hôtesse d’Uhland, cité au chapitre VIII de Promenades et Souvenirs : « Trois [un mot biffé] compagnons passaient le Rhin — La fille de l’hôtesse était dans son blanc suaire, le visage d’une pâleur de cire [le tout rayé d’un trait]

******

 

[fol. 49]

Quand on quitte Paris transfiguré par ses constructions nouvelles, on trouve sans doute un certain charme à revoir une ville où rien n’a changé. Je n’abuserai pas de cette impression toute personnelle. La cathédrale, l’église Saint-Pierre, les tours romaines, Saint-Vincent ont des aspects qui me sont chers, mais ce que j’aime surtout c’est la physionomie calme des rues, l’aspect des petits intérieurs empreints déjà d’une grâce flamande, la beauté des jeunes filles dont la voix est pure et vibrante, dont les gestes ont de l’harmonie et de la dignité. Il y a là une sorte d’esprit citadin qui tient au rang qu’occupait autrefois la ville et peut-être à ce que les familles ne s’unissent guères qu’entre elles. Beaucoup portent avec fierté des noms bourgeois célèbres dans les sièges et dans les combats de Senlis.

Au bas de la rue de la Préfecture est une maison devant laquelle je n’ai pu passer sans émotion. Des touffes de houblon et de vigne vierge s’élancent au-dessus du mur ; une porte à claire-voie permet de jeter un coup d’œil sur une cour cultivée en jardin dans sa plus grande partie, qui conduit à un vestibule et à un salon placés au rez-de-chaussée. Là demeurait une belle fille blonde qui s’appelait Emérance. Elle était couturière et vivait avec sa mère, bonne femme qui l’avait beaucoup gâtée et une sœur aînée qu’elle aimait peu, je n’ai jamais su pourquoi. J’étais reçu dans la maison par suite de relations d’affaires qu’avait la mère avec une de mes tantes, et tous les soirs, pendant longtemps, j’allais chercher la jeune fille pour la conduire soit aux promenades situées

 

[fol. 50]

Quand on quitte Paris transfiguré par ses constructions nouvelles, on trouve surtout un certain charme à revoir une ville où rien n’a changé. La grande place a toujours ses boutiques dont le luxe imite plus ou moins celui de Paris, ses deux cafés assez vivants, dont l’un est militaire et l’autre civil, la rue de la Mairie est quelque peu marchande, celle de la Préfecture est aristocratique et solitaire, la rue de Paris a les auberges de compagnons et de rouliers, les denrées

 

[fol. 51]

Un rayon de soleil est venu découper la merveilleuse architecture de la cathédrale — mais ce n’est plus le temps des descriptions gothiques, j’aime mieux ne jeter qu’un coup d’œil aux frêles sculptures de la porte latérale qui correspond au prieuré. — Que j’ai vu là de jolies filles autrefois ! L’organiste avait établi tout auprès une classe de chant, et quand les demoiselles en sortaient le soir, les plus jeunes s’arrêtaient pour jouer et chanter sur la place. J’en connaissais une grande, nommée Émerance, qui restait aussi pour surveiller sa petite sœur. J’étais plus jeune qu’elle et elle ne voyait pas d’inconvénient à ce que je l’accompagnasse dans la ville et dans les promenades, d’autant que je n’étais alors qu’un collégien en vacances chez une de mes tantes. — Je n’oublierai jamais le charme de ces soirées. Il y a sur la place un puits surmonté d’une haute armature de fer ; Emérance s’asseyait d’ordinaire sur une pierre basse et se mettait à chanter, ou bien elle organisait les chœurs des petites filles et se mêlait à leurs danses. Il y avait des moments où sa voix était si tendre, où elle-même s’inspirait tellement de quelque ballade langoureuse du pays que nous nous serrions les mains avec une émotion indicible. J’osais quelquefois l’embrasser sur le col, qu’elle avait si blanc, que c’était là une tentation bien naturelle ; quelquefois elle s’en défendait et se levait d’un air fâché.

J’avais à cette époque la tête tellement pleine de romans à teinte germanique que je conçus pour elle la passion la plus insensée ; ce qui me piquait surtout c’est qu’elle avait l’air de me regarder comme un enfant peu compromettant sans doute. L’année suivante, je fis tout pour me donner un air d’homme et je parus avec des moustaches, ce qui était encore assez nouveau dans la province pour un jeune homme de l’ordre civil.

Je fis part en outre à Emérance du projet que j’avais

item1a1
item2