TEXTES
1824, Poésies diverses (manuscrit autographe)
1824, L’Enterrement de la Quotidienne (manuscrit autographe)
1824, Poésies et poèmes (manuscrit autographe)
1825, « Pour la biographie des biographes » (manuscrit autographe)
15 février 1826 (BF), Napoléon et la France guerrière, chez Ladvocat
6 mai 1826 (BF), Complainte sur l’immortalité de M. Briffaut, par Cadet Roussel, chez Touquet
6 mai 1826 (BF), Monsieur Dentscourt ou le Cuisinier d’un grand homme, chez Touquet
20 mai 1826 (BF), Les Hauts faits des Jésuites, par Beuglant, chez Touquet
12 août 1826 (BF), Épître à M. de Villèle (Mercure de France du XIXe siècle)
11 novembre 1826 (BF), Napoléon et Talma, chez Touquet
13 et 30 décembre 1826 (BF), L’Académie ou les membres introuvables, par Gérard, chez Touquet
16 mai 1827 (BF), Élégies nationales et Satires politiques, par Gérard, chez Touquet
29 juin 1827, La dernière scène de Faust (Mercure de France au XIXe siècle)
28 novembre 1827 (BF), Faust, tragédie de Goëthe, 1828, chez Dondey-Dupré
15 décembre 1827, A Auguste H…Y (Almanach des muses pour 1828)
1828? Faust (manuscrit autographe)
1828? Le Nouveau genre (manuscrit autographe)
mai 1829, Lénore. Ballade allemande imitée de Bürger (La Psyché)
août 1829, Le Plongeur. Ballade, (La Psyché)
octobre 1829, A Schmied. Ode de Klopstock (La Psyché)
24 octobre 1829, Robert et Clairette. Ballade allemande de Tiedge (Mercure de France au XIXe siècle)
21 novembre 1829, Chant de l’épée. Traduit de Korner (Mercure de France au XIXe siècle)
19 décembre 1829, Lénore. Traduction littérale de Bürger (Mercure de France au XIXe siècle)
janvier 1830, La Lénore de Bürger, nouvelle traduction littérale (La Psyché)
16 janvier 1830, Ma Patrie, de Klopstock (Mercure de France au XIXe siècle)
23 janvier 1830, Légende, par Goethe (Mercure de France au XIXe siècle)
6 février (BF) Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Burger (Bibliothèque choisie)
13 février 1830, Les Papillons (Mercure de France au XIXe siècle)
13 février 1830, Appel, par Koerner (1813) (Mercure de France au XIXe siècle)
13 mars 1830, L’Ombre de Koerner, par Uhland, 1816 (Mercure de France au XIXe siècle)
27 mars 1830, La Nuit du Nouvel an d’un malheureux, de Jean-Paul Richter (La Tribune romantique)
29 avril 1830, La Pipe, chanson traduite de l’allemand, de Pfeffel (La Tribune romantique)
13 mai 1830 Le Cabaret de la mère Saguet (Le Gastronome)
mai 1830, M. Jay et les pointus littéraires (La Tribune romantique)
juillet ? 1830, Récit des journées des 27-29 juillet (manuscrit autographe)
14 août 1830, Le Peuple (Mercure de France au XIXe siècle)
11 décembre 1830, A Victor Hugo. Les Doctrinaires (Almanach des muses pour 1831)
29 décembre 1830, La Malade (Le Cabinet de lecture )
29 janvier 1831, Odelette, Le Vingt-cinq mars (Almanach dédié aux demoiselles)
14 mars 1831, En avant, marche! (Cabinet de lecture)
23 avril 1831, Bardit, traduit du haut-allemand (Mercure de France au XIXe siècle)
7 mai 1831, Profession de foi (Mercure de France au XIXe siècle)
25 juin et 9 juillet 1831, Nicolas Flamel, drame-chronique (Mercure de France au XIXe siècle)
4 décembre 1831, Cour de prison, Le Soleil et la gloire (Le Cabinet de lecture)
17 décembre 1831, Fantaisie, odelette (Annales romantiques pour 1832)
24 septembre 1832, La Main de gloire, histoire macaronique (Le Cabinet de lecture)
14 décembre 1834, Odelettes (Annales romantiques pour 1835)
1835-1838 ? Lettres d’amour (manuscrits autographes)
26 mars et 20 juin 1836, De l’Aristocratie en France (Le Carrousel)
20 et 26 mars 1837, De l’avenir de la tragédie (La Charte de 1830)
12 août 1838, Les Bayadères à Paris (Le Messager)
18 septembre 1838, A M. B*** (Le Messager)
2 octobre 1838, La ville de Strasbourg. A M. B****** (Le Messager)
26 octobre 1838, Lettre de voyage. Bade (Le Messager)
31 octobre 1838, Lettre de voyage. Lichtenthal (Le Messager)
24 novembre 1838, Léo Burckart (manuscrit remis à la censure)
25, 26 et 28 juin 1839, Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française (Le Messager)
13 juillet 1839 (BF) Léo Burckart, chez Barba et Desessart
19 juillet 1839, « Le Mort-vivant », drame de M. de Chavagneux (La Presse)
15 et 16-17 août 1839, Les Deux rendez-vous, intermède (La Presse)
17 et 18 septembre 1839, Biographie singulière de Raoul Spifamme, seigneur des Granges (La Presse)
28 janvier 1840, Lettre de voyage I (La Presse)
25 février 1840, Le Magnétiseur
5 mars 1840, Lettre de voyage II (La Presse)
8 mars 1840, Lettre sur Vienne (L’Artiste)
26 mars 1840, Lettre de voyage III (La Presse)
28 juin 1840, Lettre de voyage IV, Un jour à Munich (La Presse)
18 juillet 1840 (BF) Faust de Goëthe suivi du second Faust, chez Gosselin
26 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort I (La Presse)
29 juillet, 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort II (La Presse)
30 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort III (La Presse)
11 février 1841, Une Journée à Liège (La Presse)
18 février 1841, L’Hiver à Bruxelles (La Presse)
1841 ? Première version d’Aurélia (feuillets autographes)
février-mars 1841, Lettre à Muffe, (sonnets, manuscrit autographe)
1841 ? La Tête armée (manuscrit autographe)
mars 1841, Généalogie dite fantastique (manuscrit autographe)
1er mars 1841, Jules Janin, Gérard de Nerval (Journal des Débats)
5 mars 1841, Lettre à Edmond Leclerc
7 mars 1841, Les Amours de Vienne (Revue de Paris)
31 mars 1841, Lettre à Auguste Cavé
11 avril 1841, Mémoires d’un Parisien. Sainte-Pélagie en 1832 (L’Artiste)
9 novembre 1841, Lettre à Ida Ferrier-Dumas
novembre? 1841, Lettre à Victor Loubens
10 juillet 1842, Les Vieilles ballades françaises (La Sylphide)
15 octobre 1842, Rêverie de Charles VI (La Sylphide)
24 décembre 1842, Un Roman à faire (La Sylphide)
19 et 26 mars 1843, Jemmy O’Dougherty (La Sylphide)
11 février 1844, Une Journée en Grèce (L’Artiste)
10 mars 1844, Le Roman tragique (L’Artiste)
17 mars 1844, Le Boulevard du Temple, 1re livraison (L’Artiste)
31 mars 1844, Le Christ aux oliviers (L’Artiste)
5 mai 1844, Le Boulevard du Temple 2e livraison (L’Artiste)
12 mai 1844, Le Boulevard du Temple, 3e livraison (L’Artiste)
2 juin 1844, Paradoxe et Vérité (L’Artiste)
30 juin 1844, Voyage à Cythère (L’Artiste)
28 juillet 1844, Une Lithographie mystique (L’Artiste)
11 août 1844, Voyage à Cythère III et IV (L’Artiste)
15 septembre, Diorama (L’Artiste-Revue de Paris)
29 septembre 1844, Pantaloon Stoomwerktuimaker (L’Artiste)
20 octobre 1844, Les Délices de la Hollande I (La Sylphide)
8 décembre 1844, Les Délices de la Hollande II (La Sylphide)
16 mars 1845, Pensée antique (L’Artiste)
19 avril 1845 (BF), Le Diable amoureux par J. Cazotte, préface de Nerval, chez Ganivet
1er juin 1845, Souvenirs de l’Archipel. Cérigo (L’Artiste-Revue de Paris)
6 juillet 1845, L’Illusion (L’Artiste-Revue de Paris)
5 octobre 1845, Strasbourg (L’Artiste-Revue de Paris)
novembre-décembre 1845, Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi (La Phalange)
28 décembre 1845, Vers dorés (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste I (L’Artiste-Revue de Paris)
15 mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste II (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mai 1846, Les Femmes du Caire. Scènes de la vie égyptienne (Revue des Deux Mondes)
17 mai 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste III (L’Artiste-Revue de Paris)
12 juillet 1846 Sensations d’un voyageur enthousiaste IV (L’Artiste-Revue de Paris)
16 août 1846, Un Tour dans le Nord. Angleterre et Flandre (L’Artiste-Revue de Paris)
30 août 1846, De Ramsgate à Anvers (L’Artiste-Revue de Paris)
20 septembre 1846, Une Nuit à Londres (L’Artiste-Revue de Paris)
1er novembre 1846, Un Tour dans le Nord III (L’Artiste-Revue de Paris)
22 novembre 1846, Un Tour dans le Nord IV (L’Artiste-Revue de Paris)
15 décembre 1846, Scènes de la vie égyptienne moderne. La Cange du Nil (Revue des Deux Mondes)
1847, Scénario des deux premiers actes des Monténégrins
15 février 1847, La Santa-Barbara. Scènes de la vie orientale (Revue des Deux Mondes)
15 mai 1847, Les Maronites. Un Prince du Liban (Revue des Deux Mondes)
15 août 1847, Les Druses (Revue des Deux Mondes)
17 octobre 1847, Les Akkals (Revue des Deux Mondes)
21 novembre 1847, Souvenirs de l’Archipel. Les Moulins de Syra (L’Artiste-Revue de Paris)
15 juillet 1848, Les Poésies de Henri Heine (Revue des Deux Mondes)
15 septembre 1848, Les Poésies de Henri Heine, L’Intermezzo (Revue des Deux Mondes)
1er-27 mars 1849, Le Marquis de Fayolle, 1re partie (Le Temps)
26 avril 16 mai 1849, Le Marquis de Fayolle, 2e partie (Le Temps)
6 octobre 1849, Le Diable rouge (Almanach cabalistique pour 1850)
7 mars-19 avril 1850, Les Nuits du Ramazan (Le National)
15 août 1850, Les Confidences de Nicolas, 1re livraison (Revue des Deux Mondes)
26 août 1850, Le Faust du Gymnase (La Presse)
1er septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 2e livraison (Revue des Deux Mondes)
9 septembre 1850, Excursion rhénane (La Presse)
15 septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 3e livraison (Revue des Deux Mondes)
18 et 19 septembre 1850, Les Fêtes de Weimar (La Presse)
1er octobre 1850, Goethe et Herder (L’Artiste-Revue de Paris)
24 octobre-22 décembre 1850, Les Faux-Saulniers (Le National)
29 décembre 1850, Les Livres d’enfants, La Reine des poissons (Le National)
novembre 1851, Quintus Aucler (Revue de Paris)
24 janvier 1852 (BF), L’Imagier de Harlem, Librairie théâtrale
15 juin 1852, Les Fêtes de mai en Hollande (Revue des Deux Mondes)
1er juillet 1852, La Bohême galante I (L’Artiste)
15 juillet 1852, La Bohême galante II (L’Artiste)
1er août 1852, La Bohême galante III (L’Artiste)
15 août 1852, La Bohême galante IV (L’Artiste)
21 août 1852 (BF), Lorely. Souvenirs d’Allemagne, chez Giraud et Dagneau (Préface à Jules Janin)
1er septembre 1852, La Bohême galante V (L’Artiste)
15 septembre 1852, La Bohême galante VI (L’Artiste)
1er octobre 1852, La Bohême galante VII (L’Artiste)
9 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 1re livraison (L’Illustration)
15 octobre 1852, La Bohême galante VIII (L’Artiste)
23 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 2e livraison (L’Illustration)
30 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 3e livraison (L’Illustration)
1er novembre 1852, La Bohême galante IX (L’Artiste)
6 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 4e livraison (L’Illustration)
13 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 5e livraison (L’Illustration)
15 novembre 1852, La Bohême galante X (L’Artiste)
20 novembre 1852, Les Illuminés, chez Victor Lecou (« La Bibliothèque de mon oncle »)
1er décembre 1852, La Bohême galante XI (L’Artiste)
15 décembre 1852, La Bohême galante XII (L’Artiste)
1er janvier 1853 (BF), Petits Châteaux de Bohême. Prose et Poésie, chez Eugène Didier
15 août 1853, Sylvie. Souvenirs du Valois (Revue des Deux Mondes)
14 novembre 1853, Lettre à Alexandre Dumas
25 novembre 1853-octobre 1854, Lettres à Émile Blanche
10 décembre 1853, Alexandre Dumas, Causerie avec mes lecteurs (Le Mousquetaire)
17 décembre 1853, Octavie (Le Mousquetaire)
1853-1854, Le Comte de Saint-Germain (manuscrit autographe)
28 janvier 1854 (BF) Les Filles du feu, préface, Les Chimères, chez Daniel Giraud
31 octobre 1854, Pandora (Le Mousquetaire)
25 novembre 1854, Pandora, épreuves du Mousquetaire
Pandora, texte reconstitué par Jean Guillaume en 1968
Pandora, texte reconstitué par Jean Senelier en 1975
30 décembre 1854, Promenades et Souvenirs, 1re livraison (L’Illustration)
1854 ? Sydonie (manuscrit autographe)
1854? Emerance (manuscrit autographe)
1854? Promenades et Souvenirs (manuscrit autographe)
janvier 1855, Oeuvres complètes (manuscrit autographe)
1er janvier 1855, Aurélia ou le Rêve et la Vie (Revue de Paris)
6 janvier 1855, Promenades et Souvenirs, 2e livraison (L’Illustration)
3 février 1855, Promenades et Souvenirs, 3e livraison (L’Illustration)
15 février 1855, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, seconde partie (Revue de Paris)
15 mars 1855, Desiderata (Revue de Paris)
1866, La Forêt noire, scénario
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BF: annonce dans la Bibliographie de la France
Manuscrit autographe: manuscrit non publié du vivant de Nerval
20 octobre 1844 — Les Délices de la Hollande, dans La Sylphide, p. 323-325.
L’article sera partiellement repris le 1er novembre 1846 dans L’Artiste-Revue de Paris sous le titre : Un tour dans le Nord. III, et, partiellement, dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne, « Rhin et Flandre », chapitre V.
En voyage en Belgique et en Hollande avec son ami Arsène Houssaye, Nerval a consacré un premier article à une représentation théâtrale à Amsterdam. Un deuxième article est consacré à ses impressions de « voyageur enthousiaste » à la manière de Sterne et d'Hoffmann, à Bruxelles, vagabondage qui mène le lecteur de la querelle des huîtres à l’éclairage moderne au bec de gaz du théâtre nouveau à Bruxelles.
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LES DÉLICES DE LA HOLLANDE.
PREMIÈRE LETTRE À M. DE VILLEMESSANT.
D’OÙ VIENT L’HIVER.
Je voudrais pouvoir vous donner des nouvelles de l’hiver. En marchant toujours au nord et suivant la ligne du méridien de Paris, je dois finir par rencontrer ce grand vieillard assis dans quelque île de la Baltique, sur son trône de frimats. Serait-ce le roi de Thulé des ballades allemandes, qui jette aux flots sa coupe d’or ruisselante d’un vin pourpré ? Siégerait-il dans les Orcades brumeuses, dans l’île anglaise d’Héligoland, qui veille au nord de l’Allemagne, ou plutôt à ces dernières pointes de la Norvège, crête dentelée de l’Europe où s’arrêta le poète Régnard, sous prétexte que la terre s’y était arrêtée longtemps avant lui ?
Mais la terre finit aussi là où je m’arrête sur ce rivage de Néerlande, et l’on peut même dire qu’elle a fait reculer les flots. A l’heure qu’il est, je me promène à cinquante pieds au-dessous du niveau de la mer, et, en levant la tête, je crains toujours de voir passer les poissons et glisser la quille des vaisseaux au-dessus de l’atmosphère humide qui m’environne, et qui, étendue au loin sur les campagnes, y prend souvent l’aspect des eaux. Pourtant, si ces dunes de sable que mon pied foule sont vraiment le fond de la mer, tout me porte à croire que c’est encore de l’air que je respire, et que l’eau n’y réside qu’à l’état de brouillard. Du reste, un beau soleil ardent comme un fer rouge lutte à l’horizon contre ces vapeurs, qui se dissiperont au milieu de la journée ; la verdure éclate dans l’herbe et dans les feuilles sèches, et cède à peine sa nuance aux teintes pourprées de l’automne. Vous croyez donc que l’hiver vient du nord ? c’est un conte, ici même on vous dira qu’il vient de Paris.
Le moyen d’en douter. J’ai quitté Paris en proie à la pluie, à la bise, au froid prématuré ; hors de la ville, les feuilles jaunies tombaient de toutes parts, la campagne était désolée, les familles se pressaient autour du feu. Au second jour de mon voyage, l’horizon s’éclaircit un peu, le ciel prit des teintes d’opale, le feuillage se montra moins rare et plus vert. Dans le milieu du jour, les champs commencèrent à se couvrir de plates-bandes roses, violettes, bleues, qui souriaient parfois sous un pâle rayon de soleil. Je me crus déjà dans le pays des tulipes, mais on me dit le nom de ces fleurs tardives et charmantes. C’était l’œillette, plante qui réunit l’utile à l’agréable, puisqu’elle fournit de l’huile à l’industrie, séduit l’œil blasé des touristes d’automne en leur rappelant le printemps.
Mais comment songer désormais à l’hiver ? A Lille, le temps est superbe, le soleil dans toute sa force, et l’on nous sert à dîner des petits pois verts et des fraises. Dès-lors, plus une feuille jaune ; l’année remonte à son enfance, et j’ai peur, en allant plus loin, de trouver les arbres en bourgeons. Arrêtons-nous encore dans ces plaines riantes du Brabant, que j’ai déjà plus d’une fois parcourues ; aussi bien, parti de Lille à cinq heures, par le chemin de fer franco-belge, il me faudra toujours passer la nuit à Gand, la locomotive étant, à ce qu’il paraît, un animal qui a besoin de dormir.
QUESTION DES HUÎTRES.
Chemin faisant, après avoir quitté la France à la station de Mouscron, je m’aperçois que j’ai changé de roi, de douaniers et de gendarmes, et que je vis sous la protection d’un drapeau tricolore passé au jaune, et d’institutions d’une nuance moins vive que les nôtres ; il s’agit donc de prendre connaissance de la politique du lieu.
Le bon Sterne, — hélas ! qui de nous, touristes dégénérés, ne voudrait être dans sa culotte de soie et dans son habit de ratine, — se disait en touchant le sol de la France, que s’il mourait subitement, rien ne pourrait empêcher l’exercice du droit d’aubaine ! Je pense qu’il en serait aujourd’hui autrement. Mais si, dans une circonstance analogue, le roi des Belges avait à faire valoir des droits sur mon habit bleu-barbeau... j’aurais toujours à me reprocher d’avoir ignoré les lois du pays ; je ne puis donc que m’instruire en me mêlant à la conversation politique de quelques voyageurs que nous prenons à Courtrai.
Le mot d’huître se mêlant très-souvent à leur conversation, d’un français déjà frotté de wallon, je ne pus croire que ces bonnes gens s’adressassent si fréquemment cette injure banale, et je cherchai à me mettre au courant de l’affaire.
— Monsieur, me dit l’un d’eux, le ministère trahit la Belgique pour l’Angleterre : mais l’huître belge ne reculera pas !
— Permettez, monsieur, disait un autre, l’huître belge a des privilèges : l’huître anglaise ne réclame que le droit commun.
— Jamais, monsieur ! Les villes flamandes ont leurs franchises, et nous résisterons. Hier, à la kermesse de Courtray, on a exécuté le chant national, malgré la défense du ministère ; nous avons nos droits !
— Quel chant national ? demandai-je.
— Oui, monsieur, notre chant à tous :
« Guerre aux tyrans ! dans la Belgique,
Jamais l’Anglais ne règnera. »
Peu à peu la question s’éclaircissait pour moi : il s’agissait des huîtres d’Ostende, et la discussion avait lieu entre un éleveur d’huîtres et un hôtelier, qui revenaient de la kermesse, et dont le patriotisme se réglait sur des intérêts opposés.
Voici l’affaire telle que je la compris dans les journaux belges, en arrivant à Gand.
J’avais toujours douté qu’il y eût des huîtres à Ostende, mais il est vrai de dire qu’il n’y en a pas. L’huître que nous nommons d’Ostende s’appelle à Bruxelles huître anglaise, et est apportée à Ostende par des pêcheurs anglais... lesquels vont la recueillir toute jeune sur les côtes de France, ainsi qu’il est constaté par les plaintes continuelles de nos pêcheurs bretons ou normands.
L’huître d’Ostende n’est donc souvent qu’une huître de Cancale qui a voyagé, et qui vaut alors trois fois davantage. Puisse-t-on en dire autant des littérateurs.
Arrachée à ses bancs paternels, l’huître est transportée à Ostende, la côte la moins rocailleuse du monde, et la plus incapable d’en produire naturellement.
On dépose là les jeunes huîtres dans des parcs, où elles se nourrissent et se forment, entourées de soins vigilans. Ceci est l’industrie belge ; mais depuis quelque temps, des Anglais ont imaginé de créer, dans de vieux bateaux, des huîtrières mobiles, qu’ils appellent des parcs flottans. Leur fait-on observer que la terre est à la Belgique ? ils répondent que la mer est à l’Angleterre, et que le pavillon couvre l’huître, ainsi que l’homme d’Albion.
Sur quoi les huîtriers belges ont offert de prouver au ministère que l’huître conservée dans des bateaux était malsaine, maigre, et pouvait même causer des empoisonnemens.
Le ministre belge, touché par ces raisons, a frappé l’huître flottante d’un impôt de douze pour cent.
Mais l’huître en sera-t-elle moins malsaine parce qu’elle paiera l’impôt ? s’écrient les huîtriers d’Ostende.
Le ministère essaie de soutenir, par ses journaux, qu’un objet qui paie l’impôt n’est jamais malsain.
Voilà où en est la question.
UNE SÉRÉNADE À GAND.
Je réfléchissais là-dessus dans les rues désertes de Gand, en cherchant à retrouver la place d’Armes et le grand canal, centre intelligent et lumineux de la cité. Pardieu ! me disais-je, une question d’huîtres en vaut bien une autre, et j’ignore si nous tirerons beaucoup mieux que des écailles de la question Pritchard. Je [ne] tardai pas à m’apercevoir, en soupant, que je n’étais pas moi-même désintéressé dans l’affaire ; car l’huître dite d’Ostende, qui, il y a trois ans, valait trois francs le cent en Belgique, se vend cinq francs aujourd’hui, et encore l’on ne sait si l’on mange une huître flottante ou une huître sédentaire.
Mais je m’aperçois ici que j’imite un roi gastronome, qui ne s’est guère occupé que de cuisine dans son Voyage à Gand, publié en 1818. Les touristes, d’ailleurs, ont toujours été un peu goinfres, à commencer par d’Assoucy.
Quel beau spectacle que celui du grand canal, au clair de lune ! A droite, cette halle d’architecture espagnole, dont la porte est gardée par des dieux maniérés se tordant parmi les rocailles ; plus loin, une église sombre, de l’époque des croisades, pleine de blasons et d’armures ; les toits aigus d’un couvent du quinzième siècle, luisant de reflets argentés ; à gauche, un quai de mariniers prolongeant ses maisons aux toits dentelés ; puis un palais tout italien, ceint d’une blanche colonnade ; au fond, les pignons, les clochers, les mâts entremêlés dans l’ombre, ou jetant leur image sur l’eau calme du bassin, les ponts jetés de distance en distance, et, dans tout cela, comme un faux air de Venise la belle, avec l’illusion d’une nuit de printemps.
Mais où donc est l’hiver ? je le demande : on m’écrit qu’il règne à Paris.
La place d’Armes, toujours décorée d’arbres verts, retentit du bruit des équipages. L’aristocratie gantoise, si nombreuse encore, si brillante, se rend soit au Casino des nobles, soit au théâtre, situé en face, où l’on joue de préférence l’opéra-comique français. La salle est magnifique et décorée dans le goût de la renaissance ; le public y est aussi rare que dans les rues de la ville, ce qui n’empêche ni le théâtre ni la ville d’exister.
En rentrant à l’hôtel, près du marché aux grains, j’ai vu pourtant les rues voisines remplies d’une foule compacte ; on faisait prendre aux voitures d’autres chemins : une multitude de torches et de pots à feu éclairaient une scène qui, grâce à l’architecture des maisons, rappelait ce moyen-âge, hélas ! deux fois passé. Un orchestre fort nombreux donnait une sérénade sous les fenêtres d’une maison sculptée, d’apparence toute castillane, et dont les fenêtres, à tous les étages, étaient garnies de charmantes figures de Gantoises regardant derrière les vitres. C’était l’orchestre du théâtre, qui s’était transporté là après la représentation. En approchant davantage je vis que le bas de la maison était occupé par une boutique fermée, au-dessus de laquelle on lisait : « Van-Hien-Ven-Huise, potier d’étain, vend et loue de baignoires. » C’était à l’occasion du mariage de ce brave homme qu’avaient lieu ces solennités.
UN THÉÂTRE À LA VAPEUR.
Au point du jour, la locomotive, reposée, nous traîna en trois heures à Bruxelles. Avant cette époque de progrès, l’on mettait toute la nuit pour faire le même chemin. C’était dans un bateau élégant tiré par des chevaux de poste sur un canal ; on y trouvait des lits comme à l’hôtel ; on se couchait à dix heures après le souper, et, le lendemain matin, l’on se réveillait sans avoir senti la moindre secousse, le voyage était accompli. Heureuse idée, qui mettait à profit le sommeil, et le rendait actif. Le chemin de fer nous fait donc perdre les trois heures qu’il nous prend, en nous communiquant de plus un étourdissement et un mal de tête pour tout le jour.
Bruxelles s’agrandit ; cette ville est bâtie, comme on sait, sur le versant peu modéré, pour nous servir d’une expression de Sainte-Beuve, de l’unique montagne du Brabant ; c’est l’enfer des chevaux bien plus que Paris. Ces animaux auraient plus de plaisir à monter au clocher de Compostelle qu’à gravir la rue de la Madeleine et la rue de la Montagne. Aussi Bruxelles commence à se diviser en ville haute et en ville basse, qui n’auront bientôt ensemble aucune communication. Il est plus simple pour l’habitant de la place de la Monnaie de se rendre à Anvers que sur la place de la Montagne de la Cour. Aussi, pour que la population croissante trouvât des plaisirs à sa portée et à sa hauteur, a-t-on imaginé d’agrandir le théâtre du Parc, et d’y faire jouer l’opéra-comique, afin d’épargner aux habitans des hauts-lieux le voyage du théâtre de la Monnaie, et, comme ce dernier gagne des spectateurs en raison de l’agrandissement de la ville basse, on a créé sur le boulevard extérieur un théâtre des Nouveautés, qui est le prodige de l’optique et qui marche à la vapeur.
Ce théâtre laisse bien en arrière nos théâtres parisiens. Tout y est nouveau, l’éclairage, les décorations, le ciel, le jeu des machines. Les pièces seulement sont vieilles, et appartiennent au répertoire français. Les grands succès actuels sont Paris voleur et Paris la Nuit ; mais là Paris est plus vrai qu’à Paris même ; il existe sur la scène une illusion que le jeu des acteurs détruit souvent ; on pourrait dire qu’au théâtre une décoration trop vraie fait paraître l’acteur plus faux.
Imaginez d’abord une salle ronde couverte d’une coupole de cristal ; il n’y a pas de lustre, mais des becs de gaz nombreux, disposés au-delà de verres dépolis, et dont le reflet seul est visible, versent sur l’assemblée une lumière douce, pareille à celle du jour ; des guirlandes de fleurs transparentes parcourent le ciel factice, où les lueurs mobiles imitent l’éclat des nuages pourprés. C’est charmant, c’est idéal, et cela éclaire peu ; mais des girandoles nombreuses sont placées aux premières galeries, et ne diminuent leur lumière que pour les scènes de nuit, où ce système d’éclairage triomphe incontestablement.
Tournez-vous maintenant vers la scène, et vous y verrez d’autres merveilles. Et d’abord, plus de ces affreux morceaux de toile que l’on appelle des bandes d’air, plus de ces nuages tachés et recousus qui sont plus lourds que les arbres et les maisons. Le fond du théâtre est occupé par un ciel invariable, ayant la forme d’une demi-coupole, et où les gradations et dégradations de lumière s’exécutent admirablement. Un vrai soleil, une vraie lune, c’est-à-dire deux globes lumineux, éclairent tour à tour, comme dans la nature, ce ciel magique, au-delà duquel on pourrait soupçonner l’infini. Un oiseau s’y briserait les ailes ; des reflets de transparens y projettent les brouillards ou les nuages ; le soleil s’y couche ou s’y lève au milieu des vapeurs pourprées ; on obtient des soleils d’Italie ou des soleils de Flandre, selon le besoin.
Songez maintenant à nos décorations arriérées, à nos portans de coulisse, à nos files de quinquets, à nos praticables : rien de tout cela n’existe au théâtre des Nouveautés ; le procédé est le plus simple du monde : on a placé autour de la scène une vaste toile en hémicycle, découpée pour les toits ou les sommets des arbres, et qui se profile en perspective sur le ciel. La décoration placée, on ouvre comme des portes certaines parties destinées à faire avance ou à fournir un passage aux acteurs ; c’est l’affaire d’un instant. Ces vastes toiles, pliées en trois sur elles-mêmes, descendent des frises toutes seules par l’effet d’une machine à vapeur placée sous le théâtre ; le travail des machinistes se borne à les déployer ; le tout se meut sans plus d’embarras qu’un théâtre de marionnettes. Ainsi, là encore, la machine a détrôné l’homme ; quel malheur qu’elle ne puisse pas se substituer aux acteurs.
Toutefois, le fondateur et l’acteur principal de ce théâtre est M. Delacroix, artiste de talent et Français, lequel vient de doter la Belgique d’un progrès qui nous obligera bientôt à passer aussi envers elle à l’état de contrefacteurs.
J’ai pu voir, en outre, la distribution de prix de l’Académie des Beaux-Arts à l’Hôtel-de-Ville de Bruxelles. Les descendans des anciens peintres flamands feraient bien d’aller étudier la nature au théâtre des Nouveautés.
GÉRARD DE NERVAL.
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8 décembre 1844 — Les Délices de la Hollande, dans La Sylphide, 2e article, p. 437-439.
L’article sera partiellement repris le 22 novembre 1846 dans L’Artiste-Revue de Paris, sous le titre : Un tour dans le Nord, mais non en 1852 dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne.
Nerval consacre le dernier article sur son voyage en Belgique et en Hollande à l’attente, à Anvers, du bateau à vapeur qui l’emportera à Rotterdam. Il a le temps d’y voir les « riddeks » où, dit-il en souvenir de Rubens, « ces chairs roses et transparentes, ces chevelures épaisses dont l’or a des reflets vermeils, toute cette luxuriante et vivace nature fleurit sur le sol de ta bonne Flandre, comme les roses de ses jardins ! »
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LES DÉLICES DE LA HOLLANDE.
(2e Article.)
SEPT JOURNAUX POUR UN.
Bruxelles, prodigue de nouveaux théâtres, s’est livrée depuis peu à une grande économie de journaux. La capitale du Brabant en avait sept bien comptés ; elle en compte sept encore, mais n’en lit plus qu’un. Ceci n’a rien d’extraordinaire. Paris en fait autant sans le savoir ; Bruxelles le sait, voilà tout. A part l’article politique, autrement dit premier-Paris, pièce de bœuf ou pallas, et le feuilleton, tous nos journaux ne sont qu’un même journal. Il en était ainsi des journaux belges forcément, puisqu’ils répètent à peu près les nôtres.
On a eu l’idée de les faire tous chez le même imprimeur ; c’est logique. Les besoins politiques du pays réclamaient toutefois des nuances diverses dans le premier-Bruxelles ; on y satisfait en variant légèrement quelques expressions de ce morceau. Cela m’a rappelé le procédé d’un critique qui défendait M. Nisard, attaqué la veille par un autre. L’un avait dit : « Le style de M. Nisard est pâteux. » Le second répliquait : « Non, le style de M. Nisard n’est point pâteux. » Le premier ajoutait : « Mais sa pensée est incolore ! » L’autre reprenait : « Sa pensée n’est point incolore. » On peut faire ainsi deux articles en retournant les phrases de l’un contre l’autre, et même un troisième qui tiendra le milieu.
Après tout, mieux vaut un bon journal que sept mauvais, et le journal multiple de la société Briavoine est rédigé avec talent ; il n’emprunte rien aux autres, et ses titres mêmes sont légitimement acquis. De plus, il donne à ses abonnés des livres pour rien ; voilà ce qui rend si difficile de vaincre la contrefaçon. Le jour où nos libraires suivront l’exemple qu’elle leur indique, les éditeurs belges donneront de l’argent à leurs lecteurs.
Eh bien ! je connais des gens qui résisteraient même à cette séduction dernière, — et je m’inquiète fort peu au fond de savoir ce que deviendront, en mon absence, les aventures du Juif-Errant, errant moi-même plus que Cartophilax ou Pierre Schlémihl... Mais que disent aujourd’hui ces braves piétons de l’invention de la vapeur ?
En cinquante minutes j’échappe à l’atmosphère embrumée de Bruxelles, et me voilà sur le quai d’Anvers, cherchant l’agence maritime du bateau de Rotterdam.
LE MOYEN DE SE RENDRE IMMORTEL.
Je n’ai jamais vu de si beaux soleils couchans que sur le quai d’Anvers, — hormis peut-être à Constantinople, de la terrasse du petit champ des Morts. — Là seulement, la teinte du ciel est rouge cerise ; ici elle est d’écarlate et de pourpre. Là le soleil descend derrière la mosquée d’Eyoub dentelant le ciel de ses six minarets ; ici c’est derrière les toits crénelés de la Tête-de-Flandre que le même astre disparaît à Anvers deux heures plus tard qu’à Constantinople, — ce dont je n’ai jamais pu trop m’étonner.
Deux heures, oui, deux heures à peu près ! J’ai moi-même constaté à Malte, en revenant d’Orient, une heure trente-cinq minutes de différence avec l’heure solaire, pour les montres qui avaient conservé l’heure de Constantinople. — Des marins m’ont appris là que lorsqu’on fait le tour du monde, il y a un jour de gagné ou de perdu, selon qu’on navigue à l’Orient ou à l’Occident ; oui, un jour sur un an à effacer du calendrier ou à y marquer en blanc ; le journal du bord en tient compte, — et tout homme peut ainsi ajouter un jour à sa vie en voyageant vers l’Occident, car il aura fait en un an ce que le soleil fait en un jour, mais ce jour, même de vingt-quatre heures, il le gagnera sur l’astre figitif, et pourra l’ajouter aux siens.
Si l’on construit jamais un aérostat qui puisse se maintenir immobile au-dessus de l’atmosphère terrestre, c’est-à-dire vingt lieues seulement plus haut que nos têtes, l’aéronaute hardi qui fera cette expérience verra le temps s’arrêter pour lui. Il restera toujours au même âge et à la même heure.... mais là, sans doute, est le secret de l’immortalité des dieux !
Ce paradoxe étonnera les esprits timides ; mais croyez bien qu’il est scientifiquement inattaquable, — et il ne fallait rien moins, pour m’en donner l’idée, que l’aspect des affiches-monstres de M. Kirsch le long des maisons du quai d’Anvers.
M. Kirsch, notre connaissance de l’été dernier, parcourt, ainsi que moi, la Belgique et la Hollande ; de loin en loin j’aperçois son ballon, qui s’élève majestueusement, vers le soir, à la grande surprise des populations, — et s’en va échouer honteusement, une heure après, soit sur les talus d’un canal, soit dans un champ de pommes de terre... triste fin des efforts renaissans de l’homme à tenter la conquête des cieux.
L’aérostat n’est autre chose que le fantôme de Babel.
Contentons-nous, pour le moment, d’avoir vaincu la terre et les flots. Un monstre de fer et d’acier, créé par le génie humain, m’a posé sur ce rivage, où j’attends qu’un autre monstre d’acier et de bois me vienne prendre demain pour me transporter, en douze heures, dans la patrie d’Érasme..... Oïmé ! — l’auteur glorieux de l’Éloge de la Folie !
LES RIDDECKS.
Si vous voulez voir les Riddecks en attendant, m’a-t-on dit.
Pourquoi pas ? ce n’est point impunément qu’on met le pied dans la ville de Rubens ! on se voit pris de tout côté dans la couleur... Ici, c’est le soleil se couchant dans des draps de pourpre ; là, ce sont des jardins parés de charmilles aux feuilles rougies par l’automne ; les maisons sont de briques rouges, et ta couleur chérie, ô maître, resplendit encore sur les traits des descendantes de tes modèles ! Ces chairs roses et transparentes, ces chevelures épaisses dont l’or a des reflets vermeils, toute cette luxuriante et vivace nature fleurit sur le sol de ta bonne Flandre, comme les roses de ses jardins !
Les Riddecks sont deux vastes salles de danse qui se trouvent dans une rue parallèle au port. Je pense qu’elles avaient un caractère plus marqué lorsque Rubens venait y étudier la carnation des beautés flamandes, animées par la danse, le genièvre et la bierre forte. Aujourd’hui cela ressemble au Colysée, au Waux-Hall, au Prado, à tous les bals publics possibles. L’orchestre, assez nombreux, joue des valses et des polkas, — et un public très-mélangé garnit les tables, disposées autour de la salle, et qui laissent au milieu un large espace pour la danse. C’est là que se déploient les talens variés des marins de toutes nations, qui importent naturellement les pas les plus excentriques et les enseignent à leurs danseuses belges ou néerlandaises. L’extrême civilisation expose là ses raffinemens en face de la naïve chorégraphie du sauvage, et s’étonne parfois de lui ressembler. N’est-ce pas là encore un bel argument pour cette pensée de Rousseau, que « le sauvage n’est au fond que le dernier reste d’une civilisation abolie ! » — Et nous-mêmes où allons-nous ?
Quelquefois les danseuses, en général vêtues de blanc, valsent entre elles, et c’est alors presqu’un spectacle d’opéra ; la galerie applaudit joyeusement, et offre avec courtoisie des verres de bierre ou de punch, où ces blondes almées veulent bien tremper leurs lèvres un instant. Dans les intervalles du ballet, de jolies marchandes, en costume anversois, offrent des sucreries et des gâteaux aux spectateurs.
Au fond de la salle est une estrade assez vaste, séparée du reste par une rampe à balustres, et où les bourgeois du pays, avec leurs familles, viennent jouir du tableau un peu aventureux de cette gaîté populaire et maritime. C’est une peinture à deux étages, comme dans ce tableau de Rubens, qui représente des personnages de cour sur le pont d’un navire, tandis que grouille et folâtre au-dessous l’essaim charnu des tritons et des néréïdes !
Voilà ce qu’on appelle à Anvers les Riddecks, je ne sais pourquoi.
LE STOMBOOT.
Mais autant valait attendre là qu’ailleurs le départ du Stomboot, qui lève l’ancre à une heure du matin pour Rotterdam. Vous saurez que ce bateau capricieux suit le cours de la lune, et part tous les jours quelques minutes plus tard ou plus tôt, suivant la folle humeur de la reine des nuits. Ce n’est pas que l’on compte sur elle pour éclairer la marche, mais il paraîtrait que la marée conserve des intelligences avec cet astre bouffon ; tirez en toutes les inductions qu’il vous plaira, et croyez bien que l’Observatoire n’en sait pas plus que vous là-dessus.
Un fois dans le bateau, l’on a la ressource de s’étendre en paix sur les divans qui entourent la salle commune, et d’achever sa nuit au doux frémissement de la machine à vapeur.
Je comptais me réveiller en pleine mer, car, à voir les cartes géographiques, il ne semble pas qu’on puisse autrement aller d’Anvers à Rotterdam. Les festons de terrain qui bordent la Hollande de ce côté ne paraissent pas offrir à la navigation une voie bien directe et bien sûre ; c’est un labyrinthe pour le moins. Eh bien ! l’on s’y retrouve pourtant ! La grande mer ne s’aperçoit que de loin et par de rares échappées ; partout, à droite et à gauche, la terre est cultivée, les grasses prairies sont couvertes de bœufs, de chevaux, et de jolies maisons, rouges et vertes, marquent çà et là le centre des propriétés. Que de moulins surtout ! il y a des villes qui ne semblent composées que de moulins. Leur forme, plus heureuse que celle des nôtres, ne messied pas au paysage, et en relève les plans un peu monotones.
Vers le milieu du jour, on traverse un bras de mer où les flots font un peu sentir leur roulis ; puis, s’engageant de nouveau dans les terres, on se trouve devant Dordrecht. C’est la première ville de Hollande qu’on puisse voir de près de ce côté. Le quai, avec les maisons qui le bordent, est superbe, et l’on admire déjà la propreté des maisons, leurs couleurs fraîches et variées, la forme étrange des églises et des édifices publics, les canaux bordés d’arbres, les perspectives dentelées de pignons bizarres, toute cette physionomie locale, entrevue dans quelques peintures, se révèle entièrement à vous. Ne voudrait-on pas déjà s’arrêter dans cette bonne grosse ville, y passer quelques jours, y passer sa vie ? Mais la cloche du bateau sonne, ce n’est rien qu’une décoration de théâtre qui va s’abaisser tout à l’heure au-dessous du niveau des ondes. Dordrecht est dans une île, mais est-ce une île véritable que ce lambeau de terre entouré d’eau ? Rompez les digues qui forment là-bas à l’horizon un ourlet contre l’Océan, et les poissons se promèneront demain dans les paisibles habitations de Dordrecht.
GÉRARD DE NERVAL.
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