5 octobre 1845 — Strasbourg, dans L’Artiste-Revue de Paris, 4e série, t. IV, p. 222-224, signé Gérard de Nerval.

Ce nouvel article sur la ville de Strasbourg est la reprise du deuxième des quatre articles du Messager, publié le 2 octobre 1838, relatant le voyage en Allemagne de 1838. Nerval a fait quelques corresctions qui actualisent ses impressions de voyage, et c’est cette nouvelle version qui sera reprise dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne, « Sensations d’un voyageur enthousiaste, I. – Du Rhin au Mein, I. Strasbourg »

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STRASBOURG.

 

Vous comprenez que la première idée du Parisien qui descend de voiture à Strasbourg est de demander à voir le Rhin ; il s’informe, il se hâte, il fredonne avec ardeur le refrain semi-germanique d’Alphonse Karr : « Au Rhin ! au Rhin ! c’est là que sont nos vignes ! » Mais bientôt il apprend avec stupeur que le Rhin est encore à une lieue de la ville. Quoi ! le Rhin ne baigne pas les murs de Strasbourg, le pied de sa vieille cathédrale ?... Hélas ! non. Le Rhin à Strasbourg et la mer à Bordeaux sont deux grandes erreurs du Parisien sédentaire. Mais, tout moulu qu’on est du voyage, le moyen de rester une heure à Strasbourg sans avoir vu le Rhin ! Alors on traverse la moitié de la ville, et l’on s’aperçoit à peine que son pavé de cailloux est plus rude et plus raboteux encore que l’inégal pavé du Mans, qui cahotait si durement la charrette du Roman comique ; on marche long-temps encore à travers les diverses fortifications, puis on suit une chaussée d’une demi-lieue, et quand on a vu disparaître enfin derrière soi la ville tout entière, qui n’est plus indiquée à l’horizon que par le doigt de pierre de son clocher, quand on a traversé un premier bras du Rhin, large comme la Seine, et une île verte de peupliers et de bouleaux, alors on voit couler à ses pieds le grand fleuve, rapide et frémissant, et portant dans ses lames grisâtres une tempête éternelle. Mais de l’autre côté, là-bas à l’horizon, au bout d’un pont mouvant de soixante bateaux, savez-vous ce qu’il y a ?... Messieurs, il y a l’Allemagne ! la terre de Goethe et de Schiller, le pays d’Hoffmann, la vieille Allemagne notre mère à tous ! ... Teutonia.

N’y a-t-il pas là de quoi hésiter avant de poser le pied sur ce pont qui serpente, et dont chaque barque est un anneau, l’Allemagne au bout ? Et voilà encore une illusion, encore un rêve, encore une vision lumineuse qui va disparaître sans retour de ce bel univers magique que nous avait créé la poésie !... Là, tout se trouvait réuni, et tout plus beau, tout plus grand, plus riche et plus vrai peut-être que les œuvres de la nature et de l’art. Le microcosmos du docteur Faust nous apparaît à tous au sortir du berceau ; mais, à chaque pas que nous faisons dans le monde réel, ce monde fantastique perd un de ses astres, une de ses couleurs, une de ses régions fabuleuses. Ainsi, pour moi, déjà bien des contrées du monde se sont réalisées, et le souvenir qu’elles m’ont laissé est loin d’égaler les splendeurs du rêve qu’elles m’ont fait perdre. Mais qui pourrait se retenir pourtant de briser encore une de ces portes enchantées, derrière lesquelles il n’y a souvent qu’une prosaïque nature, un horizon décoloré ? N’imagine-t-on pas, quand on va passer la frontière d’un pays, qu’il va tout à coup éclater devant vous dans toute la splendeur de son sol, de ses arts et de son génie ? Il n’en est pas ainsi, et chaque nation ne se découvre à l’étranger qu’avec lenteur et réserve, laissant tomber ses voiles un à un comme une pudique épousée.

Tout en songeant à cela, nous avons traversé le Rhin, et nous voici sur le rivage et sur la frontière germanique. Rien ne change encore ; nous avons laissé des douaniers là-bas, et nous en retrouvons ici ; seulement ceux de France parlaient allemand, ceux de Bade parlent français ; c’est naturel. Kehl est aussi une petite ville toute française, comme toutes les villes étrangères qu’avoisinent nos frontières. Si nous voulons observer une ville allemande, retournons à Strasbourg.

Aussi bien il n’existe à Kehl que des débitans de tabac. Vous avez là du tabac de tous les pays, et même du tabac français vraie régie, façon de Paris, passé en contrebande sans doute, et de beaucoup meilleur que tous les autres ; les étiquettes sont très variées et très séduisantes, mais les boîtes ne recèlent que de ce même caporal, autrement nommé chiffonnier. Il n’y a donc point de contrebande à faire, et il faut bien repasser, pur de tout crime, devant les douanes des deux pays.

Mais, pour votre retour, les douaniers vous demandent deux kreutzers (prononcez : kritch) ; vous donnez deux sous, et l’on vous rend une charmante petite médaille ornée du portrait du grand-duc de Bade, et représentant la valeur d’un kreutzer. Vous avez donc fait une première fois connaissance avec la monnaie allemande ; puissiez-vous vous en tenir là !

La seconde idée du Parisien, après avoir vu le Rhin et foulé la terre allemande, se formule tout d’abord devant ses yeux quand il se retourne vers la France, car les rocs dentelés du clocher de Strasbourg, comme dit Victor Hugo, n’ont pas un instant quitté l’horizon. Seulement les jambes du voyageur frémissent quand il songe qu’il y a bien une lieue à faire en ligne horizontale, mais que du pied de l’église il aura presqu’une lieue encore en ligne perpendiculaire. À l’aspect d’un clocher pareil, on peut dire que Strasbourg est une ville plus haute que large ; en revanche, ce clocher est le seul qui s’élance de l’uniforme dentelure des toits ; nul autre édifice n’ose même monter plus haut que le premier étage de la cathédrale, dont le vaisseau, surmonté de son mât sublime, semble flotter paisiblement sur une mer peu agitée.

En rentrant dans la ville, on traverse la citadelle aux portes sculptées, où lui encore le soleil de Louis XIV, nec pluribus impar. La place contient un village complet, à moitié militaire, à moitié civil. Dans Strasbourg, après avoir passé la seconde porte, on suit long-temps les grilles de l’arsenal, qui déploie une ostentation de canons vraiment formidable pour l’étranger qui entre en France. Il y a là peut-être six cents pièces de toutes dimensions, écurées comme des chaudrons, et des amas de boulets à paver toute la ville. Mais hâtons-nous vers la cathédrale, car le jour commence à baisser.

Je fais ici une tournée de flâneur et non des descriptions régulières. Pardonnez-moi de rendre compte de Strasbourg comme d’un vaudeville. Je n’ai ici nulle mission artistique ou littéraire, je n’inspecte pas les monumens, je n’étudie aucun système pénitentiaire, je ne me livre à aucune considération d’histoire ni de statistique, et je regrette seulement de n’être pas arrivé à Strasbourg dans la saison du jambon, de la sauerkraüt et du foie gras. Je me refuse à toute description de la cathédrale : tout le monde en connaît les gravures, et quant à moi, jamais un monument dont je connais la gravure ne me surprend à voir ; mais ce que la gravure ne peut rendre, c’est la couleur étrange de cet édifice, bâti de cette pierre rouge et dure, dont sont faites toutes les maisons de l’Alsace. En vieillissant, cette pierre prend une teinte noirâtre, qui domine aujourd’hui dans toutes les parties saillantes et découpées de la cathédrale.

Je ne vous dirai ni l’âge ni la taille de cette église, c’est ce que vous trouverez dans tous les itinéraires possibles ; mais j’ai vu le clocher de Rouen et celui d’Anvers avant celui de Strasbourg, et je trouve sans préférence que ce sont là trois beaux clochers. Que dis-je ? celui de la cathédrale de Rouen n’est qu’une flèche, encore est-elle démolie, et figurée seulement aujourd’hui en fer creux ; le parallèle ne peut donc s’établir qu’avec le clocher d’Anvers. Ce dernier est d’un gothique plus grandiose, plus hardi, plus efflorescent. On distingue dans le clocher de Strasbourg une minutie de détails fatigante. Toutes ces aiguilles et ces dentelures régulières semblent appartenir à une cristallisation gigantesque. Quatre escaliers déroulent leurs banderoles le long du cône principal, et l’ascension dans cette cage de pierre, dont les rampes, les arêtes et les découpures à jour n’ont guère en général que la grosseur du bras, veut une certaine hardiesse que tous les curieux n’ont pas. Pourtant la pierre est dure comme du fer, et l’escalier de la plus haute flèche ne tremble point, comme celui d’Anvers, où les pierres mal scellées font jouer leurs crampons de fer d’une manière inquiétante.

De la dernière plate-forme, le panorama qui se déroule est fort beau ; d’un côté les Vosges, de l’autre les montagnes de la forêt Noire, les unes et les autres boisées de chênes et de pins ; le Rhin dans un cours de vingt lieues, les premières masses touffues de la forêt des Ardennes, et puis un damier de plaines les plus vertes et les plus fraîches du monde, où serpente l’Ille, petite rivière qui traverse deux fois Strasbourg. A vos pieds, la ville répand inégalement ses masses de maisons dans l’enceinte régulière de ses fossés et de ses murs. L’aspect est monotone et ne rappelle nullement les villes de Flandre, dont les maisons peintes, sculptées et quelquefois dorées, dentellent l’horizon avec une fantaisie tout orientale. Les grands carrés des casernes, des arsenaux et des places principales, jettent seuls un peu de variété dans ces fouillis de toits revêtus d’une brique terreuse et troués presque tous de trois ou quatre étages de lucarnes. On ne rencontre d’ailleurs aucune ville remarquable sur cette immense étendue de pays ; mais comme il y a dans les belveders quelque chose que l’on n’aperçoit jamais que quand le temps est très pur, le cicérone prétend qu’on peut voir à de certains beaux jours le vieux château de Baden sur sa montagne de pins.

A Fourvières, de même, on prétend qu’il est possible de distinguer les Alpes ; à Anvers, Rotterdam ; au phare d’Ostende, les côtes d’Angleterre. Tout cela n’est rien : à Rome, on vous jure que vous pourrez, du haut de la boule d’or de Saint-Pierre, voir à l’horizon les deux mers qui baignent les États romains. Il y a partout des nuages complaisans qui se prêtent d’ailleurs à de pareilles illusions.

Tout l’extérieur de l’église est restauré avec un soin extrême ; chaque statue est à sa place ; pas une arête n’est ébréchée, pas une côte n’est rompue, les deux portes latérales sont des chefs-d’œuvre de sculpture et d’architecture ; l’une est mauresque, l’autre est byzantine, et chacune est bien préférable à l’immense façade, plus imposante par sa masse, qu’originale par les détails. Quant à l’intérieur, le badigeon y règne avec ferveur, comme vous pensez bien ; tout clergé possible tenant à habiter avant tout une église bien propre et bien close. Les vitraux sont, en général, réparés selon ce principe, et répandent çà et là de grandes plaques de clartés qui sont les marques de cette intelligente restauration ; le XVIIIe siècle avait commencé l’œuvre en faisant disparaître l’abside gothique sous un décoration en style pompadour, que l’on doit, ainsi que les bâtimens de l’archevêché, au cardinal de Rohan.

Mais j’ai promis de ne point décrire, et je vais me replonger en liberté dans les rues tortueuses de la ville. Le premier aspect en est assez triste, puis on s’y accoutume, et l’on découvre des points de vue charmans à certaines heures du jour. Les quais de l’Ille surtout en fournissent de fort agréables. L’Ille, avec ses eaux vertes et calmes, embarrassées partout de ponts, de moulins, de charpentes soutenant des maisons qui surplombent, ressemble, en ces beaux jours d’été, à cette partie du Tibre qui traverse les plus pauvres quartiers de Rome. Le faubourg de Saverne fait surtout l’effet du quartier des Transtévères. Pour si haute que soit ma comparaison, je sais qu’elle n’est pas l’éloge de l’administration municipale ; mais pourquoi le cacher ? Strasbourg est une ville mal tenue ; elle a, dans ce sens même, un parfum de moyen-âge beaucoup trop prononcé. Le marché à la viande a été reconstruit et assaini depuis quelques années ; mais on rencontre encore de vastes espaces pleins de mares et de gravois, où les animaux indépendans trouvent à vivre sans rien faire. Près de là, il y a toute une rue de juifs, comme au moyen-âge ; puis les plus infâmes complications de ruelles, de passages, d’impasses, serpentent, fourmillent, croupissent, dans l’espace contenu entre la place d’Armes et le quai des Tanneurs, qui est une rue. Du reste, en accusant la ville de sa négligence à l’égard de tout ce quartier, nous devons dire qu’elle apporte des soins particuliers à l’embellissement des rues qui avoisinent la résidence des autorités : la place d’Armes est fort belle, et l’on s’y promène entre deux allées d’orangers. La rue Brûlée, où siège le gouvernement, ne manque que de largeur, et la rue du Dôme est devenue la rue Vivienne de  Strasbourg ; à l’heure qu’il est, on l’a pavée en asphalte, et ses trottoirs, déjà terminés, portent partout la signature ineffaçable de la société Lobsann. Le bitume envahit peu à peu Strasbourg, et ce n’est pas malheureux, vu l’imperfection du pavage actuel ; dans une ville pavée en cailloux, le bitume est roi. — Si vous êtes déjà las de la ville, je ne le suis pas moins que vous ; nous n’y laissons plus rien de remarquable que le tombeau du maréchal de Saxe, énorme catafalque de marbre noir et blanc, sculpté par Pigal [sic], et d’un goût rococo remarquable, bien que présentant de belles parties de sculpture. Le héros, fièrement cambré dans son armure et dans ses draperies, produit exactement l’effet du commandeur de don Juan. On est tenté de l’inviter à souper.

Pour sortir de Strasbourg et se rendre aux promenades publiques, il faut traverser de nouveau l’Ille, qui coule de ce côté entre le théâtre et les remparts. Lorsqu’il s’est agi d’établir des bateaux à vapeur devant naviguer de Strasbourg à Bâle par le canal intérieur, la ville a dû faire couper la plupart des ponts pour les rendre mobiles. Alors ses architectes y ont construit des ponts-levis qui rappellent l’enfance de la mécanique.

Quand on a traversé les fossés, les tranchées, les bastions, partout revêtus de verdure, on trouve une charmante promenade, des allées silencieuses, une rivière où traîne mollement le feuillage des saules. A droite et à gauche, sont des jardins publics, les Tivoli et les Beaujon de l’endroit. Au jardin Lips, on donne tous les dimanches des bals et des feux d’artifice ; sa décoration serait pour nous un peu passée : des temples de l’Amour, des ermitages, des rochers à cascades, dans le goût bourgeois des pendules et des assiettes montées ; puis un moulin d’eau et un pont en fil de fer qui conduit dans un îlot. Tout cela devient fort bruyant et fort animé le dimanche, ce qui me conduit à vous parler de la population.

Il faut bien l’avouer, on parle moins français à Strasbourg qu’à Francfort ou à Vienne, et de plus mauvais français, quand on le parle. Il est difficile de se faire comprendre des gens du peuple, et nous en sommes à nous demander ce qu’apprennent les enfans aux écoles mutuelles qu’on dit si fréquentées dans ce département. Peut-être savent-ils le latin. Cependant il y a peu d’Allemands réels à Strasbourg, et cette ville a donné des preuves de patriotisme incontestables. Pourquoi donc ne se fait-elle pas un point d’honneur de parler sa langue maternelle ? Le type allemand se retrouve, sans être absolu pourtant, dans les traits gracieux des dames de la société : leur tournure n’a rien de provincial, et elles se mettent fort bien. Nous ne pouvons faire le même éloge des hommes, qui manquent, en général, d’élégance dans les manières et de distinction dans les traits. La garnison a beau jeu près des dames, si les dames ne sont pas comme leur ville, imprenables. On ne rencontre plus à Strasbourg ces vêtements pittoresques des paysans de l’Alsace qui nous étonnent encore le long de la route ; mais un grand nombre de femmes du peuple portent, le dimanche, des ajustemens très brillans et très variés : les uns se rapprochent du costume suisse, les autres même du costume napolitain. Des broderies d’or et d’argent éclatent surtout sur la tête et sur la poitrine. L’harmonie et la vivacité des couleurs, la bizarrerie de la coupe, rendraient ces costumes dignes de figurer dans les opéras.

C’est dans les brasseries, le dimanche, qu’il faut observer la partie la plus grouillante de la population. Là, point de sergens de ville, le municipal y est fabuleux ; le cancan règne en maître au militaire et au civil ; les tourlourous s’y rendent fort agréables ; les canonniers sont d’une force supérieure, et les femmes en remontreraient aux Espagnoles et aux bayadères pour la grace et la liberté des mouvemens. Il existe pourtant des brasseries qui se rapprochent davantage de nos cafés ; mais la musique y élit domicile, soit que l’on danse ou non. Strasbourg est parcouru à toute heure par des bandes de violons, qui viennent même accompagner les repas de tables d’hôte. On dîne de midi à une heure. A peine êtes-vous admis à consommer une soupe aux boulettes ou un bouilli aux betteraves, que vous voyez six individus qui viennent s’asseoir derrière vous, à une table ronde où ils étalent leur partition, et se mettent à exécuter avec verve une ouverture, une valse, ou même une symphonie. La musique doit se joindre à tous les assaisonnemens bizarres dont s’accompagne forcément la cuisine allemande, qui est encore aujourd’hui la cuisine de Strasbourg.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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