GÉRARD DE NERVAL - SYLVIE LÉCUYER tous droits réservés @
CE SITE / REPÈRES BIOGRAPHIQUES / TEXTES / NOTICES / BELLES PAGES / MANUSCRITS AUTOGRAPHES / RECHERCHES AVANCÉES
NOTICES
« Les images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau »
La Généalogie fantastique, Labrunie et Bonaparte, qui suis-je
les Dublanc
les Labrunie
les Paris de Lamaury
les Olivier
les Boucher
les Laurent
Carte des itinéraires valoisiens de Nerval
Le temps vécu de la petite enfance (1810-1815)
Le clos Nerval
L’oncle Antoine Boucher
Voix et Chansons
Les plaisirs et les jeux
Le temps des retours en Valois (1850-1854):
Le Valois transfiguré: Aurélia
Promenades en Valois, diaporama
Père et fils rue Saint-Martin
Les cahiers de poésies de 1824
Le collège Charlemagne
Satiriste, anticlérical et anti-ultra
Auteur à 17 ans chez Ladvocat et Touquet
Pseudonyme Beuglant
LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE
1830, les Trois Glorieuses
Se rallier à Victor Hugo
L’atelier de Jehan Duseigneur
Traduire les poètes allemands
« En ce temp, je ronsardisais »
« Arcades ambo »
Jenny Colon
Le Monde dramatique
Le choix du nom de Nerval
La fin du Doyenné
L’expérience napolitaine:
Un Roman à faire
Octavie
Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi
Élaboration fantasmatique et poétique:
A J-y Colonna
El Desdichado
Delfica
Myrtho
LE VOYAGE EN ALLEMAGNE DE 1838
« La vieille Allemagne notre mère à tous, Teutonia ! »
De Strasbourg à Baden et de Baden à Francfort
Les quatre lettres de 1838 au Messager
Les trois lettres de 1840 dans La Presse
Retour à Paris. Léo Burckart, heurs et malheurs du « beau drame allemand »
Les deux Léo Burckart
Espoir de reconnaissance et humiliation
Diplomate ou bohème?
Les Amours de Vienne
L’expérience viennoise fantasmée
Les Amours de Vienne. Pandora
Schönbrunn, belle fontaine et Morte fontaine
Décembre 1840 à Bruxelles
Les journées de février-mars 1841 à Paris
Les feuillets Lucien-Graux
Lettres à Bocage, Janin et Lingay
Hantise du complot
Éblouissement poétique:Lettres à Victor Loubens et à Ida Ferrier
Les sonnets « à Muffe »
L’itinéraire de Paris vers l’Orient: Marseille et Trieste
Le compagnon de voyage Joseph de Fonfrède
Escales dans l’Archipel grec :
Cythère
Syra
Visite aux pyramides
Adoniram et Balkis, Les Nuits du Ramazan :
Le projet de 1835
Le récit du conteur
Échos psychiques et littéraires
1843, LE VOYAGE EN ORIENT
LES SECRETS DU LIBAN
En quittant Le Caire, le 2 mai 1843, Nerval aborde la partie la plus mystérieuse et la plus chargée affectivement de son voyage. Jusqu’au 25 juillet, date à laquelle, de Constantinople, il envoie de ses nouvelles à son père, aucune lettre ne nous est parvenue. Lettres jamais envoyées, lettres perdues ? Le rapide bilan rétrospectif qu’il donne le 25 juillet des deux mois passés au Liban et en Syrie est apparemment très négatif : « Je ne sais si tu auras reçu mes dernières lettres d’Égypte et de Syrie, mais il faut au moins deux mois pour faire parvenir des nouvelles de ce dernier pays 〈...〉 Me voici enfin dans un pays européen, j'y retrouve les journaux et beaucoup de Français ; que d'ennuis, que de chaleurs, que de quarantaines pour arriver dans cette région presque civilisée ! Cela est fort beau de loin, et très ennuyeux de près 〈...〉 J'ai vécu un mois au milieu des Maronites, faisant des excursions dans le Liban, mais je n'ai pu voir ni Damas, où était la peste, ni Balbec dont la route était coupée par la révolte des Druses et des Métualis. Je ne te parle pas de ma traversée de Damiette en Syrie sur la Santa Barbara, bateau grec fort incommode et fort ballotté pendant sept jours ". Il revient sur ces pénibles souvenirs dans la lettre du 19 août : " Je ne t'ai pas donné de grands détails sur la Syrie ; tu les liras imprimées et d'ailleurs je n'ai pas pénétré dans des contrées bien extraordinaires ; la montagne, je veux dire le Liban, est très fatigante à parcourir, d'abord parce qu'on ne peut le faire qu'à cheval et à monter ou à descendre toujours sur des rochers glissants. Pendant mon séjour, les Druses se battaient à peu de distance, et j'ai vu des villages maronites à moitié brûlés par eux." Mais peut-il parler au docteur Labrunie du bouleversement psychique vécu durant ce séjour ? Son ami Georges Bell sera plus explicite en évoquant une grave rechute : "La maladie vint le surprendre au moment où il choisissait sa demeure dans les montagnes habitées par les Druses, et pour recouvrer la santé, il fut envoyé à Constantinople."
On aura noté qu'il n'est nullement question du compagnon de voyage Joseph de Fonfrède, qui ne sera mentionné que dans une lettre à Gautier datée de Constantinople, 7 septembre : "Fonfride repart pour sa patrie 〈...〉 Je regrette le départ de Fonfride qui est un compagnon beaucoup moins sauvage qu'il n'en a l'air et aimable et honnête 〈...〉 il eût aimé que nous partissions ensemble". Fonfrède était-il aux côtés de Nerval pour affronter l'hostilité de l'équipage de la Santa Barbara, et surtout pour tenter de régler le sort de l'esclave javanaise si malencontreusement achetée au Caire ? N'aura-t-il pas préféré, plutôt que d'arpenter une région archéologiquement assez pauvre, s'informer de près sur les découvertes extraordinaires de Paul-Émile Botta, consul de Mossoul, sur le site de Ninive à Khorsabad, précisément au printemps 1843 ? Fonfrède est retourné en Mésopotamie et en Irak en 1846, avec les démêlés que l'on sait avec Loeve-Veimars, alors consul à Bagdad.
C'est donc aux quatre longs articles publiés assez tardivement dans la Revue des Deux Mondes les 15 février, 15 mai, 15 août et 15 octobre 1847, intitulés respectivement La Santa-Barbara, Les Maronites, Les Druses et Les Akkals, qu'il faut se référer pour comprendre comment Nerval a vécu, comme une initiation, son séjour en Syrie et au Liban.
Carte géographique de l'Égypte et des pays environnants, par Pierre Jacotin, 1818
Parti du Caire en felouque, Nerval gagne Mansourah puis Damiette par le bras est du Delta. Là, après avoir visité les abords du Lac Menzaleh, il s'embarque sur la Santa Barbara jusqu'à Beyrouth, en longeant les côtes de Palestine et du Liban, au large de Tyr et de Sidon.
Felouque sur le Nil, daguerréotype de Jules Itier, 1845
Topographiquement, les choses sont assez claires : le 2 mai 1843, Nerval s'est embarqué avec armes et bagages sur une cange qui doit le mener à Damiette. Après une escale imprévue à Choubrah où il peut assister aux cérémonies de circoncision d'un enfant et visiter les environs d'Héliopolis, il remonte le bras est du delta du Nil, passe la nuit à Mansourah, et arrive le lendemain à Damiette, où le consul, chez qui il déjeune, va le dispenser de quarantaine et organiser son passage jusqu'à Beyrouth sur la Santa Barbara qui appareille le lendemain. Il a juste le temps de se rendre au lac Menzaleh, avant de monter à bord sans enthousiasme : "Du plus loin que j'aperçus cette sombre carcasse pareille à un bateau de charbon, élevant sur un mât unique la longue vergue disposée sur une seule voile triangulaire, je compris que j'étais mal tombé". En effet, sur ce bateau, qui assure en fait le transport du riz d'Égypte jusqu'à Beyrouth, l'équipage cosmopolite a de quoi inquiéter, et la traversée s'annonce pénible, dans les conditions précaires qu'impose son manque d'argent : le capitaine, grec "quelque peu forban", et l'équipage, turc musulman, sont visiblement hostiles à l'Européen. Nerval sympathise pourtant avec un jeune Arménien, dont la connaissance des mœurs musulmanes turques va se révéler fort utile pour le tirer du mauvais pas où la présence de son esclave, musulmane et seule femme à bord, le met bientôt. Au bout de sept jours, le bateau longe les côtes de Palestine, relâchant un moment à Saint-Jean d'Acre, puis les côtes libanaises, Sour (l'ancienne Tyr), Saïda (Sidon), et enfin Beyrouth, "oasis maritime", où Nerval retrouve avec bonheur la fraîcheur des nuages. Mais une nouvelle quarantaine l'attend, "fort supportable", dans une agréable maison louée à des chrétiens maronites. Mais que faire de Zeynèby la Javanaise ? Finalement, Nerval la confie à une institution pour jeunes filles tenue à Beyrouth par la méridionale Mme Carlès.
Beyrouth, le Château de la mer, lithographie, 1836
Prosper Marilhat, "Cèdres du Liban"
On est donc à la fin du mois de juin quand Nerval, ayant fait la connaissance d'un "émir ou prince chrétien d'un district du Liban" entreprend une excursion à ses côtés dans les montagnes de la province du Kesrouan. L'excursion, qui ne pouvait se faire qu'à cheval, dut être physiquement éprouvante pour Nerval, la lettre à son père en témoigne, et ne fut somme toute qu'une "pauvre péripétie" : que dire de cette expédition, sinon que l'on a parcouru des chemins escarpés et vu des villages à demi brûlés par des rivalités religieuses ancestrales ? En revenant à Beyrouth, Nerval se sent pris de regret : il va lui falloir, faute d'argent, renoncer à la partie palestinienne de son projet, et, curieusement, il en rend responsable l'achat de Zeynèby, comme une faute qui le prive en punition de la visite des lieux saints : "jusqu'ici mes aventures se sont presque toujours arrêtées à l'exposition : à peine ai-je pu accomplir une pauvre péripétie, en accolant à ma fortune l'aimable esclave que m'a vendue Abd-el-Kerim. Cela n'était pas bien malaisé sans doute, mais encore fallait-il en avoir l'idée et surtout en avoir l'argent. J'y ai sacrifié tout l'espoir d'une tournée dans la Palestine qui était marquée sur mon itinéraire, et à laquelle il faut renoncer. Pour les cinq bourses que m'a coûté cette fille dorée de la Malaisie, j'aurais pu visiter Jérusalem, Bethléem, Nazareth, et la mer Morte, et le Jourdain ! Comme le prophète puni de Dieu, je m'arrête aux confins de la terre promise".
Le mot est lâché : "puni de Dieu", symptôme de résurgence du sentiment de culpabilité qui hante Nerval depuis les origines et ne se résoudra que dans le pardon final de la dernière vision d'Aurélia, au terme du parcours d'épreuves initiatiques que constituent pour lui les épisodes de folie, et dont il semble bien que le Liban fut une "station".
À partir du troisième article publié dans la Revue des Deux Mondes, intitulé Les Druses, l'intérêt narratif du séjour au Liban disparaît pour conférer à ce dernier la fonction cathartique d'un processus de révélation à soi-même. C'est le sens de la curieuse introduction de ce troisième article, explicitement adressé à l'ami Gautier sous le pseudonyme de Timothée O'Neil, comme l'avaient été les Lettres de voyage envoyées de Vienne. Ce troisième article commence comme un retour sur soi, une méditation sur le sens d'une vie déjà avancée (en fait, Nerval n'a que 35 ans), dont le corps porte inévitablement la marque. Or ce temps qui passe n'a pas la même valeur en Orient, la vieillesse n'y est pas humiliante, au contraire elle est valorisée. Aussi Nerval, parvenu à ce qu'il appelle par ailleurs un "âge critique" se sent-il rajeuni, comme si dans cette terre, qu'il qualifie lui-même de "maternelle", une nouvelle naissance à soi-même était possible : "j'avais bien senti déjà qu'en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me plongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j'allais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle." Ainsi, poursuit-il, tout fait sens au regard de la destinée : son attirance instinctive pour l'Orient ("vers l'Orient !" a-t-il répondu à son ami Chenavard en pleine crise en février 1841), l'achat de cette "fille dorée", la rencontre enfin de Salèma, la jeune Druse pensionnaire chez Mme Carlès, dont il s'éprend si passionnément qu'il songe à l'épouser et dont le père va lui conter l'histoire du calife Hakem, sont autant d'étapes de cette révélation identitaire. Tel est le secret désormais révélé du Liban : le faire advenir à la pleine conscience de lui-même, dans une séquence où le rêve et la vie sont intimement confondus.
Le Carnet du Caire, fol. 7 v°. Notes prises par Nerval sur le Calife Hakem dans l'ouvrage de La Peyrère (ici nommément désigné) sur les Préadamites.
Revenu à Beyrouth après son escapade au Kesrouan, Nerval ne semble plus préoccupé que par les deux pensionnaires de l'institution de Mme Carlès, son esclave et la jeune fille druse, Salèma, dont il a la certitude au premier regard qu'elle incarne son idéal féminin et lui est en quelque sorte prédestinée. Est-il tout à fait dupe de ce prétendu coup de foudre ? L'adresse, à ce stade du récit, à Timothée O'Neil est pleine d'ambiguïté : "En lisant les pages de ce journal, tu souris, n'est-ce pas ? de mon enthousiasme pour une petite fille arabe rencontrée par hasard sur les bancs d'une classe ; tu ne crois pas aux passions subites, tu me sais même assez éprouvé sur ce point pour n'en concevoir pas légèrement de nouvelles ; tu fais la part sans doute de l'entraînement, du climat, de la poésie des lieux, du costume, de toute cette mise en scène des montagnes et de la mer, de ces grandes impressions de souvenir et de localité qui échauffent d'avance l'esprit pour une illusion passagère. Il te semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l'être ⎼ comme si ce n'était pas la même chose en résultat ! J'ai entendu des gens graves plaisanter sur l'amour que l'on conçoit pour des actrices, pour des reines, pour des femmes poètes, ⎼ pour tout ce qui, selon eux, agite l'imagination plus que le cœur, et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort, ou à des sacrifices inouïs de temps, de fortune ou d'intelligence. Ah ! je crois être amoureux, ah ! je crois être malade, n'est-ce pas ? Mais, si je crois l'être, je le suis !"
Émile Vernet-Lecomte, portrait de femme orientale
Désormais, tout est signe de la révélation en train de s'accomplir : "Fatalité ou providence, il semble que l'on voie paraître sous la trame uniforme de la vie certaine ligne tracée sur un patron invisible, et qui indique une route à suivre sous peine de s'égarer." Ainsi, l'histoire du calife Hakem, telle que va la lui raconter le père de Salèma, un "akkal", en prison pour rébellion, s'investit des hantises personnelles de Nerval et tente de les exorciser en les identifiant au destin divin de Hakem, fondateur de la religion druse.
Le jeu de l'écriture, complexe, manifeste toute l'ambiguïté de Nerval à l'égard de sa propre fascination pour ce personnage. L'histoire du calife Hakem est inspirée, nous précise Nerval, de la lecture qu'il a faite du très sérieux Silvestre de Sacy. Mais elle va nous être rapportée en réalité par le moyen littéraire d'une double mise en abyme de la voix qui dit et de la voix qui rapporte le dit : Nerval le narrateur de son voyage en Orient, donne la parole à un autre narrateur, le cheik Eschérazy, lui-même adepte de la religion druse. Distance narrative qui va permettre évidemmment une grande liberté sur le plan de la réalité historique du personnage, mais aussi et surtout offrir à Nerval l'opportunité d'investir l'expérience mystique de Hakem de multiples analogies avec sa propre expérience de la folie.
Prosper Marilhat, ruines de la mosquée d'Hakem
Voici l'histoire : Un soir, dans une auberge de Fostat, ancien nom de la ville du Caire, le calife Hakem, déguisé en fellah, est initié par le jeune et mystérieux Yousouf aux pouvoirs hallucinatoires du haschich qui l'éclairent sur sa nature divine. Théomanie produite par la drogue, illusion ou véritable nature divine révélée ? Hakem lui-même en saisit l'ambiguïté : "Le haschich rend pareil à Dieu" dit-il à Yousouf. Dès lors, la vie de Hakem va se dérouler sur deux plans, celui de sa divinité et celui de son incarnation humaine. Ainsi, si son amour pour sa sœur Sétalmuc est humainement une "passion monstrueuse", Hakem la ressent comme l'union mystique de "l'âme du monde" qui palpite en lui, avec "l'épouse de son âme divine, la vierge qui lui fut destinée dès les premiers jours de la création." Un complot se trame bientôt contre Hakem, ourdi par Sétalmuc et le vizir qui proclame Hakem "medjnoun", fou, et le fait interner dans la prison du Moristan, qui accueille fous et criminels. Là, Hakem va manifester une folie "lucide" et, attentif aux délires obsessionnels de ses compagnons d'infortune, rallier à lui le peuple des miséreux réprouvés enfermés là. La visite de Sétalmuc, accompagnée du vizir, met le comble à sa fureur. Présenté comme un fou se prenant pour le calife, il comprend qu'un imposteur a pris sa place : "Misérable ! s'écria Hakem, tu as donc créé un fantôme qui me ressemble et qui tient ma place ?" Hakem n'a d'autre ressource que de soulever le flot des prisonniers du Moristan, qui se répandent dans la ville qu'ils incendient, tandis que Hakem érige son "tribunal sanglant". Le calme revenu au Caire, Hakem reprend possession de son palais de Roddah, mais, il le sait par la conjonction des astres, sa fin terrestre est proche. Un soir, revenant d'une de ses promenades nocturnes, il a la surprise de voir son palais de Roddah illuminé comme pour une fête. En effet, on y célèbre les noces de Sétalmuc et de Hakem, un usurpateur, son double, son ferouer : "Cette vision lui semblait un avertissement céleste, et son trouble augmenta encore lorsqu'il reconnut ou crut reconnaître ses propres traits dans ceux de l'homme assis près de sa sœur. Il crut que c'était son ferouer, ou son double, et, pour les Orientaux, voir son propre spectre est un signe du plus mauvais augure. L'ombre force le corps à la suivre dans le délai d'un jour." Le destin s'accomplit : ce double, c'est Yousouf, son frère en initiation, trompé par Sétalmuc qui lui fait vivre ce rêve éveillé. Hakem sera le soir même assassiné dans un guet-apens préparé par Sétalmuc. Yousouf, qui devait être son bras armé, reconnaissant Hakem, préfère se faire tuer avec lui. Morts, vraiment ? Le récit s'achève sur une note de mystère : "quand les gardes arrivèrent au lieu du meurtre, ils ne trouvèrent plus que des vêtements ensanglantés et l'âne gris du calife, nommé Kamar, qui avait les jarrets coupés."
Reprenant son texte en 1850 dans Al-Kahira. Souvenirs d'Orient, Nerval conclut l'histoire de Hakem en se référant plus explicitement à la croyance druse : "Les deux frères n'avaient été qu'étourdis par des coups de masse. Ils reprirent leurs sens dans le tombeau de leur famille, où l'aïeul apparut comme un fantôme et leur demanda compte de leur vie passée. Dans ce sépulcre voisin des hypogées et des pyramides, Hakem semblait un pharaon jugé par des rois ses ancêtres. Il parla, il expliqua ses actions et ses doctrines. Son aïeul et son frère tombèrent à ses pieds et le reconnurent pour dieu. Mais Hakem ne voulut plus retourner au Caire. Il se rendit avec Moezzeldin dans le désert d'Ammon et constitua sa doctrine, que son frère répandit plus tard sous le nom d'Hamza. Depuis il se montra sur divers points de la terre et se retira en dernier lieu sur le Liban, où le peuple crut en lui."
Qu'en sera-t-il du projet de mariage druse ? Dans la conclusion du dernier des quatre articles, intitulé Les Akkals. L'Anti-Liban, conclusion expressément adressée de nouveau à Timothée O'Neil, Nerval donnera quelques informations sur l'issue de l'aventure : préoccupé surtout par le caractère ésotérique de la religion druse qui en interdit l'accès aux non initiés et ne lui permettrait pas d'épouser une Druse, Nerval évoque, pour convaincre le cheik Eschérazy, l'analogie et même la filiation entre ce culte secret et les pratiques maçonniques européennes auxquelles, dit-il, il a été initié : "La franc-maçonnerie a comme tu sais hérité de la doctrine des templiers ; voilà le rapport établi, voilà pourquoi les Druses parlent de leurs coreligionnaires d'Europe, dispersés dans divers pays, et principalement dans les montagnes de l'Écosse (djebel-el-Scouzia). Ils entendent par là les compagnons et maîtres écossais, ainsi que les rose-croix dont le grade correspond à celui d'anciens templiers. Mais tu sais que je suis moi-même l'un des enfants de la veuve, un louveteau (fils du maître), que j'ai été nourri dans l'horreur du meurtre d'Adoniram et dans l'admiration du saint Temple, dont les colonnes ont été des cèdres du Liban." On ne peut s'empêcher ici de penser à la lettre que Nerval adressera à Émile Blanche dans un moment d'intense désarroi, le 17 octobre 1854, où peuvent se lire les mêmes affirmations d'appartenance à l'ordre maçonnique.
Le séjour en Syrie et au Liban a donc été un révélateur pour Nerval. Libéré des carcans européens, y compris sur le plan vestimentaire, il a cru se sentir disponible pour une renaissance, un nouveau départ, incarné par la jeune Salèma. Mais surtout, il a absorbé avec avidité le foisonnement des croyances religieuses à mystères qui peuplent cette terre d'Orient, nourrissant pour les religions issues du Livre le même désir de syncrétisme qui l'animait pour les religions païennes dans l'antique Cythère. Enfin, l'intérêt passionné porté au parcours initiatique de Hakem, et tout particulièrement à la "station" de la folie assumée du Moristan, a sans doute constitué une étape décisive dans l'acceptation de "l'autre" en lui.