GÉRARD DE NERVAL - SYLVIE LÉCUYER tous droits réservés @
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NOTICES
« Les images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau »
La Généalogie fantastique, Labrunie et Bonaparte, qui suis-je
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Carte des itinéraires valoisiens de Nerval
Le temps vécu de la petite enfance (1810-1815)
Le clos Nerval
L’oncle Antoine Boucher
Voix et Chansons
Les plaisirs et les jeux
Le temps des retours en Valois (1850-1854):
Le Valois transfiguré: Aurélia
Promenades en Valois, diaporama
Père et fils rue Saint-Martin
Les cahiers de poésies de 1824
Le collège Charlemagne
Satiriste, anticlérical et anti-ultra
Auteur à 17 ans chez Ladvocat et Touquet
Pseudonyme Beuglant
LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE
1830, les Trois Glorieuses
Se rallier à Victor Hugo
L’atelier de Jehan Duseigneur
Traduire les poètes allemands
« En ce temp, je ronsardisais »
« Arcades ambo »
Jenny Colon
Le Monde dramatique
Le choix du nom de Nerval
La fin du Doyenné
L’expérience napolitaine:
Un Roman à faire
Octavie
Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi
Élaboration fantasmatique et poétique:
A J-y Colonna
El Desdichado
Delfica
Myrtho
LE VOYAGE EN ALLEMAGNE DE 1838
« La vieille Allemagne notre mère à tous, Teutonia ! »
De Strasbourg à Baden et de Baden à Francfort
Les quatre lettres de 1838 au Messager
Les trois lettres de 1840 dans La Presse
Retour à Paris. Léo Burckart, heurs et malheurs du « beau drame allemand »
Les deux Léo Burckart
Espoir de reconnaissance et humiliation
Diplomate ou bohème?
Les Amours de Vienne
L’expérience viennoise fantasmée
Les Amours de Vienne. Pandora
Schönbrunn, belle fontaine et Morte fontaine
Décembre 1840 à Bruxelles
Les journées de février-mars 1841 à Paris
Les feuillets Lucien-Graux
Lettres à Bocage, Janin et Lingay
Hantise du complot
Éblouissement poétique:Lettres à Victor Loubens et à Ida Ferrier
Les sonnets « à Muffe »
L’itinéraire de Paris vers l’Orient: Marseille et Trieste
Le compagnon de voyage Joseph de Fonfrède
Escales dans l’Archipel grec :
Cythère
Syra
Visite aux pyramides
Adoniram et Balkis, Les Nuits du Ramazan :
Le projet de 1835
Le récit du conteur
Échos psychiques et littéraires
UN HIVER À VIENNE
À bien des égards, l’année 1839 fut douloureuse pour Nerval. La rupture avec Jenny Colon est désormais définitive. La comédienne, qui a épousé en avril 1838 le flûtiste Marie Gabriel Leplus, enchaîne les succès et va bientôt quitter l’Opéra-Comique de Paris pour le théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Par ailleurs, l’affaire de la faillite du Monde dramatique, que Nerval pensait résolue, ressurgit, et il doit faire face à de nouvelles poursuites judiciaires. Enfin, il a pu mesurer ce que valait l’amitié de Dumas : les articles promis n’ont pas été fournis au Monde dramatique, et le drame de Léo Burckart, qui devait être écrit en commun, ne le fut en définitive que par lui seul. Le voyage en Allemagne de 1838 lui avait cependant permis de découvrir à quel point il se sentait en osmose avec l’âme allemande, et il avait noué des relations susceptibles de donner corps à son projet viennois. Dès le 18 septembre 1838, de Francfort, il avait écrit à son père :
« Il est incroyable de voir à quel point les gens de lettres français sont estimés et bien accueillis en Allemagne. Cela m’a donné l’idée d’aller l’année prochaine à Vienne 〈…〉 M. Durand 〈directeur du Journal de Francfort〉 me promet une recommandation pour M. de Metternich, qui est un de ses amis diplomatiques, et qui me ferait accueillir dans la plus belle société de la ville. »
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ESPOIR DE RECONNAISSANCE ET HUMILIATION
S’il est certain que le désir de reconquérir l’estime paternelle ne fut pas étranger aux démarches entreprises par Nerval en 1839 pour obtenir une mission à Vienne, il ne faut pas sous-estimer d’autres motivations : sa notoriété en France, essentiellement journalistique, ne lui assure ni la reconnaissance littéraire à laquelle il aspire, ni l’indépendance financière. Pourquoi dès lors ne pas tenter la carrière diplomatique qui lui permettrait au moins de satisfaire son goût des voyages, et que, dira-t-il à Georges Bell, sa famille souhaitait pour lui ? Se rendre à Vienne, c’est à la fois retourner vers cette Allemagne qu’il aime, et se trouver aux portes de l’Orient, sur la route de Constantinople, la destination à laquelle il pense en secret. La conjoncture politique est idéale, puisque la question d’Orient agite toutes les chancelleries d’Europe, dont Vienne est la plaque tournante, très vigilante également sur le devenir de la jeune Confédération germanique et le courant illuministe bavarois. Or Nerval s’est déjà beaucoup documenté sur la question. Il propose donc ses services au ministère de l’Intérieur et se voit confier une mission semi-diplomatique assortie d’une indemnité de 600 francs. Dès son arrivée à Vienne, le 20 novembre 1839, il a à cœur de montrer au ministre de l’Intérieur qu’il prend sa mission au sérieux, en lui adressant une traduction de la Pentarchie européenne, brochure anonyme, parue à Leizpig en 1839, de propagande pro-russe et anti-française, qui encourageait les petits États de la Confédération germanique à se rapprocher de la Russie. Alexandre Weill, dont Nerval avait fait la connaissance à Francfort l’année précédente et qui séjournait alors à Vienne, témoigne de l’aide qu’il lui a apportée pour cette traduction.
Le 2 décembre, dans une lettre adressée à son père, Nerval exprime son espoir de succès : « J’adresse avec ces lettres un travail assez bien réussi : je crois qu’il produira un bon effet. Si l’on m’envoie les 500 francs de plus, je serai fort à mon aise et fort heureux », succès que lui confirme Gautier : « J’ai vu Texier qui m’a dit que le grand Mammamouchi 〈sans doute le ministre Duchâtel〉 avait été émerveillé de ta production, tu as surpris tes supérieurs, cette admiration devrait bien se résoudre en pièces de cent sols. »
Début décembre, le voilà lancé : il s’est présenté à l’ambassade de France, où il est désormais reçu, s’est épris de Marie Pleyel, qui fait avec Franz Liszt et le violoniste Charles de Bériot les beaux jours de la saison musicale viennoise, et il peut écrire avec satisfaction à son père : « J’ai dîné hier à l’ambassade où je suis désormais reçu sur un pied d’intimité. Tu ne saurais croire toutes les bontés qu’on a pour moi dans la famille de M. de Saint-Aulaire, et que je dois surtout à la recommandation de M. Lingay », et il ajoute avec un brin de malice à propos du général Marmont, qu’Étienne Labrunie ne devait pas porter dans son cœur : « À propos, j’étais hier à table à côté du duc de Raguse ; c’est un beau vieillard avec d’énormes sourcils noirs ; il paraît fort spirituel et fort aimable d’ailleurs 〈…〉 Me voilà comme tu étais en 1809 dans le grand moment de la vie. »
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DIPLOMATE OU BOHÈME ?
LES AMOURS DE VIENNE
En fait, Nerval est en pleine illusion, à la fois sur lui-même et sur le regard que l'on porte sur lui, et la dualité de son comportement va rapidement passer pour de la duplicité. Dès son arrivée à Vienne, son installation dans le quartier juif populaire de Leopoldstadt et ses fréquentaions faubouriennes vont susciter une surveillance de la part de la police politique viennoise. On en comprend la raison à travers la chronique tenue au jour le jour de ses aventures sentimentales, qui constituera, sous le pseudonyme de Fritz, la publication intitulée Les Amours de Vienne le 7 mars 1841 dans la Revue de Paris. De façon très significative de la manière dont Nerval envisage la dualité de sa situation au départ de Paris, la chronique sentimentale proprement dite est précédée d'une lettre fictive, adressée par un cousin ⎼ tout aussi fictif ⎼ de Fritz. Dédoublement identitaire de Nerval entre Brégeas, l'auteur de la lettre fictive, jeune attaché d'ambassade plein d'ambition, et Fritz le bohème. Une première "lettre", adressée le 2 décembre à Gautier couvre les péripéties amoureuses du séjour viennois des 21, 22 et 23 novembre. Selon une technique de gestion du temps directement inspirée de Tristram Shandy ou de Jacques le Fataliste, le récit des rencontres de faubourg avec la Kathi ou Vhahby la Bohême est mené avec virtuosité, jouant de l'anticipation, de la rétrospection ou de l'ellipse. Un second envoi ne reprend la chronique que le 7, puis le 13 décembre, et enfin "le 31 décembre, jour de la saint-Sylvestre" qui clôt le récit des amours de faubourg et inaugure le récit des amours du "grand monde". La correspondance venant valider et éclairer le récit des Amours de Vienne, on sait que la "dame brune" est Marie Pleyel, et que le salon où eut lieu leur première rencontre a toute chance d'être celui de l'Ambassade de France. Le récit s'arrête au beau milieu de la visite que le narrateur rend à la "dame brune" le lendemain, et ne sera repris que douze ans plus tard, dans la Suite des Amours de Vienne. Pandora. Nerval semble en avoir eu le texte, ou du moins la teneur, prêt dès 1841 puisque le 14 mars, huit jours après la publication des Amours de Vienne, il écrit à Félix Bonnaire, directeur de la Revue de Paris : "Je vous ai écrit hier pour vous prier de m'envoyer le numéro de dimanche où mon article a paru 〈...〉 tâchez que je l'aie absolument. Je voudrais vous donner la suite cette semaine et je ne puis rien faire que je n'aie vu le commencement", ce qui laisse supposer que Nerval ne sait pas exactement où s'arrête le texte publié le 7 mars, mais, poursuit-il "je l'ai tout entier, soit en brouillon, soit dans ma tête". Or aucune suite des Amours de Vienne ne paraît en 1841.
Née en 1811, Camille Moke épouse Camille Pleyel en 1831 et prend le nom de Marie Pleyel. Elle divorce cinq ans plus tard, en 1836. En 1839, sa réputation de pianiste virtuose est européenne. Elle donna plusieurs concerts à Vienne cet hiver-là. Le directeur du journal Der Humorist, Saphir, en publia des comptes rendus très flatteurs. L'un d'eux fut traduit par Nerval
Ce n'est qu'en 1849 que Nerval reprend et prolonge la matière viennoise pour en faire le prologue de son voyage en Orient, dans un feuilleton intitulé Al-Kahira. Souvenirs d'Orient, révélant un peu plus de la vérité du séjour viennois. Le "journal" de la chronique amoureuse s'est prolongé de plusieurs entrées : 11, 14, 18 janvier, et 1er février. À la date du 11 janvier, apparaît un épisode jusque-là inédit : se sentant suivi dans la rue, le narrateur prend les devants et se présente de lui-même au chef de la police Sedlinsky qui, plus amusé que soupçonneux, lui apprend qu'il est en effet surveillé et que ses lettres ⎼ dont celles qui narraient ses amours des faubourgs destinées à Gautier ⎼ ont été lues par la police viennoise. Par ailleurs, le récit des amours du grand monde, qui se trouvait amorcé dans Les Amours de Vienne de 1841 à la date du 31 décembre, jour de la Saint-Sylvestre, est reporté à la date du 1er février du "journal", mais s'interrompt exactement au même moment de l'histoire. Le chapitre suivant du feuilleton Al-Kahira. Souvenirs d'Orient, comme d'ailleurs la version définitive de l'Introduction du Voyage en Orient en 1851, s'ouvre sur une ellipse spatiale et temporelle : le narrateur écrit à bord du bateau sur lequel il s'est embarqué en hâte à Trieste pour fuir l'Autriche :
"Quelle catastrophe, mon ami! Comment te dire tout ce qui m'est arrivé, ou plutôt comment oser désormais livrer une lettre confidentielle à la poste impériale ! Songe bien que je suis encore sur le territoire de l'Autriche, c'est-à-dire sur des planches qui en dépendent, ⎼ le pont du Francesco-Primo, vaisseau du Lloyd autrichien."
De quelle "catastrophe" s'agit-il ? Rien, dans la correspondance des derniers jours passés à Vienne n'évoque le moindre incident, et l'on sait du reste que Nerval n'est pas parti vers l'Orient par Trieste. A-t-il simplement imaginé cette péripétie comme raccord romanesque entre le récit viennois et la suite du voyage vers Orient ? Une notice, de sa main, qui fait partie de l'ensemble des manuscrits autographes de Pandora incline à penser au contraire que l'épisode a un fondement très réel :
"Ceci est un fragment d'une lettre très confidentielle adressée à Théophile Gautier, qui n'a vu le jour que par suite d'une indicrétion de la police de Vienne ⎼ à qui je la pardonne, et il serait trop long, dangereux peut-être d'appuyer sur ce point."
Il faut donc supposer qu'il y a bien eu une suite des Amours de Vienne qui fut adressée à Gautier. Nerval ne lui avait-il pas annoncé cette suite de ses aventures amoureuses, concernant cette fois "de grandes dames" ? Mais cette fois la censure ne pouvait pas laisser passer sans réagir. L'Ambassade, et peut-être Metternich lui-même furent sans aucun doute discrètement mis en garde contre ce "jeune homme bien posé" qui "plaît prodigieusement aux dames" comme Nerval se qualifie lui-même, et désormais la courtoisie bienveillante qu'on lui manifestait à l'Ambassade ne fut plus qu'une façade. Du reste, on sait aujourd'hui qu'au moment où Nerval demandait son passeport pour Vienne, le ministère des Affaires étrangères avait été mis en garde par le ministère de l'Intérieur informant que "Gérard Labrunie de Nerval 〈...〉 est l'un des émissaire de Mme la duchesse de Berry" et que "son voyage a un but politique". Lui-même n'a sans doute pas été informé sur le moment à Vienne de la méfiance qu'il inspirait, mais qu'il l'a comprise rétrospectivement et qui lui fermera désormais les portes de la diplomatie. Son ami Alphonse Karr a noté le "trouble" de Nerval à son retour de Vienne : " 〈...〉 il resta quelque temps à Vienne, alla dans le monde et fut accueilli avec une grande bienveillance 〈...〉 il en fut d'abord enchanté, puis troublé, et revint en France persuadé que M. de Metternich le persécutait", note-t-il dans son Livre de bord. Nerval lui-même fera l'aveu de l'humiliation ressentie a posteriori dans la préface de Lorely. Souvenirs d'Allemagne :
"Je devrais me méfier pourtant de sa 〈la Lorely〉 grâce trompeuse, ⎼ car son nom même signifie en même temps charme et mensonge ; et une fois déjà je me suis trouvé jeté sur la rive, brisé dans mes espoirs et dans mes amours, et bien tristement réveillé d'un songe heureux qui promettait d'être éternel."
Le réveil douloureux fut certes la conscience de l'imposture qu'avait constitué l'accueil apparemment bienveillant que lui avait réservé la bonne société viennoise et la virtuose Marie Pleyel, mais plus encore la conscience de son propre statut d'imposteur : pas plus qu'au château de Mortefontaine de la petite enfance, Gérard ne fut "chez lui" au palais Starhemberg, comme il l'a trop vite proclamé à son père :
"Je suis le commensal le plus fréquent de l'ambassade et dimanche dernier l'ambassadeur a eu la bonté de me dire : Nous ne vous avons pas vu depuis trois jours ; vous abandonnez la maison paternelle 〈...〉 Le semaine dernière, nous avons lu des comédies devant toute une assistance de princes et d'ambassadeurs. M. de Mettrenich vient aux grandes soirées, mais nos convives les plus habituels sont les princes Schwarzenberg, Esterhazy, Dietrichstein et le maréchal." (lettre du 10 janvier 1840)
Cette illusion de proximité, et même d'intimité, qui n'était pour l'aristocratie viennoise que politesse de convention, et pour Marie Pleyel qu'un marivaudage sans conséquence, fut pour Nerval une blessure narcissique d'autant plus vive qu'elle venait alimenter l'interrogation identitaire du "qui suis-je". En 1844, dans le projet d'un Roman tragique à la manière du Roman comique de Scarron, Nerval met en scène le personnage de Brisacier, acteur d'une troupe de comédiens ambulants. Sifflé en scène alors qu'il interprète le rôle du brillant Achille, Brisacier, humilié, crée un scandale tel que ses camarades doivent l'abandonner dans une auberge où, par jeu, ils le font passer pour prince "fils du grand khan de Crimée". Ce "prince de contrebande", Nerval tentera en 1853 d'expliquer à Dumas que c'est lui-même.
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L'EXPÉRIENCE VIENNOISE FANTASMÉE :
LES AMOURS DE VIENNE. PANDORA
Rétrospectivement, dans la période particulièrement troublée du mois de novembre 1853, Nerval tentera d'exorciser cette double humiliation sur le mode de l'autodérision dans la Suite des Amours de Vienne. Pandora. Une première séquence narrative, dans le salon de la "dame brune", qui porte maintenant le nom de Pandora, met en scène la légèreté capricieuse et inconsciemment cruelle de l'artiste à l'égard du narrateur qu'elle traite comme un jouet :
"Il faisait très-froid, à Vienne, le jour de la Saint-Sylvestre, et je me plaisais beaucoup dans le boudoir de la Pandora 〈...〉 Tout à coup, elle se jeta à mon col et m'embrassa, en disant avec un fou rire :
⎼ Tiens, c'est un petit prêtre ! il est bien plus amusant que mon baron.
J'allai me rajuster à la glace, car mes cheveux châtains se trouvaient tout défrisés, et je rougis d'humiliation en sentant que je n'étais aimé qu'à cause d'un petit air ecclésiastique que me donnait 〈sic〉 mon air timide et mon habit noir."
La brillante soirée à l'Ambassade, évoquée dans la lettre du 10 janvier 1840 au docteur Labrunie, subit, elle aussi une métamorphose grotesque à la manière des Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre d'Hoffmann dont Nerval avait traduit deux chapitres en 1831, en mettant en scène le narrateur contraint de fuir le ridicule au milieu d'une aristocratie viennoise elle-même grotesque :
"De colère, je renversai le paravent, qui figurait un salon de campagne. ⎼ Quel scandale ! ⎼ Je m'enfuis du salon à toutes jambes, bousculant, le long des escaliers, des foules d'huissiers à chaînes d'argent et d'heiduques galonnés, et, m'attachant des pattes de cerf, j'allai me réfugier honteusement dans la taverne des chasseurs."
Enfin, recherche d'effet romanesque ou souvenir réel, le dénouement de Pandora suggère une altercation, qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle qui, dans un autre contexte, est rapportée dans les Lettres d'amour. Après une nuit agitée de rêves cauchemardesques, le narrateur se rend chez Pandora, où il a une altercation avec un rival :
"Pendant que je l'attendais dans son salon, le prince*** frappa à la porte, et me dit qu'il revenait du château. Je l'avais cru dans ses terres. ⎼ Il me parla longtemps de sa force à l'épée, et de certaines rapières dont les étudiants du Nord se servent dans leurs duels. Nous nous escrimions dans l'air, quand notre double étoile apparut. Ce fut alors à qui ne sortirait pas du salon. Ils se mirent à causer dans une langue que j'ignorais ; mais je ne lâchai pas un pouce de terrain. Nous descendîmes l'escalier tous trois ensemble, et le prince nous accompagna jusqu'à l'entrée du Kohlmarkt."
L'affaire prend visiblement de l'ampleur :
" 〈...〉 je vis accourir le vieux marquis en uniforme de magyar, mais sans bonnet, qui s'écriait : Quelle imprudence ! les deux étourdis vont se tuer pour l'amour de vous ! Je brisai cette conversation ridicule en faisant avancer un fiacre."
Le très court épilogue de Pandora, un an plus tard (donc à la Saint-Sylvestre de 1840) à Bruxelles, montre le narrateur en Prométhée, éternel supplicié, comme si la catharsis de l'écriture de Pandora n'avait pas suffi à panser la blessure narcissique, et il faudra pour y parvenir tout le processus expiatoire d'Aurélia, dont le récit débute justement en cet hiver 1840 à Bruxelles.
Fragment de manuscrit autographe de Pandora. À un correspondant dont l'identité demeure inconnue, Nerval explique son projet littéraire pour "La Pandora", dans la continuité des Amours de Vienne de 1841 (le titre "Suite des Amours de Vienne" apparaît, encadré en rouge mais biffé). Mais il hésite encore sur le dénouement à donner à sa nouvelle. Ce sera, écrit-il, "le récit 〈...〉 d'une aventure dont la date serait séparée d'environ un an de celles des lettres qui précèdent", ce qui correspond à la fin très rapidement évoquée dans Pandora telle que nous la connaissons, d'une Saint-Sylvestre, un an après, à Bruxelles.
"Prière d'insérer" adressé à Dumas après la publication ratée du début de Pandora dans Le Mousquetaire en novembre 1853. Nerval évoque clairement l'intervention de la censure autrichienne qui a empêché la publication de la Suite des Amours de Vienne : "Je suis obligé d'expliquer que Pandora fait suite aux aventures que j'ai publiées autrefois dans la Revue de Paris et réimprimées dans l'introduction de mon Voyage en Orient sous ce titre : Les Amours de Vienne. Des raisons de convenances qui n'existent plus j'espère m'avaient forcé à supprimer ce chapitre 〈...〉 Ceci est un fragment d'une lettre confidentielle adressée à Théophile Gautier, qui n'a vu le jour que par suite d'une indiscrétion de la police de Vienne ⎼ à qui je la pardonne, et il serait trop long, dangereux peut-être d'appuyer sur ce point."
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SCHÖNBRUNN BELLE FONTAINE ET MORTEFONTAINE
Pendant son séjour à Vienne, Nerval s'est rendu à Schönbrunn. La Lettre sur Vienne publiée dans L'Artiste le 8 mars 1840 évoque cette visite comme une promenade mélancolique à travers les jardins désolés par l'hiver, la cour du château, "déserte et négligée" avec ses "chimères de marbre qui en gardent l'entrée", sa montée le long des allées bordées de statues du XVIIIe siècle, "admirant toutes les divinités de cet Olympe maniéré" jusqu'à l'"architecture féerique" du "pavillon de Marie-Thérèse". Ici encore, ce n'est qu'en 1853-1854, dans la Suite des Amours de Vienne. Pandora que se révélera l'intensité du choc émotionnel ressenti à Schönbrunn, par la métamorphose fantasmatique des lieux visités jadis :
"J'ai promené mes rêveries sur les rampes gazonnées de Schoenbrunn. J'adorais les pâles statues de ces jardins que couronne la gloriette de Marie-Thérèse. ⎼ et les chimères du vieux palais m'ont ravi mon cœur pendant que j'admirais leurs yeux divins et que j'espérais m'allaiter à leurs seins de marbre éclatant."
Étrange métamorphose que la mémoire fait subir au souvenir, en faisant de l'"Olympe maniéré" des statues un objet d'adoration, et des chimères des figures maternelles, symptomatique de la remontée à la conscience de l'interrogation identitaire et de l'angoisse des origines, liée à la famille de Napoléon. À Schönbrunn en effet, la présence du duc de Reichstadt, mort en 1832, investit les lieux, et Nerval, qui fréquente à l'Ambassade Joseph de Dietrichstein, le frère de Maurice de Dietrichstein, précepteur de l'enfant, a évidemment entendu parler du petit prince. Comment ne pas faire le rapprochement avec son propre sort d'orphelin ? Arrivé le 21 mai 1814 à Vienne, à tout juste trois ans, privé de la présence de son père et bientôt de celle de sa mère et de sa nourrice Mme de Montesquiou, il sera, selon la volonté de Metternich, élevé de façon à en faire un vrai prince allemand : "Il faudra bientôt commencer à lui donner une instruction un peu plus sérieuse, car son penchant pour l'amusement et la distraction pourrait lui faire du tort" écrit Maurice de Dietrichstein à Marie-Louise en 1817. Nerval emploie une expression analogue à propos du changement de vie qu'en 1815 lui impose son père : "Le plus âgé me prit avec lui pour m'apprendre ce qu'on appelait mes devoirs." Le petit prince trouvera réconfort et affection auprès de sa jeune cousine Sophie de Bavière, de six ans seulement son aînée, qui épousera en novembre 1824 l'archiduc François Charles. À Vienne, l'archiduchesse Sophie a fait rêver Nerval, devant l'enseigne de boutique à son effigie :
"Nous voici sur le Graben 〈...〉 Il y a au milieu de la place un magasin dédié à l'archiduchesse Sophie ⎼ laquelle est une bien belle femme, s'il faut s'en rapporter à l'enseigne peinte à la porte."
S'il faut en croire la Suite des Amours de Vienne. Pandora, il a même croisé son regard, dans une circonstance dont il a gardé le secret, mais qui suscite le sentiment d'une culpabilité :
" Pardonne-moi d'avoir surpris un regard de tes beaux yeux, auguste archiduchesse, dont j'aimais tant l'image peinte sur une enseigne de magasin. Tu me rappelais l'autre..., rêve de mes jeunes amours"
Comme le duc de Reichstadt, Gérard a eu "sa" cousine par alliance nommée Sophie, qu'il évoque dans le fragment manuscrit intitulé Sydonie, qui offre le récit d'un épisode qui semble devoir prendre sa place à la suite du chapitre IV de Promenades et Souvenirs : "L'ingrate Sophie elle-même trahit son jeune cavalier pour un garde du corps de la compagnie de Grammont." Sydonie ou Sophie ? Il semble que dans un premier temps, Nerval a souhaité masquer le prénom de Sophie dans le titre du fragment, mais oublié de le modifier dans la phrase que nous citons. Cette Sophie des jeunes années est peut-être Sophie Paris de Lamaury (1806-1862), qui habitait Saint-Germains-en-Laye où se trouvait en effet cantonnée la compagnie de Grammont.
L'archiduchesse Sophie de Bavière était âgée de 34 ans en 1839. Le duc de Reichstadt enfant
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