TEXTES
1824, Poésies diverses (manuscrit autographe)
1824, L’Enterrement de la Quotidienne (manuscrit autographe)
1824, Poésies et poèmes (manuscrit autographe)
1825, « Pour la biographie des biographes » (manuscrit autographe)
15 février 1826 (BF), Napoléon et la France guerrière, chez Ladvocat
6 mai 1826 (BF), Complainte sur l’immortalité de M. Briffaut, par Cadet Roussel, chez Touquet
6 mai 1826 (BF), Monsieur Dentscourt ou le Cuisinier d’un grand homme, chez Touquet
20 mai 1826 (BF), Les Hauts faits des Jésuites, par Beuglant, chez Touquet
12 août 1826 (BF), Épître à M. de Villèle (Mercure de France du XIXe siècle)
11 novembre 1826 (BF), Napoléon et Talma, chez Touquet
13 et 30 décembre 1826 (BF), L’Académie ou les membres introuvables, par Gérard, chez Touquet
16 mai 1827 (BF), Élégies nationales et Satires politiques, par Gérard, chez Touquet
29 juin 1827, La dernière scène de Faust (Mercure de France au XIXe siècle)
28 novembre 1827 (BF), Faust, tragédie de Goëthe, 1828, chez Dondey-Dupré
15 décembre 1827, A Auguste H…Y (Almanach des muses pour 1828)
1828? Faust (manuscrit autographe)
1828? Le Nouveau genre (manuscrit autographe)
mai 1829, Lénore. Ballade allemande imitée de Bürger (La Psyché)
août 1829, Le Plongeur. Ballade, (La Psyché)
octobre 1829, A Schmied. Ode de Klopstock (La Psyché)
24 octobre 1829, Robert et Clairette. Ballade allemande de Tiedge (Mercure de France au XIXe siècle)
21 novembre 1829, Chant de l’épée. Traduit de Korner (Mercure de France au XIXe siècle)
19 décembre 1829, Lénore. Traduction littérale de Bürger (Mercure de France au XIXe siècle)
janvier 1830, La Lénore de Bürger, nouvelle traduction littérale (La Psyché)
16 janvier 1830, Ma Patrie, de Klopstock (Mercure de France au XIXe siècle)
23 janvier 1830, Légende, par Goethe (Mercure de France au XIXe siècle)
6 février (BF) Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Burger (Bibliothèque choisie)
13 février 1830, Les Papillons (Mercure de France au XIXe siècle)
13 février 1830, Appel, par Koerner (1813) (Mercure de France au XIXe siècle)
13 mars 1830, L’Ombre de Koerner, par Uhland, 1816 (Mercure de France au XIXe siècle)
27 mars 1830, La Nuit du Nouvel an d’un malheureux, de Jean-Paul Richter (La Tribune romantique)
29 avril 1830, La Pipe, chanson traduite de l’allemand, de Pfeffel (La Tribune romantique)
13 mai 1830 Le Cabaret de la mère Saguet (Le Gastronome)
mai 1830, M. Jay et les pointus littéraires (La Tribune romantique)
juillet ? 1830, Récit des journées des 27-29 juillet (manuscrit autographe)
14 août 1830, Le Peuple (Mercure de France au XIXe siècle)
11 décembre 1830, A Victor Hugo. Les Doctrinaires (Almanach des muses pour 1831)
29 décembre 1830, La Malade (Le Cabinet de lecture )
29 janvier 1831, Odelette, Le Vingt-cinq mars (Almanach dédié aux demoiselles)
14 mars 1831, En avant, marche! (Cabinet de lecture)
23 avril 1831, Bardit, traduit du haut-allemand (Mercure de France au XIXe siècle)
7 mai 1831, Profession de foi (Mercure de France au XIXe siècle)
25 juin et 9 juillet 1831, Nicolas Flamel, drame-chronique (Mercure de France au XIXe siècle)
4 décembre 1831, Cour de prison, Le Soleil et la gloire (Le Cabinet de lecture)
17 décembre 1831, Fantaisie, odelette (Annales romantiques pour 1832)
24 septembre 1832, La Main de gloire, histoire macaronique (Le Cabinet de lecture)
14 décembre 1834, Odelettes (Annales romantiques pour 1835)
1835-1838 ? Lettres d’amour (manuscrits autographes)
26 mars et 20 juin 1836, De l’Aristocratie en France (Le Carrousel)
20 et 26 mars 1837, De l’avenir de la tragédie (La Charte de 1830)
12 août 1838, Les Bayadères à Paris (Le Messager)
18 septembre 1838, A M. B*** (Le Messager)
2 octobre 1838, La ville de Strasbourg. A M. B****** (Le Messager)
26 octobre 1838, Lettre de voyage. Bade (Le Messager)
31 octobre 1838, Lettre de voyage. Lichtenthal (Le Messager)
24 novembre 1838, Léo Burckart (manuscrit remis à la censure)
25, 26 et 28 juin 1839, Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française (Le Messager)
13 juillet 1839 (BF) Léo Burckart, chez Barba et Desessart
19 juillet 1839, « Le Mort-vivant », drame de M. de Chavagneux (La Presse)
15 et 16-17 août 1839, Les Deux rendez-vous, intermède (La Presse)
17 et 18 septembre 1839, Biographie singulière de Raoul Spifamme, seigneur des Granges (La Presse)
28 janvier 1840, Lettre de voyage I (La Presse)
25 février 1840, Le Magnétiseur
5 mars 1840, Lettre de voyage II (La Presse)
8 mars 1840, Lettre sur Vienne (L’Artiste)
26 mars 1840, Lettre de voyage III (La Presse)
28 juin 1840, Lettre de voyage IV, Un jour à Munich (La Presse)
18 juillet 1840 (BF) Faust de Goëthe suivi du second Faust, chez Gosselin
26 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort I (La Presse)
29 juillet, 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort II (La Presse)
30 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort III (La Presse)
11 février 1841, Une Journée à Liège (La Presse)
18 février 1841, L’Hiver à Bruxelles (La Presse)
1841 ? Première version d’Aurélia (feuillets autographes)
février-mars 1841, Lettre à Muffe, (sonnets, manuscrit autographe)
1841 ? La Tête armée (manuscrit autographe)
mars 1841, Généalogie dite fantastique (manuscrit autographe)
1er mars 1841, Jules Janin, Gérard de Nerval (Journal des Débats)
5 mars 1841, Lettre à Edmond Leclerc
7 mars 1841, Les Amours de Vienne (Revue de Paris)
31 mars 1841, Lettre à Auguste Cavé
11 avril 1841, Mémoires d’un Parisien. Sainte-Pélagie en 1832 (L’Artiste)
9 novembre 1841, Lettre à Ida Ferrier-Dumas
novembre? 1841, Lettre à Victor Loubens
10 juillet 1842, Les Vieilles ballades françaises (La Sylphide)
15 octobre 1842, Rêverie de Charles VI (La Sylphide)
24 décembre 1842, Un Roman à faire (La Sylphide)
19 et 26 mars 1843, Jemmy O’Dougherty (La Sylphide)
11 février 1844, Une Journée en Grèce (L’Artiste)
10 mars 1844, Le Roman tragique (L’Artiste)
17 mars 1844, Le Boulevard du Temple, 1re livraison (L’Artiste)
31 mars 1844, Le Christ aux oliviers (L’Artiste)
5 mai 1844, Le Boulevard du Temple 2e livraison (L’Artiste)
12 mai 1844, Le Boulevard du Temple, 3e livraison (L’Artiste)
2 juin 1844, Paradoxe et Vérité (L’Artiste)
30 juin 1844, Voyage à Cythère (L’Artiste)
28 juillet 1844, Une Lithographie mystique (L’Artiste)
11 août 1844, Voyage à Cythère III et IV (L’Artiste)
15 septembre, Diorama (L’Artiste-Revue de Paris)
29 septembre 1844, Pantaloon Stoomwerktuimaker (L’Artiste)
20 octobre 1844, Les Délices de la Hollande I (La Sylphide)
8 décembre 1844, Les Délices de la Hollande II (La Sylphide)
16 mars 1845, Pensée antique (L’Artiste)
19 avril 1845 (BF), Le Diable amoureux par J. Cazotte, préface de Nerval, chez Ganivet
1er juin 1845, Souvenirs de l’Archipel. Cérigo (L’Artiste-Revue de Paris)
6 juillet 1845, L’Illusion (L’Artiste-Revue de Paris)
5 octobre 1845, Strasbourg (L’Artiste-Revue de Paris)
novembre-décembre 1845, Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi (La Phalange)
28 décembre 1845, Vers dorés (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste I (L’Artiste-Revue de Paris)
15 mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste II (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mai 1846, Les Femmes du Caire. Scènes de la vie égyptienne (Revue des Deux Mondes)
17 mai 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste III (L’Artiste-Revue de Paris)
12 juillet 1846 Sensations d’un voyageur enthousiaste IV (L’Artiste-Revue de Paris)
16 août 1846, Un Tour dans le Nord. Angleterre et Flandre (L’Artiste-Revue de Paris)
30 août 1846, De Ramsgate à Anvers (L’Artiste-Revue de Paris)
20 septembre 1846, Une Nuit à Londres (L’Artiste-Revue de Paris)
1er novembre 1846, Un Tour dans le Nord III (L’Artiste-Revue de Paris)
22 novembre 1846, Un Tour dans le Nord IV (L’Artiste-Revue de Paris)
15 décembre 1846, Scènes de la vie égyptienne moderne. La Cange du Nil (Revue des Deux Mondes)
1847, Scénario des deux premiers actes des Monténégrins
15 février 1847, La Santa-Barbara. Scènes de la vie orientale (Revue des Deux Mondes)
15 mai 1847, Les Maronites. Un Prince du Liban (Revue des Deux Mondes)
15 août 1847, Les Druses (Revue des Deux Mondes)
17 octobre 1847, Les Akkals (Revue des Deux Mondes)
21 novembre 1847, Souvenirs de l’Archipel. Les Moulins de Syra (L’Artiste-Revue de Paris)
15 juillet 1848, Les Poésies de Henri Heine (Revue des Deux Mondes)
15 septembre 1848, Les Poésies de Henri Heine, L’Intermezzo (Revue des Deux Mondes)
1er-27 mars 1849, Le Marquis de Fayolle, 1re partie (Le Temps)
26 avril 16 mai 1849, Le Marquis de Fayolle, 2e partie (Le Temps)
6 octobre 1849, Le Diable rouge (Almanach cabalistique pour 1850)
7 mars-19 avril 1850, Les Nuits du Ramazan (Le National)
15 août 1850, Les Confidences de Nicolas, 1re livraison (Revue des Deux Mondes)
26 août 1850, Le Faust du Gymnase (La Presse)
1er septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 2e livraison (Revue des Deux Mondes)
9 septembre 1850, Excursion rhénane (La Presse)
15 septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 3e livraison (Revue des Deux Mondes)
18 et 19 septembre 1850, Les Fêtes de Weimar (La Presse)
1er octobre 1850, Goethe et Herder (L’Artiste-Revue de Paris)
24 octobre-22 décembre 1850, Les Faux-Saulniers (Le National)
29 décembre 1850, Les Livres d’enfants, La Reine des poissons (Le National)
novembre 1851, Quintus Aucler (Revue de Paris)
24 janvier 1852 (BF), L’Imagier de Harlem, Librairie théâtrale
15 juin 1852, Les Fêtes de mai en Hollande (Revue des Deux Mondes)
1er juillet 1852, La Bohême galante I (L’Artiste)
15 juillet 1852, La Bohême galante II (L’Artiste)
1er août 1852, La Bohême galante III (L’Artiste)
15 août 1852, La Bohême galante IV (L’Artiste)
21 août 1852 (BF), Lorely. Souvenirs d’Allemagne, chez Giraud et Dagneau (Préface à Jules Janin)
1er septembre 1852, La Bohême galante V (L’Artiste)
15 septembre 1852, La Bohême galante VI (L’Artiste)
1er octobre 1852, La Bohême galante VII (L’Artiste)
9 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 1re livraison (L’Illustration)
15 octobre 1852, La Bohême galante VIII (L’Artiste)
23 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 2e livraison (L’Illustration)
30 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 3e livraison (L’Illustration)
1er novembre 1852, La Bohême galante IX (L’Artiste)
6 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 4e livraison (L’Illustration)
13 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 5e livraison (L’Illustration)
15 novembre 1852, La Bohême galante X (L’Artiste)
20 novembre 1852, Les Illuminés, chez Victor Lecou (« La Bibliothèque de mon oncle »)
1er décembre 1852, La Bohême galante XI (L’Artiste)
15 décembre 1852, La Bohême galante XII (L’Artiste)
1er janvier 1853 (BF), Petits Châteaux de Bohême. Prose et Poésie, chez Eugène Didier
15 août 1853, Sylvie. Souvenirs du Valois (Revue des Deux Mondes)
14 novembre 1853, Lettre à Alexandre Dumas
25 novembre 1853-octobre 1854, Lettres à Émile Blanche
10 décembre 1853, Alexandre Dumas, Causerie avec mes lecteurs (Le Mousquetaire)
17 décembre 1853, Octavie (Le Mousquetaire)
1853-1854, Le Comte de Saint-Germain (manuscrit autographe)
28 janvier 1854 (BF) Les Filles du feu, préface, Les Chimères, chez Daniel Giraud
31 octobre 1854, Pandora (Le Mousquetaire)
25 novembre 1854, Pandora, épreuves du Mousquetaire
Pandora, texte reconstitué par Jean Guillaume en 1968
Pandora, texte reconstitué par Jean Senelier en 1975
30 décembre 1854, Promenades et Souvenirs, 1re livraison (L’Illustration)
1854 ? Sydonie (manuscrit autographe)
1854? Emerance (manuscrit autographe)
1854? Promenades et Souvenirs (manuscrit autographe)
janvier 1855, Oeuvres complètes (manuscrit autographe)
1er janvier 1855, Aurélia ou le Rêve et la Vie (Revue de Paris)
6 janvier 1855, Promenades et Souvenirs, 2e livraison (L’Illustration)
3 février 1855, Promenades et Souvenirs, 3e livraison (L’Illustration)
15 février 1855, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, seconde partie (Revue de Paris)
15 mars 1855, Desiderata (Revue de Paris)
1866, La Forêt noire, scénario
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BF: annonce dans la Bibliographie de la France
Manuscrit autographe: manuscrit non publié du vivant de Nerval
15 août 1847 — Les Druses, Scènes de la vie orientale, dans la Revue des Deux Mondes, t. XIX, p. 77-622.
L’article sera repris en 1849-1850 dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, La Silhouette, 11, 18 novembre, 16, 23, 30 décembre 1849, 13 janvier 1850, et en 1851 dans le Voyage en Orient, « Druses et Maronites, chapitres II. — Le Prisonnier, et III. — Histoire du calife Hakem »
Comme il l’avait fait pour les articles envoyés de Vienne pendant l’hiver 1839-1840, Nerval adresse cet article à Timothée O’Neil, nom fictif qui désigne Gautier.
Parenthèse dans la narration, le début de l’article témoigne d’une réflexion mélancolique, engendrée par une chanson grecque dont Nerval fera un poème, sur le temps qui passe et l’âge qui vient, moins visible, chez les Orientaux : « Oui, soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons, mais allons vieillir en Orient, – le pays des hommes dignes de ce nom, la terre des patriarches » L’idée du mariage oriental l’obsède, qui ferait de sa vie un roman : « j’aime à conduire ma vie comme un roman », rappelle-t-il à « Timothée ». Or, dans la pension où il a placé la Javanaise, vit une jeune fille druse qui lui semble aussitôt l’idéal dont il rêve. C’est le père de cette jeune « akkalé-siti », alors prisonnier pour rébellion contre l’autorité turque, qui va initier Nerval aux mystères de la religion druse et lui conter l’histoire de son fondateur le calife Hakem.
Voir la notice LE VOYAGE EN ORIENT, LES SECRETS DU LIBAN
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LES DRUSES.
SCÈNES DE LA VIE ORIENTALE.
À THIMOTHÉE O’NEIL.
I. — LE MATIN ET LE SOIR.
Que dirons-nous de la jeunesse, ô mon ami ! nous en avons passé les plus vives ardeurs, il ne nous convient plus d’en parler qu’avec modestie, — et cependant à peine l’avons-nous connue, à peine avons-nous compris qu’il fallait en arriver bientôt à chanter pour nous-mêmes l’ode d’Horace : Eheu fugaces, Postume… si peu de temps après l’avoir expliquée. Ah ! l’étude nous a pris nos plus beaux instans ! Le grand résultat de tant d’efforts perdus, que de pouvoir, par exemple, comme je l’ai fait ce matin, comprendre le sens d’un chant grec qui résonnait à mes oreilles sortant de la bouche avinée d’un matelot levantin : Nè kalimèra ! nè ora kali ! Tel était le refrain que cet homme jetait avec insouciance au vent des mers, aux flots retentissans qui battaient la grève : « Ce n’est pas bonjour, ce n’est pas bonsoir ! » Voilà le sens que je trouvais à ces paroles, et, dans ce que je pus saisir des autres vers de ce chant populaire, il y avait, je crois, cette pensée :
Le matin n’est plus, le soir pas encore !
Pourtant de nos yeux l’éclair a pâli ;
et le refrain revenait toujours :
Nè kalimèra ! nè ora kali !
mais, ajoutait la chanson :
Mais le soir vermeil ressemble à l’aurore,
Et la nuit, plus tard, amène l’oubli !
Triste consolation, que de songer à ces soirs vermeils de la vie et à la nuit qui les suivra ! Nous arriverons bientôt à cette heure solennelle qui n’est plus le matin, qui n’est pas le soir, et rien au monde ne peut faire qu’il en soit autrement. Quel remède y trouveras-tu ?
J’en vois un pour moi : c’est de continuer à vivre sur ce rivage d’Asie où le sort m’a jeté ; il me semble, depuis peu de mois, que j’ai remonté le cercle de mes jours ; je me sens plus jeune, en effet je le suis, je n’ai que vingt ans !
J’ignore pourquoi en Europe on vieillit si vite ; nos plus belles années se passent au collège, loin de la vie réelle, loin du monde agissant, loin des femmes, — et à peine avons-nous eu le temps d’endosser la robe virile, que déjà nous ne sommes plus des jeunes gens. « La vierge des premières amours » nous accueille d’un ris moqueur, — les belles dames plus usagées rêvent auprès de nous peut-être les vagues soupirs de Chérubin !
C’est un préjugé, n’en doutons pas, et surtout en Europe, où les Chérubins sont si rares. Je ne connais rien de plus gauche, de plus mal fait, de moins gracieux, en un mot, qu’un Européen de seize ans. Nous reprochons aux très jeunes filles leurs mains rouges, leurs épaules maigres, leurs gestes anguleux, leur voix criarde ; mais que dira-t-on de l’éphèbe aux contours chétifs qui fait chez nous le désespoir des conseils de révision ? Plus tard seulement les membres se modèlent, le galbe se prononce, les muscles et les chairs se jouent avec puissance sur l’appareil osseux de la jeunesse ; l’homme est formé.
En Orient, les enfans sont moins jolis peut-être que chez nous ; ceux des riches sont bouffis, ceux des pauvres sont maigres avec un ventre énorme, — en Égypte surtout ; mais généralement le second âge est beau dans les deux sexes. Les jeunes hommes ont l’air de femmes, et ceux qu’on voit vêtus de longs habits se distinguent à peine de leurs mères et de leurs sœurs ; mais par cela même l’homme n’est séduisant en réalité que quand les années lui ont donné une apparence plus mâle, un caractère de physionomie plus marqué. Un amoureux imberbe n’est point le fait des belles dames de l’Orient, de sorte qu’il y a une foule de chances, pour celui à qui les ans font une barbe majestueuse et bien fournie, d’être le point de mire de tous les yeux ardens qui luisent à travers les trous du yamack, ou dont le voile de gaze blanche estompe à peine la noirceur.
Et, songes-y bien, après cette époque où les joues se revêtent d’une épaisse toison, il en arrive une autre où l’embonpoint, faisant le corps plus beau sans doute, le rend souverainement inélégant sous les vêtemens étriqués de l’Europe, avec lesquels l’Antinoüs lui-même aurait l’air d’un épais campagnard. C’est le moment où les robes flottantes, les vestes brodées, les caleçons à vastes plis et les larges ceintures hérissées d’armes des Levantins leur donnent justement l’aspect le plus majestueux. Avançons d’un lustre encore : voici des fils d’argent qui se mêlent à la barbe et qui envahissent la chevelure ; cette dernière même s’éclaircit, et dès lors, l’homme le plus actif, le plus fort, le plus capable encore d’émotion et de tendresse, doit renoncer chez nous à tout espoir de devenir jamais un héros de roman. En Orient, c’est le bel instant de la vie ; — sous le tarbouch ou le turban, peu importe que la chevelure devienne rare ou grisonnante, le jeune homme lui-même n’a jamais pu prendre avantage de cette parure naturelle ; — elle est rasée ; il ignore dès le berceau si la nature lui a fait les cheveux plats ou bouclés. Avec la barbe teinte au moyen d’une mixture persane, l’œil animé d’une légère teinte de bitume, un homme est, jusqu’à soixante ans, sûr de plaire, pour peu qu’il se sente capable d’aimer.
Oui, soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons, mais allons vieillir en Orient, — le pays des hommes dignes de ce nom, la terre des patriarches ! En Europe, où les institutions ont supprimé la force matérielle, la femme est devenue trop forte. Avec toute la puissance de séduction, de ruse, de persévérance et de persuasion que le ciel lui a départie, la femme de nos pays est socialement l’égale de l’homme, — c’est plus qu’il n’en faut pour que ce dernier soit toujours à coup sûr vaincu. J’espère que tu ne m’opposeras pas le tableau du bonheur des ménages parisiens pour me détourner d’un dessein où je fonde mon avenir ; j’ai eu trop de regret déjà d’avoir laissé échapper une occasion pareille au Caire. Il faut que je m’unisse à quelque fille ingénue de ce sol sacré qui est notre première patrie à tous, que je me retrempe à ces sources vivifiantes de l’humanité, d’où ont découlé la poésie et les croyances de nos pères !
Tu ris de cet enthousiasme, qui, je l’avoue, depuis le commencement de mon voyage, a déjà eu plusieurs objets ; — mais songe bien aussi qu’il s’agit d’une résolution grave et que jamais hésitation ne fut plus naturelle. Tu le sais, et c’est ce qui a peut-être donné quelque intérêt jusqu’ici à mes confidences, j’aime à conduire ma vie comme un roman, et je me place volontiers dans la situation d’un de ces héros actifs et résolus qui veulent à tout prix créer autour d’eux le drame, le nœud, l’intérêt, l’action en un mot. Le hasard, si puissant qu’il soit, n’a jamais réuni les élémens d’un sujet passable, et tout au plus en a-t-il disposé la mise en scène ; aussi, laissons-le faire, et tout avorte malgré les plus belles dispositions. Puisqu’il est convenu qu’il n’y a que deux sortes de dénoûmens, le mariage ou la mort, visons du moins à l’un des deux, — car jusqu’ici mes aventures se sont presque toujours arrêtées à l’exposition : à peine ai-je pu accomplir une pauvre péripétie, en accolant à ma fortune l’aimable esclave que m’a vendue Abd-el-Kerim. Cela n’était pas bien malaisé sans doute, mais encore fallait-il en avoir l’idée et surtout en avoir l’argent. J’y ai sacrifié tout l’espoir d’une tournée dans la Palestine qui était marquée sur mon itinéraire, et à laquelle il faut renoncer. Pour les cinq bourses que m’a coûté cette fille dorée de la Malaisie, j’aurais pu visiter Jérusalem, Bethléem, Nazareth, et la mer Morte, et le Jourdain ! Comme le prophète puni de Dieu, je m’arrête aux confins de la terre promise, et à peine puis-je, du haut de la montagne, y jeter un regard désolé. Les gens graves diraient ici qu’on a toujours tort d’agir autrement que tout le monde, et de vouloir faire le Turc quand on n’est qu’un simple Nazaréen d’Europe. Auraient-ils raison ? qui le sait ?
Sans doute je suis imprudent, sans doute je me suis attaché une grosse pierre au cou, sans doute encore j’ai encouru une grave responsabilité morale ; mais ne faut-il pas aussi croire à la fatalité qui règle tout dans cette partie du monde ? C’est elle qui a voulu que l’étoile de la pauvre Zeynèby se rencontrât avec la mienne, que je changeasse, peut-être favorablement, les conditions de sa destinée ! Une imprudence ! vous voilà bien avec vos préjugés d’Europe ! et qui sait si, prenant la route du désert, seul et plus riche de cinq bourses, je n’aurais pas été attaqué, pillé, massacré par une horde de Bédouins flairant de loin ma richesse ! Va, — toute chose est bien qui pourrait être pire, — ainsi que l’a reconnu depuis long-temps la sagesse des nations.
Peut-être penses-tu, d’après ces préparations, que j’ai pris la résolution d’épouser l’esclave indienne et de me débarrasser, par un moyen si vulgaire, de mes scrupules de conscience. Tu me sais assez délicat pour ne pas avoir songé un seul instant à la revendre ; je lui ai offert la liberté, — elle n’en a pas voulu, et cela par une raison assez simple, c’est qu’elle ne saurait qu’en faire ; de plus je n’y joignais pas l’assaisonnement obligé d’un si beau sacrifice, — à savoir une dotation propre à placer pour toujours la personne affranchie au-dessus du besoin, — car on m’a expliqué que c’était l’usage en pareil cas. Pour te mettre au courant des autres difficultés de ma position, il faut que je te dise ce qui m’est arrivé depuis mon retour d’une expédition dans la montagne, dont je t’ai envoyé dernièrement le récit. Je suis revenu pour quelques jours m’établir à l’hôtel de Baptiste en attendant une occasion pour passer par mer à Saïda, l’ancienne Sidon. Le temps était devenu si mauvais, qu’aucune barque n’osait sortir. Pourtant à terre le soleil brille, l’azur implacable du ciel n’est pas terni d’un seul nuage : on ne se plaint guère que du vent qui soulève çà et là des colonnes de poussière ; mais, sur la mer, tout remue et se balance, les navires ivres entrecroisent leurs mâts et leurs cheminées. Rien n’est plus étonnant à voir que ce désordre au milieu du calme, — cette tempête à sec, cette mer perfide qui ouvre ses noirs abîmes sous de gais rayons de soleil. Il doit être doublement triste de se voir noyé par un si beau temps.
J’ai retrouvé à la table d’hôte le missionnaire anglais dont j’avais fait la connaissance quelque temps auparavant ; la tempête ne le contrariait pas moins que moi et l’arrêtait dans le projet du même voyage. La prévision d’être bientôt compagnons de route vint donner à nos relations quelque chose de plus intime, et nous sortîmes ensemble après le déjeuner pour aller voir le beau spectacle de la mer agitée.
En descendant au port, nous rencontrâmes le père Planchet, qui s’arrêta et voulut bien causer quelque temps avec nous. Ce n’est pas un des moindres sujets d’étonnement dans ce pays de contraste que de voir un jésuite et un missionnaire évangélique s’entretenir avec affabilité. En effet, quelles que soient leurs luttes intimes et détournées, ces pieux adversaires se rencontrent continuellement à la table des consuls et se font bon visage à défaut de mieux. Du reste, à part l’influence occulte qu’ils peuvent conquérir dans les luttes des montagnards, ils ne risquent plus guère en fait de conversion de se rencontrer sur le même terrain. Les agens catholiques ont renoncé depuis long-temps à convertir les Druses, et ne s’attaquent guère qu’aux Grecs schismatiques, dont les idées ont plus de rapport avec les leurs. Les missionnaires ont, au contraire, à leur service toutes les nuances variées des diverses sectes protestantes, et finissent par trouver des points de rapport extraordinaires entre leur foi et celle des Druses. La question en fin de compte étant d’inscrire le plus de noms possible au livre qui contient l’état de leurs travaux, ils parviennent à prouver aux néophytes qu’au fond les Anglais sont un peu Druses. Cela explique le proverbe de ces derniers : Ingliz, Durzi, sava-sava ; « Les Anglais, les Druses, c’est la même chose ». — Et peut-être de cette façon, sont-ce les missionnaires eux-mêmes qui ont l’air de se convertir ?
II. — UNE VISITE À L’ÉCOLE FRANÇAISE.
Je m’étais empressé, à mon retour de la province de Kesrouan, d’aller à la pension de Mme Carlès, où j’avais placé la pauvre Zeynèby, ne voulant pas l’emmener dans mes excursions. — C’était dans une de ces hautes maisons d’architecture italienne, dont les bâtimens à galerie intérieure encadrent un vaste espace, moitié terrasse, moitié cour, sur lequel flotte l’ombre d’un tendido rayé. La maison avait servi autrefois de consulat français, et l’on voyait encore sur les frontons des écussons à fleurs de lis, anciennement dorés. Des orangers et des grenadiers, plantés dans des trous ronds pratiqués entre les dalles de la cour, égayaient un peu ce lieu fermé de toutes parts à la nature extérieure. Un pan de ciel bleu dentelé par les frises, que traversaient de temps à autre les colombes de la mosquée voisine, tel était le seul horizon des pauvres écolières. J’entendis dès l’entrée le bourdonnement des leçons récitées, et, montant l’escalier du premier étage, je me trouvai dans l’une des galeries qui précédaient les appartemens. Là, sur une natte des Indes, les petites filles faisaient cercle accroupies à la manière turque autour d’un divan où siégeait Mme Carlès. Les deux plus grandes étaient auprès d’elle, et dans l’une des deux je reconnus l’esclave, qui vint à moi avec de grands éclats de joie.
Mme Carlès se hâta de nous faire passer dans sa chambre, laissant sa place à l’autre grande, qui, par un premier mouvement naturel aux femmes du pays, s’était hâtée, à ma vue, de cacher sa figure avec son livre. Ce n’est donc pas, me disais-je, une chrétienne, car ces dernières se laissent voir sans difficulté dans l’intérieur des maisons. De longues tresses de cheveux blonds entremêlés de cordonnets de soie, des mains blanches aux doigts effilés, avec ces ongles longs qui indiquent la race, étaient tout ce que je pouvais saisir de cette gracieuse apparition. J’y pris à peine garde, au reste ; il me tardait d’apprendre comment l’esclave s’était trouvée de sa position nouvelle. Pauvre fille ! elle pleurait à chaudes larmes en me serrant la main contre son front. J’étais très ému, sans savoir encore si elle avait quelque plainte à me faire, ou si ma longue absence était cause de cette effusion.
Je lui demandai si elle se trouvait bien dans cette maison. Elle se jeta au cou de sa maîtresse en disant que c’était sa mère...
— Elle est bien bonne, me dit Mme Carlès avec son accent provençal, mais elle ne veut rien faire ; elle apprend bien quelques mots avec les petites, c’est tout. Si l’on veut la faire écrire ou lui apprendre à coudre, elle ne veut pas. Moi je lui ai dit : Je ne veux pas te punir ; quand ton maître reviendra, il verra ce qu’il voudra faire.
Ce que m’apprenait là Mme Carlès me contrariait vivement ; j’avais cru résoudre la question de l’avenir de cette fille en lui faisant apprendre ce qu’il fallait pour qu’elle trouvât plus tard à se placer et à vivre par elle-même ; j’étais dans la position d’un père de famille qui voit ses projets renversés par le mauvais vouloir ou la paresse de son enfant. D’un autre côté, peut-être mes droits n’étaient-ils pas aussi bien fondés que ceux d’un père. Je pris l’air aussi sévère que je pus, et j’eus avec l’esclave l’entretien suivant, favorisé par l’intermédiaire de la maîtresse :
— Et pourquoi ne veux-tu pas apprendre à coudre ?
— Parce que, dès qu’on me verrait travailler comme une servante, on ferait de moi une servante.
— Les femmes de chrétiens, qui sont libres, travaillent sans être des servantes.
— Eh bien ! je n’épouserai pas un chrétien, dit l’esclave ; chez nous, le mari doit donner une servante à sa femme.
J’allai lui répondre qu’étant esclave, elle était moins qu’une servante ; mais je me rappelai la distinction qu’elle avait établie déjà entre sa position de cadine (dame) et celle des odaleuk, destinées aux travaux.
— Pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas non plus apprendre à écrire ? On te montrerait ensuite à danser et à chanter ; ce n’est plus là le travail d’une servante.
— Non, mais c’est toute la science d’une almée, d’une baladine, et j’aime mieux rester ce que je suis.
On sait quelle est la force des préjugés sur l’esprit des femmes de l’Europe ; mais il faut dire que l’ignorance et l’habitude de mœurs, appuyées sur une antique tradition, les rendent indestructibles chez les femmes de l’Orient. Elles consentent encore plus facilement à quitter leurs croyances qu’à abandonner les idées où leur amour-propre est intéressé. Aussi Mme Carlès me dit-elle : Soyez tranquille ; une fois qu’elle sera devenue chrétienne, elle verra bien que les femmes de notre religion peuvent travailler sans manquer à leur dignité, et alors elle apprendra ce que nous voudrons. Elle est venue plusieurs fois à la messe au couvent des capucins, et le supérieur a été très édifié de sa dévotion.
— Mais cela ne prouve rien, dis-je ; j’ai vu au Caire des santons et des derviches entrer dans les églises, soit par curiosité, soit pour entendre la musique, et marquer beaucoup de respect et de recueillement.
Il y avait sur la table, auprès de nous, un Nouveau Testament en français ; j’ouvris machinalement ce livre et je trouvai en tête un portrait de Jésus-Christ, et plus loin un portrait de Marie. Pendant que j’examinais ces gravures, l’esclave vint près de moi et me dit, en mettant le doigt sur la première : Aïssé ! (Jésus !), et sur la seconde : Myriam ! (Marie !). Je rapprochai en souriant le livre ouvert de ses lèvres ; mais elle recula avec effroi en s’écriant : Mafisch ! (non pas !)
— Pourquoi recules-tu ? lui dis-je ; n’honorez-vous pas, dans votre religion, Aïssé comme un prophète, et Myriam comme l’une des trois femmes saintes ?
— Oui, dit-elle ; mais il a été écrit : « Tu n’adoreras pas les images. »
— Vous voyez bien, dis-je à Mme Carlès, que la conversion n’est pas bien avancée.
— Attendez, attendez, me dit Mme Carlès.
III. — L’AKKALÉ.
Je me levai en proie à une grande irrésolution. Je me comparais tout à l’heure à un père, et il est vrai que j’éprouvais un sentiment d’une nature pour ainsi dire familiale à l’égard de cette pauvre fille, qui n’avait que moi pour appui. Voilà certainement le seul beau côté de l’esclavage tel qu’il est compris en Orient. L’idée de la possession, qui s’attache si fort aux objets matériels et aussi aux animaux, aurait-elle sur l’esprit une influence moins noble et moins vive en se portant sur des créatures pareilles à nous ? Je ne voudrais pas appliquer cette idée aux malheureux esclaves noirs des colonies, et je parle ici seulement des esclaves que possèdent les musulmans, et de qui la position est réglée par la religion et par les mœurs.
Je pris la main de la pauvre Zeynèby, et je la regardai avec tant d’attendrissement que Mme Carlès se trompa sans doute sur ce témoignage.
— Voilà, dit-elle ce que je lui fais comprendre : vois-tu bien, ma fille, si tu veux devenir chrétienne, ton maître t’épousera peut-être et il t’emmènera dans son pays.
— Oh ! madame Carlès ! m’écriai-je, n’allez pas si vite dans votre système de conversion... Quelle diable d’idée vous avez là !
Je n’avais pas encore songé à cette solution... Oui, sans doute, il est triste, au moment de quitter l’Orient pour l’Europe, de ne savoir trop que faire d’une esclave qu’on a achetée ; mais l’épouser ! ce serait beaucoup trop chrétien. Mme Carlès, vous n’y songez pas ! Cette femme a dix-huit ans déjà, ce qui, pour l’Orient, est assez avancé ; elle n’a plus que dix ans à être belle ; après quoi je serai, moi, jeune encore, l’époux d’une femme jaune, qui a des soleils tatoués sur le front et sur la poitrine, et dans la narine gauche la boutonnière d’un anneau qu’elle y a porté. Songez un peu qu’elle est fort bien en costume levantin, mais qu’elle est affreuse avec les modes de l’Europe. Me voyez-vous entrer dans un salon avec une beauté qu’on pourrait suspecter de goûts anthropophages ! Cela serait fort ridicule et pour elle et pour moi. Non, la conscience n’exige pas cela de moi, et l’affection ne m’en donne pas non plus le conseil. Cette esclave m’est chère sans doute, mais enfin elle a appartenu à d’autres maîtres. L’éducation lui manque, et elle n’a pas la volonté d’apprendre. Comment faire son égale d’une femme, non pas grossière ou sotte, mais certainement illettrée ? Comprendra-t-elle plus tard la nécessité de l’étude et du travail ? De plus, le dirai-je ? J’ai peur qu’il ne soit impossible qu’une sympathie très grande s’établisse entre deux races si différentes que les nôtres. — Et pourtant je quitterai cette femme avec peine...
Explique qui pourra ces sentimens irrésolus, ces idées contraires qui se mêlaient en ce moment-là dans mon cerveau. — Je m’étais levé, comme pressé par l’heure, pour éviter de donner une réponse précise à Mme Carlès, et nous passions de sa chambre dans la galerie, où les jeunes filles continuaient à étudier sous la surveillance de la plus grande. L’esclave alla se jeter au cou de cette dernière, et l’empêcha ainsi de se cacher la figure, comme elle l’avait fait à mon arrivée. — Ya makbouba ! c’est mon amie ! — s’écria-t-elle. Et la jeune fille, se laissant voir enfin, me permit d’admirer des traits où la blancheur européenne s’alliait au dessin pur de ce type aquilin qui, en Asie comme chez nous, a quelque chose de royal. Un air de fierté tempéré par la grâce, répandait sur son visage quelque chose d’intelligent, et son sérieux habituel donnait du prix au sourire qu’elle m’adressa lorsque je l’eus saluée. Mme Carlès me dit :
— C’est une pauvre fille bien intéressante, et dont le père est l’un des cheiks de la montagne. Malheureusement il s’est laissé prendre dernièrement par les Turcs. Il a été assez imprudent pour se hasarder dans Beyrouth à l’époque des troubles, et on l’a mis en prison parce qu’il n’avait pas payé l’impôt depuis 1840. Il ne voulait pas reconnaître les pouvoirs actuels ; c’est pourquoi le séquestre a été mis sur ses biens. Se voyant ainsi captif et abandonné de tous, il a fait venir sa fille, qui ne peut l’aller voir qu’une fois par jour ; le reste du temps elle demeure ici. Je lui apprends l’italien, et elle enseigne aux petites filles l’arabe littéral... car c’est une savante. Dans sa nation, les femmes d’une certaine naissance peuvent s’instruire et même s’occuper des arts, ce qui, chez les musulmanes, est regardé comme la marque d’une condition inférieure.
— Mais quelle est donc sa nation ? dis-je.
— Elle appartient à la race des Druses, répondit Mme Carlès.
Je la regardai dès lors avec plus d’attention. Elle vit bien que nous parlions d’elle, et cela parut l’embarrasser un peu. L’esclave s’était à demi couchée à ses côtés sur le divan et jouait avec les longues tresses de sa chevelure. Mme Carlès me dit :
— Elles sont bien ensemble ; c’est comme le jour et la nuit. Cela les amuse de causer toutes deux, parce que les autres sont trop petites. Je dis quelquefois à la vôtre : Si au moins tu prenais modèle sur ton amie, tu apprendrais quelque chose... Mais elle n’est bonne que pour jouer et pour chanter des chansons toute la journée. Que voulez-vous ? quand on les prend si tard, on ne peut plus rien en faire.
Je donnais peu d’attention à ces plaintes de la bonne Mme Carlès, accentuée toujours par sa prononciation provençale. Toute au soin de me montrer qu’elle ne devait pas être accusée du peu de progrès de l’esclave, elle ne voyait pas que j’eusse tenu surtout dans ce moment-là à être informé de ce qui concernait son autre pensionnaire. Toutefois je n’osais marquer trop clairement ma curiosité ; je sentais qu’il ne fallait pas abuser de la simplicité d’une bonne femme habituée à recevoir des pères de famille, des ecclésiastiques et autres personnes graves, — et qui ne voyait en moi qu’un client également sérieux.
Appuyé sur la rampe de la galerie, l’air pensif et le front baissé, je profitais du temps que me donnait la faconde méridionale de l’excellente institutrice pour admirer le tableau charmant qui était devant mes yeux. L’esclave avait pris la main de l’autre jeune fille et en faisait la comparaison avec la sienne ; avec une gaieté imprévoyante, elle continuait cette pantomime en rapprochant ses tresses foncées des cheveux blonds de sa voisine, qui souriait d’un tel enfantillage. Il est clair qu’elle ne croyait pas se nuire par ce parallèle, et ne cherchait qu’une occasion de jouer et de rire avec l’entraînement naïf des Orientaux ; pourtant ce spectacle avait un charme dangereux pour moi ; je ne tardai pas à l’éprouver.
— Mais, dis-je à Mme Carlès avec l’air d’une simple curiosité, comment se fait-il que cette pauvre fille druse se trouve dans une école chrétienne ?
— Il n’y a pas à Beyrouth d’institutions selon son culte ; les musulmans n’ont jamais eu d’asiles publics pour les femmes ; elle ne pouvait donc séjourner honorablement que dans une maison comme la mienne. Vous savez, du reste, que les Druses ont beaucoup de croyances semblables aux nôtres : ils admettent la Bible et les Évangiles, et prient sur les tombeaux de nos saints.
Je ne voulus pas, pour cette fois, questionner plus longuement Mme Carlès. Je sentais que les leçons étaient suspendues par ma visite, et les petites filles paraissaient causer entre elles avec surprise. Il fallait rendre cet asile à sa tranquillité habituelle ; il fallait aussi prendre le temps de réfléchir sur tout un monde d’idées nouvelles qui venaient de surgir en moi. Je pris congé de Mme Carlès, et lui promit de revenir la voir le lendemain.
En lisant les pages de ce journal, tu souris, n’est-ce pas ? de mon enthousiasme pour une petite fille arabe rencontrée par hasard sur les bancs d’une classe ; tu ne crois pas aux passions subites, tu me sais même assez éprouvé sur ce point pour n’en concevoir pas légèrement de nouvelles ; tu fais la part sans doute de l’entraînement, du climat, de la poésie des lieux, du costume, de toute cette mise en scène des montagnes et de la mer, de ces grandes impressions de souvenir et de localité qui échauffent d’avance l’esprit pour une illusion passagère. Il te semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l’être, — comme si ce n’était pas la même chose en résultat ! J’ai entendu des gens graves plaisanter sur l’amour que l’on conçoit pour des actrices, pour des reines, pour des femmes poètes, — pour tout ce qui, selon eux, agite l’imagination plus que le cœur, et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort, ou à des sacrifices inouïs de temps, de fortune ou d’intelligence. Ah ! je crois être amoureux, ah ! je crois être malade, n’est-ce pas ? Mais, si je crois l’être, je le suis !
Je te fais grâce de mes émotions ; lis toutes les histoires amoureuses possibles, depuis le recueil qu’en a fait Plutarque jusqu’à Werther, — et si, dans notre siècle, il se rencontre encore de ceux-là, songe bien qu’ils n’en ont que plus de mérite pour avoir triomphé de tous les moyens d’analyse que nous présentent l’expérience et l’observation. Et maintenant échappons aux généralités.
En quittant la maison de Mme Carlès, j’ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre ! Ce pays qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse ne me devait pas moins sans doute ; j’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me plongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’allais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle.
Préoccupé de ces pensées, j’ai traversé la ville sans prendre garde au mouvement habituel de la foule. Je cherchais la montagne et l’ombrage, je sentais que l’aiguille de ma destinée avait changé de place tout à coup ; il fallait longuement réfléchir et chercher des moyens de la fixer. Au sortir des portes fortifiées, par le côté opposé à la mer, on trouve des chemins profonds, ombragés de halliers et bordés par les jardins touffus des maisons de campagne ; plus haut, c’est le bois de pins parasols plantés il y a deux siècles pour empêcher l’invasion des sables qui menacent le promontoire de Beyrouth. Les troncs rougeâtres de cette plantation régulière, qui s’étend en quinconce sur un espace de plusieurs lieues, semblent les colonnes d’un temple élevé à l’universelle nature, et qui domine d’un côté la mer et de l’autre le désert, ces deux faces mornes du monde. J’étais déjà venu rêver dans ce lieu sans but défini, sans autre pensée que ces vagues problèmes philosophiques qui s’agitent toujours dans les cerveaux inoccupés en présence de tels spectacles. Désormais j’y apportais une idée féconde ; je n’étais plus seul ; mon avenir se dessinait sur le fond lumineux de ce tableau : la femme idéale que chacun poursuit dans ses songes s’était réalisée pour moi ; tout le reste était oublié.
Je n’ose te dire quel vulgaire incident vint me tirer de ces hautes réflexions pendant que je foulais d’un pied superbe le sable rouge du sentier. Un énorme insecte le traversait, en poussant devant lui une boule plus grosse que lui-même : c’était une sorte d’escargot qui me rappela les scarabées égyptiens qui portent le monde au-dessus de leur tête. Tu me connais pour superstitieux, et tu penses bien que je tirai un augure quelconque de cette intervention symbolique tracée à travers mon chemin. — Je revins sur mes pas avec la pensée d’un obstacle contre lequel il me faudrait lutter.
Je me suis hâté, dès le lendemain, de retourner chez Mme Carlès. Pour donner un prétexte à cette visite rapprochée, j’étais allé chercher au bazar des ajustemens de femme, une mandille de Brousse, quelques pics de soie ouvragée en torsades et en festons pour garnir une robe, et des guirlandes de petites fleurs artificielles que les Levantines mêlent à leur coiffure. — Lorsque j’apportai tout cela à l’esclave, que Mme Carlès, en me voyant arriver, avait fait entrer chez elle, celle-ci se leva en poussant des cris de joie et s’en alla dans la galerie faire voir ces richesses à son amie. Je l’avais suivie pour la ramener, en m’excusant près de Mme Carlès d’être cause de cette folie ; mais toute la classe s’unissait déjà dans le même sentiment d’admiration, et la jeune fille druse avait jeté sur moi un regard attentif et souriant qui m’allait jusqu’à l’âme. — Que pense-t-elle, me disais-je ; elle croira sans douter que je suis épris de mon esclave, et que ces ajustemens sont des marques d’affection. Peut-être aussi tout cela est-il un peu brillant pour être porté dans une école ; j’aurais dû choisir des choses plus utiles, par exemple des babouches ; celles de la pauvre Zeynèby ne sont plus d’une entière fraîcheur. Je remarquai même qu’il eût mieux valu lui acheter une robe neuve que des broderies à coudre aux siennes. Ce fut aussi l’observation que fit Mme Carlès, qui s’était unie avec bonhomie au mouvement que cet épisode avait produit dans sa classe : — Il faudrait une bien belle robe pour des garnitures si brillantes !
— Vois-tu, dit-elle à l’esclave, si tu voulais apprendre à coudre, le sidi (seigneur) irait acheter au bazar sept à huit pics de taffetas, et tu pourrais te faire une robe de grande dame. — Mais certainement l’esclave eût préféré la robe toute faite.
Il me sembla que la jeune fille druse jetait un regard assez triste sur ces ornemens, qui n’étaient plus faits pour sa fortune, et qui ne l’étaient guère davantage pour celle que l’esclave pouvait tenir de moi ; — je les avais achetés au hasard, sans trop m’inquiéter des convenances et des possibilités. Il est clair qu’une garniture de dentelle appelle une robe de velours ou de satin ; tel était à peu près l’embarras où je m’étais jeté imprudemment. De plus, je semblais jouer le rôle difficile d’un riche particulier, tout prêt à déployer ce que nous appelons un luxe asiatique, et qui, en Asie, donne l’idée plutôt d’un luxe européen.
Je crus m’apercevoir que cette supposition ne m’était pas, en général, défavorable. Les femmes sont, hélas ! un peu les mêmes dans tous les pays. Mme Carlès eut peut-être aussi plus de considération pour moi dès-lors, et voulut bien ne voir qu’une simple curiosité de voyageur dans les questions que je lui fis sur la jeune fille druse. Je n’eus pas de peine non plus à lui faire comprendre que le peu qu’elle m’en avait dit le premier jour avait excité mon intérêt pour l’infortune du père.
— Il ne serait pas impossible, dis-je à l’institutrice, que je fusse de quelque utilité à ces personnes ; je connais un des employés du pacha ; de plus, vous savez qu’un Européen un peu connu a de l’influence sur les consuls.
— Oh ! oui, faites cela si vous pouvez, me dit Mme Carlès avec sa vivacité provençale ; elle le mérite bien, et son père aussi sans doute. C’est ce qu’ils appellent un akkal, un homme saint, un savant ; et sa fille, qu’il a instruite, a déjà le même titre parmi les siens : akkalé-siti (dame spirituelle).
— Mais ce n’est que son surnom, dis-je ; elle en a un autre encore ?
— Elle s’appelle Salèma ; l’autre nom lui est commun avec toutes les autres femmes qui appartiennent à l’ordre religieux. La pauvre enfant, ajouta Mme Carlès, j’ai fait ce que j’ai pu pour l’amener à devenir chrétienne, mais elle dit que sa religion c’est la même chose ; elle croit tout ce que nous croyons, et elle vient à l’église comme les autres... Eh bien ! que voulez-vous que je vous dise ? ces gens-là sont de même avec les Turcs ; votre esclave, qui est musulmane, me dit qu’elle respecte aussi leurs croyances, de sorte que je finis par ne plus lui en parler. Et pourtant, quand on croit à tout, on ne croit à rien ! Voilà ce que je dis.
IV. — LE CHEIK DRUSE.
Je me hâtai, en quittant la maison, d’aller au palais du pacha, pressé que j’étais de me rendre utile à la jeune akkalé-siti. Je trouvai mon ami l’Arménien à sa place ordinaire, dans le serdar ou salle d’attente, et je lui demandai ce qu’il savait sur la détention d’un chef druse emprisonné pour n’avoir pas payé l’impôt. — Oh ! s’il n’y avait que cela, me dit-il, je doute que l’affaire fût grave, car aucun des cheiks druses n’a payé le miri depuis trois ans. Il faut qu’il s’y joigne quelque méfait particulier.
Il alla prendre quelques informations près des autres employés, et revint bientôt m’apprendre qu’on accusait le cheik Seïd-Eschrazy d’avoir fait parmi les siens des prédications séditieuses. C’est un homme dangereux dans les temps de troubles, ajouta l’Arménien. Du reste, le pacha de Beyrouth ne peut pas le mettre en liberté ; cela dépend du pacha d’Acre.
— Du pacha d’Acre ! m’écriai-je ; mais c’est le même pour lequel j’ai une lettre, et que j’ai connu personnellement à Paris !
Et je montrai une telle joie de cette circonstance, que l’Arménien me crut fou. Il était loin, certes, d’en soupçonner le motif.
Rien n’ajoute de force à un amour commençant comme ces circonstances inattendues qui, si peu importantes qu’elles soient, semblent indiquer l’action de la destinée. Fatalité ou providence, il semble que l’on voie paraître sous la trame uniforme de la vie certaine ligne tracée sur un patron invisible, et qui indique une route à suivre sous peine de s’égarer. Aussitôt je m’imagine qu’il était écrit de tout temps que je devais me marier en Syrie ; que le sort avait tellement prévu ce fait immense, qu’il n’avait fallu rien moins pour l’accomplir que mille circonstances enchaînées bizarrement dans mon existence, et dont, sans doute, je m’exagérais les rapports.
Par les soins de l’Arménien, j’obtins facilement une permission pour aller visiter la prison d’état, située dans un groupe de tours qui fait partie de l’enceinte orientale de la ville. Je m’y rendis avec lui, et, moyennant le bakchis donné aux gens de la maison, je pus faire demander au cheik druse s’il lui convenait de me recevoir. La curiosité des Européens est tellement connue et acceptée des gens de ce pays que cela ne fit aucune difficulté. Je m’attendais à trouver un réduit lugubre, des murailles suintantes, des cachots ; mais il n’y avait rien de semblable dans la partie des prisons qu’il me fit voir. Cette demeure ressemblait parfaitement aux autres maisons de Beyrouth, ce qui n’est pas faire absolument leur éloge ; il n’y avait de plus que des surveillans et des soldats. Le cheik, maître d’un appartement complet, avait la faculté de se promener sur les terrasses. Il nous reçut dans une salle servant de parloir, et fit apporter du café et des pipes par un esclave qui lui appartenait. Quant à lui-même, il s’abstenait de fumer, selon l’usage des akkals. Lorsque nous eûmes pris place et que je pus le considérer avec attention, je m’étonnai de le trouver si jeune ; il me paraissait à peine plus âgé que moi. Des traits nobles et mâles traduisaient dans un autre sexe la physionomie de sa fille ; le timbre pénétrant de sa voix me frappa fortement par la même raison. J’avais, sans trop de réflexion, désiré cette entrevue, et déjà je me sentais ému et embarrassé plus qu’il ne convenait à un visiteur simplement curieux ; l’accueil simple et confiant du cheik me rassura. J’étais au moment de lui dire à fond ma pensée ; mais les expressions que je cherchais pour cela ne faisaient que m’avertir de la singularité de ma démarche. Je me bornai donc pour cette fois à une conversation de touriste. Il avait vu déjà dans sa prison plusieurs Anglais, et était fait aux interrogations sur sa race et sur lui-même.
Sa position, du reste, le rendait fort patient et assez désireux de conversation et de compagnie. La connaissance que j’avais déjà de l’histoire de son pays me servait surtout à lui prouver que je n’étais guidé que par un motif de science. Sachant combien on avait de peine à faire donner aux Druses des détails sur leur religion, j’employais seulement la formule semi-interrogative : Est-il vrai que... et je développais toutes les assertions de Niebuhr, de Volney et de Sacy. Le Druse secouait la tête avec la réserve prudente des Orientaux, et me disait simplement : « Comment ? Cela est-il ainsi ?... Les chrétiens sont-ils aussi savans ?... De quelle manière a-t-on pu savoir cela ? » et autres phrases évasives.
Je vis bien qu’il n’y avait pas grand’chose de plus à en tirer pour cette fois. Notre conversation s’était faite en italien, qu’il parlait assez purement. Je lui demandai la permission de le revenir voir pour lui soumettre quelques fragmens d’une histoire du grand émir Fakardin, dont je lui dis que je m’occupais. Je supposais que l’amour-propre national le conduirait du moins à rectifier les faits peu favorables à son peuple. Je ne me trompais pas. Il comprit peut-être que, dans une époque où l’Europe a tant d’influence sur la situation des peuples orientaux, il convenait d’abandonner un peu cette prétention à une doctrine secrète qui n’a pu résister à la pénétration de nos savans.
— Songez donc, lui dis-je, que nous possédons dans nos bibliothèques une centaine de vos manuscrits religieux, qui nous ont été lus, traduits, commentés.
— Notre Seigneur est grand ! dit-il en soupirant.
Je crois bien qu’il me prit cette fois pour un missionnaire, mais il n’en marqua rien extérieurement, et m’engagea vivement à le revenir voir, puisque j’y trouvais quelque plaisir.
Je ne puis te donner qu’un résumé des entretiens que j’eus avec le chef druse, et dans lesquels il voulut bien rectifier les idées que je m’étais formées de sa religion d’après des fragmens de livres arabes traduits au hasard et commentés par les savans de l’Europe. Autrefois ces choses étaient secrètes pour les étrangers, et les Druses cachaient leurs livres avec soin dans les lieux les plus retirés de leurs maisons et de leurs temples. C’est pendant les guerres qu’ils eurent à soutenir, soit contre les Turcs, soit contre les Maronites, qu’on parvint à réunir un grand nombre de ces manuscrits et à se faire une idée de l’ensemble du dogme ; mais il était impossible qu’une religion établie depuis huit siècles n’eût pas produit un fatras de dissertations contradictoires, œuvres des sectes diverses et des phases successives amenées par le temps. Certains écrivains y ont donc vu un monument des plus compliqués de l’extravagance humaine ; d’autres ont exalté le rapport qui existe entre la religion druse et la doctrine des initiations antiques. On a comparé les Druses successivement aux pythagoriciens, aux esséniens, aux gnostiques, et il semble aussi que les templiers, les rose-croix et les francs-maçons modernes leur aient emprunté beaucoup d’idées. On ne peut douter que les écrivains des croisades ne les aient confondus souvent avec les Ismaéliens, dont une secte a été cette fameuse association des assassins qui fut un instant la terreur de tous les souverains du monde ; mais ces derniers occupaient le Curdistan, et leur cheik-el-djebel, ou vieux de la Montagne, n’a aucun rapport avec le prince de la montagne du Liban.
La religion des Druses a cela de particulier, qu’elle prétend être la dernière révélée au monde. En effet, son messie apparut vers l’an 1000, près de quatre cents ans après Mahomet. Comme le nôtre, il s’incarna dans le corps d’un homme ; mais il ne choisit pas mal son enveloppe et pouvait bien mener l’existence d’un dieu, même sur la terre, puisqu’il n’était rien moins que le commandeur des croyans, le calife d’Égypte et de Syrie, près duquel tous les autres princes de la terre faisaient une bien pauvre figure en ce glorieux an 1000. A l’époque de sa naissance, toutes les planètes se trouvaient réunies dans le signe du cancer, et l’étincelant Pharouïs (Saturne) présidait à l’heure où il entra dans le monde. En outre, la nature lui avait tout donné pour soutenir un tel rôle : il avait la face d’un lion, la voix vibrante et pareille au tonnerre, et l’on ne pouvait supporter l’éclat de son œil d’un bleu sombre. Il semblerait difficile qu’un souverain doué de tous ces avantages ne pût se faire croire sur parole en annonçant qu’il est Dieu. Cependant Hakem ne put trouver dans son propre peuple qu’un petit nombre de sectateurs. En vain fit-il fermer les mosquées, les églises et les synagogues, en vain établit-il des maisons de conférences où les docteurs à ses gages démontraient sa divinité : la conscience populaire repoussait le dieu, tout en respectant le prince. L’héritier puissant des Fatimites obtint moins de pouvoir sur les âmes que n’en eut à Jérusalem le fils du charpentier et à Médine le chamelier Mahomet. L’avenir seulement lui gardait un peuple de croyans fidèles, qui, si peu nombreux qu’il soit, se regarde, ainsi qu’autrefois le peuple hébreu, comme dépositaire de la vraie loi, de la règle éternelle, des arcanes de l’avenir. Dans un temps rapproché, Hakem doit reparaître sous une forme nouvelle et établir partout la supériorité de son peuple, qui succédera en gloire et en puissance aux musulmans et aux chrétiens. L’époque fixée par les livres druses est celle où les chrétiens auront triomphé des musulmans dans tout l’Orient. On voit déjà qu’elle ne peut être éloignée.
Lady Stanhope, qui vivait dans le pays des Druses, et qui s’était infatuée de leurs idées, avait, comme l’on sait, dans sa cour un cheval tout préparé pour le Mahdi, qui est ce même personnage apocalyptique, et qu’elle espérait accompagner dans son triomphe. On sait que ce vœu a été déçu. Cependant le cheval futur du Mahdi, qui porte sur le dos une selle naturelle formée par des replis de la peau, existe encore et a été racheté par un des cheiks druses.
Avons-nous le droit de voir dans tout cela des folies ? Au fond, il n’y a pas une religion moderne qui ne présente des conceptions semblables. Disons plus, la croyance des Druses n’est qu’un syncrétisme de toutes les religions et de toutes les philosophies antérieures.
Les Druses ne reconnaissent qu’un seul dieu, qui est Hakem ; seulement ce dieu, comme le Bouddha des Indous, s’est manifesté au monde sous plusieurs formes différentes. Il s’est incarné dix fois en différens lieux de la terre : dans l’Inde d’abord, en Perse plus tard, dans l’Iémen, à Tunis et ailleurs encore. C’est ce qu’on appelle les stations. Hakem se nomme au ciel Albar.
Après lui viennent cinq ministres, émanations directes de la Divinité, dont les noms d’anges sont Gabriel, Michel, Israfil, Azariel et Métatron ; on les appelle symboliquement l’Intelligence l’Âme, la Parole, le Précédant et le Suivant. Trois autres ministres d’un degré inférieur s’appellent, au figuré, l’Application, l’Ouverture et le Fantôme, ils ont, en outre, des noms d’hommes qui s’appliquent à leurs incarnations diverses, car eux aussi interviennent de temps en temps dans le grand drame de la vie humaine.
Ainsi, dans le catéchisme druse, le principal ministre, nommé Hamza, qui est le même que Gabriel, est regardé comme ayant paru sept fois ; il se nommait Schatnil à l’époque d’Adam, plus tard Pythagore, David, Schoaïb ; du temps de Jésus, il était le vrai messie et se nommait Éléazar ; du temps de Mahomet, on l’appelait Salman el-Farési, et enfin, sous le nom d’Hamza, il fut le prophète de Hakem, calife et dieu, et fondateur réel de la religion druse.
Voilà, certes, une croyance où le ciel se préoccupe constamment de l’humanité. Les époques où ces puissances interviennent s’appellent révolutions. Chaque fois que la race humaine se fourvoie et tombe trop profondément dans l’oubli de ses devoirs, l’Être suprême et ses anges se font hommes, et, par les seuls moyens humains, rétablissent l’ordre dans les choses. C’est toujours au fond l’idée chrétienne avec une intervention plus fréquente de la Divinité, mais l’idée chrétienne sans Jésus, car les Druses supposent que les apôtres ont livré aux Juifs un faux messie, qui s’est dévoué pour cacher l’autre ; le véritable (Hamza) se trouvait au nombre des disciples, sous le nom d’Eléazar, et ne faisait que souffler sa pensée à Jésus, fils de Joseph. Quant aux évangélistes, ils les appellent les pieds de la sagesse, et ne font à leurs récits que cette seule variante. Il est vrai qu’elle supprime l’adoration de la croix et la pensée d’un Dieu immolé par les hommes.
Maintenant, par ce système de révélations religieuses qui se succèdent d’époque en époque, les Druses admettent aussi l’idée musulmane, mais sans Mahomet. C’est encore Hamza qui, sous le nom de Salman el-Farési, a semé cette parole nouvelle. Plus tard, la dernière incarnation de Hakem et d’Hamza est venue coordonner les dogmes divers révélés au monde sept fois depuis Adam, et qui se rapportent aux époques d’Hénoch, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de Pythagore, du Christ et de Mahomet.
On voit que toute cette doctrine repose au fond sur une interprétation particulière de la Bible, car il n’est question dans cette chronologie d’aucune divinité des idolâtres, et Pythagore en est le seul personnage qui s’éloigne de la tradition mosaïque. On peut s’expliquer aussi comment cette série de croyances a pu faire passer les Druses tantôt pour Turcs, tantôt pour chrétiens.
Nous avons compté huit personnages célestes qui interviennent dans la foule des hommes, les uns luttant comme le Christ par la parole, les autres par l’épée comme les dieux d’Homère. Il existe nécessairement aussi des anges de ténèbres qui remplissent un rôle tout opposé. Aussi, dans l’histoire du monde qu’écrivent les Druses, voit-on chacune des sept périodes offrir l’intérêt d’une action grandiose, où ces éternels ennemis se cherchent sous ce masque humain, et se reconnaissent à leur supériorité ou à leur haine. Ainsi l’esprit du mal sera tour à tour Eblis ou le serpent ; Méthouzaël, le roi de la ville des géans, à l’époque du déluge ; Nemrod, du temps d’Abraham ; Pharaon, du temps de Moïse ; plus tard, Antiochus, Hérode et autres monstrueux tyrans, secondés d’acolytes sinistres, qui renaissent aux mêmes époques pour contrarier le règne du Seigneur. Selon quelques sectes, ce retour est soumis à un cycle millénaire que ramène l’influence de certains astres ; — dans ce cas, on ne compte pas l’époque de Mahomet comme grande révolution périodique ; — le drame mystique qui renouvelle à chaque fois la face du monde est tantôt le paradis perdu, tantôt le déluge, tantôt la fuite d’Égypte, tantôt le règne de Salomon ; la mission du Christ et le règne de Hakem en forment les deux derniers tableaux. A ce point de vue, le Mahdi ne pourrait maintenant reparaître qu’en l’an 2000.
Dans toute cette doctrine, on ne trouve point trace du péché originel ; il n’y a aussi ni paradis pour les justes, ni enfer pour les méchans. La récompense et l’expiation ont lieu sur la terre par le retour des âmes dans d’autres corps. La beauté, la richesse, la puissance, sont données aux élus ; les infidèles sont les esclaves, les malades, les souffrans. Une vie pure peut cependant les replacer encore au rang dont ils sont déchus, et faire tomber à leur place l’élu trop fier de sa prospérité. Quant à la transmigration, elle s’opère d’une manière fort simple : le nombre des hommes est constamment le même sur la terre. A chaque seconde, il en meurt un et il en naît un autre ; l’âme qui fuit est appelée magnétiquement dans le rayon du corps qui se forme, et l’influence des astres règle providentiellement cet échange de destinées ; mais les hommes n’ont pas, comme les esprits célestes, la conscience de leurs migrations. Les fidèles peuvent cependant, en s’élevant par les neuf degrés de l’initiation, arriver peu à peu à la connaissance de toutes choses et d’eux-mêmes. C’est là le bonheur réservé aux akkals (spirituels), et tous les Druses peuvent s’élever à ce rang par l’étude et par la vertu. Ceux au contraire qui ne font que suivre la loi sans prétendre à la sagesse s’appellent djahels, c’est-à-dire ignorans. Ils conservent toujours la chance de s’élever dans une autre vie et d’épurer leurs âmes trop attachées à la matière.
Quant aux chrétiens, juifs, mahométans et idolâtres, on comprend bien que leur position est bien inférieure. Cependant il faut dire, à la louange de la religion druse, que c’est la seule peut-être qui ne dévoue pas ses ennemis aux peines éternelles. Lorsque le messie aura reparu, les Druses seront établis dans toutes les royautés, gouvernemens et propriétés de la terre en raison de leurs mérites, et les autres peuples passeront à l’état de valets, d’esclaves et d’ouvriers ; enfin ce sera la plèbe vulgaire. Le cheik m’assurait à ce propos que les chrétiens ne seraient pas les plus maltraités. Espérons donc que les Druses seront bon maîtres.
Ces détails m’intéressaient tellement, que je voulus connaître enfin la vie de cet illustre Hakem, que les historiens ont peint comme un fou furieux, mi-partie de Néron et d’Héliogabale. Je comprenais bien qu’au point de vue des Druses sa conduite devait s’expliquer d’une tout autre manière.
Le bon cheik ne se plaignait pas trop de mes visites fréquentes ; de plus il savait que je pouvais lui être utile auprès du pacha d’Acre. — Il a donc bien voulu me raconter, avec toute la pompe romanesque du génie arabe, cette histoire de Hakem, que je transcris telle à peu près qu’il me l’a dite. En Orient tout devient conte. — Il ne faut pas croire cependant que ceci fasse suite aux Mille et une Nuits. Les faits sont fondés sur les traditions les plus authentiques.
Les Druses, Histoire du calife Hakem >>>
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