6 octobre 1849 (BF) — Doctrine des génies, suivi de Du Mysticisme révolutionnaire, dans Le Diable rouge, Almanach cabalistique pour 1850.

Dans sa première contribution, Doctrine des génies, Nerval exprime l’idée qui lui est chère de la persistance des dieux païens persécutés par l’Église chrétienne, conviction qui a fait l’objet des trois articles sur l’île de Cythère, respectivement intitulés Voyage à Cythère, Voyage à Cythère II et IV, et Souvenirs de l'Archipel. Cérigo en 1844-1845, du sonnet Vers dorés et de l’article intitulé Le Temple d’Isis en 1845, et sera largement développé dans l’étude sur Quintus Aucler en 1851 : « ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours »

La deuxième contribution, Du mysticisme révolutionnaire, montre le lien qui unit à la pérennité des croyances antiques l’existence d’un « certain esprit de mysticisme ou de supernaturalisme » qui s’est perpétué depuis la Gnose des premiers siècles du christianisme, entretenu en Occident par l’ordre des Templiers, puis la Maçonnerie, et en Orient par la religion des Druses, jusqu’aux illuministes du XVIIIe siècle dont le comte de Saint-Germain et Cagliostro sont les héritiers et les représentants. Sans être dupe du charlatanisme du couple Cagliostro, Nerval ne peut se défendre d’une certaine proximité avec les illuminés d’Ermenonville dont son grand-oncle Antoine Boucher, qu’il évoquera dans la Préface des Illuminés, fut le spectateur attentif à Mortefontaine. Dans le feuilleton intitulé Le Marquis de Fayolle, publié au début le l’année 1849, Nerval fait également de son héros un familier des soupers d’Ermenonville

L’étude sur Cagliostro sera reprise en volume en 1852 sous le titre : Cagliostro, dans Les Illuminés.

******

item1a1
Cagliostro1

 

DOCTRINE DES GÉNIES.

Lorsque le catholicisme triompha décidément du paganisme dans toute l’Europe, et construisit dès lors l’édifice féodal, qui subsista jusqu’au quinzième siècle, — c’est-à-dire pendant l’espace de mille ans, — il ne put comprimer et détruire partout l’esprit des coutumes anciennes, ni les idées philosophiques qui avaient transformé le principe païen à l’époque de la réaction polythéiste opérée par l’empereur Julien.

Ce n’était pas assez d’avoir renversé le dernier asile de la philosophie grecque et des croyances antérieures, — en détruisant le Sérapéon d’Alexandrie, en dispersant et en persécutant les néoplatoniciens, qui avaient remplacé le culte extérieur des dieux par une doctrine spiritualiste dérivée des mystères d’Eleusis et des initiations égyptiennes, — il fallait encore que l’Église poursuivît sa victoire dans toutes les localités imprégnées des superstitions antiques, — et la persécution ne fut pas si puissante que le temps et l’oubli pour ce résultat difficile.

A ne nous occuper que de la France seulement, nous reconnaîtrons que le culte païen survécut longtemps aux conversions officielles opérées par le changement de religion des rois mérovingiens. Le respect des peuples pour certains endroits consacrés, pour les ruines des temples et pour les débris mêmes des statues, obligea les prêtres chrétiens à bâtir la plupart des églises sur l’emplacement des anciens édifices païens. Partout où l’on négligea cette précaution, et notamment dans les lieux solitaires, le culte ancien continua, — comme au mont Saint-Bernard, où, au siècle dernier, on honorait encore le dieu Jou sur la place de l’ancien temple de Jupiter. Bien que l’ancienne déesse des Parisiens, Isis, eût été remplacée par sainte Geneviève, comme protectrice et patronne, — on vit encore, au onzième siècle, une image d’Isis, conservée par mégarde sous le porche de Saint-Germain-des-Prés, honorée pieusement par des femmes de mariniers, — ce qui obligea l’archevêque de Paris à la faire réduire en poudre et jeter dans la Seine. Une statue de la même divinité se voyait encore à Quenpilly en Bretagne, il y a quelques années, et recevait les hommages de la population. Dans une partie de l’Alsace et de la Franche-Comté, on a conservé un culte pour les Mères, — dont les figures en bas-reliefs se trouvent sur plusieurs monuments, et qui ne sont autres que les grandes déesses Cybèle, Cérès et Vesta.

Il serait trop long de relever les diverses superstitions qui ont pris mille formes selon les temps. Il s’est trouvé, au dix-huitième siècle, des ecclésiastiques, tels l’abbé de Villars, le père Bougeant, dom Pernetty et autres, qui ont soutenu que les dieux de l’antiquité n’étaient pas des démons, comme l’avaient prétendu des casuistes trop sévères, et n’étaient pas même damnés. Ils les rangeaient dans la classe des esprits élémentaires, lesquels n’ayant pas pris part à la grande lutte qui eut lieu primitivement entre les anges et les démons n’avaient dû être ni maudits ni anéantis par la justice divine, et avaient pu jouir d’un certain pouvoir sur les éléments et sur les hommes jusqu’à l’arrivée du Christ. L’abbé de Villars en donnait pour preuves les miracles que la Bible elle-même reconnaît avoir été produits par les dieux ammonéens, philistins ou autres en faveur de leurs peuples, et les prophéties souvent accomplies des esprits de Typhon. Il rangeait parmi ces dernières les oracles des Sibylles favorables au Christ et les derniers oracles de l’Apollon de Delphes, qui furent cités par les Pères de l’Église comme preuves de la mission du Fils de l’homme.

D’après ce système, toute l’antique hiérarchie des divinités païennes aurait trouvé sa place dans les mille attributions que le catholicisme attribuait aux fonctions inférieures à accomplir dans la matière et dans l’espace, et seraient devenus ce qu’on a appelé les esprits ou les génies, lesquels se divisent en quatre classes, d’après le nombre des éléments : les Sylphes pour l’air, les Salamandres pour le feu, les Ondins pour l’eau, et les Gnômes pour la terre.

Sur cette question de détail seule, il s’est élevé entre l’abbé de Villars et le père Bougeant, jésuite, une scission qui a occupé longtemps les beaux esprits du siècle dernier. Le dernier niait vivement la transformation des dieux antiques en génies élémentaires, et prétendait que n’ayant pu être détruits, en qualité de purs esprits, ils avaient été destinés à fournir des âmes aux animaux, lesquelles se renouvelaient en passant d’un corps à l’autre, selon les affinités. Dans ce système, les dieux animaient les bêtes utiles et bienfaisantes, et les démons les bêtes féroces ou impures. Là-dessus, le bon père Bougeant citait l’opinion des Égyptiens quant aux dieux, et celle de l’Évangile quant aux démons. Ces raisonnements purent être exposés en plein dix-huitième siècle sans être taxés d’hérésie.

Il est bien clair qu’il ne s’agissait là que de divinités inférieures, telles que les Faunes, les Zéphyrs, les Néréides, les Oréades, les Satyres, les Cyclopes, etc. Quant aux dieux et demi-dieux, ils étaient supposés avoir quitté la terre, comme trop dangereux, après l’établissement du règne absolu du Christ, et avoir été relégués dans les astres qui leur furent de tout temps consacrés, comme au moyen âge on reléguait un prince rebelle, mais ayant fait sa soumission, soit dans sa ville, soit dans un lieu d’exil.

Cette opinion avait régné particulièrement, pendant tout le moyen âge, chez les cabalistes les plus célèbres, et particulièrement chez les astrologues, les alchimistes et les médecins. Elle explique la plupart des conjurations fondées sur les invocations astrales, les horoscopes, les talismans et les médications, soit de substances consacrées, soit d’opérations en rapport avec la marche ou la conjonction des planètes. Il suffit d’ouvrir un livre de sciences occultes pour en avoir la preuve évidente.

 

DU MYSTICISME RÉVOLUTIONNAIRE.

1re ÉPOQUE

Si l’on a bien suivi la série des idées énoncées plus haut (Doctrine des génies), on se sera expliqué comment, à côté de l’Eglise orthodoxe, il s’est développé sans interruption une école moitié religieuse et moitié philosophique qui, féconde en hérésies sans doute, mais souvent acceptée ou tolérée par le clergé catholique, a entretenu un certain esprit de mysticisme ou de supernaturalisme nécessaire aux imaginations rêveuses et délicates, comme à quelques populations plus disposées que d’autres aux idées spiritualistes.

Des israélites convertis furent les premiers qui essayèrent, vers le onzième siècle, d’infuser dans le catholicisme quelques hypothèses fondées sur l’interprétation de la Bible et remontant aux doctrines des Esséniens et des Gnostiques.

C’est à partir de cette époque que le mot cabale résonne souvent dans les discussions théologiques. Il s’y mêle naturellement quelque chose des formules platoniciennes de l’école d’Alexandrie, dont beaucoup s’étaient reproduites déjà dans les doctrines des Pères de l’Église.

Le contact prolongé de la chrétienté avec l’Orient, pendant les croisades, amena encore une grande somme d’idées analogues qui du reste trouvèrent à s’appuyer aisément sur les traditions et les superstitions locales des nations de l’Europe.

Les Templiers furent, entre les croisés, ceux qui essayèrent de réaliser l’alliance la plus large entre les idées orientales et celles du christianisme romain.

Dans le désir d’établir un lien entre leur ordre et les populations syriennes qu’ils étaient chargés de gouverner, ils jetèrent les fondements d’une sorte de dogme nouveau participant de toutes les religions que pratiquent les levantins, sans abandonner au fond la synthèse catholique, mais en la faisant plier souvent aux nécessités de leur position.

Ce furent là les fondements de la franc-maçonnerie, qui se rattachaient à des institutions analogues établies parmi les musulmans de diverses sectes et qui survivent encore aux persécutions, surtout dans le Hauran, dans le Liban et dans le Kurdistan.

Le phénomène le plus étrange et le plus exagéré de ces associations orientales fut l’ordre célèbre des assassins. La nation des Druses et celle des Ansariés sont aujourd’hui celles qui en ont gardé les derniers vestiges.

Les Templiers furent accusés bientôt d’avoir établi l’une des hérésies les plus redoutables qu’eût encore vues la chrétienté. Persécutés et enfin détruits dans tous les pays européens par les efforts réunis de la papauté et des monarchies, ils eurent pour eux les classes intelligentes et un grand nombre d’esprits distingués qui constituaient alors, contre les abus féodaux, ce qu’on appellerait aujourd’hui l’opposition.

De leurs cendres jetées au vent naquit une institution mystique et philosophique qui influa beaucoup sur cette première révolution morale et religieuse qui s’appela pour les peuples du Nord la réforme, et pour ceux du midi la philosophie.

La réforme était encore, à tout prendre, le salut du christianisme en tant que religion ; la philosophie, au contraire, devint peu à peu son ennemie, et, agissant surtout chez les peuples restés catholiques, y établit bientôt deux divisions tranchées d’incrédules et de croyants.

Il est cependant un grand nombre d’esprits que ne satisfait pas le matérialisme pur, mais qui, sans repousser la tradition religieuse, aiment à maintenir à son égard une certaine liberté de discussion et d’interprétation. Ceux-là fondèrent les premières associations maçonniques qui, bientôt, donnèrent leur forme aux corporations populaires et à ce qu’on appelle encore aujourd’hui le compagnonnage.

La maçonnerie établit ses institutions les plus élevées en Écosse, et ce fut par suite des relations de la France avec ce pays, depuis Marie Stuart jusqu’à Louis XIV, que l’on vit s’implanter chez nous fortement les institutions mystiques qui procédèrent des Rosecroix.

Pendant ce temps, l’Italie avait vu s’établir, à dater du quatorzième siècle, une longue série de penseurs hardis, parmi lesquels il faut ranger Marsile Ficin, Pic de La Mirandole, Nicolas de Cusa, Jordano Bruno et autres grands esprits, favorisés par la tolérance des Médicis, et que l’on appelle quelquefois les néoplatoniciens de Florence.

La prise de Constantinople, en exilant tant de savants illustres qu’accueillit l’Italie, exerça aussi une grande influence sur ce mouvement philosophique qui ramena les idées des Alexandrins, et fit étudier de nouveau les Plotin, les Proclus, les Porphyre, les Ptolémée, premiers adversaires du catholicisme naissant.

Il faut observer ici que la plupart des savants médecins et naturalistes du moyen âge, tels que Paracelse, Albert le Grand, Jérôme Cardan, Roger Bacon et autres, s’étaient rattachés plus ou moins à ces doctrines, qui donnaient une formule nouvelle à ce qu’on appelait alors les sciences occultes, c’est-à-dire l’astrologie, la cabale, la chiromancie, l’alchimie, la physiognomonie, etc.

C’est de ces éléments divers et en partie aussi de la science hébraïque, qui se répandit plus librement à dater de la Renaissance, que se formèrent les diverses écoles mystiques qu’on vit se développer à la fin du dix-septième siècle. Les Rosecroix d’abord, dont l’abbé de Villars (1) fut le disciple indiscret, et plus tard, à ce qu’on prétend, la victime ; puis les convulsionnaires et certaines sectes du jansénisme ; plus tard, les martinistes, les swedenborgiens, et enfin les illuminés, dont la doctrine, fondée d’abord en Allemagne par Weisshaupt, se répandit bientôt en France où elle se fondit dans l’institution maçonnique.

 

(1) L’abbé de Villars est l’auteur du Comte de Gabalis, livre qui, sous des formes spirituelles, révèle en grande partie la doctrine des Rosecroix. Cet ecclésiastique fut, dit-on, assassiné sur la route de Lyon, comme ayant trahi les secrets de la secte.

 

2e ÉPOQUE.

LE COMTE DE SAINT-GERMAIN. — CAGLIOSTRO.

Ces deux personnages ont été les plus célèbres cabalistes de la fin du dix-huitième siècle. Le premier, qui parut à la cour de Louis XV et y jouit d’un certain crédit, grâce à la protection de Mme de Pompadour, n’avait, disent les mémoires du temps, ni l’impudence qui convient à un charlatan, ni l’éloquence nécessaire à un fanatique, ni la séduction qui entraîne les demi-savants. Il s’occupait surtout d’alchimie, mais ne négligeait pas les diverses parties de la science. Il fit voir à Louis XV le sort de ses enfants dans un miroir magique, et ce roi recula de terreur en voyant l’image du dauphin lui apparaître décapitée.

Saint-Germain et Cagliostro s’étaient rencontrés en Allemagne dans le Holstein, et ce fut, dit-on, le premier qui initia l’autre et lui donna les grades mystiques. À l’époque où il fut initié, il remarqua lui-même le célèbre miroir qui servait pour l’évocation des âmes.

Le comte de Saint-Germain prétendait avoir gardé le souvenir d’une foule d’existences antérieures, et racontait ses diverses aventures depuis le commencement du monde. On questionnait un jour son domestique sur un fait que le comte venait de raconter à table, et qui se rapportait à l’époque de César. Ce dernier répondit aux curieux : « Vous m’excuserez, messieurs, je ne suis au service de M. le comte que depuis trois cents ans. »

C’est rue Plâtrière, à Paris, et aussi à Ermenonville, que se tenaient les séances où le comte de Saint-Germain développait ses théories.

Cagliostro, après avoir été initié par le comte de Saint-Germain, se rendit à Saint-Pétersbourg, où il obtint de grands succès. Plus tard, il vint à Strasbourg, où il acquit, dit-on, une grande influence sur l’archevêque prince de Rohan. Tout le monde connaît l’affaire du collier, où le célèbre cabaliste se trouva impliqué, mais dont il sortit à son avantage, ramené en triomphe à son hôtel par le peuple de Paris.

Sa femme, qui était fort belle et d’une intelligence élevée, l’avait suivi dans tous ses voyages. Elle présida à ce fameux souper où assistèrent la plupart des philosophes du temps, et dans lequel on fit apparaître plusieurs personnages morts depuis peu de temps : selon le système de Cagliostro, il n’y a pas de morts. Aussi avait-on mis douze couverts, quoiqu’il n’y eût que six invités : Dalembert [sic], Diderot, Voltaire, le duc de Choiseul, l’abbé de Voisenon et on ne sait quel autre, vinrent s’asseoir, quoique morts, aux places qui leur avaient été destinées, et causèrent avec les conviés de omni re scibili et quibusdam aliis.

Vers cette époque, Cagliostro fonda la célèbre loge égyptienne, laissant à sa femme le soin d’en établir une autre en faveur de son sexe, laquelle fut mise sous l’invocation d’Isis (Voir la figure.)

 

MADAME CAGLIOSTRO.

Les femmes, curieuses à l’excès, ne pouvant être admises aux secrets des hommes, sollicitaient madame de Cagliostro de les initier. Elle répondit avec beaucoup de sang-froid à la duchesse de T***, chargée de faire les premières ouvertures, que dès qu’on aurait trouvé trente-six adeptes, elle commencerait son cours de magie ; le même jour, la liste fut remplie.

Les conditions préliminaires furent telles : 1° Il fallait mettre dans une caisse chacune 100 louis. Comme les femmes de Paris n’ont jamais le sou, cette clause fut difficile à remplir ; mais le Mont-de-Piété et quelques complaisances mirent à même d’y satisfaire ; 2° qu’à dater de ce jour jusqu’au neuvième, elles s’abstiendraient de tout commerce humain ; 3° qu’on ferait un serment de se soumettre à tout ce qui serait ordonné, quoique l’ordre eût contre lui toutes les apparences.

Cagliostro2
Cagliostro3

Le 7 du mois d’août fut le grand jour. La scène se passa dans une vaste maison, rue Verte-Saint-Honoré. On s’y rendit à onze heures. En entrant dans la première salle, chaque femme était obligée de quitter sa bouffante, ses soutiens, son corps, son faux chignon, et de vêtir une lévite blanche avec une ceinture de couleur. Il y en avait six en noir, six en bleu, six en coquelicot, six en violet, six en couleur de rose, six en impossible. On leur remit à chacune un grand voile qu’elles placèrent en sautoir de gauche à droite.

Lorsqu’elles furent toutes préparées, on les fit entrer deux à deux dans un temple éclairé, garni de trente-six bergères couvertes de satin noir. Madame de Cagliostro, vêtue de blanc, était sur une espèce de trône, escortée de deux grandes figures habillées de façon qu’on ignorait si c’était des spectres, des hommes ou des femmes. La lumière qui éclairait cette salle s’affaiblissait insensiblement, et lorsqu’à peine on distinguait les objets, la grande prêtresse ordonna de découvrir la jambe gauche jusqu’à la naissance du genou. Après cet exercice, elle ordonna de nouveau d’élever le bras droit et de l’appuyer sur la colonne voisine. Alors, deux femmes tenant un glaive à la main entrèrent, et, ayant reçu des mains de madame Cagliostro des liens de soie, elles attachèrent les trente-six dames par les jambes et par les bras.

Cette cérémonie finie, celle-ci commença un discours en ces termes :

« L’état dans lequel vous vous trouvez est le symbole de celui où vous êtes dans la société. Si les hommes vous éloignent de leurs mystères, de leurs projets, c’est qu’ils veulent vous tenir à jamais dans la dépendance. Dans toutes les parties du monde la femme est leur première esclave, depuis le sérail où un despote enferme cinq cents d’entre nous, jusque dans ces climats sauvages où nous n’osons nous asseoir à côté d’un époux chasseur !... nous sommes des victimes sacrifiées dès l’enfance à des dieux cruels. Si, brisant ce joug honteux, nous concertions aussi nos projets, bientôt vous verriez ce sexe orgueilleux ramper et mendier vos faveurs. Laissons-les faire leurs guerres meurtrières ou débrouiller le chaos de leurs lois, mais chargeons-nous de gouverner l’opinion, d’épurer les mœurs, de cultiver l’esprit, d’entretenir la délicatesse, de diminuer le nombre des infortunes. Ces soins valent bien ceux de dresser des automates, ou de prononcer sur de ridicules querelles. Si l’une d’entre vous a quelque chose à opposer, qu’elle s’explique librement. »

Une acclamation générale suivit ce discours. Alors la Grande Maîtresse fit détacher les liens et continua en ces termes :

« Sans doute, votre âme pleine de feu saisit avec ardeur le projet de recouvrer une liberté, le premier bien de toute créature ; mais plus d’une épreuve doit vous apprendre à quel point vous pouvez compter sur vous-mêmes, et ce sont ces épreuves qui m’enhardiront à vous confier des secrets dont dépend à jamais le bonheur de votre vie.

« Vous allez vous diviser en six groupes ; chaque couleur doit se mettre ensemble et se rendre à l’un des six appartements qui correspondent à ce temple. Celles qui auront succombé ne doivent y rentrer jamais, la palme de la victoire attend celles qui triompheront. »

Chaque groupe passa dans une salle proprement meublée où bientôt arriva une foule de cavaliers. Les uns commencèrent par des persiflages et demandèrent comment des femmes raisonnables pouvaient prendre confiance aux propos d’une aventurière, et ils appuyaient fortement sur le danger d’un ridicule public… Les autres se plaignaient de voir qu’on sacrifiait l’amour et l’amitié à d’antiques extravagances, sans utilité comme sans agrément.

A peine daignaient-elles écouter ces froides plaisanteries. Dans une chambre voisine on voyait, dans des tableaux peints par les plus grands maîtres, Hercule filant aux pieds d’Omphale, Renaud étendu près d’Armide, Marc-Antoine servant Cléopâtre, la belle Agnès commandant à la cour de Charles VII, Catherine II que des hommes portaient sur des trophées. Un de ceux qui les accompagnaient dit : Voilà donc ce sexe qui traite le vôtre en esclave ! Pour qui sont les douceurs et les attentions de la société ? Est-ce vous nuire que de vous éviter des ennuis, des embarras ? Si nous bâtissons des palais, n’est-ce pas pour vous en consacrer la plus belle partie ? N’aimons-nous pas à parer nos idoles ? Adoptons-nous les mœurs des Asiatiques ? Un voile jaloux dérobe-t-il vos charmes ? Et loin de fermer les avenues de vos appartements par des eunuques repoussants, combien de fois avons-nous la complaisante adresse de nous éclipser pour laisser à la coquetterie le champ libre ? 

C’était un homme aimable et modeste qui tenait ce discours.

— Toute votre éloquence, répondit l’une d’entre elles, ne détruira pas les grilles humiliantes des couvents, les compagnes que vous nous donnez, l’impuissance attachée à nos propres écrits, vos airs protecteurs et vos ordres sous l’apparence de conseils. 

Non loin de cet appartement se passait une autre scène plus intéressante. Les dames aux rubans lilas s’y trouvèrent avec leurs soupirants ordinaires. Leur début fut de leur signifier le congé le plus absolu. Cette chambre avait trois portes qui donnaient dans des jardins qu’éclairait alors la douce lumière de la lune. Ils les invitèrent à y descendre. Elles accordèrent cette dernière faveur à des hommes désolés. Une d’entre elles, que nous nommerons Léonore, cachait mal le trouble de son âme et suivait le comte Gédéon qu’elle avait aimé jusque-là. — De grâce, daignez m’apprendre mes crimes ? disait-il. Est-ce un perfide que vous abandonnez ? Qu’ai-je fait depuis deux jours ? Mes sentiments, mes pensées, mon existence, mon sang, tout n’est-il pas à vous ? Vous ne pouvez être inconstante ! Quelle espèce de fanatisme vient donc m’enlever un cœur qui m’a coûté tant de tourments ?

— Ce n’est pas vous que je hais, répondit-elle, c’est votre sexe ; ce sont vos lois tyranniques, cruelles !

— Hélas ! de ce sexe proscrit aujourd’hui, vous n’avez encore connu que moi. Où donc est mon despotisme ; quand ai-je eu le malheur d’affliger ce que j’aime ? 

Léonore soupirait et ne savait pas accuser celui qu’elle adorait. Il veut prendre une de ses mains.

— Si vous m’aimez, lui dit-elle, gardez-vous de souiller ma main par un baiser profane. Je crois bien que je ne pourrai jamais vous quitter. Mais, pour preuve de cette obéissance à laquelle vous voulez que je croie, restez neuf jours sans me voir, et croyez que ce sacrifice ne sera pas perdu pour mon cœur. Gédéon s’éloigna ; et, ne pouvant la soupçonner, ni n’osant se plaindre, il s’en alla réfléchir sur les causes de son malheur.

Il serait trop long de raconter tout ce qui se passa dans ces deux heures d’épreuves. Il est certain que ni les raisonnements, ni les sarcasmes, ni les prières, ni les larmes, ni le désespoir, ni les promesses, enfin tout ce que la séduction emploie, ne purent rien tant la curiosité et l’espoir secret de dominer sont des ressorts puissants chez les femmes. Toutes rentrèrent dans le temple telles que la grande prêtresse l’avait ordonné.

Il était trois heures de la nuit. Chacun reprit sa place. On présenta différentes liqueurs pour soutenir les forces. Ensuite on ordonna de détacher les voiles et de s’en couvrir le visage. Après un quart d’heure de silence, une sorte de dôme s’ouvrit, et, sur une grosse boule d’or, descendit un homme drapé en génie, tenant dans sa main un serpent et portant sur sa tête une flamme brillante.

— C’est du génie même de la vérité, dit la grande maîtresse, que je veux que vous appreniez les secrets dérobés si longtemps à votre sexe. Celui que vous allez entendre est le célèbre, l’immortel, le divin Cagliostro, sorti du sein d’Abraham sans avoir été conçu, et dépositaire de tout ce qui a été, de tout ce qui est et de tout ce qui sera connu sur la terre.

« Filles de la terre, s’écria-t-il, si les hommes ne vous tenaient pas dans l’erreur, vous finiriez par vous lier ensemble d’une union invincible. Votre douceur, votre indulgence vous feraient adorer de ce peuple, auquel il faut commander pour avoir son respect. Vous ne connaissez ni ces vices qui troublent la raison, ni cette frénésie qui met tout un royaume en feu. La nature a tout fait pour vous. Jaloux, ils avilissent son ouvrage, dans l’espoir qu’il ne sera jamais connu. Si, repoussant un sexe trompeur, vous cherchiez dans le vôtre la vraie sympathie, vous n’auriez jamais à rougir de ces honteuses rivalités, de ces jalousies au-dessous de vous. Jetez vos regards sur vous-mêmes, sachez vous apprécier, ouvrez vos âmes à la tendresse pure, que le baiser de l’amitié annonce ce qui se passe dans vos cœurs. »

Ici l’orateur s’arrêta. Toutes les femmes s’embrassèrent au même instant. Les ténèbres remplacent la lumière, et le génie de la vérité remonte par son dôme. La grande maîtresse parcourt rapidement toutes les places ; ici elle instruit, là elle commente ; partout elle enflamme l’imagination. La seule Léonore laissait couler des larmes. Je vous devine, lui dit-elle à l’oreille ; n’est-ce donc pas assez que le souvenir de ce qu’on aime ? 

Ensuite, elle ordonna de reprendre la musique profane. Peu à peu la lumière revint, et, après quelques moments de calme, on entendit un bruit comme si le parquet s’abîmait. Il s’abaissa presque en entier et fut bientôt remplacé par une table somptueusement servie. Les dames s’y placèrent. Alors entrèrent trente-six génies de la vérité habillés en satin blanc : un masque dérobait leurs traits. Mais à l’air leste et empressé avec lequel ils servaient, on pouvait imaginer que les êtres spirituels sont bien au-dessus des grossiers humains. Vers le milieu du repas, la grande maîtresse leur fit signe de se démasquer, alors les dames reconnurent leurs amants. Quelques-unes, fidèles à leurs serments, allaient se lever. Elle leur conseille de modérer ce zèle en observant que le temps des repas était consacré à la joie et au plaisir. On leur demande par quel hasard ils se trouvaient réunis. Alors on leur expliqua que, de leur côté, on les initiait à certains mystères ; que, s’ils avaient des habits de génie, c’était pour montrer que l’égalité est la base de tout ; qu’il n’était pas extraordinaire de voir trente-six cavaliers avec trente-six dames ; que le but essentiel du grand Cagliostro était de réparer les maux qu’avait causés la société, et que l’état de nature rendait tout égal.

Les génies se mirent à souper. Vingt fois la mousse pétillante du vin de Sylleri jaillit au plafond. La gaieté redouble, les épigrammes arrivent, les bons mots se succèdent, la folie se mêle aux propos, l’ivresse du bonheur est peinte dans tous les yeux, les chansons ingénues en sont l’interprète, d’innocentes caresses sont permises ; il se glisse un peu de désordre dans les toilettes ; on propose la danse, on valse plus qu’on ne saute ; le punch délasse des contredanses répétées ; l’Amour, exilé depuis quelque temps, secoue son flambeau ; on oublie les serments, le Génie de la vérité, les torts des hommes, on abjure l’erreur de l’imagination.

Cependant l’on évitait les regards de la grande prêtresse, elle rentra et sourit de se voir si mal obéie. — L’Amour triomphe de tout, dit-elle, mais songez à nos conventions, et peu à peu vos âmes s’épureront. Ceci n’est qu’une séance encore, il dépend de vous de la renouveler. 

Les jours suivants, on ne se permit point de parler des détails, mais l’enthousiasme pour le comte Cagliostro était porté à une ivresse qui étonnait même à Paris. Il saisit ce moment pour développer tous les principes de la Franc-Maçonnerie égyptienne. Il annonça aux lumières du grand Orient que l’on ne pouvait travailler que sous une triple voûte, qu’il ne pouvait y avoir ni plus ni moins de treize adeptes ; qu’ils devaient être purs comme les rayons du soleil, et même respectés par la calomnie, n’avoir ni femmes, ni maîtresses, ni habitudes de dissipation, posséder une fortune au-dessus de cinquante-trois mille livres de rente ; et surtout, cette espèce de connaissances qui se trouve si rarement avec les nombreux revenus.

Cagliostro4

3e ÉPOQUE.

 

L’épisode que nous venons de recueillir nous donne une idée du mouvement qui s’opérait alors dans les esprits et qui se dégageait peu à peu des dogmes catholiques. Déjà les illuminés d’Allemagne s’étaient montrés à peu près païens ; ceux de France, qui primitivement s’étaient appelés Martinistes, d’après le nom de Martinès, qui avait fondé plusieurs associations à Bordeaux et à Lyon, se séparèrent en deux sectes, dont l’une continua à suivre les théories de Jacob Bœhm, admirablement développées par le célèbre Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu, et dont l’autre vint s’établir à Paris et y fonda la loge des Philalèthes, qui entra bientôt résolument dans le mouvement révolutionnaire.

Il serait trop long d’énumérer ici les divers auteurs qui unirent leurs efforts pour fonder en France une doctrine philosophique et religieuse empreinte de ces idées. On peut compter principalement parmi eux le marquis d’Argens, l’auteur des Lettres cabalistiques ; dom Pernetty, l’auteur du Dictionnaire mytho-hermétique ; d’Esprémenil, Lavater, Delille de Salle, l’abbé Terrasson, auteur de Sethos, Bergasse, Court de Gebelin, Fabre d’Olivet, etc.

Il faut lire l’Histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel, les Preuves de la conspiration des illuminés de Robison, et aussi les observations de Mounier sur ces deux ouvrages, pour se former une idée du nombre de personnages célèbres de cette époque qui furent soupçonnés d’avoir fait partie des associations mystiques dont l’influence prépara la révolution. La plupart des historiens de notre temps ont négligé d’approfondir ces détails, soit par ignorance, soit par crainte de mêler à la haute politique un élément qu’ils supposaient moins grave (1).

Le père de Robespierre avait, comme on sait, fondé une loge maçonnique à Arras d’après le rite écossais. On peut supposer que les premières impressions que reçut Robespierre lui-même eurent quelque influence sur plusieurs actions de sa vie. On le taxa souvent de mysticisme, surtout en raison de ses relations avec la célèbre Catherine Théos [sic]. Les matérialistes n’entendirent pas avec plaisir les opinions qu’il exprima à la Convention sur la nécessité d’un culte public.

Il faut reconnaître aussi, parmi les détails de la cérémonie qu’il institua au Champ-de-Mars en l’honneur de l’Être suprême, un ressouvenir des pratiques de l’illuminisme dans cette statue couverte d’un voile auquel il mit le feu, et qui représentait soit la Nature, soit Isis (2).

Robespierre savait bien qu’après avoir fait table rase des croyances du catholicisme, il fallait quelque chose de mieux, pour rétablir le rapport de la terre avec le ciel, que le culte de la Raison établi par Chaumette ou la Théophilanthropie que rêvait déjà le bon Laréveillère-Lépeaux. Les systèmes théosophiques d’Anacharsis Clootz n’étaient pas de nature à le satisfaire davantage. Ce fut vers cette époque que Delille de Salle publia sa Défense de l’Être suprême.

Robespierre une fois renversé, les philosophes cherchaient toujours à établir une formule religieuse en dehors des idées catholiques. Ce fut alors que Dupont de Nemours, le célèbre économiste, l’ami de Lavoisier, publia sa Philosophie de l’univers, où l’on trouve un système complet sur la hiérarchie des esprits célestes, lequel remonte évidemment à l’illuminisme et aux doctrines de Swedenborg. Aucler, l’auteur de la Thréicie, alla plus loin encore en proposant de rétablir le paganisme et l’adoration des astres.

Il donna dans son livre, où l’on remarque de fort beaux passages, toutes les formules nécessaires pour rétablir l’accord de la terre et des cieux, interrompu, selon lui, par l’apostasie de nos pères devenus chrétiens, de païens qu’ils étaient à l’époque de Clovis. Il se proposait lui-même comme grand-prêtre et se chargeait d’apaiser Jupiter irrité.

Un écrivain célèbre de cette époque, Rétif de La Bretonne publia aussi, sous le titre de Philosophie de M. Nicolas, un système de panthéisme qui supprimait l’immortalité de l’âme, mais qui la remplaçait par une sorte de métempsycose. Le père devait renaître dans sa race au bout d’un certain nombre d’années. La morale de l’auteur était fondée sur la réversibilité, c’est-à-dire sur une fatalité qui amenait forcément dans cette vie même la récompense des vertus ou la punition des fautes. Il y a dans ce système quelque chose de la doctrine primitive des Hébreux.

Citons encore les Rêveries de Senancourt, dont la première édition contenait l’exposition d’une doctrine panthéiste, qu’il a condamnée lui-même depuis sans doute en supprimant les passages qui la concernaient. Il nous aparu curieux de citer ce fragment de l’auteur d’Obermann sur les vertus des nombres.

 

(1) M. Louis Blanc et M. Michelet s’en sont cependant occupés.

(2) On regarda alors comme un fatal présage que la statue eût été entièrement noircie par la flamme qui consuma le voile.

 

G. de N.

_______

item2a