TEXTES
1824, Poésies diverses (manuscrit autographe)
1824, L’Enterrement de la Quotidienne (manuscrit autographe)
1824, Poésies et poèmes (manuscrit autographe)
1825, « Pour la biographie des biographes » (manuscrit autographe)
15 février 1826 (BF), Napoléon et la France guerrière, chez Ladvocat
6 mai 1826 (BF), Complainte sur l’immortalité de M. Briffaut, par Cadet Roussel, chez Touquet
6 mai 1826 (BF), Monsieur Dentscourt ou le Cuisinier d’un grand homme, chez Touquet
20 mai 1826 (BF), Les Hauts faits des Jésuites, par Beuglant, chez Touquet
12 août 1826 (BF), Épître à M. de Villèle (Mercure de France du XIXe siècle)
11 novembre 1826 (BF), Napoléon et Talma, chez Touquet
13 et 30 décembre 1826 (BF), L’Académie ou les membres introuvables, par Gérard, chez Touquet
16 mai 1827 (BF), Élégies nationales et Satires politiques, par Gérard, chez Touquet
29 juin 1827, La dernière scène de Faust (Mercure de France au XIXe siècle)
28 novembre 1827 (BF), Faust, tragédie de Goëthe, 1828, chez Dondey-Dupré
15 décembre 1827, A Auguste H…Y (Almanach des muses pour 1828)
1828? Faust (manuscrit autographe)
1828? Le Nouveau genre (manuscrit autographe)
mai 1829, Lénore. Ballade allemande imitée de Bürger (La Psyché)
août 1829, Le Plongeur. Ballade, (La Psyché)
octobre 1829, A Schmied. Ode de Klopstock (La Psyché)
24 octobre 1829, Robert et Clairette. Ballade allemande de Tiedge (Mercure de France au XIXe siècle)
21 novembre 1829, Chant de l’épée. Traduit de Korner (Mercure de France au XIXe siècle)
19 décembre 1829, Lénore. Traduction littérale de Bürger (Mercure de France au XIXe siècle)
janvier 1830, La Lénore de Bürger, nouvelle traduction littérale (La Psyché)
16 janvier 1830, Ma Patrie, de Klopstock (Mercure de France au XIXe siècle)
23 janvier 1830, Légende, par Goethe (Mercure de France au XIXe siècle)
6 février (BF) Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Burger (Bibliothèque choisie)
13 février 1830, Les Papillons (Mercure de France au XIXe siècle)
13 février 1830, Appel, par Koerner (1813) (Mercure de France au XIXe siècle)
13 mars 1830, L’Ombre de Koerner, par Uhland, 1816 (Mercure de France au XIXe siècle)
27 mars 1830, La Nuit du Nouvel an d’un malheureux, de Jean-Paul Richter (La Tribune romantique)
29 avril 1830, La Pipe, chanson traduite de l’allemand, de Pfeffel (La Tribune romantique)
13 mai 1830 Le Cabaret de la mère Saguet (Le Gastronome)
mai 1830, M. Jay et les pointus littéraires (La Tribune romantique)
juillet ? 1830, Récit des journées des 27-29 juillet (manuscrit autographe)
14 août 1830, Le Peuple (Mercure de France au XIXe siècle)
11 décembre 1830, A Victor Hugo. Les Doctrinaires (Almanach des muses pour 1831)
29 décembre 1830, La Malade (Le Cabinet de lecture )
29 janvier 1831, Odelette, Le Vingt-cinq mars (Almanach dédié aux demoiselles)
14 mars 1831, En avant, marche! (Cabinet de lecture)
23 avril 1831, Bardit, traduit du haut-allemand (Mercure de France au XIXe siècle)
7 mai 1831, Profession de foi (Mercure de France au XIXe siècle)
25 juin et 9 juillet 1831, Nicolas Flamel, drame-chronique (Mercure de France au XIXe siècle)
4 décembre 1831, Cour de prison, Le Soleil et la gloire (Le Cabinet de lecture)
17 décembre 1831, Fantaisie, odelette (Annales romantiques pour 1832)
24 septembre 1832, La Main de gloire, histoire macaronique (Le Cabinet de lecture)
14 décembre 1834, Odelettes (Annales romantiques pour 1835)
1835-1838 ? Lettres d’amour (manuscrits autographes)
26 mars et 20 juin 1836, De l’Aristocratie en France (Le Carrousel)
20 et 26 mars 1837, De l’avenir de la tragédie (La Charte de 1830)
12 août 1838, Les Bayadères à Paris (Le Messager)
18 septembre 1838, A M. B*** (Le Messager)
2 octobre 1838, La ville de Strasbourg. A M. B****** (Le Messager)
26 octobre 1838, Lettre de voyage. Bade (Le Messager)
31 octobre 1838, Lettre de voyage. Lichtenthal (Le Messager)
24 novembre 1838, Léo Burckart (manuscrit remis à la censure)
25, 26 et 28 juin 1839, Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française (Le Messager)
13 juillet 1839 (BF) Léo Burckart, chez Barba et Desessart
19 juillet 1839, « Le Mort-vivant », drame de M. de Chavagneux (La Presse)
15 et 16-17 août 1839, Les Deux rendez-vous, intermède (La Presse)
17 et 18 septembre 1839, Biographie singulière de Raoul Spifamme, seigneur des Granges (La Presse)
28 janvier 1840, Lettre de voyage I (La Presse)
25 février 1840, Le Magnétiseur
5 mars 1840, Lettre de voyage II (La Presse)
8 mars 1840, Lettre sur Vienne (L’Artiste)
26 mars 1840, Lettre de voyage III (La Presse)
28 juin 1840, Lettre de voyage IV, Un jour à Munich (La Presse)
18 juillet 1840 (BF) Faust de Goëthe suivi du second Faust, chez Gosselin
26 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort I (La Presse)
29 juillet, 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort II (La Presse)
30 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort III (La Presse)
11 février 1841, Une Journée à Liège (La Presse)
18 février 1841, L’Hiver à Bruxelles (La Presse)
1841 ? Première version d’Aurélia (feuillets autographes)
février-mars 1841, Lettre à Muffe, (sonnets, manuscrit autographe)
1841 ? La Tête armée (manuscrit autographe)
mars 1841, Généalogie dite fantastique (manuscrit autographe)
1er mars 1841, Jules Janin, Gérard de Nerval (Journal des Débats)
5 mars 1841, Lettre à Edmond Leclerc
7 mars 1841, Les Amours de Vienne (Revue de Paris)
31 mars 1841, Lettre à Auguste Cavé
11 avril 1841, Mémoires d’un Parisien. Sainte-Pélagie en 1832 (L’Artiste)
9 novembre 1841, Lettre à Ida Ferrier-Dumas
novembre? 1841, Lettre à Victor Loubens
10 juillet 1842, Les Vieilles ballades françaises (La Sylphide)
15 octobre 1842, Rêverie de Charles VI (La Sylphide)
24 décembre 1842, Un Roman à faire (La Sylphide)
19 et 26 mars 1843, Jemmy O’Dougherty (La Sylphide)
11 février 1844, Une Journée en Grèce (L’Artiste)
10 mars 1844, Le Roman tragique (L’Artiste)
17 mars 1844, Le Boulevard du Temple, 1re livraison (L’Artiste)
31 mars 1844, Le Christ aux oliviers (L’Artiste)
5 mai 1844, Le Boulevard du Temple 2e livraison (L’Artiste)
12 mai 1844, Le Boulevard du Temple, 3e livraison (L’Artiste)
2 juin 1844, Paradoxe et Vérité (L’Artiste)
30 juin 1844, Voyage à Cythère (L’Artiste)
28 juillet 1844, Une Lithographie mystique (L’Artiste)
11 août 1844, Voyage à Cythère III et IV (L’Artiste)
15 septembre, Diorama (L’Artiste-Revue de Paris)
29 septembre 1844, Pantaloon Stoomwerktuimaker (L’Artiste)
20 octobre 1844, Les Délices de la Hollande I (La Sylphide)
8 décembre 1844, Les Délices de la Hollande II (La Sylphide)
16 mars 1845, Pensée antique (L’Artiste)
19 avril 1845 (BF), Le Diable amoureux par J. Cazotte, préface de Nerval, chez Ganivet
1er juin 1845, Souvenirs de l’Archipel. Cérigo (L’Artiste-Revue de Paris)
6 juillet 1845, L’Illusion (L’Artiste-Revue de Paris)
5 octobre 1845, Strasbourg (L’Artiste-Revue de Paris)
novembre-décembre 1845, Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi (La Phalange)
28 décembre 1845, Vers dorés (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste I (L’Artiste-Revue de Paris)
15 mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste II (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mai 1846, Les Femmes du Caire. Scènes de la vie égyptienne (Revue des Deux Mondes)
17 mai 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste III (L’Artiste-Revue de Paris)
12 juillet 1846 Sensations d’un voyageur enthousiaste IV (L’Artiste-Revue de Paris)
16 août 1846, Un Tour dans le Nord. Angleterre et Flandre (L’Artiste-Revue de Paris)
30 août 1846, De Ramsgate à Anvers (L’Artiste-Revue de Paris)
20 septembre 1846, Une Nuit à Londres (L’Artiste-Revue de Paris)
1er novembre 1846, Un Tour dans le Nord III (L’Artiste-Revue de Paris)
22 novembre 1846, Un Tour dans le Nord IV (L’Artiste-Revue de Paris)
15 décembre 1846, Scènes de la vie égyptienne moderne. La Cange du Nil (Revue des Deux Mondes)
1847, Scénario des deux premiers actes des Monténégrins
15 février 1847, La Santa-Barbara. Scènes de la vie orientale (Revue des Deux Mondes)
15 mai 1847, Les Maronites. Un Prince du Liban (Revue des Deux Mondes)
15 août 1847, Les Druses (Revue des Deux Mondes)
17 octobre 1847, Les Akkals (Revue des Deux Mondes)
21 novembre 1847, Souvenirs de l’Archipel. Les Moulins de Syra (L’Artiste-Revue de Paris)
15 juillet 1848, Les Poésies de Henri Heine (Revue des Deux Mondes)
15 septembre 1848, Les Poésies de Henri Heine, L’Intermezzo (Revue des Deux Mondes)
1er-27 mars 1849, Le Marquis de Fayolle, 1re partie (Le Temps)
26 avril 16 mai 1849, Le Marquis de Fayolle, 2e partie (Le Temps)
6 octobre 1849, Le Diable rouge (Almanach cabalistique pour 1850)
7 mars-19 avril 1850, Les Nuits du Ramazan (Le National)
15 août 1850, Les Confidences de Nicolas, 1re livraison (Revue des Deux Mondes)
26 août 1850, Le Faust du Gymnase (La Presse)
1er septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 2e livraison (Revue des Deux Mondes)
9 septembre 1850, Excursion rhénane (La Presse)
15 septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 3e livraison (Revue des Deux Mondes)
18 et 19 septembre 1850, Les Fêtes de Weimar (La Presse)
1er octobre 1850, Goethe et Herder (L’Artiste-Revue de Paris)
24 octobre-22 décembre 1850, Les Faux-Saulniers (Le National)
29 décembre 1850, Les Livres d’enfants, La Reine des poissons (Le National)
novembre 1851, Quintus Aucler (Revue de Paris)
24 janvier 1852 (BF), L’Imagier de Harlem, Librairie théâtrale
15 juin 1852, Les Fêtes de mai en Hollande (Revue des Deux Mondes)
1er juillet 1852, La Bohême galante I (L’Artiste)
15 juillet 1852, La Bohême galante II (L’Artiste)
1er août 1852, La Bohême galante III (L’Artiste)
15 août 1852, La Bohême galante IV (L’Artiste)
21 août 1852 (BF), Lorely. Souvenirs d’Allemagne, chez Giraud et Dagneau (Préface à Jules Janin)
1er septembre 1852, La Bohême galante V (L’Artiste)
15 septembre 1852, La Bohême galante VI (L’Artiste)
1er octobre 1852, La Bohême galante VII (L’Artiste)
9 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 1re livraison (L’Illustration)
15 octobre 1852, La Bohême galante VIII (L’Artiste)
23 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 2e livraison (L’Illustration)
30 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 3e livraison (L’Illustration)
1er novembre 1852, La Bohême galante IX (L’Artiste)
6 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 4e livraison (L’Illustration)
13 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 5e livraison (L’Illustration)
15 novembre 1852, La Bohême galante X (L’Artiste)
20 novembre 1852, Les Illuminés, chez Victor Lecou (« La Bibliothèque de mon oncle »)
1er décembre 1852, La Bohême galante XI (L’Artiste)
15 décembre 1852, La Bohême galante XII (L’Artiste)
1er janvier 1853 (BF), Petits Châteaux de Bohême. Prose et Poésie, chez Eugène Didier
15 août 1853, Sylvie. Souvenirs du Valois (Revue des Deux Mondes)
14 novembre 1853, Lettre à Alexandre Dumas
25 novembre 1853-octobre 1854, Lettres à Émile Blanche
10 décembre 1853, Alexandre Dumas, Causerie avec mes lecteurs (Le Mousquetaire)
17 décembre 1853, Octavie (Le Mousquetaire)
1853-1854, Le Comte de Saint-Germain (manuscrit autographe)
28 janvier 1854 (BF) Les Filles du feu, préface, Les Chimères, chez Daniel Giraud
31 octobre 1854, Pandora (Le Mousquetaire)
25 novembre 1854, Pandora, épreuves du Mousquetaire
Pandora, texte reconstitué par Jean Guillaume en 1968
Pandora, texte reconstitué par Jean Senelier en 1975
30 décembre 1854, Promenades et Souvenirs, 1re livraison (L’Illustration)
1854 ? Sydonie (manuscrit autographe)
1854? Emerance (manuscrit autographe)
1854? Promenades et Souvenirs (manuscrit autographe)
janvier 1855, Oeuvres complètes (manuscrit autographe)
1er janvier 1855, Aurélia ou le Rêve et la Vie (Revue de Paris)
6 janvier 1855, Promenades et Souvenirs, 2e livraison (L’Illustration)
3 février 1855, Promenades et Souvenirs, 3e livraison (L’Illustration)
15 février 1855, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, seconde partie (Revue de Paris)
15 mars 1855, Desiderata (Revue de Paris)
1866, La Forêt noire, scénario
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BF: annonce dans la Bibliographie de la France
Manuscrit autographe: manuscrit non publié du vivant de Nerval
15 août 1847 — Les Druses, Scènes de la vie orientale, dans la Revue des Deux Mondes, t. XIX, p. 77-622.
<<< Les Druses, début de l’article
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LES DRUSES.
SCÈNES DE LA VIE ORIENTALE.
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HISTOIRE DU CALIFE HAKEM
I.
Sur la rive droite du Nil, à quelque distance du port de Fostat, où se trouvent les ruines du vieux Caire, non loin de la montagne du Mokattam, qui domine la ville nouvelle, il y avait quelque temps après l’an 1000 des chrétiens, qui se rapporte au IVe siècle de l’hégire musulmane, un petit village habité en partie par des gens de la secte des sabéens.
Des dernières maisons qui bordent le fleuve, on jouit d’une vue charmante ; le Nil enveloppe de ses flots caressans l’île de Roddah, qu’il a l’air de soutenir comme une corbeille de fleurs qu’un esclave porterait dans ses bras. Sur l’autre rive, on aperçoit Gizeh, et le soir, lorsque le soleil vient de disparaître, les pyramides déchirent de leurs triangles gigantesques la bande de brume violette du couchant. Les têtes des palmiers-doums, des sycomores et des figuiers de Pharaon se détachent en noir sur ce fond clair. Des troupeaux de buffles que semble garder de loin le sphinx, allongé dans la plaine comme un chien en arrêt, descendent par longues files à l’abreuvoir, et les lumières des pêcheurs piquent d’étoiles d’or l’ombre opaque des berges.
Au village des sabéens, l’endroit où l’on jouissait le mieux de cette perspective était un okel aux blanches murailles, ombragé d’un immense caroubier, dont la terrasse avait le pied dans l’eau, et dont toutes les nuits les bateliers qui descendaient ou remontaient le Nil pouvaient voir trembloter les veilleuses.
A travers les baies des arcades, un curieux placé dans une cange au milieu du fleuve aurait aisément discerné dans l’intérieur de l’okel les voyageurs et les habitués assis devant de petites tables sur des cages de bois de palmier ou des divans recouverts de nattes, et se fût assurément étonné de leur aspect étrange. Leurs gestes extravagans suivis d’une immobilité stupide, les rires insensés, les cris inarticulés qui s’échappaient par instans de leur poitrine, lui eussent fait deviner une de ces maisons où, bravant les défenses, les infidèles vont s’enivrer de vin, de bouza (bière) ou de hachich.
Un soir, une barque dirigée avec la certitude que donne la connaissance des lieux, vint aborder dans l’ombre de la terrasse, au pied d’un escalier dont l’eau baisait les premières marches, et il s’en élança un jeune homme de bonne mine, qui semblait un pêcheur, et qui, montant les degrés d’un pas ferme et rapide, s’assit dans l’angle de la salle à une place qui paraissait la sienne. Personne ne fit attention à sa venue ; c’était évidemment un habitué.
Au même moment, par la porte opposée, c’est-à-dire du côté de terre, entrait un homme vêtu d’une tunique de laine noire, portant, contre la coutume, de longs cheveux sous un takieh (bonnet blanc).
Son apparition inopinée causa quelque surprise. Il s’assit dans un coin à l’ombre, et, l’ivresse générale reprenant le dessus, personne bientôt ne fit attention à lui. Quoique ses vêtemens fussent misérables, le nouveau venu ne portait pas sur sa figure l’humilité inquiète de la misère. Ses traits, fermement dessinés, rappelaient les lignes sévères du masque léonin. Ses yeux, d’un bleu sombre comme celui du saphir, avaient une puissance indéfinissable ; ils effrayaient et charmaient à la fois.
Yousouf, c’était le nom du jeune homme amené par la cange, se sentit tout de suite au cœur une sympathie secrète pour l’inconnu dont il avait remarqué la présence inaccoutumée. N’ayant pas encore pris part à l’orgie, ils se rapprocha du divan sur lequel s’était accroupi l’étranger.
— Frère, dit Yousouf, tu parais fatigué ; sans doute tu viens de loin ? Veux-tu prendre quelque rafraîchissement ?
— En effet, ma route a été longue, répondit l’étranger. Je suis entré dans cet okel pour me reposer ; mais que pourrais-je boire ici, où l’on ne sert que des breuvages défendus ?
— Vous autres musulmans, vous n’osez mouiller vos lèvres que d’eau pure ; mais nous, qui sommes de la secte des sabéens, nous pouvons, sans offenser notre loi, nous désaltérer du généreux sang de la vigne ou de la blonde liqueur de l’orge.
— Je ne vois pourtant devant toi aucune boisson fermentée ?
— Oh ! il y a long-temps que j’ai dédaigné leur ivresse grossière, dit Yousouf en faisant signe à un noir qui posa sur la table deux petites tasses de verre entourées de filigrane d’argent et une boîte remplie d’une pâte verdâtre où trempait une spatule d’ivoire. — Cette boîte contient le paradis promis par ton prophète à ses croyans, et, si tu n’étais pas si scrupuleux, je te mettrais dans une heure aux bras des houris sans te faire passer sur le pont d’Alsirat, continua en riant Yousouf.
— Mais cette pâte est du hachich, si je ne me trompe, répondit l’étranger en repoussant la tasse dans laquelle Yousouf avait déposé une portion de la fantastique mixture, et le hachich est prohibé.
— Tout ce qui est agréable est défendu, dit Yousouf en avalant une première cuillerée.
L’étranger fixa sur lui ses prunelles d’un azur sombre, la peau de son front se contracta avec des plis si violens, que sa chevelure en suivait les ondulations ; un moment on eût dit qu’il voulait s’élancer sur l’insouciant jeune homme et le mettre en pièces ; mais il se contint, ses traits se détendirent, et, changeant subitement d’avis, il allongea la main, prit la tasse, et se mit à déguster lentement la pâte verte.
Au bout de quelques minutes, les effets du hachich commençaient à se faire sentir sur Yousouf et sur l’étranger ; une douce langueur se répandait dans tous leurs membres, un vague sourire voltigeait sur leurs lèvres. Quoiqu’ils eussent à peine passé une demi-heure l’un près de l’autre, il leur semblait se connaître depuis mille ans. La drogue agissant avec plus de force sur eux, ils commencèrent à rire, s’agiter et à parler avec une volubilité extrême, l’étranger surtout, qui, strict observateur des défenses, n’avait jamais goûté de cette préparation et en ressentait vivement les effets. Il paraissait en proie à une exaltation extraordinaire ; des essaims de pensées nouvelles inouïes, inconcevables, traversaient son âme en tourbillons de feu ; ses yeux étincelaient comme éclairés intérieurement par le reflet d’un monde inconnu, une dignité surhumaine relevait son maintien, puis la vision s’éteignait, et il se laissait aller mollement sur les carreaux à toutes les béatitudes du kief.
— Eh bien ! compagnon, dit Yousouf, saisissant cette intermittence dans l’ivresse de l’inconnu, que te semble de cette honnête confiture aux pistaches ? Anathématiseras-tu toujours les braves gens qui se réunissent tranquillement dans une salle basse pour être heureux à leur manière ?
— Le hachich rend pareil à Dieu, répondit l’étranger d’une voix lente et profonde.
— Oui, répliqua Yousouf avec enthousiasme ; les buveurs d’eau ne connaissent que l’apparence grossière et matérielle des choses. L’ivresse, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux de l’âme ; l’esprit, dégagé du corps, son pesant geôlier, s’enfuit comme un prisonnier dont le gardien s’est endormi, laissant la clé à la porte du cachot. Il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière, causant familièrement avec les génies qu’il rencontre et qui l’éblouissent de révélations soudaines et charmantes. Il traverse d’un coup d’aile facile des atmosphères de bonheur indicible, et cela dans l’espace d’une minute qui semble éternelle, tant ces sensations s’y succèdent avec rapidité. Moi j’ai un rêve qui reparaît sans cesse, toujours le même et toujours varié : lorsque je me retire dans ma cange, chancelant sous la splendeur de mes visions, fermant la paupière à ce ruissellement perpétuel d’hyacinthes, d’escarboucles, d’émeraudes, de rubis, qui forment le fond sur lequel le hachich dessine des fantaisies merveilleuses, comme au sein de l’infini j’aperçois une figure céleste, plus belle que toutes les créations des poètes, qui me sourit avec une pénétrante douceur, et qui descend des cieux pour venir jusqu’à moi. Est-ce un ange, une péri ? Je ne sais. Elle s’assied à mes côtés dans la barque, dont le bois grossier se change aussitôt en nacre de perle et flotte sur une rivière d’argent, poussée par une brise chargée de parfums.
— Heureuse et singulière vision ! murmura l’étranger en balançant la tête.
— Ce n’est pas là tout, continua Yousouf. Une nuit, j’avais pris une dose moins forte ; je me réveillai de mon ivresse, lorsque ma cange passait à la pointe de l’île de Rodda. Une femme semblable à celle de mon rêve penchait sur moi des yeux qui, pour être humains, n’en avaient pas moins un éclat céleste ; son voile entr’ouvert laissait flamboyer aux rayons de la lune une veste raide de pierreries. Ma main rencontra la sienne ; sa peau douce, onctueuse et fraîche comme un pétale de fleur, ses bagues, dont les ciselures m’effleurèrent, me convainquirent de la réalité.
— Près de l’île de Rodda ? se dit l’étranger d’un air méditatif.
— Je n’avais pas rêvé, poursuivit Yousouf sans prendre garde à la remarque de son confident improvisé ; le hachich n’avait fait que développer un souvenir enfoui au plus profond de mon âme, car ce visage divin m’était connu. Par exemple, où l’avais-je vu déjà ? dans quel monde nous étions-nous rencontrés ? quelle existence antérieure nous avait mis en rapport ? C’est ce que je ne saurais dire, mais ce rapprochement si étrange, cette aventure si bizarre ne me causaient aucune surprise : il me paraissait tout naturel que cette femme, qui réalisait si complètement mon idéal, se trouvât là dans ma cange, au milieu du Nil, comme si elle se fût élancée du calice d’une de ces larges fleurs qui montent à la surface des eaux. Sans lui demander aucune explication, je me jetai à ses pieds et, comme à la péri de mon rêve, je lui adressai tout ce que l’amour dans son exaltation peut imaginer de plus brûlant et de plus sublime ; il me venait des paroles d’une signification immense, des expressions qui renfermaient des univers de pensées, des phrases mystérieuses où vibrait l’écho des mondes disparus. Mon âme se grandissait dans le passé et dans l’avenir ; l’amour que j’exprimais, j’avais la conviction de l’avoir ressenti de toute éternité.
A mesure que je parlais, je voyais ses grands yeux s’allumer et lancer des effluves ; ses mains transparentes s’étendaient vers moi s’effilant en rayons de lumière. Je me sentais enveloppé d’un réseau de flamme et je retombais malgré moi de la veille dans le rêve. Quand je pus secouer l’invincible et délicieuse torpeur qui liait mes membres, j’étais sur la rive opposée à Gizeh, adossé à un palmier, et mon noir dormait tranquillement à côté de la cange qu’il avait tirée sur le sable. Une lueur rose frangeait l’horizon ; le jour allait paraître.
— Voilà un amour qui ne ressemble guère aux amours terrestres, dit l’étranger sans faire la moindre objection aux impossibilités du récit d’Yousouf, car le hachich rend facilement crédule aux prodiges.
— Cette histoire incroyable, je ne l’ai jamais dite à personne ; pourquoi te l’ai-je confiée à toi que je n’ai jamais vu ? Il me paraît difficile de l’expliquer. Un attrait mystérieux m’entraîne vers toi. Quand tu as pénétré dans cette salle, une voix a crié au fond de mon âme : « Le voilà donc enfin. » Ta venue a calmé une inquiétude secrète qui ne me laissait aucun repos. Tu es celui que j’attendais sans le savoir. Mes pensées s’élancent au-devant de toi, et j’ai dû te raconter tous les mystères de mon cœur.
— Ce que tu éprouves, répondit l’étranger, je le sens aussi, et je vais te dire ce que je n’ai pas même osé m’avouer jusqu’ici. Tu as une passion impossible, moi j’ai une passion monstrueuse ; tu aimes une péri, moi j’aime... ma sœur ! et cependant, chose étrange, je ne puis éprouver aucun remords de ce penchant illégitime ; j’ai beau me condamner, je suis absous par un pouvoir mystérieux que je sens en moi. Mon amour n’a rien des impuretés terrestres. Ce n’est pas la volupté qui me pousse vers ma sœur, bien qu’elle égale en beauté le fantôme de mes visions ; c’est un attrait indéfinissable, une affection profonde comme la mer, vaste comme le ciel, et telle que pourrait l’éprouver un dieu. L’idée que ma sœur pourrait s’unir à un homme m’inspire le dégoût et l’horreur comme un sacrilège ; il y a chez elle quelque chose de céleste que je devine à travers les voiles de la chair. Malgré le nom dont la terre la nomme, c’est l’épouse de mon âme divine, la vierge qui me fut destinée dès les premiers jours de la création ; par instans je crois ressaisir à travers les âges et les ténèbres des apparences de notre filiation secrète. Des scènes qui se passaient avant l’apparition des hommes sur la terre me reviennent en mémoire, et je me vois sous les rameaux d’or de l’Eden assis auprès d’elle et servi par les esprits obéissans. En m’unissant à une autre femme, je craindrais de prostituer et de dissiper l’âme du monde qui palpite en moi. Par la concentration de nos sangs divins, je voudrais obtenir une race immortelle, un dieu définitif, plus puissant que tous ceux qui se sont manifestés jusqu’à présent sous divers noms et diverses apparences !
Pendant qu’Yousouf et l’étranger échangeaient ces confidences bizarres, les habitués de l’okel, agités par l’ivresse, se livraient à des contorsions extravagantes, à des rires insensés, à des pamoisons extatiques, à des danses convulsives ; mais peu à peu, la force du chanvre s’étant dissipée, le calme leur était revenu, et ils gisaient le long des divans dans l’état de prostration qui suit ordinairement ces excès.
Un homme à mine patriarcale, dont la barbe inondait la robe traînante, entra dans l’okel et s’avança jusqu’au milieu de la salle.
— Mes frères, levez-vous, dit-il d’une voix sonore ; je viens d’observer le ciel ; l’heure est favorable pour sacrifier devant le sphinx le coq blanc en l’honneur d’Hermès et d’Agathodœmon.
Les sabéens se dressèrent sur leurs pieds et parurent se disposer à suivre leur prêtre ; mais l’étranger, en entendant cette proposition, changea deux ou trois fois de couleur : le bleu de ses yeux devint noir, des plis terribles sillonnèrent sa face, et il s’échappa de sa poitrine un rugissement sourd qui fit retourner l’assemblée d’effroi, comme si un lion véritable fût tombé au milieu de l’okel.
— Impies ! blasphémateurs ! brutes immondes ! adorateurs d’idoles ! s’écria-t-il d’une voix retentissante comme un tonnerre.
A cette explosion de colère succéda dans l’assemblée un mouvement de stupeur. L’inconnu avait un tel air d’autorité et soulevait les plis de son sayon par des gestes si fiers, que nul n’osa répondre à ses injures.
Le vieillard s’approcha et lui dit : Quel mal trouves-tu, frère, à sacrifier un coq, suivant les rites, aux bons génies Hermès et Agathodœmon ?
L’étranger grinça des dents d’une manière formidable.
— Si tu ne partages pas la croyance des sabéens, qu’es-tu venu faire ici ? Es-tu sectateur de Jésus ou de Mahomet ?
— Mahomet et Jésus sont des imposteurs, s’écria l’inconnu avec une puissance de blasphème incroyable.
— Sans doute tu suis la religion des Parsis, tu vénères le feu...
— Fantômes, dérisions, mensonges que tout cela ! interrompit l’homme au sayon noir avec un redoublement d’indignation.
— Alors qui adores-tu ?
— Il me demande qui j’adore !... Je n’adore personne, puisque je suis Dieu moi-même ! le seul, le vrai, l’unique Dieu, dont les autres ne sont que les ombres.
A cette assertion inconcevable, inouïe, folle, les sabéens se jetèrent sur le blasphémateur, à qui ils eussent fait un mauvais parti, si Yousouf, le couvrant de son corps, ne l’eût entraîné à reculons jusqu’à la terrasse que baignait le Nil, quoiqu’il se débattît et criât comme un forcené. Ensuite, d’un coup de pied vigoureux donné au rivage, Yousouf lança la barque au milieu du fleuve. Quand ils eurent pris le courant : — Où faudra-t-il que je te conduise ? dit Yousouf à son ami.
Là-bas, dans l’île de Rodda, où tu vois briller ces lumières, répondit l’étranger, dont l’air de la nuit avait calmé l’exaltation.
En quelques coups de rames, il atteignit la rive, et l’homme au sayon noir, avant de sauter à terre, dit à son sauveur en lui offrant un anneau d’un travail ancien qu’il tira de son doigt : « En quelque lieu que tu me rencontres, tu n’as qu’à me présenter cette bague, et je ferai ce que tu voudras. » Puis il s’éloigna et disparut sous les arbres qui bordent le fleuve. Pour rattraper le temps perdu, Yousouf, qui voulait assister au sacrifice du coq, se mit à couper l’eau du Nil avec un redoublement d’énergie.
II.
Quelques jours après, le calife sortit comme à l’ordinaire de son palais pour se rendre à l’observatoire de Mokattam. Tout le monde était accoutumé à le voir sortir ainsi, de temps en temps, monté sur un âne et accompagné d’un seul esclave qui était muet. On supposait qu’il passait la nuit à contempler les astres, car on le voyait revenir au point du jour dans le même équipage, et cela étonnait d’autant moins ses serviteurs, que son père, Aziz-Billah, et son grand-père, Moëzzeldin, le fondateur du Caire, avaient fait ainsi, étant fort versés tous deux dans les sciences cabalistiques ; mais le calife Hakem, après avoir observé la disposition des astres et compris qu’aucun danger ne le menaçait immédiatement, quittait ses habits ordinaires, prenait ceux de l’esclave, qui restait à l’attendre dans la tour, et, s’étant un peu noirci la figure de manière à déguiser ses traits, il descendait dans la ville pour se mêler au peuple et apprendre des secrets dont plus tard il faisait son profit comme souverain. C’est sous un pareil déguisement qu’il s’était introduit naguère dans l’okel des sabéens.
Cette fois-là, Hakem descendit vers la place de Roumelieh, le lieu du Caire où la population forme les groupes les plus animés : on se rassemblait dans les boutiques et sous les arbres pour écouter ou réciter des contes et des poèmes, en consommant des boissons sucrées, des limonades et des fruits confits. Des jongleurs, des almées et des montreurs d’animaux attiraient ordinairement autour d’eux une foule empressée de se distraire après les travaux de la journée ; mais, ce soir-là, tout était changé, le peuple présentait l’aspect d’une mer orageuse avec ses houles et ses brisans. Des voix sinistres couvraient çà et là le tumulte, et des discours pleins d’amertume retentissaient de toutes parts. Le calife écouta, et entendit partout cette exclamation : Les greniers publics sont vides !
En effet, depuis quelque temps, une disette très forte inquiétait la population ; l’espérance de voir arriver bientôt les blés de la haute Égypte avait calmé momentanément les craintes : chacun ménageait ses ressources de son mieux ; pourtant, ce jour-là, la caravane de Syrie étant arrivée très nombreuse, il était devenu presque impossible de trouver à se nourrir, et une grande foule excitée par les étrangers s’était portée aux greniers publics du vieux Caire, ressource suprême des plus grandes famines. Le dixième de chaque récolte est entassé là dans d’immenses enclos formés de hauts murs et construits jadis par Amrou. Sur l’ordre du conquérant de l’Égypte, ces greniers furent laissés sans toiture afin que les oiseaux du ciel pussent y prélever leur part. On avait respecté depuis cette disposition pieuse, qui ne laissait perdre d’ordinaire qu’une faible partie de la réserve, et semblait porter bonheur à la ville ; mais ce jour-là, quand le peuple en fureur demanda qu’il lui fût livré des grains, les employés répondirent qu’il était venu des bandes d’oiseaux qui avaient tout dévoré. A cette réponse, le peuple s’était cru menacé des plus grands maux, et depuis ce moment, la consternation régnait partout.
— Comment, se disait Hakem, n’ai-je rien su de ces choses ? Est-il possible qu’un prodige pareil se soit accompli ? J’en aurais vu l’annonce dans les astres ; rien n’est dérangé non plus dans le pentacle que j’ai tracé.
Il se livrait à cette méditation, quand un vieillard, qui portait le costume des Syriens, s’approcha et lui dit : — Pourquoi ne leur donnes-tu pas du pain, seigneur ?
Hakem leva la tête avec étonnement, fixa son œil de lion sur l’étranger et crut que cet homme l’avait reconnu sous son déguisement.
Cet homme était aveugle.
— Es-tu fou, dit Hakem, de t’adresser avec ces paroles à quelqu’un que tu ne vois pas et dont tu n’as entendu que les pas dans la poussière !
— Tous les hommes, dit le vieillard, sont aveugles vis-à-vis de Dieu.
— C’est donc à Dieu que tu t’adresses ?
— C’est à toi, seigneur.
Hakem réfléchit un instant, et sa pensée tourbillonna de nouveau comme dans l’ivresse du hachich.
— Sauve-les, dit le vieillard, car toi seul es la puissance, toi seul es la vie, toi seul es la volonté.
— Crois-tu donc que je puisse créer du blé ici, sur l’heure ? répondit Hakem en proie à une pensée indéfinie.
— Le soleil ne peut luire à travers le nuage, il le dissipe lentement. Le nuage qui te voile en ce moment, c’est le corps où tu as daigné descendre, et qui ne peut agir qu’avec les forces de l’homme. Chaque être subit la loi des choses ordonnées par Dieu. Dieu seul n’obéit qu’à la loi qu’il s’est faite lui-même. Le monde, qu’il a formé par un art cabalistique, se dissoudrait à l’instant, s’il manquait à sa propre volonté.
— Je vois bien, dit le calife avec un effort de raison, que tu n’es qu’un mendiant ; tu as reconnu qui je suis sous ce déguisement, mais ta flatterie est grossière. Voici une bourse de sequins ; laisse-moi.
— J’ignore quelle est ta condition, seigneur, car je ne vois qu’avec les yeux de l’âme. Quant à de l’or, je suis versé dans l’alchimie et je sais en faire quand j’en ai besoin ; je donne cette bourse à ton peuple. Le pain est cher ; mais, dans cette bonne ville du Caire, avec de l’or on a de tout.
— C’est quelque nécroman, se dit Hakem.
Cependant la foule ramassait les pièces semées à terre par le vieillard syrien et se précipitait au four du boulanger le plus voisin. On ne donnait ce jour-là qu’une ocque (trois livres) de pain pour chaque sequin d’or.
— Ah ! c’est comme cela, dit Hakem ; je comprends ! Ce vieillard, qui vient du pays de la sagesse, m’a reconnu et m’a parlé par allégorie. Le calife est l’image de Dieu ; ainsi que Dieu je dois punir.
Il se dirigea vers la citadelle, où il trouva le chef du guet, Abou-Arous, qui était dans la confidence de ses déguisemens. Il se fit suivre de cet officier et de son bourreau, comme il avait déjà fait en plusieurs circonstances, aimant assez, comme la plupart des princes orientaux, cette sorte de justice expéditive, puis il les ramena vers la maison du boulanger qui avait vendu le pain au poids de l’or. — Voici un voleur, dit-il au chef du guet.
— Il faut donc, dit celui-ci, lui clouer l’oreille au volet de sa boutique ?
— Oui, dit le calife, après avoir coupé la tête toutefois.
Le peuple, qui ne s’attendait pas à pareille fête, fit cercle avec joie dans la rue, tandis que le boulanger protestait en vain de son innocence. Le calife, enveloppé dans un machlah noir qu’il avait pris à la citadelle, semblait remplir les fonctions d’un simple cadi.
Le boulanger était à genoux et tendait le cou en recommandant son âme aux anges Monkir et Nekir. A cet instant, un jeune homme fendit la foule et s’élança vers Hakem en lui montrant un anneau d’argent constellé. — C’était Yousouf le sabéen.
— Accordez-moi, s’écria-t-il, la grâce de cet homme.
Hakem se rappela sa promesse et reconnut son ami des bords du Nil. Il fit un signe ; le bourreau s’éloigna du boulanger, qui se releva joyeusement. Hakem, entendant les murmures du peuple désappointé, dit quelques mots à l’oreille du chef du guet, qui s’écria à haute voix :
— Le glaive est suspendu jusqu’à demain à pareille heure. Alors il faudra que chaque boulanger fournisse le pain à raison de dix ocques pour un sequin.
— Je comprenais bien l’autre jour, dit le sabéen à Hakem, que vous étiez un homme de justice, en voyant votre colère contre les boissons défendues ; aussi cette bague me donne un droit dont j’userai de temps en temps.
— Mon frère, vous avez dit vrai, répondit le calife en l’embrassant. Maintenant ma soirée est finie ; allons faire une petite débauche de hachich à l’okel des sabéens.
III.
A son entrée dans la maison, Yousouf prit à part le chef de l’okel et le pria d’excuser son ami de la conduite qu’il avait tenue quelques jours auparavant. Chacun, dit-il, a son idée fixe dans l’ivresse. La sienne alors est d’être Dieu ! Cette explication fut transmise aux habitués, qui s’en montrèrent satisfaits.
Les deux amis s’assirent au même endroit que la veille ; le négrillon leur apporta la boîte qui contenait la pâte enivrante, et ils en prirent chacun une dose, qui ne tarda pas à produire son effet ; mais le calife, au lieu de s’abandonner aux fantaisies de l’hallucination et de se répandre en conversations extravagantes, se leva comme poussé par le bras de fer d’une idée fixe : une résolution immuable était écrite sur ses grands traits fermement sculptés, et, d’un ton de voix d’une autorité irrésistible, il dit à Yousouf :
— Frère, il faut prendre ta cange et me conduire à l’endroit où tu m’as déposé hier à l’île de Rodda, près des terrasses du jardin.
A cet ordre inopiné, Yousouf sentit errer sur ses lèvres quelques représentations qu’il lui fut impossible de formuler, bien qu’il lui parût bizarre de quitter l’okel précisément lorsque les béatitudes du hachich réclamaient le repos et les divans pour se développer à leur aise ; mais une telle puissance de volonté éclatait dans les yeux du calife, que le jeune homme descendit silencieusement à sa cange. Hakem s’assit à l’extrémité, près de la proue, et Yousouf se courba sur les rames. Le calife, qui, pendant ce court trajet, avait donné les signes de la plus violente exaltation, sauta à terre sans attendre que la barque se fût rangée au bord, et congédia son ami d’un geste royal et majestueux. Yousouf retourna à l’okel, et le prince prit le chemin du palais.
Il rentra par une poterne dont il toucha le ressort secret, et se trouva bientôt, après avoir franchi quelques corridors obscurs, au milieu de ses appartemens, où son apparition surprit ses gens, habitués à ne le voir revenir qu’aux premières lueurs du jour. Sa physionomie illuminée de rayons, sa démarche à la fois incertaine et raide, ses gestes étranges, inspirèrent une vague terreur aux eunuques ; ils imaginaient qu’il allait se passer au palais quelque chose d’extraordinaire, et, se tenant debout contre les murailles, la tête basse et les bras croisés, ils attendirent l’événement dans une respectueuse anxiété. On savait les justices d’Hakem promptes, terribles et sans motif apparent. Chacun tremblait, car nul ne se sentait pur.
Hakem cependant ne fit tomber aucune tête. Une pensée plus grave l’occupait tout entier ; négligeant ces petits détails de police, il se dirigea vers l’appartement de sa sœur, la princesse Sétalmulc, action contraire à toutes les idées musulmanes, et, soulevant la portière, il pénétra dans la première salle, au grand effroi des eunuques et des femmes de la princesse, qui se voilèrent précipitamment le visage.
Sétalmulc, — ce nom veut dire la dame du royaume — était assise au fond d’une pièce retirée, sur une pile de carreaux qui garnissaient une alcôve pratiquée dans l’épaisseur de la muraille ; l’intérieur de cette salle éblouissait par sa magnificence. La voûte, travaillée en petits dômes, offrait l’apparence d’un gâteau de miel ou d’une grotte à stalactites par la complication ingénieuse et savante de ses ornemens, où le rouge, le vert, l’azur et l’or mêlaient leurs teintes éclatantes. Des mosaïques de verre revêtaient les murs à hauteur d’homme de leurs plaques splendides ; des arcades évidées en cœur retombaient avec grâce sur les chapiteaux évasés en forme de turban que supportaient les colonnettes de marbre. Le long des corniches, sur les jambages des portes, sur les cadres des fenêtres couraient des inscriptions en écriture karmatique dont les caractères élégans se mêlaient à des fleurs, à des feuillages et à des enroulemens d’arabesques. Au milieu de la salle, une fontaine d’albâtre recevait dans sa vasque sculptée un jet d’eau dont la fusée de cristal montait jusqu’à la voûte et retombait en pluie fine avec un grésillement argentin.
A la rumeur causée par l’entrée de Hakem, Sétalmulc, inquiète, se leva et fit quelques pas vers la porte. Sa taille majestueuse parut avec tous ses avantages, car la sœur du calife était la plus belle princesse du monde : des sourcils d’un noir velouté surmontaient, de leurs arcs d’une régularité parfaite, des yeux qui faisaient baisser le regard comme si l’on eût contemplé le soleil ; son nez fin, d’une courbe légèrement aquiline indiquait la royauté de sa race, et, dans sa pâleur dorée, relevée aux joues de deux petits nuages de fard, sa bouche d’une pourpre éblouissante éclatait comme une grenade pleine de perles.
Le costume de Sétalmulc était d’une richesse inouïe : une corne de métal, recouverte de diamans, soutenait son voile de gaze mouchetée de paillons ; sa robe, mi-partie de velours vert et de velours incarnadin, disparaissait presque sous les inextricables ramages des broderies. Il se formait aux manches, aux coudes, à la poitrine, des foyers de lumière d’un éclat prodigieux, où l’or et l’argent croisaient leurs étincelles ; la ceinture, formée de plaques d’or travaillé à jour et constellée d’énormes boutons de rubis, glissait par son poids autour d’une taille souple et majestueuse, et s’arrêtait retenue par l’opulent contour des hanches. Ainsi vêtue, Sétalmulc faisait l’effet d’une de ces reines des empires disparus, qui avaient leurs dieux pour ancêtres.
La portière s’ouvrit violemment, et Hakem parut sur le seuil. A la vue de son frère, Sétalmulc ne put retenir un cri de surprise qui ne s’adressait pas tant à l’action insolite qu’à l’aspect étrange du calife. En effet, Hakem semblait n’être pas animé par la vie terrestre. Son teint pâle reflétait la lumière d’un autre monde. C’était bien la forme du calife, mais éclairée d’un autre esprit et d’une autre âme. Ses gestes étaient des gestes de fantôme, et il avait l’air de son propre spectre. Il s’avança vers Sétalmulc plutôt porté par la volonté que par des mouvemens humains, et quand il fut près d’elle, il l’enveloppa d’un regard si profond, si pénétrant, si intense, si chargé de pensées, que la princesse frissonna et croisa ses bras sur son sein, comme si une main invisible eût déchiré ses vêtemens.
— Sétalmulc, dit Hakem, j’ai pensé long-temps à te donner un mari ; mais aucun homme n’est digne de toi. Ton sang divin ne doit pas souffrir de mélange. Il faut transmettre intact à l’avenir le trésor que nous avons reçu du passé. C’est moi, Hakem, le calife, le seigneur du ciel et de la terre, qui serai ton époux : les noces se feront dans trois jours. Telle est ma volonté sacrée.
La princesse éprouva à cette déclaration imprévue un tel saisissement, que sa réponse s’arrêta à ses lèvres ; Hakem avait parlé avec une telle autorité, une domination si fascinatrice, que Sétalmulc sentit que toute objection était impossible. Sans attendre la réponse de sa sœur, Hakam rétrograda jusqu’à la porte ; puis il regagna sa chambre, et, vaincu par le hachich, dont l’effet était arrivé à son plus haut degré, il se laissa tomber sur les coussins comme une masse et s’endormit.
Aussitôt après le départ de son frère, Sétalmulc manda près d’elle le grand-vizir Argévan, et lui raconta tout ce qui venait de se passer. Argévan avait été le régent de l’empire pendant la première jeunesse de Hakem, proclamé calife à onze ans ; un pouvoir sans contrôle était resté dans ses mains, et la puissance de l’habitude le maintenait dans les attributions du véritable souverain, dont Hakem avait seulement les honneurs.
Ce qui se passa dans l’esprit d’Argévan après le récit que lui fit Sétalmulc de la visite nocturne du calife ne peut humainement se décrire ; mais qui aurait pu sonder les secrets de cette âme profonde ? Est-ce l’étude et la méditation qui avaient amaigri ses joues et assombri son regard austère ? Est-ce la résolution et la volonté qui avaient tracé sur les lignes de son front la forme sinistre du tau, signe des destinées fatales ? La pâleur d’un masque immobile, qui ne se plissait par momens qu’entre les deux sourcils, annonçait-elle seulement qu’il était issu des plaines brûlées du Mahgreb ? Le respect qu’il inspirait à la population du Caire, l’influence qu’il avait prise sur les riches et les puissans, étaient-ils la reconnaissance de la sagesse et de la justice apportées à l’administration de l’état ?
Toujours est-il que Sétalmulc, élevée par lui, le respectait à l’égal de son père, le précédent calife. Argévan partagea l’indignation de la sultane, et dit seulement : — Hélas ! quel malheur pour l’empire ! Le prince des croyans a vu sa raison obscurcie. Après la famine, c’est un autre fléau dont le ciel nous frappe. Il faut ordonner des prières publiques ; notre seigneur est devenu fou (medjnoun).
— Dieu nous en préserve ! s’écria Sétalmulc.
— Au réveil du prince des croyans, ajouta le vizir, j’espère que cet égarement se sera dissipé, et qu’il pourra, comme à l’ordinaire, présider le grand conseil.
Argévan attendait au point du jour le réveil du calife. Celui-ci n’appela ses esclaves que très tard, et on lui annonça que déjà la salle du divan était remplie de docteurs, de gens de loi et de cadis. Lorsque Hakem entra dans la salle, tout le monde se prosterna selon la coutume, et le vizir, en se relevant, interrogea d’un regard curieux le visage pensif du maître.
Ce mouvement n’échappa point au calife. Une sorte d’ironie glaciale lui sembla empreinte dans les traits de son ministre. Depuis quelque temps déjà le prince regrettait l’autorité trop grande qu’il avait laissé prendre à des inférieurs, et, en voulant agir par lui-même, il s’étonnait de rencontrer toujours des résistances parmi les ulémas, cachefs et moudhirs, tous dévoués à Argévan. C’est pour échapper à cette tutelle, et afin de juger les choses par lui-même, qu’il s’était précédemment résolu à des déguisemens et à des promenades nocturnes.
Le calife, voyant qu’on ne s’occupait que des affaires courantes, arrêta la discussion, et dit d’une voix éclatante : — Parlons un peu de la famine ; je me suis promis aujourd’hui de faire trancher la tête à tous les boulangers. — Un vieillard se leva du banc des ulémas, et dit : — Prince des croyans, n’as-tu pas fait grâce à l’un d’eux dans la nuit ? Le son de cette voix n’était pas inconnu au calife, qui répondit : — Cela est vrai, mais j’ai fait grâce à condition que le pain serait vendu à raison de dix ocques pour un sequin.
— Songe, dit le vieillard, que ces malheureux paient la farine dix sequins l’ardeb. Punis plutôt ceux qui la leur vendent à ce prix.
— Quels sont ceux-là ?
— Les moultezims, les cachefs, les moudhirs, et les ulémas eux-mêmes, qui en possèdent des amas dans leurs maisons.
Un frémissement courut parmi les membres du conseil et les assistans, qui étaient les principaux habitans du Caire.
Le calife pencha la tête dans ses mains et réfléchit quelques instans. Argévan irrité voulut répondre à ce que venait de dire le vieil uléma, mais la voix tonnante de Hakem retentit dans l’assemblée :
— Ce soir, dit-il, au moment de la prière, je sortirai de mon palais de Rodda, je traverserai le bras du Nil dans ma cange, et, sur le rivage, le chef du guet m’attendra avec son bourreau ; je suivrai la rive gauche du calish (canal), j’entrerai au Caire par la porte Bab-el-Tahla, pour me rendre à la mosquée de Rachida. A chaque maison de moultezim, de cachef ou d’uléma que je rencontrerai, je demanderai s’il y a du blé, et, dans toute maison où il n’y en aura pas, je ferai pendre ou décapiter le propriétaire.
Le vizir Argévan n’osa pas élever la voix dans le conseil après ces paroles du calife ; mais le voyant rentrer dans ses appartemens, il se précipita sur ses pas, et lui dit : — Vous ne ferez pas cela, seigneur !
— Retire-toi ! dit Hakem avec colère. Te souviens-tu que, lorsque j’étais enfant, tu m’appelais par plaisanterie le Lézard... Eh bien ! maintenant le lézard est devenu dragon.
IV.
Le soir même de ce jour, quand vint l’heure de la prière, Hakem entra dans la ville par le quartier des soldats, suivi seulement du chef du guet et de son exécuteur : il s’aperçut que toutes les rues étaient illuminées sur son passage. Les gens du peuple tenaient des bougies à la main pour éclairer la marche du prince, et s’étaient groupés principalement devant chaque maison de docteur, de cachef, de notaire ou autres personnages éminens qu’indiquait l’ordonnance. Partout le calife entrait et trouvait un grand amas de blé ; aussitôt il ordonnait qu’il fût distribué à la foule et prenait le nom du propriétaire. — Par ma promesse, leur disait-il, votre tête est sauve ; mais apprenez désormais à ne pas faire chez vous d’amas de blé, soit pour vivre dans l’abondance au milieu de la misère générale, soit pour le revendre au poids de l’or et tirer à vous en peu de jours toute la fortune publique.
Après avoir visité ainsi quelques maisons, il envoya des officiers dans les autres et se rendit à la mosquée de Rachida pour faire lui-même la prière, car c’était un vendredi ; mais, en entrant, son étonnement fut grand de trouver la tribune occupée et d’être salué par ces paroles : — Que le nom d’Hakem soit glorifié sur la terre comme dans les cieux ! Louange éternelle au Dieu vivant !
Si enthousiasmé que fût le peuple de ce que venait de faire le calife, cette prière inattendue devait indigner les fidèles croyans : aussi plusieurs montèrent-ils à la chaire pour jeter en bas le blasphémateur ; mais ce dernier se leva et descendit avec majesté, faisant reculer à chaque pas les assaillans et traversant la foule étonnée, qui s’écriait en le voyant de plus près : « C’est un aveugle ! la main de Dieu est sur lui. » Hakem avait reconnu le vieillard de la place Roumelieh, et, comme dans l’état de veille un rapport inattendu unit parfois quelque fait matériel aux circonstances d’un rêve oublié jusque-là, il vit, comme par un coup de foudre, se mêler la double existence de sa vie et de ses extases. Cependant son esprit luttait encore contre cette impression nouvelle, de sorte que, sans s’arrêter plus long-temps dans la mosquée, il remonta à cheval et prit le chemin de son palais.
Il fit mander le vizir Argévan, mais ce dernier ne put être trouvé. Comme l’heure était venue d’aller au Mokattam consulter les astres, le calife se dirigea vers la tour de l’observatoire et monta à l’étage supérieur, dont la coupole, percée à jour, indiquait les douze maisons les astres. Saturne, la planète de Hakem, était pâle et plombé, et Mars, qui a donné son nom à la ville du Caire, flamboyait de cet éclat sanglant qui annonce guerre et danger. Hakem descendit au premier étage de la tour où se trouvait une table cabalistique établie par son grand-père Moëzzeldin. Au milieu d’un cercle autour duquel étaient écrits en chaldéen les noms de tous les pays de la terre, se trouvait la statue de bronze d’un cavalier armé d’une lance qu’il tenait droite ordinairement ; mais, quand un peuple ennemi marchait contre l’Égypte, le cavalier baissait sa lance en arrêt, et se tournait vers le pays d’où venait l’attaque. Hakem vit le cavalier tourné vers l’Arabie : « Encore cette race des Abassides ! s’écria-t-il, ces fils dégénérés d’Omar, que nous avions écrasés dans leur capitale de Bagdad ! Mais que m’importent ces infidèles maintenant, j’ai en main la foudre ! »
En y songeant davantage, pourtant, il sentait bien qu’il était homme comme par le passé ; l’hallucination n’ajoutait plus à sa certitude d’être un Dieu la confiance d’une force surhumaine.
— Allons, se dit-il, prendre les conseils de l’extase. Et il alla s’enivrer de nouveau de cette pâte merveilleuse, qui peut-être est la même que l’ambroisie, nourriture des immortels.
Le fidèle Yousouf était arrivé déjà, regardant d’un œil rêveur l’eau du Nil, morne et plate, diminuée à un point qui annonçait toujours la sécheresse et la famine. — Frère, lui dit Hakem, est-ce à tes amours que tu rêves ? Dis-moi alors quelle est ta maîtresse, et, sur mon serment, tu l’auras.
— Le sais-je, hélas ! dit Yousouf. Depuis que le souffle du Khamsin rend les nuits étouffantes, je ne rencontre plus sa cange dorée sur le Nil. Lui demander ce qu’elle est, l’oserais-je, même si je la revoyais ? J’arrive à croire parfois que tout cela n’était qu’une illusion de cette herbe perfide, qui attaque ma raison peut-être... si bien que je ne sais plus déjà même distinguer ce qui est rêve de ce qui est réalité.
— Le crois-tu ? dit Hakem avec inquiétude. Puis, après un instant d’hésitation, il dit à son compagnon : — Qu’importe ? Oublions la vie encore aujourd’hui.
Une fois plongé dans l’ivresse du hachich, il arrivait, chose étrange ! que les deux amis entraient dans une certaine communauté d’idées et d’impressions. Yousouf s’imaginait souvent que son compagnon, s’élançant vers les cieux et frappant du pied le sol indigne de sa gloire, lui tendait la main et l’entraînait dans les espaces à travers les astres tourbillonnans et les atmosphères blanchies d’une semence d’étoiles ; bientôt Saturne, pâle mais couronné d’un anneau lumineux, grandissait et se rapprochait, entouré des sept lunes qu’emporte son mouvement rapide, et dès lors qui pourrait dire ce qui se passait à leur arrivée dans cette divine patrie de leurs songes ? La langue humaine ne peut exprimer que des sensations conformes à notre nature ; seulement, quand les deux amis conversaient dans ce rêve divin, les noms qu’ils se donnaient n’étaient plus des noms de la terre.
Au milieu de cette extase, arrivée au point de donner à leurs corps l’apparence de masses inertes, Hakem se tordit tout à coup en s’écriant : — Eblis ! Eblis ! — Au même instant, des zebecks enfonçaient la porte de l’okel, et, à leur tête, Argévan, le vizir, faisait cerner la salle et ordonnait qu’on s’emparât de tous ces infidèles, violateurs de l’ordonnance du calife, qui défendait l’usage du hachich et des boissons fermentées. — Démon ! s’écria le calife reprenant ses sens et rendu à lui-même, je te faisais chercher pour avoir ta tête ! Je sais que c’est toi qui as organisé la famine et distribué à tes créatures la réserve des greniers de l’état ! A genoux devant le prince des croyans ! commence par répondre, et tu finiras par mourir.
Argévan fronça le sourcil, et son œil sombre s’éclaira d’un froid sourire.
— Au Moristan, ce fou qui se croit le calife ! dit-il dédaigneusement aux gardes.
Quant à Yousouf, il avait déjà sauté dans sa cange, prévoyant bien qu’il ne pourrait défendre son ami.
Le Moristan, qui aujourd’hui est attenant à la mosquée de Kalaoum, était alors une vaste prison dont une partie seulement était consacrée aux fous furieux. Le respect des Orientaux pour les fous ne va pas jusqu’à laisser en liberté ceux qui pourraient être nuisibles. Hakem, en s’éveillant le lendemain dans une obscure cellule, comprit bien vite qu’il n’avait rien à gagner à se mettre en fureur ni à se dire le calife sous des vêtemens de fellah. D’ailleurs, il y avait déjà cinq califes dans l’établissement et un certain nombre de dieux. Ce dernier titre n’était donc pas plus avantageux à prendre que l’autre. Hakem était trop convaincu, du reste, par mille efforts faits dans la nuit pour briser sa chaîne, que sa divinité emprisonnée dans un faible corps, le laissait, comme la plupart des bouddhas de l’Inde et autres incarnations de l’Être suprême, abandonné à toute la malice humaine et aux lois matérielles de la force. Il se souvint même que la situation où il s’était mis ne lui était pas nouvelle. — Tâchons surtout, dit-il, d’éviter la flagellation. — Cela n’était pas facile, car c’était le moyen employé généralement alors contre l’incontinence de l’imagination. Quand arriva la visite du hekim (médecin), celui-ci était accompagné d’un autre docteur qui paraissait étranger. La prudence de Hakem était telle, qu’il ne marqua aucune surprise de cette visite, et se borna à répondre qu’une débauche de hachich avait été chez lui la cause d’un égarement passager, que maintenant il se sentait comme à l’ordinaire. Le médecin consultait son compagnon et lui parlait avec une grande déférence. Ce dernier secoua la tête et dit que souvent les insensés avaient des momens lucides et se faisaient mettre en liberté avec d’adroites suppositions. Cependant il ne voyait pas de difficulté à ce qu’on donnât à celui-ci la liberté de se promener dans les cours.
— Est-ce que vous êtes aussi médecin ? dit le calife au docteur étranger.
— C’est le prince de la science, s’écria le médecin des fous, c’est le grand Ebn Sina (Avicenne), qui, arrivé nouvellement de Syrie, daigne visiter le Moristan.
Cet illustre nom d’Avicenne, le savant docteur, le maître vénéré de la santé et de la vie des hommes, — et qui passait aussi près du vulgaire pour un magicien capable des plus grands prodiges, — fit une vive impression sur l’esprit du calife. Sa prudence l’abandonna ; il s’écria : « O toi qui me vois ici, tel qu’autrefois Aïssé (Jésus), abandonné sous cette forme et dans mon impuissance humaine aux entreprises de l’enfer, doublement méconnu comme calife et comme dieu, songe qu’il convient que je sorte au plus tôt de cette indigne situation. Si tu es pour moi, fais-le connaître ; si tu ne crois pas à mes paroles, sois maudit ! »
Avicenne ne répondit pas, mais il se tourna vers le médecin en secouant la tête, et lui dit : « Vous voyez !... déjà sa raison l’abandonne », et il ajouta : « Heureusement ce sont là des visions qui ne font de mal à qui que ce soit. J’ai toujours dit que le chanvre avec lequel on fait la pâte de hachich était cette herbe même qui, au dire d’Hippocrate, communiquait aux animaux une sorte de rage et les portait à se précipiter dans la mer. Le hachich était connu déjà du temps de Salomon : vous pouvez lire le mot hachichot dans le Cantique des Cantiques, où les qualités enivrantes de cette préparation...... » La suite de ces paroles se perdit pour Hakem en raison de l’éloignement des deux médecins, qui passaient dans une autre cour. Il resta seul, abandonné aux impressions les plus contraires, doutant qu’il fût Dieu, doutant même qu’il fût calife, ayant peine à réunir les fragmens épars de ses pensées. Profitant de la liberté relative qui lui était laissée, il s’approcha des malheureux répandus çà et là dans de bizarres attitudes, et, prêtant l’oreille à leurs chants et à leurs discours, ils y surprit quelques idées qui attirèrent son attention.
Un de ces insensés était parvenu, en ramassant divers débris, à se composer une sorte de tiare étoilée de morceaux de verre, et drapait sur ses épaules des haillons couverts de broderies éclatantes qu’il avait figurées avec des bribes de clinquant : — Je suis, disait-il, le Kaïmalzeman (le chef du siècle), et je vous dis que les temps sont arrivés.
— Tu mens, lui disait un autre. Ce n’est pas toi qui es le véritable ; mais tu appartiens à la race des dives et tu cherches à nous tromper.
— Qui suis-je donc, à ton avis ? disait le premier.
— Tu n’es autre que Thamurath, le dernier roi des génies rebelles ! Ne te souviens-tu pas de celui qui te vainquit dans l’île de Sérendib, et qui n’était autre qu’Adam, c’est-à-dire moi-même ? Ta lance et ton bouclier sont encore suspendus comme trophées sur mon tombeau (1).
— Son tombeau ! dit l’autre en éclatant de rire, jamais on n’a pu en trouver la place. Je lui conseille d’en parler !
— J’ai le droit de parler de tombeau, ayant vécu déjà six fois parmi les hommes et étant mort six fois aussi comme je le devais ; on m’en a construit de magnifiques ; mais c’est le tien qu’il serait difficile de découvrir, attendu que, vous autres dives, vous ne vivez que dans des corps morts !
La huée générale qui succéda à ces paroles s’adressait au malheureux empereur des dives, qui se leva furieux, et dont le prétendu Adam fit tomber la couronne d’un revers de main. L’autre fou s’élança sur lui, et la lutte des deux ennemis allait se renouveler après cinq milliers d’années (d’après leur compte), si l’un des surveillans ne les eût séparés à coups de nerfs de bœuf, distribués d’ailleurs avec impartialité.
On se demandera quel était l’intérêt que prenait Hakem à ces conversations d’insensés qu’il écoutait avec une attention marquée, ou qu’il provoquait même par quelques mots. Seul maître de sa raison au milieu de ces intelligences égarées, il se replongeait silencieusement dans tout un monde de souvenirs. Par un effet singulier qui résultait peut-être de son attitude austère, les fous semblaient le respecter, et nul d’entre eux n’osait lever les yeux sur sa figure ; cependant quelque chose les portait à se grouper autour de lui, comme ces plantes qui, dans les dernières heures de la nuit, se tournent déjà vers la lumière encore absente.
Si les mortels ne peuvent concevoir par eux-mêmes ce qui se passe dans l’âme d’un homme qui tout à coup se sent prophète, ou d’un mortel qui se sent Dieu, la fable et l’histoire du moins leur ont permis de supposer quels doutes, quelles angoisses doivent se produire dans ces divines natures à l’époque indécise où leur intelligence se dégage des liens passagers de l’incarnation. Hakem arrivait par instans à douter de lui-même, comme le fils de l’homme au mont des Oliviers, et ce qui surtout frappait sa pensée d’étourdissement, c’est l’idée que sa divinité lui avait été d’abord révélée dans les extases du hachich. — Il existe donc, se disait-il, quelque chose de plus fort que celui qui est tout, et ce serait une herbe des champs qui pourrait créer de tels prestiges ? Il est vrai qu’un simple ver prouva qu’il était plus fort que Salomon, lorsqu’il perça et fit se rompre par le milieu le bâton sur lequel s’était appuyé ce prince des génies ; mais qu’était-ce que Salomon près de moi, si je suis véritablement Albar (l’Éternel) ?
(1) Les traditions des Arabes et des Persans supposent que pendant de longues séries d’années la terre fut peuplée par des races dites préadamites, dont le dernier empereur fut vaincu par Adam.
V.
Par une étrange raillerie dont l’esprit du mal pouvait seul concevoir l’idée, il arriva qu’un jour le Moristan reçut la visite de la sultane Sétalmulc, qui venait, selon l’usage des personnes royales, apporter des secours et des consolations aux prisonniers. Après avoir visité la partie de la maison consacrée aux criminels, elle voulut aussi voir l’asile de la démence. La sultane était voilée ; mais Hakem la reconnut à sa voix, et ne put retenir sa fureur en voyant près d’elle le ministre Argévan, qui, souriant et calme, lui faisait les honneurs du lieu.
— Voici, disait-il, des malheureux abandonnés à mille idées extravagantes. L’un se dit prince des génies, un autre prétend qu’il est le même qu’Adam ; mais le plus ambitieux, c’est celui que vous voyez là, dont la ressemblance avec le calife votre frère est frappante.
— Cela est extraordinaire en effet, dit Sétalmulc.
— Eh bien ! reprit Argévan, cette ressemblance seule a été cause de son malheur. A force de s’entendre dire qu’il était l’image même du calife, il s’est figuré être le calife et, non content de cette idée, il a prétendu qu’il était Dieu. C’est simplement un misérable fellah qui s’est gâté l’esprit comme tant d’autres par l’abus des substances enivrantes... Mais il serait curieux de voir ce qu’il dirait en présence du calife lui-même..
— Misérable ! s’écia Hakem, tu as donc créé un fantôme qui me ressemble et qui tient ma place ?
Il s’arrêta, songeant tout à coup que sa prudence l’abandonnait et que peut-être il allait livrer sa vie à de nouveaux dangers ; heureusement le bruit que faisaient les fous empêcha que l’on entendît ses paroles. Tous ces malheureux accablaient Argévan d’imprécations, et le roi des djinns surtout lui portait des défis teribles.
— Sois tranquille ! lui criait-il. Attends que je sois mort seulement ; nous nous retrouverons ailleurs.
Argévan haussa les épaules et sortit avec la sultane.
Hakem n’avait pas même essayé d’invoquer les souvenirs de cette dernière. En y réfléchissant, il voyait la trame trop bien tissée pour espérer de la rompre d’un seul effort. Ou il était réellement méconnu au profit de quelque imposteur, ou sa sœur et son ministre s’étaient entendus pour lui donner une leçon de sagesse en lui faisant passer quelques jours au Moristan. Peut-être voulaient-ils profiter plus tard de la notoriété qui résulterait de cette situation pour s’emparer du pouvoir et le maintenir lui-même en tutelle. Il y avait bien sans doute quelque chose de cela : ce qui pouvait encore le donner à penser, c’est que la sultane, en quittant le Moristan, promit à l’iman de la mosquée de consacrer une somme considérable à faire agrandir et magnifiquement réédifier le local destiné aux fous, — au point, disait-elle, que leur habitation paraîtra digne d’un calife (1).
Hakem, après le départ de sa sœur et de son ministre, dit seulement : « Il fallait que cela fût ainsi ! » Et il reprit sa manière de vivre, ne démentant pas la douceur et la patience dont il avait fait preuve jusque-là. Seulement il s’entretenait longuement avec ceux de ses compagnons d’infortune qui avaient des instans lucides, et aussi avec des habitans de l’autre partie du Moristan qui venaient souvent aux grilles formant la séparation des cours, pour s’amuser des extravagances de leurs voisins. Hakem les accueillait alors avec des paroles telles, que ces malheureux se pressaient là des heures entières, le regardant comme un inspiré (melbous). N’est-ce pas une chose étrange que la parole divine trouve toujours ses premiers fidèles parmi les misérables ? Ainsi mille ans auparavant le Messie voyait son auditoire composé surtout de gens de mauvaise vie, de péagers et de publicains.
Le calife, une fois établi dans leur confiance, les appelait l’un après l’autre, leur faisait raconter leur vie, les circonstances de leurs fautes ou de leurs crimes, et recherchait profondément les premiers motifs de ces désordres : ignorance et misère, voilà ce qu’il trouvait au fond de tout. Ces hommes lui racontaient aussi les mystères de la vie sociale, les manœuvres des usuriers, des monopoleurs, des gens de loi, des chefs de corporation, des collecteurs et des plus hauts négocians du Caire, se soutenant tous, se tolérant les uns les autres, multipliant leur pouvoir et leur influence par des alliances de famille, corrupteurs, corrompus, augmentant ou baissant à volonté les tarifs du commerce, maîtres de la famine ou de l’abondance, de l’émeute ou de la guerre, opprimant sans contrôle un peuple en proie aux premières nécessités de la vie. Tel avait été le résultat de l’administration d’Argévan le vizir pendant la longue minorité de Hakem.
De plus, des bruits sinistres couraient dans la prison ; les gardiens eux-mêmes ne craignaient plus de les répandre : on disait qu’une armée étrangère s’approchait de la ville et campait déjà dans la plaine de Gizeh, que la trahison lui soumettrait le Caire sans résistance, et que les seigneurs, les ulémas et les marchands, craignant pour leurs richesses le résultat d’un siège, se préparaient à livrer les portes et avaient séduit les chefs militaires de la citadelle. On s’attendait à voir le lendemain même le général ennemi faire son entrée dans la ville par la porte Bab-el-Hadyd. De ce moment, la race des Fatimites était dépossédée du trône ; les califes Abassides régnaient désormais au Caire comme à Bagdad, et les prières publiques allaient se faire en leur nom. « Voilà ce qu’Argévan m’avait préparé ! se dit le calife ; voilà ce que m’annonçait le talisman disposé par mon père, et ce qui faisait pâlir dans le ciel l’étincelant Pharouis (Saturne) ! Mais le moment est venu de voir ce que peut ma parole, et si je me laisserai vaincre comme autrefois le Nazaréen. »
Le soir approchait ; les prisonniers étaient réunis dans les cours pour la prière accoutumée. Hakem prit la parole, s’adressant à la fois à cette double population d’insensés et de malfaiteurs que séparait une porte grillée ; il leur dit ce qu’il était et ce qu’il voulait d’eux avec une telle autorité et de telles preuves, que personne n’osa douter. En un instant, l’effort de cent bras avait rompu les barrières intérieures, et les gardiens, frappés de crainte, livraient les portes donnant sur la mosquée. Le calife y entra bientôt, porté dans les bras de ce peuple de malheureux que sa voix enivrait d’enthousiasme et de confiance. « C’est le calife ! le véritable prince des croyans ! » s’écriaient les condamnés judiciaires. « C’est Allah qui vient juger le monde ! » hurlait la troupe des insensés. Deux d’entre ces derniers avaient pris place à la droite et à la gauche de Hakem, criant : « Venez tous aux assises que tient notre seigneur Hakem. »
Les croyans réunis dans la mosquée ne pouvaient comprendre que la prière fût ainsi troublée, mais l’inquiétude répandue par l’approche des ennemis disposait tout le monde aux événemens extraordinaires. Quelques-uns fuyaient, semant l’alarme dans les rues ; d’autres criaient : « C’est aujourd’hui le jour du dernier jugement ! » Et cette pensée réjouissait les plus pauvres et les plus souffrans qui disaient : « Enfin, Seigneur ! enfin voici ton jour ! »
Quand Hakem se montra sur les marches de la mosquée, un éclat surhumain environnait sa face, et sa chevelure, qu’il portait toujours longue et flottante contre l’usage des musulmans, répandait ses longs anneaux sur un manteau de pourpre dont ses compagnons lui avaient couvert les épaules. Les juifs et les chrétiens, toujours nombreux dans cette rue Soukarieh qui traverse les bazars, se prosternaient eux-mêmes, disant : « C’est le véritable Messie, ou bien c’est l’antechrist annoncé par les Écritures pour paraître mille ans après Jésus ! » Quelques personnes aussi avaient reconnu le souverain ; mais on ne pouvait s’expliquer comment il se trouvait au milieu de la ville, tandis que le bruit général était qu’à cette heure-là même il marchait à la tête des troupes contre les ennemis campés dans la plaine qui entoure les pyramides.
— O vous, mon peuple ! dit Hakem aux malheureux qui l’entouraient, vous, mes fils véritables, ce n’est pas mon jour, c’est le vôtre qui est venu. Nous sommes arrivés à cette époque qui se renouvelle chaque fois que la parole du ciel perd de son pouvoir sur les âmes, moment où la vertu devient crime, où la sagesse devient folie, où la gloire devient honte, tout ainsi marchant au rebours de la justice et de la vérité. Jamais alors la voix d’en haut n’a manqué d’illuminer les esprits, ainsi que l’éclair avant la foudre ; c’est pourquoi il a été dit tour à tour : Malheur à toi, Énochia, ville des enfans de Caïn, ville d’impuretés et de tyrannie ! malheur à toi, Gomorrhe ! malheur à vous, Ninive et Babylone ! et malheur à toi, Jérusalem ! Cette voix qui ne se lasse pas retentit ainsi d’âge en âge, et toujours entre la menace et la peine, il y a eu du temps pour le repentir. Cependant le délai se raccourcit de jour en jour ; quand l’orage se rapproche, le feu suit de plus près l’éclair ! Montrons que désormais la parole est armée, et que sur la terre va s’établir enfin le règne annoncé par les prophètes ! — A vous, enfans, cette ville enrichie par la fraude, par l’usure, par les injustices et la rapine ; à vous ces trésors pillés, ces richesses volées. Faites justice de ce luxe qui trompe, de ces vertus fausses, de ces mérites acquis à prix d’or, de ces trahisons parées qui, sous prétexte de paix, vous ont vendus à l’ennemi. Le feu, le feu partout à cette ville que mon aïeul Moëzzeldin avait fondée sous les auspices de la victoire (kahira), et qui deviendrait le monument de votre lâcheté !
Était-ce comme souverain, était-ce comme Dieu que le calife s’adressait ainsi à la foule ? Certainement il avait en lui cette raison suprême qui est au-dessus de la justice ordinaire ; autrement sa colère eût frappé au hasard comme celle des bandits qu’il avait déchaînés. En peu d’instans, la flamme avait dévoré les bazars au toit de cèdre et les palais aux terrasses sculptées, aux colonnettes frêles ; les plus riches habitations du Caire livraient au peuple leurs intérieurs dévastés. Nuit terrible, où la puissance souveraine prenait les allures de la révolte, où la vengeance du ciel usait des armes de l’enfer !
L’incendie et le sac de la ville durèrent trois jours ; les habitans des plus riches quartiers avaient pris les armes pour se défendre, et une partie des soldats grecs et des kétamis, troupes barbaresques dirigées par Argévan, luttaient contre les prisonniers et la populace qui exécutaient les ordres de Hakem. Argévan répandait le bruit que Hakem était un imposteur, que le véritable calife était avec l’armée dans les plaines de Gizeh, de sorte qu’un combat terrible aux lueurs des incendies avait lieu sur les grandes places et dans les jardins. Hakem s’était retiré sur les hauteurs de Karafah, et tenait en plein air ce tribunal sanglant où, selon les traditions, il apparut comme assisté des anges, ayant près de lui Adam et Salomon, l’un témoin pour les hommes, l’autre pour les génies. On amenait là tous les gens signalés par la haine publique, et leur jugement avait lieu en peu de mots ; les têtes tombaient aux acclamations de la foule ; il en périt plusieurs milliers dans ces trois jours. La mêlée au centre de la ville n’était pas moins meurtrière ; Argévan fut enfin frappé d’un coup de lance entre les épaules par un nommé Reïdan, qui apporta sa tête aux pieds du calife ; de ce moment, la résistance cessa. On dit qu’à l’instant même où ce vizir tomba en poussant un cri épouvantable, les hôtes du Moristan, doués de cette seconde vue particulière aux insensés, s’écrièrent qu’ils voyaient dans l’air Eblis (Satan), qui, sorti de la dépouille mortelle d’Argévan, appelait à lui et ralliait dans l’air les démons incarnés jusque-là dans les corps de ses partisans. Le combat commencé sur terre se continuait dans l’espace ; les phalanges de ces éternels ennemis se reformaient et luttaient encore avec les forces des élémens. C’est à ce propos qu’un poète arabe a dit :
« Égypte ! Égypte ! tu les connais, ces luttes sombres des bons et des mauvais génies, quand Typhon, à l’haleine étouffante, absorbe l’air et la lumière ; quand la peste décime tes populations laborieuses ; quand le Nil diminue ses inondations annuelles ; quand les sauterelles en épais nuages dévorent dans un jour toute la verdure des champs.
« Ce n’est donc pas assez que l’Enfer agisse par ses redoutables fléaux, il peut aussi peupler la terre d’âmes cruelles et cupides, qui, sous la forme humaine, cachent la nature perverse des chacals et des serpens ! »
Cependant, quand arriva le quatrième jour, la ville étant à moitié brûlée, les chériffs se rassemblèrent dans les mosquées levant en l’air les Alcorans et s’écriant : « O Hakem ! ô Allah ! » Mais leur cœur ne s’unissait pas à leur prière. Le vieillard qui avait déjà salué dans Hakem la divinité se présenta devant ce prince et lui dit : « Seigneur, c’est assez ; arrête la destruction au nom de ton aïeul Moëzzeldin. » Hakem voulut questionner cet étrange personnage qui n’apparaissait qu’à des heures sinistres ; mais le vieillard avait disparu déjà dans la mêlée des assistans.
Hakem prit sa monture ordinaire, un âne gris, et se mit à parcourir la ville, semant des paroles de réconciliation et de clémence. C’est à dater de ce moment qu’il réforma les édits sévères prononcés contre les chrétiens et les juifs, et dispensa les premiers de porter sur les épaules une lourde croix de bois, les autres de porter au col un billot. Par une tolérance égale envers tous les cultes, il voulait amener les esprits à accepter peu à peu une doctrine nouvelle. Des lieux de conférence furent établis, notamment dans un édifice qu’on appela maison de sagesse, et plusieurs docteurs commencèrent à soutenir publiquement la divinité de Hakem. Toutefois l’esprit humain est tellement rebelle aux croyances que le temps n’a pas consacrées, qu’on ne put inscrire au nombre des fidèles qu’environ trente mille habitans du Caire. Il y eut un nommé Almoschadjar qui dit aux sectateurs de Hakem : « Celui que vous invoquez à la place de Dieu ne pourrait créer une mouche, ni empêcher une mouche de l’inquiéter. » Le calife, instruit de ces paroles, lui fit donner cent pièces d’or pour preuve qu’il ne voulait pas forcer les consciences. D’autres disaient : « Ils ont été plusieurs dans la famille des Fatimites atteints de cette illusion. C’est ainsi que le grand-père de Hakem, Moëzzeldin, se cachait pendant plusieurs jours et disait avoir été enlevé au ciel ; plus tard, il s’est retiré dans un souterrain, et on a dit qu’il avait disparu de la terre sans mourir comme les autres hommes. » Hakem recueillait ces paroles qui le jetaient dans de longues méditations.
(1) C’est depuis, en effet, qu’a été construit le bâtiment actuel, l’un des plus magnifiques du Caire.
VI.
Le calife était rentré dans son palais des bords du Nil et avait repris sa vie habituelle, reconnu désormais de tous et débarrassé d’ennemis. Depuis quelque temps déjà les choses avaient repris leur cours accoutumé. Un jour il entra chez sa sœur Sétalmulc et lui dit de préparer tout pour leur mariage, qu’il désirait faire secrètement, de peur de soulever l’indignation publique, le peuple n’étant pas encore assez convaincu de la divinité de Hakem pour ne pas se choquer d’une telle violation des lois établies. Les cérémonies devaient avoir pour témoins seulement les eunuques et les esclaves, et s’accomplir dans la mosquée du palais ; quant aux fêtes, suite obligatoire de cette union, les habitans du Caire, accoutumés à voir les ombrages du sérail s’étoiler de lanternes et à entendre des bruits de musique emportés par la brise nocturne de l’autre côté du fleuve, ne les remarqueraient pas ou ne s’en étonneraient en aucune façon. Plus tard Hakem, lorsque les temps seraient venus et les esprits favorablement disposés, se réservait de proclamer hautement ce mariage mystique et religieux.
Quand le soir vint, le calife, s’étant déguisé suivant sa coutume, sortit et se dirigea vers son observatoire du Mokattam, afin de consulter les astres. Le ciel n’avait rien de rassurant pour Hakem : des conjonctions sinistres de planètes, des nœuds d’étoiles embrouillés lui présageaient un péril de mort prochaine. Ayant comme Dieu la conscience de son éternité, il s’alarmait peu de ces menaces célestes, qui ne regardaient que son enveloppe périssable. Cependant il se sentit le cœur serré par une tristesse poignante, et, renonçant à sa tournée habituelle, il revint au palais dans les premières heures de la nuit.
En traversant le fleuve dans sa cange, il vit avec surprise les jardins du palais illuminés comme pour une fête : il entra. Des lanternes pendaient à tous les arbres comme des fruits de rubis, de saphir et d’émeraude ; des jets de senteur lançaient sous les feuillages leurs fusées d’argent ; l’eau courait dans les rigoles de marbre, et du pavé d’albâtre découpé à jour des kiosques s’exhalait, en légères spirales, la fumée bleuâtre des parfums les plus précieux, qui mêlaient leurs arômes à celui des fleurs. Des murmures harmonieux de musiques cachées alternaient avec les chants des oiseaux, qui, trompés par ces lueurs, croyaient saluer l’aube nouvelle, et dans le fond flamboyait, au milieu d’un embrasement de lumière, la façade du palais dont les lignes architecturales se dessinaient en cordons de feu.
L’étonnement de Hakem était extrême ; il se demandait : Qui donc ose donner une fête chez moi lorsque je suis absent ? De quel hôte inconnu célèbre-t-on l’arrivée à cette heure ? Ces jardins devraient être déserts et silencieux. Je n’ai cependant point pris de hachich cette fois, et je ne suis pas le jouet d’une hallucination. — Il pénétra plus loin. Des danseuses, revêtues de costumes éblouissans, ondulaient comme des serpens au milieu de tapis de Perse entourés de lampes, pour qu’on ne perdît rien de leurs mouvemens et de leurs poses. Elles ne parurent pas apercevoir le calife. Sous la porte du palais, il rencontra tout un monde d’esclaves et de pages portant des fruits glacés et des confitures dans des bassins d’or, des aiguières d’argent pleines de sorbets. Quoiqu’il marchât à côté d’eux, les coudoyât et en fût coudoyé, personne ne fit à lui la moindre attention. Cette singularité commença à le pénétrer d’une inquiétude secrète. Il se sentait passer à l’état d’ombre, d’esprit invisible, et il continua d’avancer de chambre en chambre, traversant les groupes comme s’il eût eu au doigt l’anneau magique possédé par Gygès.
Lorsqu’il fut arrivé au seuil de la dernière salle, il fut ébloui par un torrent de lumière : des milliers de cierges, posés sur des candélabres d’argent, scintillaient comme des bouquets de feu, croisant leurs auréoles ardentes. Les instrumens des musiciens cachés dans les tribunes tonnaient avec une énergie triomphale. Le calife s’approcha chancelant et s’abrita derrière les plis étoffés d’une énorme portière de brocart. Il vit alors au fond de la salle, assis sur le divan à côté de Sétalmulc, un homme ruisselant de pierreries, constellé de diamans qui étincelaient au milieu d’un fourmillement de bluettes et de rayons prismatiques. On eût dit que, pour revêtir ce nouveau calife, les trésors d’Haroun-al-Raschild avaient été épuisés.
On conçoit la stupeur d’Hakem à ce spectacle inouï : il chercha son poignard à sa ceinture pour s’élancer sur cet usurpateur ; mais une force invincible le paralysait. Cette vision lui semblait un avertissement céleste, et son trouble augmenta encore lorsqu’il reconnut ou crut reconnaître ses propres traits dans ceux de l’homme assis auprès de sa sœur. Il crut que c’était son ferouer, ou son double, et, pour les Orientaux, voir son propre spectre est un signe du plus mauvais augure. L’ombre force le corps à la suivre dans le délai d’un jour.
Ici l’apparition était d’autant plus menaçante, que le ferouer accomplissait d’avance un dessein conçu par Hakem. L’action de ce calife fantastique, épousant Sétalmulc, que le vrai calife devait épouser dans trois jours, ne cachait-elle pas un sens énigmatique, un symbole mystérieux et terrible ! N’était-ce pas quelque divinité jalouse, cherchant à usurper le ciel en enlevant Sétalmuc à son frère, en séparant le couple cosmogonique et providentiel ? La race des dives tâchait-elle, par ce moyen, d’interrompre la filiation des esprits supérieurs et d’y substituer son engeance impie ? Ces pensées traversèrent à la fois la tête de Hakem : dans son courroux, il eût voulu produire un tremblement de terre, un déluge, une pluie de feu ou un cataclysme quelconque ; mais il se ressouvint que, lié à une statue d’argile terrestre, il ne pouvait employer que des mesures humaines.
Ne pouvant se manifester d’une manière si victorieuse, Hakem se retira lentement et regagna la porte qui donnait sur le Nil ; un banc de pierre se trouvait là, il s’y assit et resta quelque temps abîmé dans ses réflexions à chercher un sens aux scènes bizarres qui venaient de se passer devant lui. Au bout de quelques minutes, la poterne se rouvrit, et à travers l’obscurité Hakem vit sortir vaguement deux ombres dont l’une faisait sur la nuit une tache plus sombre que l’autre. A l’aide de ces vagues reflets de la terre, du ciel et des eaux qui, en Orient, ne permettent jamais aux ténèbres d’être complètement opaques, il discerna que le premier était un jeune homme de race arabe, et le second un Éthiopien gigantesque.
Arrivé sur un point de la berge qui s’avançait dans le fleuve, le jeune homme se mit à genoux, le noir se plaça près de lui, et l’éclat d’un damas étincela dans l’ombre comme un filon de foudre. Cependant, à la grande surprise du calife, la tête ne tomba pas, et le noir, s’étant incliné vers l’oreille du patient, parut murmurer quelques mots après lesquels celui-ci se releva, calme, tranquille, sans empressement joyeux, comme s’il se fût agi de tout autre que de lui-même. L’Éthiopien remit son damas dans le fourreau, et le jeune homme se dirigea vers le bord du fleuve, précisément du côté de Hakem, sans doute pour aller reprendre la barque qui l’avait amené. Là il se trouva face à face avec le calife, qui fit mine de se réveiller, et lui dit : — La paix soit avec toi, Yousouf ; que fais-tu par ici ?
— A toi aussi la paix, répondit Yousouf, qui ne voyait toujours dans son ami qu’un compagnon d’aventures et ne s’étonnait pas de l’avoir rencontré endormi sur la berge, comme font les enfans du Nil dans les nuits brûlantes de l’été.
Yousouf le fit monter dans la cange, et ils se laissèrent aller au courant du fleuve, le long du bord oriental. L’aube teignait déjà d’une bande rougeâtre la plaine voisine, et dessinait le profil des ruines encore existantes d’Héliopolis, au bord du désert. Hakem paraissait rêveur, et, examinant avec attention les traits de son compagnon que le jour accusait davantage, il lui trouvait avec lui-même une certaine ressemblance qu’il n’avait jamais remarquée jusque-là, car il l’avait toujours rencontré dans la nuit ou vu à travers les enivremens de l’orgie. Il ne pouvait plus douter que ce ne fût là le ferouer, le double, l’apparition de la veille, celui peut-être à qui l’on avait fait jouer le rôle de calife pendant son séjour au Moristan. Cette explication naturelle lui laissait encore un sujet d’étonnement.
— Nous nous ressemblons comme des frères, dit-il à Yousouf, quelquefois il suffit, pour justifier un semblable hasard, d’être issu des mêmes contrées. Quel est le lieu de ta naissance, ami ?
— Je suis né au pied de l’Atlas, à Kétama, dans le Mahgreb, parmi les Berbères et les Kabyles. Je n’ai pas connu mon père, qui s’appelait Dawas, et qui fut tué dans un combat peu de temps après ma naissance ; mon aïeul, très avancé en âge, était l’un des cheiks de ce pays perdu dans les sables.
— Mes aïeux sont aussi de ce pays, dit Hakem ; peut-être sommes-nous issus de la même tribu..... mais qu’importe ? notre amitié n’a pas besoin des liens du sang pour être durable et sincère. Raconte-moi pourquoi je ne t’ai pas vu depuis plusieurs jours.
— Que me demandes-tu ? dit Yousouf ; ces jours, ou plutôt ces nuits, car les jours je les consacrais au sommeil, ont passé comme des rêves délicieux et pleins de merveilles. Depuis que la justice nous a surpris dans l’okel et séparés, j’ai de nouveau rencontré sur le Nil la vision charmante dont je ne puis plus révoquer en doute la réalité. Souvent me mettant la main sur les yeux, pour m’empêcher de reconnaître la porte, elle m’a fait pénétrer dans des jardins magnifiques, dans des salles d’une splendeur éblouissante, où le génie de l’architecte avait dépassé les constructions fantastiques qu’élève dans les nuages la fantaisie du hachich. Étrange destinée que la mienne ! ma veille est encore plus remplie de rêves que mon sommeil. Dans ce palais, personne ne semblait s’étonner de ma présence, et, quand je passais, tous les fronts s’inclinaient respectueusement devant moi. Puis cette femme étrange, me faisait asseoir à ses pieds, m’enivrait de sa parole et de son regard. Chaque fois qu’elle soulevait sa paupière frangée de longs cils, il me semblait voir s’ouvrir un nouveau paradis. Les inflexions de sa voix harmonieuse me plongeaient dans d’ineffables extases. Mon âme, caressée par cette mélodieuse enchanteresse, se fondait en délices. Des esclaves apportaient des collations exquises, des conserves de roses, des sorbets à la neige qu’elle touchait à peine du bout des lèvres, car une créature si céleste ne doit vivre que de parfums, de rosée, de rayons. Une fois, déplaçant par des paroles magiques une dalle du pavé couverte de sceaux mystérieux, elle m’a fait descendre dans les caveaux où sont renfermés ses trésors et m’en a détaillé les richesses en me disant qu’ils seraient à moi si j’avais de l’amour et du courage. J’ai vu là plus de merveilles que n’en renferme la montagne de Kaf, où sont cachés les trésors des génies, des éléphans de cristal de roche, des arbres d’or sur lesquels chantaient, en battant des ailes, des oiseaux de pierreries, des paons ouvrant en forme de roue leur queue étoilée de soleils en diamans, des masses de camphre taillées en melon et entourées d’une résille de filigrane, des tentes de velours et de brocart avec leurs mâts d’argent massif ; puis dans des citernes, jetés comme du grain dans un silo, des monceaux de pièces d’or et d’argent, des tas de perles et d’escarboucles.
Hakem, qui avait écouté attentivement cette description, dit à son ami Yousouf :
— Sais-tu, frère, que ce que tu as vu là, ce sont les trésors d’Haroun-al-Raschild enlevé par les Fatimites, et qui ne peuvent se trouver que dans le palais du calife ?
— Je l’ignorais ; mais déjà, à la beauté et à la richesse de mon inconnue, j’avais deviné qu’elle devait être du plus haut rang : que sais-je ? peut-être une parente du grand vizir, la femme ou la fille d’un puissant seigneur. Mais qu’avais-je besoin d’apprendre son nom ? Elle m’aimait : n’était-ce pas assez ? Hier, lorsque j’arrivai au lieu ordinaire du rendez-vous, je trouvai les esclaves qui me baignèrent, me parfumèrent et me revêtirent d’habits magnifiques et tels que le calife Hakem lui-même ne pourrait en porter de plus splendides. Le jardin était illuminé, et tout avait un air de fête comme si une noce s’apprêtait. Celle que j’aime me permit de prendre place à ses côtés sur le divan, et laissa tomber sa main dans la mienne en me lançant un regard chargé de langueur et de volupté. Tout à coup elle pâlit comme si une apparition funeste, une vision sombre perceptible pour elle seule, fût venue faire tache dans la fête. Elle congédia les esclaves d’un geste, et me dit d’une voix haletante : « Je suis perdue ! Derrière le rideau de la porte, j’ai vu briller les prunelles d’azur qui ne pardonnent pas. M’aimes-tu assez pour mourir ? » Je l’assurai de mon dévouement sans bornes. « Il faut, continua-t-elle, que tu n’aies jamais existé, que ton passage sur la terre ne laisse aucune trace, que tu sois anéanti, que ton corps soit divisé en parcelles impalpables, et qu’on ne puisse retrouver un atome de toi ; autrement, celui dont je dépends saurait inventer pour moi des supplices à épouvanter la méchanceté des dives, à faire frissonner d’épouvante les damnés au fond de l’enfer. Suis ce nègre ; il disposera de ta vie comme il convient. » En dehors de la poterne, le nègre me fit mettre à genoux comme pour me trancher la tête ; il balança deux ou trois fois sa lame ; puis, voyant ma fermeté, il me dit que tout cela n’était qu’un jeu, une épreuve, et que la princesse avait voulu savoir si j’étais réellement aussi brave et aussi dévoué que je le prétendais. « Aie soin de te trouver demain au Caire vers le soir, à la fontaine des Amans, et un nouveau rendez-vous te sera assigné », ajouta-t-il avant de rentrer dans le jardin.
Après tous ces éclaircissemens, Hakem ne pouvait plus douter des circonstances qui avaient renversé ses projets. Il s’étonnait seulement de n’éprouver aucune colère soit de la trahison de sa sœur, soit de l’amour inspiré par un jeune homme de basse extraction à la sœur du calife. Était-ce qu’après tant d’exécutions sanglantes il se trouvait las de punir, ou bien la conscience de sa divinité lui inspirait-elle cette immense affection paternelle qu’un Dieu doit ressentir à l’égard des créatures ? Impitoyable pour le mal, il se sentait vaincu par les grâces toutes-puissantes de la jeunesse et de l’amour. Sétalmulc était-elle coupable d’avoir repoussé une alliance où ses préjugés voyaient un crime ? Yousouf l’était-il davantage d’avoir aimé une femme dont il ignorait la condition ? Ainsi le calife se promettait d’apparaître le soir même au nouveau rendez-vous qui était donné à Yousouf, mais pour pardonner et pour bénir ce mariage. Il ne provoquait plus que dans cette pensée les confidences de Yousouf. Quelque chose de sombre traversait encore son esprit ; mais c’était sa propre destinée qui l’inquiétait désormais. Les événemens tournent contre moi, se dit-il, et ma volonté elle-même ne me défend plus. Il dit à Yousouf en le quittant : Je regrette nos bonnes soirées à l’okel. Nous y retournerons, car le calife vient de retirer les ordonnances contre le hachich et les liqueurs fermentées. Nous nous reverrons bientôt, ami.
Hakem, rentré dans son palais, fit venir le chef de sa garde, Abou-Arous, qui faisait le service de nuit avec un corps de mille hommes, et rétablit la consigne interrompue pendant les jours de trouble, voulant que toutes les portes du Caire fussent fermées à l’heure où il se rendait à son observatoire, et qu’une seule se rouvrît à un signal convenu quand il lui plairait de rentrer lui-même. Il se fit accompagner, ce soir-là, jusqu’au bout de la rue nommée Derb-al-Siba, monta sur l’âne que ses gens tenaient prêt chez l’eunuque Nésim, l’huissier de la porte, et sortit dans la campagne, suivi seulement d’un valet de pied et du jeune esclave qui l’accompagnait d’ordinaire. Quand il eut gravi la montagne, sans même être encore monté dans la tour de l’observatoire, il regarda les astres, frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria : « Tu as donc paru, funeste signe ! » Ensuite il rencontra des cavaliers arabes qui le reconnurent et lui demandèrent quelques secours ; il envoya son valet avec eux chez l’eunuque Nésim pour qu’on leur donnât une gratification ; puis, au lieu de se rendre à la tour, il prit le chemin de la nécropole située à gauche du Mokattam, et s’avança jusqu’au tombeau de Fokkaï, près de l’endroit nommé Maksaba à cause des joncs qui y croissaient. Là, trois hommes tombèrent sur lui à coups de poignard ; mais à peine était-il frappé que l’un d’eux, reconnaissant ses traits à la clarté de la lune, se retourna contre les deux autres et les combattit jusqu’à ce qu’il fût tombé lui-même auprès du calife en s’écriant : O mon frère ! Tel fut du moins le récit de l’esclave échappé à cette boucherie, qui s’enfuit vers le Caire et alla avertir Abou-Arous ; mais, quand les gardes arrivèrent au lieu du meurtre, ils ne trouvèrent plus que des vêtemens ensanglantés et l’âne gris du calife, nommé Kamar, qui avait les jarrets coupés.
V. — LE DÉPART.
L’histoire du calife Hakem était terminée.
Le cheik s’arrêta et se mit à réfléchir profondément. J’étais ému moi-même au récit de cette passion, moins douloureuse sans doute que celle du Golgotha, mais dont j’avais vu récemment le théâtre, ayant gravi souvent, pendant mon séjour au Caire, ce Mokattam, qui a conservé les ruines de l’observatoire de Hakem. Je me disais que, dieu ou homme, ce calife Hakem, si calomnié par les historiens cophtes et musulmans, avait voulu sans doute amener le règne de la raison et de la justice ; je voyais sous un nouveau jour tous les événemens rapportés par El-Macin, par Makrisi, par Novaïri et autres auteurs que j’avais lus au Caire, et je déplorais ce destin qui condamne les prophètes, les réformateurs, les messies, quels qu’ils soient, à la mort violente, et plus tard à l’ingratitude humaine.
— Mais vous ne m’avez pas dit, fis-je observer au cheik, par quels ennemis le meurtre de Hakem avait été ordonné ?
— Vous avez lu les historiens, me dit-il ; ne savez-vous pas que Yousouf, fils de Dawas, se trouvant au rendez-vous fixé à la fontaine des Amans, y rencontra des esclaves qui le conduisirent dans une maison où l’attendait la sultane Sétalmulc, qui s’y était rendue déguisée ; qu’elle le fit consentir à tuer Hakem, lui disant que ce dernier voulait la faire mourir, et lui promit de l’épouser ensuite ? Elle prononça en finissant ces paroles conservées par l’histoire : « Rendez-vous sur la montagne, il y viendra sans faute et y restera seul, ne gardant avec lui que l’homme qui lui sert de valet. Il entrera dans la vallée, courez alors sur lui et tuez-le ; tuez aussi le valet et le jeune esclave, s’il est avec lui. » Elle lui donna un de ces poignards dont la pointe a forme de lance, et que l’on nomme yafours, et arma aussi les deux esclaves, qui avaient ordre de le seconder et de le tuer, s’il manquait à son serment. Ce fut seulement après avoir porté le premier coup au calife, que Yousouf le reconnut pour le compagnon de ses courses nocturnes, et se tourna contre les deux esclaves, ayant dès lors horreur de son action ; mais il tomba à son tour frappé par eux.
— Et que devinrent les deux cadavres, qui, selon l’histoire, ont disparu, puisqu’on ne retrouva que l’âne et les sept tuniques de Hakem, dont les boutons n’avaient point été défaits ?
— Vous ai-je dit qu’il y eût des cadavres ? Telle n’est pas notre tradition. Les astres promettaient au calife quatre-vingts ans de vie, s’il échappait au danger de cette nuit du 27 schawal 411 de l’hégire. Ne savez-vous pas que, pendant seize ans après sa disparition, le peuple du Caire ne cessa de dire qu’il était vivant ?
— On m’a raconté, en effet, bien des choses semblables, dis-je ; mais on attribuait les fréquentes apparitions de Hakem à des imposteurs, tels que Schérout, Sikkin et d’autres, qui avaient avec lui quelque ressemblance et jouaient ce rôle. C’est ce qui arrive pour tous ces souverains merveilleux dont la vie devient le sujet des légendes populaires. Les Cophtes prétendent que Jésus-Christ apparut à Hakem, qui demanda pardon de ses impiétés et fit pénitence pendant de longues années dans le désert.
Selon nos livres, dit le cheik, Hakem n’était pas mort des coups qui lui avaient été portés. Recueilli par un vieillard inconnu, il survécut à la nuit fatale où sa sœur l’avait fait assassiner ; mais, fatigué du trône, il se retira dans le désert d’Ammon, et formula sa doctrine, qui fut publiée depuis par son disciple Hamza. Ses sectateurs, chassés du Caire après sa mort, se retirèrent sur le Liban, où ils ont formé la nation des Druses.
Toute cette légende me tourbillonnait dans la tête, et je me promettais bien de venir demander au chef druse de nouveaux détails sur la religion de Hakem ; — mais la tempête qui me retenait à Beyrouth s’était apaisée, et je dus partir pour Saint-Jean-d’Acre, où j’espérais intéresser le pacha en faveur du prisonnier. Je ne revis donc le cheik que pour lui faire mes adieux sans oser lui parler de sa fille, et sans lui apprendre que je l’avais vue déjà chez Mme Carlès.
GÉRARD DE NERVAL.
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La Silhouette du 13 janvier 1850 substitue aux deux derniers paragraphes cette fin de chapitre, depuis : « Selon nos livres » :
Voici la vérité, dit le cheik. Après la scène sanglante qui eut lieu près des tombeaux, les deux esclaves chargés des ordres de Sétalmulc s’enfuirent et gagnèrent la ville. Un vieillard passa suivi d’une troupe armée, fit examiner par l’un des siens les blessures du calife et de Yousouf, fils de Dawas, et y fit verser une liqueur précieuse. Ensuite on transporta ces corps dans le tombeau des Fatimites, nécropole immense construite par Moezzeldin, et le fondateur du Caire. Les deux amis, l’un calife, l’autre pêcheur, furent placés dans des tombeaux pareils ; ils étaient tous deux princes, tous deux petits-fils de Moezzeldin. Ce dernier vivait encore.
— Pardon, dis-je au cheik, j’ai eu déjà peine à distinguer dans votre récit ce qui est merveilleux de ce qui est réel ; c’est le défaut pour nous de toutes vos histoires arabes…
— Rien de ce que je vous ai raconté, dit le cheik, ne s’éloigne des probabilités humaines. Je n’ai pas dit que Hakem eût fait des prodiges ; je n’ai analysé que les sensations de son âme, dont son prophète Hamza nous a transmis les mystères. Pour nous Hakem est dieu ; vous avez le droit, vous autres chrétiens, de ne voir en lui qu’un insensé.
— Et son grand-père, était-il aussi un dieu ?
— Non, mais il était, comme vous le savez, grand cabaliste, et sa piété singulière le mettait en communication d’esprit avec Albar (nom céleste de Hakem). Albar lui dit un jour : « Le temps approche où je descendrai sur la terre, alors j’y paraîtrai sous la figure d’homme et je participerai à toutes les misères de l’existence. Je naîtrai comme ton petit-fils et comme toi-même ; tu ne me connaîtras pas. » Or Moezzeldin eut deux petits-fils dont le premier naquit héritier du trône ; l’autre fut élevé comme simple fellah dans le pays de Kétama (près de la province de Constantine). Moezzeldin, fatigué du trône, parvint, grâce aux soins d’Avicenne, son médecin, à se faire passer pour mort. Il ignorait dans lequel de ses deux petits-fils était la divinité, et voulut les éprouver dans ces conditions diverses. Retiré dans un monastère de derwiches, il assistait inconnu à toutes les actions du règne de Hakem, et n’en comprenant pas les motifs (ô aveuglement des hommes !), il préparait en secret l’autre à le remplacer sur le trône. Ce fut, dit-on, lui-même qui arrangea le guet-apens de Mokattam. Les deux frères n’avaient été qu’étourdis par des coups de masse. Ils reprirent leurs sens dans le tombeau de leur famille, où l’aïeul apparut comme un fantôme et leur demanda compte de leur vie passée. Dans ce sépulcre voisin des hypogées et des pyramides, Hakem semblait un Pharaon jugé par des rois ses ancêtres. Il parla, il expliqua ses actions et ses doctrines. Son aïeul et son frère tombèrent à ses pieds et le reconnurent pour dieu. Mais Hakem ne voulut plus retourner au Caire. Il se rendit avec Moezzeldin dans le désert d’Ammon et constitua sa doctrine, que son frère répandit plus tard sous le nom d’Hamza. Depuis il se montra sur divers points de la terre et se retira en dernier lieu sur le Liban, où le peuple crut en lui.
Toute cette légende tourbillonnait dans ma tête ; et les visites que je faisais au chef druse suffisaient à peine aux explications que je lui demandais. Cependant la tempête qui me retenait à Beyrouth s’était apaisée, et je partis pour Saint-Jean-d’Acre afin d’essayer de mon influence sur le pacha en faveur du cheik druse. Je lui fis mes adieux sans oser lui parler de sa fille, et sans lui apprendre que je l’avais vue chez Mme Carlès.
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Note ajoutée en 1851 :
Tous ces détails, ainsi que les données générales de la légende, sont racontés par les historiens cités plus haut, et reproduits la plupart dans l’ouvrage de Silvestre de Sacy sur la religion des Druses. Il est probable que dans ce récit, fait au point de vue particulier des Druses, on assiste à une de ces luttes millénaires entre les bons et les mauvais esprits incarnés dans une forme humaine.
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