TEXTES
1824, Poésies diverses (manuscrit autographe)
1824, L’Enterrement de la Quotidienne (manuscrit autographe)
1824, Poésies et poèmes (manuscrit autographe)
1825, « Pour la biographie des biographes » (manuscrit autographe)
15 février 1826 (BF), Napoléon et la France guerrière, chez Ladvocat
6 mai 1826 (BF), Complainte sur l’immortalité de M. Briffaut, par Cadet Roussel, chez Touquet
6 mai 1826 (BF), Monsieur Dentscourt ou le Cuisinier d’un grand homme, chez Touquet
20 mai 1826 (BF), Les Hauts faits des Jésuites, par Beuglant, chez Touquet
12 août 1826 (BF), Épître à M. de Villèle (Mercure de France du XIXe siècle)
11 novembre 1826 (BF), Napoléon et Talma, chez Touquet
13 et 30 décembre 1826 (BF), L’Académie ou les membres introuvables, par Gérard, chez Touquet
16 mai 1827 (BF), Élégies nationales et Satires politiques, par Gérard, chez Touquet
29 juin 1827, La dernière scène de Faust (Mercure de France au XIXe siècle)
28 novembre 1827 (BF), Faust, tragédie de Goëthe, 1828, chez Dondey-Dupré
15 décembre 1827, A Auguste H…Y (Almanach des muses pour 1828)
1828? Faust (manuscrit autographe)
1828? Le Nouveau genre (manuscrit autographe)
mai 1829, Lénore. Ballade allemande imitée de Bürger (La Psyché)
août 1829, Le Plongeur. Ballade, (La Psyché)
octobre 1829, A Schmied. Ode de Klopstock (La Psyché)
24 octobre 1829, Robert et Clairette. Ballade allemande de Tiedge (Mercure de France au XIXe siècle)
21 novembre 1829, Chant de l’épée. Traduit de Korner (Mercure de France au XIXe siècle)
19 décembre 1829, Lénore. Traduction littérale de Bürger (Mercure de France au XIXe siècle)
janvier 1830, La Lénore de Bürger, nouvelle traduction littérale (La Psyché)
16 janvier 1830, Ma Patrie, de Klopstock (Mercure de France au XIXe siècle)
23 janvier 1830, Légende, par Goethe (Mercure de France au XIXe siècle)
6 février (BF) Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Burger (Bibliothèque choisie)
13 février 1830, Les Papillons (Mercure de France au XIXe siècle)
13 février 1830, Appel, par Koerner (1813) (Mercure de France au XIXe siècle)
13 mars 1830, L’Ombre de Koerner, par Uhland, 1816 (Mercure de France au XIXe siècle)
27 mars 1830, La Nuit du Nouvel an d’un malheureux, de Jean-Paul Richter (La Tribune romantique)
29 avril 1830, La Pipe, chanson traduite de l’allemand, de Pfeffel (La Tribune romantique)
13 mai 1830 Le Cabaret de la mère Saguet (Le Gastronome)
mai 1830, M. Jay et les pointus littéraires (La Tribune romantique)
juillet ? 1830, Récit des journées des 27-29 juillet (manuscrit autographe)
14 août 1830, Le Peuple (Mercure de France au XIXe siècle)
11 décembre 1830, A Victor Hugo. Les Doctrinaires (Almanach des muses pour 1831)
29 décembre 1830, La Malade (Le Cabinet de lecture )
29 janvier 1831, Odelette, Le Vingt-cinq mars (Almanach dédié aux demoiselles)
14 mars 1831, En avant, marche! (Cabinet de lecture)
23 avril 1831, Bardit, traduit du haut-allemand (Mercure de France au XIXe siècle)
7 mai 1831, Profession de foi (Mercure de France au XIXe siècle)
25 juin et 9 juillet 1831, Nicolas Flamel, drame-chronique (Mercure de France au XIXe siècle)
4 décembre 1831, Cour de prison, Le Soleil et la gloire (Le Cabinet de lecture)
17 décembre 1831, Fantaisie, odelette (Annales romantiques pour 1832)
24 septembre 1832, La Main de gloire, histoire macaronique (Le Cabinet de lecture)
14 décembre 1834, Odelettes (Annales romantiques pour 1835)
1835-1838 ? Lettres d’amour (manuscrits autographes)
26 mars et 20 juin 1836, De l’Aristocratie en France (Le Carrousel)
20 et 26 mars 1837, De l’avenir de la tragédie (La Charte de 1830)
12 août 1838, Les Bayadères à Paris (Le Messager)
18 septembre 1838, A M. B*** (Le Messager)
2 octobre 1838, La ville de Strasbourg. A M. B****** (Le Messager)
26 octobre 1838, Lettre de voyage. Bade (Le Messager)
31 octobre 1838, Lettre de voyage. Lichtenthal (Le Messager)
24 novembre 1838, Léo Burckart (manuscrit remis à la censure)
25, 26 et 28 juin 1839, Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française (Le Messager)
13 juillet 1839 (BF) Léo Burckart, chez Barba et Desessart
19 juillet 1839, « Le Mort-vivant », drame de M. de Chavagneux (La Presse)
15 et 16-17 août 1839, Les Deux rendez-vous, intermède (La Presse)
17 et 18 septembre 1839, Biographie singulière de Raoul Spifamme, seigneur des Granges (La Presse)
28 janvier 1840, Lettre de voyage I (La Presse)
25 février 1840, Le Magnétiseur
5 mars 1840, Lettre de voyage II (La Presse)
8 mars 1840, Lettre sur Vienne (L’Artiste)
26 mars 1840, Lettre de voyage III (La Presse)
28 juin 1840, Lettre de voyage IV, Un jour à Munich (La Presse)
18 juillet 1840 (BF) Faust de Goëthe suivi du second Faust, chez Gosselin
26 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort I (La Presse)
29 juillet, 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort II (La Presse)
30 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort III (La Presse)
11 février 1841, Une Journée à Liège (La Presse)
18 février 1841, L’Hiver à Bruxelles (La Presse)
1841 ? Première version d’Aurélia (feuillets autographes)
février-mars 1841, Lettre à Muffe, (sonnets, manuscrit autographe)
1841 ? La Tête armée (manuscrit autographe)
mars 1841, Généalogie dite fantastique (manuscrit autographe)
1er mars 1841, Jules Janin, Gérard de Nerval (Journal des Débats)
5 mars 1841, Lettre à Edmond Leclerc
7 mars 1841, Les Amours de Vienne (Revue de Paris)
31 mars 1841, Lettre à Auguste Cavé
11 avril 1841, Mémoires d’un Parisien. Sainte-Pélagie en 1832 (L’Artiste)
9 novembre 1841, Lettre à Ida Ferrier-Dumas
novembre? 1841, Lettre à Victor Loubens
10 juillet 1842, Les Vieilles ballades françaises (La Sylphide)
15 octobre 1842, Rêverie de Charles VI (La Sylphide)
24 décembre 1842, Un Roman à faire (La Sylphide)
19 et 26 mars 1843, Jemmy O’Dougherty (La Sylphide)
11 février 1844, Une Journée en Grèce (L’Artiste)
10 mars 1844, Le Roman tragique (L’Artiste)
17 mars 1844, Le Boulevard du Temple, 1re livraison (L’Artiste)
31 mars 1844, Le Christ aux oliviers (L’Artiste)
5 mai 1844, Le Boulevard du Temple 2e livraison (L’Artiste)
12 mai 1844, Le Boulevard du Temple, 3e livraison (L’Artiste)
2 juin 1844, Paradoxe et Vérité (L’Artiste)
30 juin 1844, Voyage à Cythère (L’Artiste)
28 juillet 1844, Une Lithographie mystique (L’Artiste)
11 août 1844, Voyage à Cythère III et IV (L’Artiste)
15 septembre, Diorama (L’Artiste-Revue de Paris)
29 septembre 1844, Pantaloon Stoomwerktuimaker (L’Artiste)
20 octobre 1844, Les Délices de la Hollande I (La Sylphide)
8 décembre 1844, Les Délices de la Hollande II (La Sylphide)
16 mars 1845, Pensée antique (L’Artiste)
19 avril 1845 (BF), Le Diable amoureux par J. Cazotte, préface de Nerval, chez Ganivet
1er juin 1845, Souvenirs de l’Archipel. Cérigo (L’Artiste-Revue de Paris)
6 juillet 1845, L’Illusion (L’Artiste-Revue de Paris)
5 octobre 1845, Strasbourg (L’Artiste-Revue de Paris)
novembre-décembre 1845, Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi (La Phalange)
28 décembre 1845, Vers dorés (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste I (L’Artiste-Revue de Paris)
15 mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste II (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mai 1846, Les Femmes du Caire. Scènes de la vie égyptienne (Revue des Deux Mondes)
17 mai 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste III (L’Artiste-Revue de Paris)
12 juillet 1846 Sensations d’un voyageur enthousiaste IV (L’Artiste-Revue de Paris)
16 août 1846, Un Tour dans le Nord. Angleterre et Flandre (L’Artiste-Revue de Paris)
30 août 1846, De Ramsgate à Anvers (L’Artiste-Revue de Paris)
20 septembre 1846, Une Nuit à Londres (L’Artiste-Revue de Paris)
1er novembre 1846, Un Tour dans le Nord III (L’Artiste-Revue de Paris)
22 novembre 1846, Un Tour dans le Nord IV (L’Artiste-Revue de Paris)
15 décembre 1846, Scènes de la vie égyptienne moderne. La Cange du Nil (Revue des Deux Mondes)
1847, Scénario des deux premiers actes des Monténégrins
15 février 1847, La Santa-Barbara. Scènes de la vie orientale (Revue des Deux Mondes)
15 mai 1847, Les Maronites. Un Prince du Liban (Revue des Deux Mondes)
15 août 1847, Les Druses (Revue des Deux Mondes)
17 octobre 1847, Les Akkals (Revue des Deux Mondes)
21 novembre 1847, Souvenirs de l’Archipel. Les Moulins de Syra (L’Artiste-Revue de Paris)
15 juillet 1848, Les Poésies de Henri Heine (Revue des Deux Mondes)
15 septembre 1848, Les Poésies de Henri Heine, L’Intermezzo (Revue des Deux Mondes)
1er-27 mars 1849, Le Marquis de Fayolle, 1re partie (Le Temps)
26 avril 16 mai 1849, Le Marquis de Fayolle, 2e partie (Le Temps)
6 octobre 1849, Le Diable rouge (Almanach cabalistique pour 1850)
7 mars-19 avril 1850, Les Nuits du Ramazan (Le National)
15 août 1850, Les Confidences de Nicolas, 1re livraison (Revue des Deux Mondes)
26 août 1850, Le Faust du Gymnase (La Presse)
1er septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 2e livraison (Revue des Deux Mondes)
9 septembre 1850, Excursion rhénane (La Presse)
15 septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 3e livraison (Revue des Deux Mondes)
18 et 19 septembre 1850, Les Fêtes de Weimar (La Presse)
1er octobre 1850, Goethe et Herder (L’Artiste-Revue de Paris)
24 octobre-22 décembre 1850, Les Faux-Saulniers (Le National)
29 décembre 1850, Les Livres d’enfants, La Reine des poissons (Le National)
novembre 1851, Quintus Aucler (Revue de Paris)
24 janvier 1852 (BF), L’Imagier de Harlem, Librairie théâtrale
15 juin 1852, Les Fêtes de mai en Hollande (Revue des Deux Mondes)
1er juillet 1852, La Bohême galante I (L’Artiste)
15 juillet 1852, La Bohême galante II (L’Artiste)
1er août 1852, La Bohême galante III (L’Artiste)
15 août 1852, La Bohême galante IV (L’Artiste)
21 août 1852 (BF), Lorely. Souvenirs d’Allemagne, chez Giraud et Dagneau (Préface à Jules Janin)
1er septembre 1852, La Bohême galante V (L’Artiste)
15 septembre 1852, La Bohême galante VI (L’Artiste)
1er octobre 1852, La Bohême galante VII (L’Artiste)
9 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 1re livraison (L’Illustration)
15 octobre 1852, La Bohême galante VIII (L’Artiste)
23 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 2e livraison (L’Illustration)
30 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 3e livraison (L’Illustration)
1er novembre 1852, La Bohême galante IX (L’Artiste)
6 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 4e livraison (L’Illustration)
13 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 5e livraison (L’Illustration)
15 novembre 1852, La Bohême galante X (L’Artiste)
20 novembre 1852, Les Illuminés, chez Victor Lecou (« La Bibliothèque de mon oncle »)
1er décembre 1852, La Bohême galante XI (L’Artiste)
15 décembre 1852, La Bohême galante XII (L’Artiste)
1er janvier 1853 (BF), Petits Châteaux de Bohême. Prose et Poésie, chez Eugène Didier
15 août 1853, Sylvie. Souvenirs du Valois (Revue des Deux Mondes)
14 novembre 1853, Lettre à Alexandre Dumas
25 novembre 1853-octobre 1854, Lettres à Émile Blanche
10 décembre 1853, Alexandre Dumas, Causerie avec mes lecteurs (Le Mousquetaire)
17 décembre 1853, Octavie (Le Mousquetaire)
1853-1854, Le Comte de Saint-Germain (manuscrit autographe)
28 janvier 1854 (BF) Les Filles du feu, préface, Les Chimères, chez Daniel Giraud
31 octobre 1854, Pandora (Le Mousquetaire)
25 novembre 1854, Pandora, épreuves du Mousquetaire
Pandora, texte reconstitué par Jean Guillaume en 1968
Pandora, texte reconstitué par Jean Senelier en 1975
30 décembre 1854, Promenades et Souvenirs, 1re livraison (L’Illustration)
1854 ? Sydonie (manuscrit autographe)
1854? Emerance (manuscrit autographe)
1854? Promenades et Souvenirs (manuscrit autographe)
janvier 1855, Oeuvres complètes (manuscrit autographe)
1er janvier 1855, Aurélia ou le Rêve et la Vie (Revue de Paris)
6 janvier 1855, Promenades et Souvenirs, 2e livraison (L’Illustration)
3 février 1855, Promenades et Souvenirs, 3e livraison (L’Illustration)
15 février 1855, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, seconde partie (Revue de Paris)
15 mars 1855, Desiderata (Revue de Paris)
1866, La Forêt noire, scénario
__
BF: annonce dans la Bibliographie de la France
Manuscrit autographe: manuscrit non publié du vivant de Nerval
17 mars 1844 — Le Boulevard du Temple, dans L’Artiste, 1re livraison, 3e série, 1844, t. V, p. 174-176.
« Je m’amuse beaucoup en réalité aux petits théâtres », dit Nerval, et c’est d’autant plus vrai qu’il s’est lui-même essayé à plusieurs reprises à l’écriture dramaturgique. Mais c’est aussi en historien du vieux Paris qu’il réunit une vaste documentation sur le célèbre Boulevard « du crime », en vue d’un ouvrage, Les Nuits de Paris, pour lequel il signera un contrat avec Lecou en 1852, qui figurera en 1855 dans le projet d’Œuvres complètes, qu'il donne à Paul Lacroix, sous la rubrique : « Ouvrages commencés ou inédits », et dont il offre une éblouissante ébauche dans la première partie des Nuits d’octobre.
******
LE BOULEVARD DU TEMPLE.
AUTREFOIS ET AUJOURD’HUI.
§ I — Autrefois.
Pendant un des nombreux loisirs que les grands théâtres nous laissent, soit en ne donnant rien de nouveau, soit en ne donnant rien de neuf, j’ai voulu, — pardon de me servir du singulier, mais toute la rédaction d’un journal grave ne doit pas être compromise par les hasards d’une telle pérégrination, — j’ai voulu voir où en était l’art dramatique sur toute la ligne des boulevards. Par une fantaisie analogue à celle de lady Henriette, — mais je n’avais pas tant à risquer, — ou, si vous voulez, à celle du prince Rodolphe, — mais je n’avais pas tant à perdre, — je me suis promis de passer une soirée à visiter l’espace compris entre le Château-d’Eau et le Cadran bleu, ou, comme on disait jadis, entre le rempart du Temple et le Pont-aux-Choux, enfin ce qui est aujourd’hui et ce qui fut toujours l’ultima Thule dramatique.
Quel courage, dira-t-on, quel dévouement à l’art ! Mais rien de pareil, je vous jure ; je m’amuse beaucoup en réalité aux petits théâtres, et je n’ai pas même ici tout le mérite d’un savant connu qui poussa fort loin dernièrement la curiosité scientifique.
Cet académicien, ayant à faire des recherches sur l’origine de la Comédie latine, entreprit de comparer le Polichinelle des Osques avec le nôtre. Il se rendit aux Champs-Élysées, allée Marigny, où subsiste le dernier Polichinelle exact et fidèle à la tradition ; il ne s’arrêta ni au théâtre de Guignol, indigne profanation, ni au Polichinelle modernisé, avec accompagnement de deux chats, d’un papillon, d’un chien de bois et d’une scène de potence, digne conception d’un siècle qui lit les Mystères et qui prépare ses enfants à les lire ; — le savant s’arrêta devant une humble barraque (sic) abandonnée des enfants et des militaires, s’assit tout seul sur un banc de bois, et assista au drame pur de Polichinelle, seul véritable, seul approuvé du bon Nodier de son vivant, et qui ne lui survivra guère, hélas !
— Monsieur, dit le savant au saltimbanque caché dans la barraque, au moment où la toile se baissait, il me semble que vous avez passé quelque chose... L’homme ne répondit pas ; mais la bonne vieille femme chargée du recouvrement de la recette dit à son spectateur : — Monsieur, il ne peut pas parler sur la scène, çà lui est défendu par les autorités ; mais, à tous les entr’actes, vous le trouverez chez le marchand de vin du Cours-la-Reine ; vous demanderez Parisot.
Notre savant alla rejoindre ce brave homme, qui se désaltérait avec les cochers de coucous, tristes débris eux-mêmes de l’ordre de choses actuel.
— Monsieur, dit le saltimbanque en s’abreuvant d’un polichinelle liquide, vous aviez raison ; j’ai passé un couplet ; il y a longtemps que la censure me l’a coupé. Le voici :
Tous les mures de mon palais
Sont pavés des os des Anglais ;
Quand je marche, la terre tremble...
C’était bon encore du temps de l’Autre, mais aujourd’hui, vous comprenez... Cela se disait dans le rôle du Capitan :
C’est moi qui conduis le soleil...
— Ah ! fort bien, dit l’académicien ; Polichinelle répond : « Et moi la lune ! »
— Avec un coup de bâton ; c’est la réplique.
— Le Polichinelle des Osques se servait d’autre chose. Il avait beaucoup de rapport avec celui des Turcs... Pardon, monsieur ! je voudrais savoir comment vous faites la voix de Polichinelle. Arrivez-vous à ce résultat par l’habitude seulement ?
— L’habitude, certainement ; mais il faut encore la pratique.
— Je crois que c’est la même chose.
— Nous ne nous comprenons pas. Voici ce qui s’appelle pratique en terme de métier...
Et le saltimbanque exhiba de sa poche un petit instrument à anche, d’un métal flexible, dont le savant voulut lui-même essayer l’effet. — Est-ce bien ainsi ? dit-il, en répétant des phrases de Polichinelle.
— A peu près ; vous avez des dispositions.
— Mais c’est bien petit ; cela doit s’engager facilement dans l’estomac.
— Oh ! soyez tranquille ; cela passe sans accident ; celui que vous tenez dans votre bouche, je l’ai déjà avalé deux fois.
Je m’arrête dans ce dialogue, qui sent Janot plus que Polichinelle. Mais ce souvenir ne me ramène-t-il pas en plein boulevart (sic) du Temple, là où Volange, dans ce personnage, attira longtemps tout Paris ? C’était aux Variétés-Amusantes, si j’en crois quelques brochures du temps, que j’ai réunies en vue de cette expédition. Je ne puis m’intéresser aux lieux que je vois, sans chercher à y faire lever le spectre de ce qu’ils furent dans un autre temps ; mais ces souvenirs ont d’autant plus d’agrément, quand la forme extérieure n’a pas entièrement changé. Le besoin d’embellissement et d’élargissement qui tourmente les villes modernes aura bientôt rendu notre vieille Europe aussi insipide que l’Amérique, qui n’a pas eu de passé. Je plains les gens qui viendront après nous, mais j’espère pour eux — les formes extérieures des choses influant évidemment sur le développement de l’intelligence — qu’ils seront stupides. Jamais un homme d’imagination n’est né dans une laide ville ou dans un pays dénué de toute beauté pittoresque. Les choses changent partout si vite en ce moment, que l’Italie commence à n’être plus reconnaissable ; je me souviens d’avoir, il y a dix ans, trouvé la place du Môle à Naples toute semblable à notre boulevard du Temple, sauf le caractère particulier du pays ; c’était de même une douzaine de théâtres, entremêlés de cafés et de cabarets, s’échelonnant en une longue file semi-circulaire de bâtiments variés, bigarrés, couverts du haut en bas de peintures, d’enseignes et d’affiches grotesques ; depuis San-Carlo, jusqu’au théâtre del Fondo, tout retentissait de la musique, du dialogue et des cris joyeux des bateleurs. Les limonadiers dans leurs boutiques en formes de chapelles peintes et dorées, les marchands de pastèques et de figues de cactus, les chanteurs de légendes avec leurs tableaux à compartiments, les vendeurs de macaroni, de friture et de frutti di mare, tout cela fourmillait sur une étendue d’un quart de lieue, — d’un kilomètre, veux-je dire, — attroupant sans relâche la foule émerveillée. Entrez ici ; c’est le Theatro-Fencie, où l’on entend Mozart, Rossini et Bellini pour un demi-carlin (20 centimes) ; plus loin, voilà San-Carlino, le berceau de Pulcinella, — c’est le Polichinelle sans bosse, comme on sait, avec une souquenille blanche et un nez noir ; — Voici encore le theatro Partenope, puis le theatro Sebeto, où Pulcinella se mêle à des vaudevilles, à des drames ; chanteur, danseur, pantomime, selon l’extension du privilège ; puis ensuite des marionnettes, con pulcinella di legno ; et encore des spectacles dans les cafés, où l’on pouvait boire des sorbets sous la treille et jouir de la comédie soit du dehors, soit du dedans. N’est-ce pas là le tableau qu’offre chaque soir notre boulevard du Temple. Hé bien ! à Naples, c’était ainsi toute la journée, il y a dix ans. — J’y ai passé il y a quelques semaines à peine, rien de tout cela n’était plus.
La Ville avait démoli toutes ces barraques joyeuses, et construit, au grand applaudissement de messieurs les voyageurs anglais, une longue suite de maisons neuves à huit étages ; la Police avait balayé tous ces bateleurs sans aveu qui vivaient si bien en faisant rire, — et qui sont passés déjà sans nul doute à l’état de voleurs et de meurtriers ; — et quant aux petits théâtres, qu’on ne pourrait fermer sans causer une révolution à Naples, on les a logés dans les caves des maisons nouvelles, où l’on descend — au lieu de monter — dans les loges et galeries, le parquet se trouvant exactement au-dessous du niveau de la mer. — L’industrie qui fleurit actuellement le long des trottoirs de bitume est un commerce de bouts de cigares, compensation presque dérisoire pour le peuple napolitain.
Voilà ce qu’est devenue la célèbre place du Môle, voilà ce que deviendra notre boulevard du Temple, que les belles maisons envahissent déjà d’un tiers. Il est évident que la Ville possède en ce moment dans ses cartons des plans tendant à aligner géométriquement ce boulevard jusqu’au coin de la rue du Temple, en faisant disparaître des dernières façades du XVIIIe siècle, respectées par tant d’incendies. Sans avoir une grande valeur d’architecture, ces constructions ne manquent pas d’élégance et font trêve un peu à ces froides bâtisses, plates, chargées d’étages, et criblées de fenêtres, où le jour et l’espace se mesurent si tristement à nos pâles concitoyens ! Savez-vous que ce boulevard qu’on va rétrécir de deux allées fut une des plus charmantes promenades de nos pères, et des plus distinguées même. Voici comment le dépeignait un auteur de la fin du XVIIIe siècle :
« Quel coup d’œil agréable ! deux triples rangées de chaises occupées par autant de Vénus que d’Adonis. Que de bons mots dits et rendus, de fines agaceries ! Les femmes tâchent d’offrir à nos yeux blasés une nouvelle coiffure qui les réveille. L’hérisson leur donnait un air boudeur, et vite la coiffure à l’enfant ; elles sont mieux ainsi qu’à l’époque où elles avaient la tête chargée de panaches énormes, qu’elles ont quittés parce que des plaisants leur reprochaient de porter les plumes des dindons qu’elles avaient plumés. Enfin, c’est une grande satisfaction de voir toutes ces belles passer çà et là, l’une clignoter d’un œil assassin, l’autre vous faire remarquer, en affectant de rire, une petite bouche qu’elle pince en retirant ses joues ; et celle-ci, dans sa voiture, un élégant à sa portière, qui tout en ricanant lui déclare ses feux, tandis que par-dessus sa tête, aux boucles flottantes, parfumées de l’odeur la plus forte, elle fait des signes à d’autres... Quel tableau ! O Athènes ! tu crois ne plus exister et l’on te retrouve sur ce boulevard ! »
La compagnie a bien changé sur ce boulevard, ou du moins elle s’est transportée, durant les beaux jours, de l’autre côté de la chaussée, devant le jardin Turc, plus brillant que dans ce temps-ci. Voici ce qu’en dit le même auteur :
« Après avoir joui quelques instants de cette bigarrure, j’entre au café Turc. Là je cause un moment avec la limonadière, si elle est seule, car presque toute la journée on trouve, jasant avec elle, un certain officier ruiné, couvert d’un méchant habit noir, mais la dragonne à l’épée, la cocarde au chapeau, enfin une espèce de croc qui, je pense, lui fait les yeux doux pour lui soutirer quelques écus... »
On voit que la liberté des critiques de cette époque s’étendait des théâtres jusqu’aux boutiques. Il y avait, plus loin encore, le café des Babillards, orné de deux jardins charmants, « où l’on repaît ses yeux du plaisir de voir jouer au tonneau, à la toupie, aux échecs et au triste domino... » C’était le rendez-vous des littérateurs de bas-étage, qui se lisaient leurs vers à peu près en public ; écoutait qui voulait.
En face se trouvait la salle des élèves pour la danse de l’Opéra. Deux demoiselles Spinacuta, deux autres demoiselles Tabrèze, un danseur et un enfant, « à qui le public avait imposé le nom de l’Amour, » formait le fond de cette troupe, et furent débauchés par le sieur Audinot, ce qui amena la fermeture de la salle et une longue querelle, tant littéraire que processive, entre les deux directeurs. Nicolet dirigeait près de là les grands Danseurs du roi, où brillait la Forêt, le Rivière et la France, danseuses dont les noms firent naître mille équivoques. Quant aux danseurs mâles, on ne les goûtait guère plus alors qu’aujourd’hui, si l’on en croit surtout cette ronde sur le refrain : « Maman, j’aime Robin. »
Les danseurs de ballets,
Ah ! grand Dieu, qu’ils sont laids !
Ils font sauver les chiens !... etc.
C’était le Larifa du temps ; les couplets en sont innombrables. Le café de Cretté, près de Nicolet, était tenu par une belle dame et ses trois filles, entourées de cent adorateurs, dont la flamme s’arrosait d’une large consommation de bière. Pendant que son café prospérait ainsi, le sieur Cretté se ruinait du même train chez l’ambassadeur de Venise... Outre les cafés des spectacles, il y en avait cinq autres, « tous remplis de la plus mauvaise compagnie. » On y faisait de la musique ; la célèbre Fanchon-la-Vielleuse chanta plus tard à la porte de ces cafés.
Comptons maintenant le Théâtre des associés, situé entre Comus et Curtius, où l’on jouait le répertoire même des Français et des Italiens. Puis l’Ambigu-Comique, où l’on ne donna d’abord que des pantomimes et des ballets, sous la direction d’Audinot. Là débuta la célèbre Colombe et sa sœur, encore enfants ; Colombe fit plus tard les beaux jours de l’Opéra-Comique, situé encore rue Mauconseil. Les Variétés-Amusantes venaient ensuite ; c’était un spectacle qui venait de la parade et du vaudeville ; Janot, ou les Battus payent l’amende, fut le chef-d’œuvre du genre, et força tout Paris à venir s’entasser dans ce théâtre, dont la scène, comme celle des Associés, reposait sur des tonneaux. Colalto, avant Volange, avait illustré cette humble salle, dont le poëte ordinaire était Dorvigny, qui passait pour bâtard de Louis XV.
Ajoutons à cette liste de théâtres forains un jeu de paume, un concert de verres (l’harmonica), une ménagerie où l’on montrait quelques singes et des chiens... « qu’on a tondus et peints de façon à en imposer aux gens peu instruits. » Ensuite une géante, accompagnée d’un poisson empaillé, des marionnettes et une représentation mécanique du Siège de Gibraltar. Tels étaient, catégoriquement, tous les amusements qu’étalait alors le boulevard du Temple. Il m’a paru curieux de résumer tout ce tableau, dont je regrette de ne pouvoir emprunter plus de détails au chroniqueur que j’ai cité. Les pamphlétaires d’alors avaient des privilèges de style et d’investigation que l’on conteste fort à nos feuilletonistes qui leur ont succédé. Il y aurait aujourd’hui dix procès pour chaque page d’écrits pareils, frondant sans façon auteurs, acteurs, directeurs et limonadiers. Il est vrai que cela s’imprimait à Memphis, ou bien dans le fond du Puits de la Vérité.
G. DE N.
______
5 mai 1844 — Le Boulevard du Temple, dans L’Artiste, 2e livraison, 4e série, t. 1, p. 6-8.
En flânant boulevard du Temple au long des spectacles forains, Nerval égrène les souvenirs personnels de son enfance et de son adolescence, qui éclairent l’évocation onirique qu’il en fera dans Pandora : « J’ai vu dans mon enfance un spectacle singulier. Un homme se présenta sur un théâtre et dit au public : voici douze fusils. Je prie douze dames de la société de vouloir bien les charger à poudre et d’ajouter à la charge leurs alliances d’or, que je recueillerai toutes les douze sur la pointe de mon épée. Cela se fit ainsi : douze dames tirèrent au cœur de cet homme, et les bagues s’enfilèrent sur la pointe de son épée noire. A ce spectacle se succédèrent des apparitions fantastiques, images des dieux souterrains. La salle était tendue de rouge et des rosaces de diamants noirs éclataient aux lueurs des ombres. »
******
LE BOULEVARD DU TEMPLE.
SPECTACLES POPULAIRES.
I – Les tréteaux. – Les saltimbanques. – Incendie du Diorama. – Paphos et Jardin. – Le Gymnase pittoresque. – L’épi-scié. – Une sylphide et un soldat. – La polka des noirs.
Il n’y a plus de tréteaux !... Où sont les tréteaux de Bobèche ? où sont ceux de Galimafré, son rival ? art perdu, noms éternels ! En vérité, la joie populaire s’en va : les règlements de police l’ont tuée. Le spectacle des bagatelles de la porte n’était-il pas le seul spectacle des pauvres gens, la consolation de leur soirée, l’attrait tout-puissant qui les empêchait de porter leur dernier sol au cabaret ? N’était-ce pas même toujours une représentation gratuite beaucoup plus amusante que celle du dedans ? Les provinciaux, les gobe-mouches, les conscrits se laissaient prendre à celle-là, et répondaient imprudemment à l’appel de la grosse caisse et aux instances ironiques de l’aboyeur ; mais les vrais connaisseurs, les Parisiens pur-sang, les vétérans de la goipe se bornaient à faire partie du public externe, payant après tout leur place en rires et en applaudissements, formant parfois de grands acteurs par des marques d’un goût épuré. Volange, Taconet et tant d’autres ont commencé par les tréteaux ; en Angleterre, le grand David Kean n’en était-il pas sorti ? — Et maintenant, demandez encore au boulevard ce qu’il a fait de cette forte femme qui se faisait casser des pierres sur le ventre, et du physicien Moreau, je veux dire même de toute la dynastie des Moreau. Et cette joile fille aux cheveux rouges, avec son intéressante famille et son frère vêtu en Grec : qui de nous ne l’a aimée et admirée, et ne lui a consacré quelques rêveries de sa jeunesse lycéenne, elle qui soulevait si gracieusement ses petits frères, étagés en pyramide sur sa poitrine blanche et forte, pendant que tout son corps se repliait en queue de dauphin, image classique de l’antique sirène ! Oh ! ses cheveux aux ondes pourprées comme ceux de la reine de Saba, qui n’a frémi de les voir tendus par des poids de cinquante, qu’elle enlevait en se jouant !... Cette fille étrange n’aura-t-elle pas inspiré bien des poëtes, qui n’ont pas osé le lui dire ? Ce fut la dernière des vraies bohémiennes de Paris. Il nous reste la Mignon de Goëthe, l’Esméralda de Victor Hugo et la Preciosa de Weber ; mais pour le peuple des boulevards, il n’est rien resté !
Je parle ici de cette portion des allées qui avoisinent le Château-d’Eau ; ce n’est pas encore le boulevard du Temple, mais c’en était jadis le prodrome joyeux et animé. A gauche, dans la rue basse, se trouvait l’entrée du Vauxhall (de l’allemand volks-saal, salle du peuple), où l’on dansait le dimanche dans un jardin aujourd’hui couvert de bâtisses. Il y avait là des ombrages frais et parfumés, et même un petit lac sillonné par des nacelles : tout cela a disparu depuis cinq ans. En même temps, le Diorama voisin (l’ancien) s’abîmait dans les flammes. Je l’ai vu flamber et crouler en dix minutes, et j’ai rédigé la réclame qui apprenait cette nouvelle à tout Paris ; cela commençait ainsi : « Un nouveau sinistre vient d’affliger la capitale... » Le feu s’était vengé ainsi de ce pauvre Daguerre qui pendant ce temps lui dérobait ses secrets et faisait travailler les rayons du soleil à des planches en manière noire. Je dirais plus de mal encore de cet élément perfide, s’il ne m’avait fourni là un motif de rédaction.
Mais comment oublier ses ravages en songeant au Cirque-Olympique, brûlé deux fois, d’abord dans le faubourg, puis sur le boulevard du Temple, et à l’Ambigu, dont la façade, seule respectée des flammes, sert aujourd’hui aux Folies-Dramatiques, et à la Gaîté, consumée aussi en quelques instants !
Je parle de mes souvenirs seuls ; en consultant les vieillards, on apprend que Paphos faisait le coin de la rue du Temple, et qu’un restaurateur nommé Jardin formait celui du faubourg. En face, du côté de la rue de Bondy, était le théâtre des Variétés-Amusantes ; ensuite venait Bobèche, puis Galimafré, puis le théâtre éphébique, Audinot, Nicolet... Nous avons parlé de tout cela. Aujourd’hui un bâtiment neuf, étincelant le soir de lumières à tous ses étages, remplace l’illustre restaurant Jardin par un café toujours rempli. Après vient Deffieux. La maison qui suit est un hôtel de la fin du XVIIIe siècle, mais cet élégant débris ne fait plus qu’abriter des cabarets : « Au Rendez-vous et à la Descente des théâtres, » et quelque établissement de pâtisserie : « A l’Épi-scié. » Mais, je n’y songeais pas, voici un nouveau théâtre forain sous le titre de Gymnase pittoresque. Une étoile illuminée par le gaz l’annonce de loin à la foule ; on s’amasse autour d’un péristyle orné d’affiches et de tableaux : c’est l’Incendie de Hambourg, le Tremblement de terre de la Guadeloupe ; le Guide des Alpes, drame à spectacle ; ce sont encore des évocations, des prestiges... Il n’y a plus de tréteaux ! disais-je tout à l’heure ; mais ceci est une terrasse élégante, où se donne pourtant la représentation d’une parade épurée. Un monsieur en habit noir, qui ne déparerait aucune société, fait assaut de calembours et de dissertations plaisantes avec un nain bizarre, homme par la tête et marionnette par le reste du corps ; on parle de sujets fort élevés, d’histoire, de philosophie, de magnétisme ; il n’est plus question là de coups de bâton ni de coups de savate : le spectacle même de l’intérieur vise à l’instruction et à la morale... Je regrette seulement d’avoir entendu dire au Guide des Alpes qu’il se plaisait à chasser le chameau dans les montagnes ; autrement, son drame est rempli d’intérêt. Ce brave guide s’expose à la mort pour sauver une belle infortunée qui périssait dans les neiges ; il la recueille dans sa chaumière, et, s’apercevant qu’elle veut quitter ses vêtements pour reposer, il s’éloigne modestement et va sortir malgré l’orage ; mais la maligne beauté le rappelle et se montre à ses yeux dans le costume léger des sylphides ; puis elle lui fait présent d’un talisman et d’un petit démon pour le servir. Ce troisième personnage est muet de par M. le préfet de police, qui ne permet que le dialogue aux théâtres dits forains. Une foule d’incidents, de transformations et de péripéties jettent de l’intérêt dans ce drame naïf. Au milieu d’une scène touchante, où l’honnête guide, effrayé par quelque malice du jeune lutin, craint d’avoir hébergé une fille de l’enfer au lieu d’une aimable sylphide, cette dernière répond au scrupuleux Savoyard que ses prodiges n’ont rien qui puisse offenser la religion : « Et, ajoute-t-elle, je vais t’en donner une preuve. »
Ici cette jolie personne, vêtue de gaze pailletée, descend de la scène dans l’orchestre, et reprend avec grâce : « Y a-t-il quelqu’un dans l’aimable société qui veuille choisir une carte ? » Un militaire se dévoue et prend le neuf de cœur ; la sylphide remonte et fait sortir d’un autre jeu la même carte, qu’elle n’a point vue. Le jeune héros rougit de cette sympathique divination. On continue par d’autres exercices de magie blanche, qui procurent au guide la conviction qu’il ne risque point son salut en usant de la protection qui lui est offerte, si bien que la sylphide l’enlève dans un char attelé de dragons, pour aller recevoir au ciel la récompense de son humanité.
J’avoue que cette intervention du spectateur dans le drame, ce frottement inattendu d’un soldat du 17e léger et d’une personne fantastique, m’avait enlevé un instant à l’illusion de la pièce. Le public a paru au contraire charmé de cet intermède, qui lui procure l’avantage de voir de près une jolie fille et de toucher du doigt son idéal. Bien des sylphides de nos grands théâtres ne gagneraient rien à se faire voir de si près.
Le tremblement de terre de la Guadeloupe appartient au genre créé par M. Pierre ; le mouvement des vaisseaux et des chaloupes est habilement imité. Pendant le plus fort du sinistre, des noirs délivrés dansent la Polka. Quelle protestation contre l’esclavage ! M. Schœlcher applaudirait — si un tel philanthrope osait descendre à ces humbles délassements.
II — Vivres dramatiques. — La pluie au parterre. — Les ruines de Paris. — L’infanterie du Cirque. — Le nez impérial de M. Edmond.
Une odeur pénétrante de saucisses et de friture invite plus loin le promeneur à s’attabler au Père de Famille, le Deffieux des bourses légères. C’est là que viennent en outre s’approvisionner les habitués de l’amphithéâtre suprême, vulgairement dit poulailler. Ces nourritures substantielles, dont nos habits à l’orchestre recueillent souvent les débris, constituent généralement le dîner de cette population intelligente qui s’entasse aux queues dès quatre heures, ou qui prend part avidement à la première des deux ou trois représentations que donnent les petits théâtres. Rousseau mettait son suprême bonheur à lire pendant son dîner ; n’est-il pas aussi spirituel, quand on ne sait pas lire, d’écouter en dînant un spectacle qui intéresse ? Le vrai peuple a toutes les fantaisies des grands hommes et des grands seigneurs.
Ces saucisses odorantes m’ont rappelé les Vurschell du bon peuple viennois — dont je parlais dans l’Artiste il y a cinq ans. A Léopoldstadt de même, à Josephstadt, au théâtre de la Vienne, la saucisse est spécialement la nourriture dramatique, et s’accompagne de petits gâteaux glacés de sel qui poussent à boire. — Maintenant que voulez-vous qu’on fasse d’un débris de saucisse quand on dîne à l’amphithéâtre ; — on le jette négligemment sur les messieurs de l’orchestre et des galeries : tous les peuples sont faits ainsi.
Plaisir du peuple, direz-vous ; eh non, plaisir de seigneur. Bonstetten raconte qu’au plus beau temps de l’aristocratie vénitienne, les bourgeois du parterre étaient forcés de tendre des parapluies, parce que les seigneurs des loges ne se gênaient point pour cracher sur eux.
Et que fait cependant, dira-t-on, l’employé aux trognons de pommes ? Ce fonctionnaire se renferme dans sa spécialité ; le trognon de pomme est plus qu’une épluchure, c’est un projectile agressif, saisissez la nuance et passons.
Nous voici devant la masse imposante du Cirque, bâtiment presque digne de ce nom. Nous voudrions bien là les arènes de Nîmes ou le cirque romain d’Arles, ou seulement l’un des deux théâtres de Pompéi : ni le Cirque du boulevard ni celui des Champs-Élysées ne réalisent encore ces proportions, et, pour la durée, c’est bien autre choses, hélas ! On s’est demandé quelquefois ce que seront les ruines de Paris : les ruines de Paris seront des amas de plâtre, de lattes et de moellons... La postérité ne dira point : C’était la demeure d’un grand peuple, mais tout au plus : Là vivaient des hordes sauvages, qui se construisaient des huttes de boue et de craie pétrie. — Toujours Lutèce ! nous n’en sortirons pas.
Le Cirque est cependant, grâce à la largeur de ses galeries et à la coupe heureuse de sa salle, le théâtre de Paris qui peut contenir le plus de spectateurs ; il en tient généralement trois mille. La décoration intérieure, en style moresque, ne manque pas d’originalité. Considéré comme spectacle, car il n’est Cirque vraiment qu’aux Champs-Élysées, cet établissement a de meilleurs acteurs qu’autrefois : mesdames Fierville et Atala Beauchêne ont régné déjà en des théâtres littéraires. L’acteur Chéri a partagé avec cette dernière l’honneur de figurer dans des pièces de Victor Hugo. Aujourd’hui ces artistes estimables se sont réduits à la condition de ces êtres dégradés qui servaient de bêtes de somme aux chevaux, dans ce pays où le bon docteur Swift a placé l’un de ses plus amusants voyages. Cependant qui empêcherait que l’on fît des pièces admirables dans le Cirque ? L’obstacle ne viendrai assurément pas de la part des bêtes ; les acteurs n’y verraient certes point une nouveauté repoussante ; il suffirait peut-être au Cirque de se débarrasser de certains auteurs qui ne sont bons que pour parler à des chevaux.
Encore un mot sur le Cirque. Ce théâtre pourrait être une grande chose. Consacré surtout aux tableaux de notre gloire militaire, il n’en devrait offrir que la pantomime héroïque. M. Edmond peut bien représenter l’Empereur d’une manière satisfaisante, — avec l’addition, comme on sait, d’un morceau de cire qui rend aquilin son nez naturellement retroussé ; — M. Gautier rappelle à merveille la stature et l’air belliqueux de Murat ; mais quel malheur ensuite quand ces messieurs ouvrent la bouche, et encore s’expriment dans la prose habituelle de l’endroit. Nous parlions plus haut des cirques de marbre de l’antiquité, mais la Grèce avait en outre pour y exposer poétiquement son histoire, — Eschyle, Sophocle et Euripide : la France a M. Ferdinand Laloue.
Et d’ailleurs, n’est-ce pas là une profanation ? Moi-même, jeune encore et pourtant né sujet de l’Empire, j’aurai pu voir Napoléon deux fois dans un quart de siècle : une fois figurant en son champ de mai, une autre fois figuré par M. Edmond, dans un mimodrame de Franconi. Cela s’est vu, cela s’est permis ; — ce héros et ce sycophante se sont succédé en si peu de temps sous mon regard ! quel rêve de la vie pourtant.
Le roi de Prusse va consacrer, dit-on, un théâtre à la représentation des plus grands faits historiques de tous les temps ; le Cirque pourrait aussi réaliser cette pensée au profit de l’instruction et de la moralité populaires ; mais un tel établissement aurait besoin d’être encouragé par l’Etat. En attendant, le Cirque tire un profit beaucoup plus grand de son théâtre d’été que de celui de l’hiver : la cavalerie nourrit l’infanterie, comme dans la retraite de Moscou.
GÉRARD DE NERVAL.
______
12 mai 1844 — Le Boulevard du Temple, dans L’Artiste, 3e livraison, 4e série, t. 1, p. 22-25.
Cette troisième et dernière livraison du Boulevard du Temple, plus particulièrement consacrée au vaudeville d’hier et aujourd’hui, est une véritable mine d’informations pour l’historien du théâtre populaire au XIXe siècle.
******
LE BOULEVARD DU TEMPLE.
SPECTACLES POPULAIRES.
III. — Le théâtre éphébique. — Le vaudeville partout. — Littérature du Marais. — Apothéose du tapis-franc. — Les bretelles. — Décadence du sexe masculin. — Où est le peuple ?
En quittant le Cirque, nous nous trouvons en face du théâtre des Folies-Dramatiques, qui a succédé à l’Ambigu, qui avait succédé au théâtre d’Audinot. C’était d’abord un spectacle de marionnettes, puis un théâtre d’enfants, dont la devise équivoquait sur le nom du directeur : « Sicut infantes audi nos. » Ces enfants grandirent ; cela devint le théâtre éphébique, selon l’expression de Retif de la Bretonne. Ce fut vers cette époque que l’on y représenta les Triomphes de l’Amour et de l’Amitié, où des cérémonies païennes furent exécutées sur la scène avec tous les détails et les costumes indiqués par les savants. Il se trouva que les costumes des prêtres et les chants religieux antiques rappelaient fortement les chasubles, les étoles et le plain-chant du clergé chrétien. L’archevêque de Paris demanda au lieutenant de police la fermeture du théâtre, mais ce dernier, informé de l’exactitude scientifique de la mise en scène d’Audinot, eut l’esprit de lui donner raison. Tout le monde se rappelle ensuite le théâtre de l’Ambigu, son incendie et sa transplantation sur le boulevard Saint-Martin. L’ombre de Frénoy, de Stocleit, et de mademoiselle Gougibus erra longtemps sur ces ruines fumantes, la façade seule avait résisté aux flammes et frappait au loin le regard, en se découpant sur le ciel comme les débris d’un château de mélodrame. On eut pitié de cette désolation. Un privilège nouveau introduisit le Vaudeville sur le boulevard du Crime ; vous allez voir si l’enfant malin s’est arrêté là. Les Folies-Dramatiques ont dû devenir le Gymnase du prolétaire. M. Mourier et les frères Cogniard se sont enrichis de cette heureuse innovation. Le succès de Robert-Macaire décela bientôt ce théâtre innocent ; tout Paris vint bientôt s’entasser dans sa salle étroite et fumeuse pour y applaudir vivement cette œuvre excentrique, que le public habituel du lieu ne comprenait pas et sifflait parfois. Depuis, les Folies-Dramatiques ont toujours gardé quelque chose de Robert-Macaire, et pris beaucoup des allures du Vaudeville le plus avancé. Leur public d’autrefois, ignorant de ces belles manières bourgeoises et raffinées, s’est écoulé peu à peu vers les Funambules et le petit Lazary : la classe moyenne et les messieurs et dames du commerce des quartiers environnants ont facilement monté leur esprit à comprendre les hautes facéties et le comique relevé de l’école Duvert-Varin-Dumanoir et autres. Les loisirs de la boutique, du bureau, de la loge peut-être, peuvent seuls permettre des réflexions et des lectures qui mènent à l’intelligence parfaite de cette littérature d’un étage intermédiaire. Aussi faut-il posséder son Paul de Kock, son Ricard, son Eugène Sue (des Mystères) et ne pas être étranger même aux élucubrations plus sombres de MM. Touchard-Lafosse et Lamothe-Langon, pour figurer avec succès parmi le public des Folies-Dramatiques. Jugez-en. Le répertoire depuis trois mois se compose des Mystères de Passy, parodie dont on ne peut comprendre le sel qu’après avoir lu le roman des Débats et dont pourtant toutes les allusions sont saisies unanimement. Aujourd’hui cette pièce est remplacée par quatre tableaux des Mystères illustrant cette œuvre homérique. Le rideau se lève ; un nuage couvre la scène ; il se lève à son tour et laisse apercevoir à travers une gaze encadrée de nuées l’intérieur du tapis-franc, où la Goualeuse raconte sa vie, assise à cette fameuse table où le chourineur et Rodolphe dévorent l’arlequin fumant. C’est plus que la Porte-Saint-Martin n’a osé se permettre, mais les censeurs n’avaient rien à y voir cette fois, c’est de la peinture seulement. Le second tableau de ce rêve aimable représente la punition du maître d’Ecole aveuglé par le docteur noir. Le troisième est le départ de Rodolphe et de Fleur de Marie en chaise de poste et l’assassinat du malheureux Chourineur. Enfin arrive le quatrième tableau : apothéose, transfiguration ; toute la cour de Gérolstein éclairée des feux de Bengale. Veuillez observer que ce dernier tableau n’appartient nullement aux arts du dessin. C’est un tableau vivant, mais immobile, comprenant plus de trente personnages en costume, à l’imitation des tableaux dramatiques allemands. A vingt pas de là, dans le théâtre voisin, a lieu à la même heure l’apothéose de Murat, qui doit se trouver peu honoré de cette concurrence chourineuse. J’aime mieux le vaudeville de Claire, début dramatique de mademoiselle Van-Deursen, où joue une toute gracieuse actrice, mademoiselle Judith, mais surtout encore les Deux paires de Bretelles, en deux actes. La bretelle !... Je n’y puis penser sans frémir, depuis que j’ai lu par hasard un chapitre de madame de Genlis qui démontre que cet engin ignoré de nos pères est la cause du dépérissement de la jeunesse de ce temps-ci. Selon cette dame érudite, les cavaliers de son temps avaient les épaules larges et la poitrine développée ; la bretelle nous a fait à nous la poitrine étroite et l’épaule rentrée ; de là résultent les maux de cœur, les palpitations, la pulmonie, les grosses panses... et voilà toute une race abâtardie, parce qu’un monsieur du Directoire aura inventé de se tendre des lanières en croix sur le dos, au lieu de se serrer le ventre, comme ont fait tous les peuples galants et guerriers !
Revenons aux bretelles du vaudeville nouveau. N’est-ce pas un hasard ironique qui fait des bretelles les plus riches et les mieux brodées une gracieuse offrande d’amour ? Telles sont les deux paires en question. Vous comprenez déjà qu’il y a là deux amoureux ; que les bretelles destinées à l’un s’égarent sur l’épaule d’un autre ; et qu’une série de quiproquos jaloux s’établit à propos de cet ornement, moins tragiquement que le collier de Zaïre ou le mouchoir de Desdemona ; il en résulte que la pièce se joue presque entièrement en bras de chemise, tenue que le maire de Romainville qualifie d’indécente, avec raison.
Nous l’avons dit, le théâtre des Folies-Dramatiques s’adresse à un public qui peut tout entendre, comme il sait tout lire ; autrement nous regretterions de voir la morale équivoque du Palais-Royal et des Variétés s’infiltrer dans la classe ouvrière plus naïve et plus ouverte au mal par le défaut d’expérience et d’instruction. Il nous sera toujours difficile de comprendre que la censure ne fasse pas de différence dans ses examens entre les œuvres destinées à tel ou tel théâtre, à tel ou tel public. En Allemagne, en Autriche même on a toujours permis des pièces qui seraient ici défendues, par le seul motif qu’elles appartenaient à la haute littérature. On joue à Vienne les Brigands, Guillaume Tell et Faust, mais on vient d’y interdire les Mystères de Paris. Cela n’est-il pas équitable et paternel tout à la fois ? Sans vouloir abuser de ce parallèle, nous remarquerons que les familles ouvrières savent bien elles-mêmes porter leur choix ou leur faveur sur les pièces et sur les théâtres qui leur offrent un plaisir plus imbu de moralité. De là naquit jadis la rivalité de l’Ambigu et de la Gaîté, où Marty avait planté l’étendard de la vertu ; il semble aujourd’hui que le théâtre des Délassements-Comiques soit venu faire aux Folies-Dramatiques une concurrence analogue. On sait que c’était encore il y a quinze ans le théâtre de madame Saqui, — aujourd’hui c’est un nouveau théâtre de Vaudeville. Ainsi non seulement les tréteaux, mais les Funambules sont passés : c’étaient là des plaisirs du peuple, et personne ne veut plus être du peuple aujourd’hui.
IV. — Actrices des Folies. — Personnel de la Gaîté. — M. Marty (aujourd’hui maire de Charenton. — Le vaudeville triomphant sur toute la ligne des boulevards. — Délassements-Comiques, ancien titre, nouveau théâtre. — Les classiques de la parade.
Il y a de charmantes actrices aux Folies-Dramatiques. Madame Legros est une blonde toute céleste, qui joue les amours et qui serait plutôt leur mère ; mademoiselle Florentine joue les rôles décolletés et danse à ravir la polka. MM. A. Villot, Belmont, Palaiseau et Potier, réussissent à divers titres dans le personnel masculin.
Passons encore devant la Gaîté, l’ancien théâtre de Nicolet. Ce théâtre est aujourd’hui sur le boulevard du Temple et devrait avoir suivi l’Ambigu, son rival naturel, emporté dans le rayon d’une autre zone dramatique. Les Mystères y ont implanté encore un rejeton vivace sous le titre de la Bohémienne de Paris ; mais le public du Marais voudra bientôt revenir aux émotions innocentes de la Grâce de Dieu et du Sonneur de Saint-Paul. C’est un public qui pleure si bien ! La Gaîté n’échappera jamais au contraste de son nom, c’est une de ces vieilles plaisanteries dont le Parisien ne démord pas.
Mesdames Mélanie, E. Sauvage, Gautier (la sœur de Bouffé), Fréneix et Léontine embellissent plus ou moins cette scène, qui vient de perdre son diamant, mademoiselle Clarisse, et qui ne possède en acteurs distingués que MM. Delaistre, Saint-Mar et Surville ; espérons que le mélodrame y triomphera bientôt du vaudeville en cinq actes que mesdames Mélanie et Clarisse ont soutenu trop longtemps. Car où s’arrêtera-t-il, le vaudeville ? Il a envahi le théâtre de madame Saqui — que cette ombre lui soit légère ! — perverti les Funambules et agrandi le Petit-Lazary, qui s’intitule maintenant Lazary tout court. Aux Funambules, pour arriver à Debureau, il faut subir trois vaudevilles qui ne sont pas plus mauvais ni plus mal joués que d’autres, malheureusement ! Car c’est une chose à remarquer, s’il est vrai, comme l’a dit un trop spirituel critique, qu’il n’y a jamais eu qu’un seul vaudeville — le premier — il faut bien ajouter qu’il n’y a jamais eu qu’une manière de jouer le vaudeville, — probablement la première. —
Chaque théâtre ici a sa Déjazet, son Arnal, son Bouffé en herbe ; laissez-les où ils sont, ils demeurent inconnus ; déplacez-les, ce sont de grands acteurs qui valent les autres, la réclame aidant. Que j’en ai vu sortir de ces pépinières théâtrales, qui toutefois avaient profité de leur plus suave primeur ! — je parle des femmes — actrices, cantatrices, danseuses, que la splendeur des grands lustres attire comme des oiseaux. Il s’en est envolé encore une ces jours derniers, une autre après Clarisse, mademoiselle Laverny, beauté décente qui avait appris la comédie de mademoiselle Mars, et qui a dû l’aller désapprendre au boulevard pour être jugée digne d’entrer au Vaudeville, où elle est maintenant. Les Délassements-Comiques conservent mesdemoiselles Bruneval et Bergeon en qualité de jolies amoureuses, et madame Cécile Darcourt, un talent formé, cantatrice, danseuse, tout ce qu’il faut pour tout. Fanchette, naïve enfant, courtisane sans le savoir ; Rigolette encore — celle des Mystères — voilà ses triomphes du moment. Dans les Pages de Louis XV, pièce intéressante, il y a tout un espalier de jolies filles en costume de pages, fraîches beautés qui fleurissent pour les lions du Marais, car ce théâtre coquet a sa loge infernale et ses premières musquées où l’on ne figure qu’en toilette — du Marais.
Mais l’esprit de vaudeville me gagne moi-même ; rentrons aux Funambules et nourrissons-nous d’art sérieux en présence de Debureau. La parade est un canevas classique, le vaudeville est un chiffon. Charles Nodier a fait le Bœuf enragé et le Songe d’or ; le Lutin femelle, que Debureau jouait hier, est de l’auteur du Philosophe sans le savoir.
V. — Plus de Funambules. — Debureau chevalier. — Longévité de l’enfance. — Les derniers ours. — Curtius. — L’Abyssinienne. — Le singe est un acteur donné par la nature.
Autrefois le théâtre des Funambules n’était consacré qu’à la danse de corde et aux pantomimes. Ces deux arts se tenaient par la main, par le pied si l’on veut, par le silence, condition principale des anciens privilèges forains. Aujourd’hui tous ces petits théâtres babillent et fredonnent comme les grands, le vaudeville est partout ; il faut subir trois vaudevilles pour arriver à Pierrot, qui n’est plus même apprécié que des spectateurs en bas âge. Encore la pantomime est-elle précédée d’un prologue parlé, destiné à l’intelligence du reste, qui se comprenait si bien autrefois. De plus on distribue un joli programme rose pour apprendre au public qu’Arlequin continue à enlever Colombine, et se verra persécuté par Cassandre suivi de son valet Pierrot ; que le génie protecteur de l’amour tendra à ces derniers mille embûches, et finira par unir les amants dans un temple aux colonnes roses, au fond duquel tourne ingénieusement un soleil de papier doré.
Cette immortelle pantomime change de nom de temps en temps et s’appelle aujourd’hui les Trois quenouilles, titre inventé par M. Auguste L***, à qui l’on doit aussi la rédaction du prologue. Mais qui peut se défendre de la mode et du progrès ? La couleur locale et le moyen âge ont pénétré dans l’humble domaine de Debureau. Cassandre est devenu un seigneur du moyen âge ; il part pour la croisade et Pierrot, son écuyer, se revêt comme lui d’armes éclatantes. — Debureau se montre couvert d’acier retentissant et sa face blanchie disparaît sous la visière féodale. Quelle étrange alliance d’idées ! Il faut le voir avec son œil inquiet et intelligent, son rire froid, sa lèvre fine : comme il se prête avec dédain à ces innovations, comme il sait bien que lui, Pierrot, sera toujours mieux en souquenille de coton ! Heureusement, l’on sort bien vite du prologue et la pièce ordinaire se déroule dès lors avec simplicité. Toutefois les décorations sont neuves, les costumes charmants, et l’action est traversée par d’aimables sylphides qui ont des mollets, chose inconnue à l’Opéra. Le génie des eaux paraît sous les traits d’une petite fille, mademoiselle Caroline, qui joue ce rôle depuis quinze ans, et qui n’a pas grandi. Cette particularité est remarquable parmi les enfants de théâtre. La petite Fonbonne en est un exemple à la Porte-Saint-Martin ; depuis 1826, où elle débuta dans les Macchabées, jusqu’aux Mystères de Paris, elle a toujours eu sept ans.
Je ne parlerai pas de Debureau ; — il est toujours lui-même, c’est tout dire ; et malgré tant de gloire qu’on lui a faite, je n’ai pas appris qu’il ait demandé 100,000 fr. d’appointements à son directeur. Debureau ne prend pas de congé, n’a pas d’indisposition et ne change pas de théâtre. C’est un acteur unique, comme ce sera, nous le craignons bien, le dernier Pierrot. Après lui, non seulement la parade, mais la féerie qui l’accompagne si bien, disparaîtra sous la couche épaisse et uniforme du vaudeville envahissant.
Voyez le petit Lazary, c’est encore du vaudeville, c’est du mélodrame quelquefois. Les derniers ours, tombés de scène en scène, c’est-à-dire de cartons en cartons, ne peuvent rouler au-delà de ce petit théâtre, qui recueille les plus viables, et qui n’a pas toujours les plus mauvais. Nous y avons vu Honte pour honte, drame qu’on aura refusé comme trop littéraire sur le boulevard Saint-Martin, et encore Gastibelza, ou les Morts vont vite, pièce fantastique, où se mêlent bizarrement les inspirations de Victor Hugo et de Burger. Ce théâtre donne jusqu’à trois représentations le même soir. Les acteurs ont des gants. Par exemple, auteurs et acteurs ne portent que des prénoms ; ils rêvent l’illustration sans doute, mais ailleurs et plus tard. M. Arthur est le grand acteur de cette troupe modeste ; mais il y a des habitués qui lui préfèrent M. Eugène.
Vous me demanderez si c’est fini, s’il n’y a plus au-delà quelque galetas dramatique, à la salle fumeuse, à la rampe de chandelles, aux acteurs de bois même ; hélas ! non pas seulement un pantin. Voici les salons de Curtius, sombre Walhalla qui réunit tous les grands rois, tous les grands criminels, et qui en est à Louis-Philippe et à Poulmann. Au-delà de cette porte, les belles maisons commencent et le boulevard du crime finit. Vous remarquerez peut-être un café dont le comptoir est occupé par une jeune Abyssinienne au nez percé d’un anneau d’or. Je lui ai dit : Salamaleik, elle m’a répondu : Aleikum essalam, c’est-à-dire « la paix soit avec vous. » Je suis donc fondé à croire que sa peau de bistre est de bon teint. Il y a aussi dans ce café deux jolis singes qui font ce qu’ils peuvent pour s’élever à l’état de comédien. Nous nous arrêterons à ce degré de l’échelle dramatique, que nous avons tout lieu de croire le dernier.
GÉRARD DE NERVAL.
______
GÉRARD DE NERVAL - SYLVIE LÉCUYER tous droits réservés @
CE SITE / REPÈRES BIOGRAPHIQUES / TEXTES / NOTICES / BELLES PAGES / MANUSCRITS AUTOGRAPHES / RECHERCHES AVANCÉES