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LE REGARD DES AUTRES

 

ARSÈNE HOUSSAYE (1815-1896)

Originaire de l’Aisne, Arsène Houssaye s’installe à Paris en 1833. Il y fait la connaissance de Camille Rogier, Gautier et Nerval et s’installe avec eux au Doyenné, puis, après le départ de Rogier, rue Saint-Germain-des-prés, où Houssaye, dit Gautier, lui-même spécialiste du macaroni, « excellait dans la panade ». Il épouse le 5 avril 1842 à Paris (St-Thomas d’Aquin) Stéphanie Houssaye, née Bourgeois, dont la mort, le 12 décembre 1854, affecta beaucoup Nerval. Il prend la direction de L’Artiste fin 1843. Il a le sens des affaires, s’enrichit, achète une grande propriété sur le parc de Beaujon (actuellement 39 avenue de Friedland) où un pavillon avait été aménagé pour Nerval, qui n'y venait pas. Houssaye devint administrateur général de la Comédie-Française en 1849, et c’est à ce titre qu’il demanda à Nerval une adaptation pour la scène française du drame de Kotzebue, Misanthropie et Repentir. Arsène Houssaye laisse une œuvre quantitativement considérable et médiocre. Son meilleur titre de gloire est peut-être la dédicace du Spleen de Paris que lui offrit Baudelaire.

Concernant Nerval, Houssaye donne deux témoignages tardifs, qui d’ailleurs se répètent parfois textuellement et ne sont pas toujours fiables, dans la revue Le Livre, en 1883, et dans ses Confessions, souvenirs d'un demi-siècle, parues en 1885.

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— L’époque du Doyenné (Les Confessions, Livre VI, « La Bohême romantique », chap. II, « Une Ruche ») :

Voici comment nous vécûmes ensemble : Camille Rogier, Gérard de Nerval, Théo et moi. Théo loua, rue du Doyenné, au voisinage de Camille Rogier, un petit pied-à-terre pour recevoir ses amis et ses amies, car outre que la barrière des Bonshommes nous semblait au bout du monde, la vie y était trop familiale pour un homme qui a des amitiés bruyantes et qui lâche la bride à ses passions. Ce pied-à-terre n’était pas ruineux : deux cent cinquante francs par an. Théo n’y répandit pas un luxe asiatique, il n’y mit que ce qu’il faut pour dormir et rêver.

Le luxe était en face, dans les célèbres appartements de Camille Rogier, qui était déjà un artiste reconnu et qui avait convié quelques peintres de ses amis à couvrir de chefs-d’œuvre les panneaux blancs encadrés d’or du salon. Ce salon est devenu légendaire puisqu’il fut le rendez-vous de la première bohème littéraire.

Gérard, qui voulait mener une vie fastueuse, en fils de bonne famille, avait pris un coin de l’appartement de Rogier en promettant d’y apporter des merveilles ; c’était un sous-locataire bien facile à vivre, puisqu’il ne couchait jamais chez lui. On ne le voyait çà et là que dans les belles heures de la journée ; le soir il courait les théâtres, la nuit il vivait en noctambule et en illuminé dans la fièvre de l’inspiration. Il finissait de guerre lasse par s’endormir où il se trouvait, tantôt comme le beau Phébus, tantôt comme le poète Régnier […]

Dans le grand salon, il y avait de la place pour tout le monde. L’un écrivait au coin du feu, l’autre rimait dans un hamac ; Théo, tout en caressant les chats, calligraphiait d’admirables chapitres, couché sur le ventre ; Gérard toujours insaisissable allait et venait avec la vague inquiétude des chercheurs qui ne trouvent pas ; Beauvoir apparaissait çà et là, — ce Musset brun, comme a dit d’Aurevilly, — avec des pages rimées toutes brûlantes […]

Parmi les amis poètes ou peintres, parmi ceux qui peignaient les panneaux du grand salon ou qui contaient bien, on voyait venir dans l’après-midi Ourliac, un comique qui a fini comme Polyeucte ; Auguste de Châtillon, moitié peintre et moitié poète, comme à ses débuts Théophile Gautier, mais toujours resté à mi-chemin, tandis que l’auteur de la Comédie de la Mort, de peintre effacé, devenait grand poète ; Marilhat, un paysagiste exquis qui avait la nostalgie du soleil et qui initiait Rogier à l’Orient ; Célestin Nanteuil, une palette sans crayon, une poésie mal dessinée ; Émile Vattier, une contre-épreuve de Watteau, trop vieux de cent ans : Alphonse Esquiros, une contre-épreuve de Saint-Just, cœur d’or, esprit profond, grand citoyen ; Gavarni, qui n’était encore qu’un journal de modes ; Eugène Delacroix, aussi grand cœur que grand esprit, romantique avec les romantiques, mais classique obstiné dans le silence du cabinet, comme pour faire pénitence de toutes les luxuriances de son pinceau ; Préault, qui sculptait des mots comme Chenavard peignait des théories […]

Alexandre Dumas apparaissait comme un orage ; il n’était pas entré qu’il était sorti. Il avait eu le temps toutefois de dire un mot à tout le monde ; sans doute, il appelait cela semer des sympathies, car, pareil à Hugo dans ses témérités incomprises, il lui fallait des amis de tous les ordres […]

Au milieu de Paris, nous jouissions du silence, — le silence, un bien que ne connaissent pas les sots, — le silence, une des voix de l’infini. Nous entendions, le matin, le chant du coq, parce que la portière avait une basse-cour : chèvres, poules pigeons, tout cela vivant sur l’herbe du Louvre ; nous entendions aussi le chant des oiseaux, parce que la femme du commissaire de police avait des oiseaux sur sa fenêtre. Ce qui prouvait qu’elle n’avait pas de piano. « C’est toujours cela », disait Théo.

Ceux qui nous voyaient du dehors n’auraient pas mis deux sous sur nos cartes, mais ceux qui pénétraient chez nous jugeaient déjà qu’il y avait quelque chose là. Nous avions l’air de dilettantes, plus préoccupés des aventures de la vie que des aventures de l’idée ; il semblait que si nous courions les bonnes fortunes de la poésie ou du roman, c’était pour mieux accentuer nos bonnes fortunes en action ; mais au fond, nous étions studieux, obstinés, résolus ; nous avions tous une vertu inappréciable dans les lettres, c’était de ne vouloir écrire que selon notre fantaisie. Nous étions pauvres, mais aucun de nous n’eût consenti à s’attarder ou à se défaire la main dans le travail mercenaire […]

Ce qu’il y eut de plus caractéristique dans notre bohème, ce fut notre révolte ouverte contre tous les préjugés, je dirai presque contre toutes les lois. Réfugiés là comme dans une citadelle d’où nous faisions des sorties belliqueuses, nous nous moquions de tout. Il semblait que notre existence dût se passer dans le sévère amour de l’art, dans le gai sans-souci des joies amoureuses […]

Les heures passaient vite, parce qu’il n’y avait guère de farniente. Théo avait dit : « Je ne fais rien sous prétexte que je fais des vers, et je fais des vers pour avoir le prétexte de ne rien faire. » Mais je conseille cette belle paresse aux nouveaux venus dans les arts et dans les lettres. On se levait matin, selon le précepte de Diderot. La muse d’Homère n’est-elle pas toute endiamantée de rosée ? L’inspiration est donc une déesse matinale. A sept ou huit heures tout le monde était debout, même après une nuit orageuse.

Hormis les rares jours de découragement où on tentait l’impossible, nous avons tout cherché, même l’inconnu et l’inaccessible, par l’opium et le haschich ; mais heureusement pour nous le cigare fut notre seule griserie […]

Nous ne dînions jamais à la maison. Nous nous envolions comme une nuée d’oiseaux de proie vers le Palais-Royal, tantôt aux cabarets de la rue de Valois, tantôt aux restaurants des galeries, selon la fortune du jour ; après quoi, nous allions au théâtre quand on jouait Hugo ou Dumas. Nous passions fièrement devant les pièces à spectacles, les drames d’occasion, les comédies-vaudevilles où l’on chantait, parce qu’il n’y avait pas de comédie. Gérard, grâce à Dumas et à Bocage, nous arrivait quelquefois au dîner avec des billets pour une première représentation. C’est ainsi que nous étions aux grandes soirées de la terreur et de la gaieté. C’était l’époque du punch aux flammes bleues, le vrai souper des romantiques. Des camaraderies du dehors nous prenaient après le spectacle : ici l’un, plus loin l’autre ; si bien que nous ne rentrions presque jamais ensemble. Nous étions toujours étonnés de nous retrouver chez nous, le lendemain, quand nous avions gaiement traversé le noctambulisme de Paris. Il arrivait à celui-ci comme à celui-là de manquer à l’appel. Gérard surtout avait des éclipses totales. Il revenait le surlendemain, en voulant nous prouver avec toute sa douceur qu’il nous avait quitté la veille et non l’avant-veille. Il nous était impossible de savoir où il passait ses entr’actes. Il avait bien un père officiel dans le Marais, M. Labrunie, ancien médecin des armées de l’empire, mais il tenait son père à distance, pour deux raisons : la première, c’est qu’il se croyait le fils de Napoléon ; la seconde raison, c’est que M. Labrunie avait jeté au feu ses premiers vers en disant beaucoup de mal de tous les poètes.

 

— Trois articles du Livre, intitulés « Gérard de Nerval, Souvenirs d’antan » :

Si je parle ici de Gérard de Nerval, c’est que j’ai vécu avec lui pendant les diverses périodes de sa vie, depuis les premiers jours de sa jeunesse quand il s’appelait Gérard Labrunie jusqu’à son dernier hiver où il était venu demeurer chez moi à Beaujon, d’où il s’échappa pendant la maladie mortelle de Mme Arsène Houssaye qui était pour lui une sœur. Par malheur, il ne revint que le jour de l’enterrement pour ne plus reparaître, quoiqu’il m’eût été très doux de lui serrer souvent la main dans mes jours de larmes. Mais il n’était pas plus maître de son cœur que de son esprit. Notre dernière entrevue fut devant le cercueil de la morte, une jeune morte douée de toutes les beautés. Le cercueil ouvert était inondé de violettes et de roses thé ; Gérard s’agenouilla, prit la main de la morte, la porta à ses lèvres et éclata en sanglots ; puis, se relevant tout éperdu, il vint se jeter dans mes bras. Ce fut comme le dernier adieu. Je ne le revis plus que rue de la Vieille-Lanterne, sous le corbeau symbolique, étendu sur cet escalier de malheur qu’il a descendu avec désespoir dans la plus sombre nuit de l’année […]

 

— L’épisode de Jenny Colon. Houssaye, qui n’a visiblement aucune sympathie pour elle, rapporte une anecdote : Nerval aurait rendu visite à Jenny pour lui déclarer son amour, il aurait maladroitement renversé des porcelaines de Sèvres, cadeau du duc d’Orléans, ce que Jenny ne lui aurait jamais pardonné. Un peu plus tard, Nerval se serait aperçu de l’infidélité de Jenny et aurait écrit « d’une main fiévreuse » devant Houssaye trois ballades de Henri Heine, « Matière à chanson », « Le Chevalier blessé » et « Larmes de serpents ». Houssaye conclut :

Nous n’avons jamais bien compris, Théo, Rogier et moi, pourquoi Gérard s’était affolé de cette Jenny qui avait déjà par devers elle un mariage secret et qui devait bientôt épouser un flûtiste, M. Leplus. « Je la condamnerai bientôt à être Mme Lemoins », disait Gérard. Cette héroïne n’avait de charme ni dans la figure ni dans la voix, sinon la magie d’une jeunesse luxuriante [...] 

Gérard raconte que, tous les soirs, il paraissait aux avant-scènes en tenue de soupirant ; le sourire de la diva le remplissait d’une béatitude infinie ; elle répondait par un regard à tous les enthousiasmes : « Je me sentais vivre en elle et elle vivait pour moi seul ».

Au risque d’attrister Gérard parmi les ombres, je dois à la vérité de dire qu’elle ne vivait guère pour lui, cette mangeuse de rosbif qui ne comprenait pas les adorations poétiques ; je dois dire encore que Gérard n’était pas du tout en grande tenue, car il n’a jamais été bien habillé des pieds à la tête : si l’habit était neuf, le chapeau manquait d’un coup de fer ; si le pantalon était irréprochable, la bottine tirait la langue ; quand il avait de l’argent, il le dépensait mal, comme son ami Balzac, qui lui non plus n’a jamais été bien habillé. Ces poètes et ces romanciers semblent se contenter de la robe de pourpre de la renommée !

Mais, bien ou mal mis, Gérard était charmant : la douceur de la colombe et la légèreté du nuage. On était pris du premier coup à ses yeux qui étaient son âme, à sa voix qui était son cœur. Il y avait je ne sais quoi de féminin dans sa figure à la Bonaparte. Et avec tant de beauté et tant d’esprit, il n’a pu vaincre une vraie femme qui l’eût sauvé de ses abîmes [...]

 

— Sur la nature de la folie de Nerval :

Il semblait que Gérard fût un être enfanté par les génies et par les fées. Quand il retombait dans sa folie, il n’était pas fou comme un autre ; c’était tour à tour l’amour de l’absolu, l’amour de l’infini, l’amour de l’amour. D’ailleurs, on n’a jamais vu un fou passer aussi aisément de la folie à la sagesse, de la sagesse à la folie ; en outre, dans ses heures nébuleuses, il était soudainement frappé d’une si vive lumière qu’il confondait les esprits les plus subtils.

Ce qu’il faut surtout remarquer, c’est la durée de cette intelligence, tour à tour lumineuse et nocturne : pendant vingt ans ce fut le même homme, toujours jeune, toujours vaillant, toujours sur la brèche, passant de la science à la poésie, tantôt philosophe, tantôt amoureux, voyageant à fond de train en Europe et en Asie, ou parcourant toutes les routes plus ou moins connues de l’infini.

Quand on le rencontrait, on n’était pas bien sûr de le trouver chez lui, tant son esprit voyageait toujours par quatre chemins ; on n’était pas bien sûr non plus de trouver sa raison.

Il disait souvent : « J’ai laissé ma folie chez le docteur Blanche » Il se trompait, c’était sa raison.

On lui donnait la main de tout cœur, mais avec une vague inquiétude : était-ce un sage ou un fou qui allait parler ? Mon Dieu, sa folie était si douce qu’elle vous entraînait bientôt, car c’était encore un poète qui parlait, qu’il fût dominé par ses souvenirs d’Orient ou par ses souvenirs de la bohème romantique. — D’où venez-vous, Gérard ? — De là-haut. — Où allez-vous ? — Là-bas. Là-haut voulait dire Montmartre, là-bas voulait dire la Hollande, l’Autriche, la Grèce, l’Orient.

L’Italie ne l’a jamais appelé. — Pourquoi n’allez-vous pas à Venise, à Rome et à Florence, vous qui avez vécu dans l’antiquité, vous qui êtes fils de Napoléon le Florentin ? — Parce que si j’allais en Italie, j’y resterais toujours : c’est mon berceau, ce serait mon tombeau. 

 

— Les lieux d’habitation de Nerval, et particulièrement la chambre de Passy ; Houssaye cite Aurélia II, 6, pour démentir l’évocation qu’en fait Nerval :

On n’a jamais vu Gérard chez lui, sinon chez le docteur Blanche.

Le poète n’était pas né pour les biens périssables. Dans ses jours de luxe, il acheta un magnifique lit de bois sculpté, contemporain de Diane de Poitiers. Le lit fut apporté tout pompeux, avec une courtine et des lambrequins en lampas, dans l’appartement de la rue du Doyenné, où, jusque-là, Gérard n’avait jamais couché, sous le prétexte assez raisonnable qu’il n’avait pas de lit.

Eh bien ! dans ce beau lit gothique, Gérard ne coucha jamais ; il aimait bien mieux le lit de l’imprévu et de l’aventure. Que de fois je l’ai vu partir, pour aller dormir d’un sommeil agreste, vers ses chers paysages du Valois, où il retrouvait les images adorées de Sylvie et d’Adrienne, ces belles filles qui passaient toujours comme des visions dans ses souvenirs de vingt ans !

Il se trouvait bien partout, même dans la maison des fous.

Il avait transporté chez le docteur Blanche quelques épaves de son luxe d’un jour, entre autres le fameux lit. [Ici la citation d’Aurélia, II, 6 : « Ma chambre est à l’extrémité… mes ustensiles de toilette »]

C’est beau, l’imagination d’un poète : si on eût été voir Gérard, c’est vainement qu’on aurait cherché tout cela. À peine un vieux canapé, une tête d’aigle, une colonne torse où pendait un reste de lampas et un panneau peint de Nanteuil. Mais il ne lui en fallait pas plus pour évoquer les plus beaux souvenirs de sa jeunesse.

Il prenait en pitié le luxe des autres : « Moi, disait-il, moi seul, quand j’aurai réalisé mon rêve, j’étonnerai les populations. Balzac n’a pu achever les Jardies, Dumas n’a pu finir Monte Cristo ; mais moi, je ne resterai pas en chemin, je rebâtirai le temple de Salomon pour recevoir la reine de Saba ! » En disant cela, il s’inquiétait fort de retrouver une pièce de vingt sous égarée depuis le matin.

Et si on voulait lui donner un louis pour qu’il ne pensât plus à ses vingt sous, il vous disait avec une dignité douce et souriante :

« Oh ! si je cherche cette pièce-là, c’est qu’elle est à l’effigie de Napoléon ! »

Il ne perdait jamais de vue celui dont il croyait être le fils. Il écrivait des lettres les plus tendres au père Labrunie qui ne l’aimait pas ; mais il obéissait alors au sentiment du devoir bien plutôt qu’à son cœur […]

 

— La fin de Nerval, que Houssaye place parmi les « vaincus de la vie » :

Tous les amis de Gérard se sont demandé s’il était mort de folie. Il est mort de raison.

Une nuit, il s’est réveillé de son rêve, il a vu la réalité avec effroi. Il y avait près d’un demi-siècle qu’il courait l’aventure à travers toutes les misères plus ou moins dorées. Dans la jeunesse, on surnage en bravant les tempêtes ; mais peu à peu on finit par ne plus croire au rivage.

Gérard avait eu la beauté, l’amour, la renommée, toutes les illusions de la vie ; mais l’âge lui prenait tout. Chaque jour lui enlevait quelque chose de cher à son cœur ou à son esprit. Beaucoup d’amis étaient partis avec les amoureuses. Sa jeune renommée était-elle de celles qui bravent le temps ? Il ne le croyait pas, ce « voyant », a dit Claretie. Il avait tout tenté, le théâtre, la poésie, le roman ; que restait-il de toutes ses œuvres ? un livre de voyages, des pages éparses à recoudre çà et là ; tous ses camarades de plume étaient arrivés, pour me servir du mot connu. Arrivés à quoi ? presque rien, mais enfin ils étaient arrivés ; tous avaient des croix, des bibliothèques, des comptes ouverts chez les libraires, un répertoire qui reparaissait sur l’affiche, enfin toutes les menues fortunes littéraires.

Lui n’était pas arrivé. Et pourtant, disait-il avec mélancolie, j’ai voyagé plus que les autres. Il parlait au figuré, car, selon lui, nul n’avait fait tant de chemin dans le monde antique et dans le monde moderne. Qui donc était allé plus loin dans les régions philosophiques ? qui donc savait mieux l’histoire par les livres et par les monuments ? Il avait hanté toutes les figures rayonnantes et toutes les figures mystérieuses, depuis le poète Hésiode jusqu’au docteur Faust.

Oui, mais il n’était pas arrivé !

Il pouvait à bon droit s’en prendre à sa folie qui lui barrait le chemin aux meilleures stations. Mais il ne voulut jamais reconnaître sa folie. Pour lui, ce n’était que l’ombre de sa raison.

Un de ses chagrins, quoique ce fût un grand esprit, était de ne pas porter à la boutonnière le petit bouton rouge. Il voulait cette croix que son père avait créée, il la voulait comme sa part d’héritage [...]

 

— Houssaye évoque les essais infructueux de la part de Dumas, de Stadler et de Gautier pour faire obtenir la légion d’honneur à Nerval, et sa propre « maladresse » auprès de Napoléon III :

Sous l’empire, à deux reprises, je tentai encore l’aventure ; une fois avec Théo auprès de Fortoul, une autre fois avec Eugène de Stadler, ami de Gérard et cousin du ministre. Gérard ne fut pas encore nommé. Plus tard, je causai de lui avec l’empereur, mais je crois que je fis une bêtise en contant que Gérard était peut-être le fils de Napoléon 1er. L’empereur avait lu quelque chose de lui ; mais tout en reconnaissant son talent, il discuta ses titres. Je plaidai la cause de Gérard de toutes mes forces en disant : « Sire, on ne peut pas mieux placer la croix ; d’ailleurs Gérard la mériterait rien que par sa ressemblance avec Napoléon 1er. » Napoléon III, qui n’avait pas cette ressemblance, ne fut pas touché de ma péroraison [...]

J’insiste sur les tristesses, sur les larmes cachées, sur les déchirements de ses derniers jours. Nous n’avons pas vu ce chagrin, nous autres ses amis, ni vu ce désespoir face à face. Et puis, il faut bien le dire, l’homme est ainsi fait : il s’habitue au malheur des autres, ce qui est bien naturel, puisqu’il s’habitue à ses malheurs. Nous avions tant vu Gérard tomber de Charybde en Scylla pour remonter ensuite que nous ne doutions pas de son courage pour affronter les plus mauvais jours [...]

Quand ma pensée se retourne vers lui, pour assister à cet horrible dénouement, un profond chagrin reprend mon cœur, parce que je le vois dans toutes ses angoisses, ne voulant pas retourner à la maison des fous et ne se croyant plus digne de la maison des sages. C’était un vaincu de la vie ; il acceptait sa défaite avec l’héroïsme d’un soldat qui se jette dans la mêlée, même quand la bataille est perdue [...] 

 

— Au matin du 26 janvier, Houssaye est prévenu de la mort de Nerval à son bureau d’administrateur de la Comédie-Française ; il veut faire porter le corps de Nerval chez lui, mais la loi veut que la famille décide ; or le docteur Labrunie décline toute responsabilité (il avait alors 78 ans) :

Je priai le commissaire de police de faire conduire chez moi mon ami. A la mort de ma femme j’étais descendu de Beaujon à la place Vendôme ; on ne pouvait pas trouver mieux selon moi. On trouva plus près parce qu’on conduisit Gérard à la Morgue. — Pourquoi ? C’est que je n’avais aucun titre, pas plus que Théophile Gautier ni que Roger de Beauvoir pour réclamer Gérard. Il avait une famille, nous n’étions que ses amis. On dépêcha un ambassadeur chez son père officiel, M. Labrunie, un autre chez une de ses tantes. Le père refusa de recevoir son fils, disant qu’une telle émotion le tuerait. Oh ! l’égoïsme de ceux qui ont perdu leur cœur dans les batailles de la vie ! On ne trouva pas la tante chez elle, une brave femme qui eût donné son lit à Gérard. Il fallait prendre un parti ; le commissaire de police avait été appelé ailleurs ; j’étais retourné au Théâtre-Français, ne doutant pas que Gérard ne fût recueilli par son père ; le secrétaire du commissariat décida que Gérard irait à la Morgue. Il le fallait d’ailleurs pour les constatations judiciaires. Je revins à midi demander cette chère dépouille ; mais on était entré dans la série des formalités. Il fallait passer par toute la hiérarchie de la justice parisienne.

On me redit d’ailleurs que Gérard ayant un père à Paris, il ne serait livré qu’à son père. Cette fois, ce fut Théo que je rencontrai à la Morgue. Il avait la pâleur de la mort ; il ne pouvait croire à cet horrible spectacle. Gérard sur la dalle des suicidés ! Nu et froid comme une statue et l’œil vivant encore, nous regardant sans nous voir. Il ne fut jamais plus beau. La strangulation n’avait pas altéré ses traits, une sérénité presque radieuse passait sur sa figure [...] 

 

— Houssaye revient pour finir à une tentative d’explication du suicide :

La veille de sa mort, Gérard écrivait le Rêve et la Vie. Le rêve et la vie ! Gérard a toujours été le rêve en lutte avec la vie ! Les derniers mots tombés de sa plume sont ceux-ci : « Ce fut comme une descente aux enfers » [...]

Inventer, c’est se souvenir. Gérard de Nerval en était arrivé à ce point ténébreux et rayonnant, où on ne sait plus si le rêve est né d’anciennes lectures, ou si on se souvient d’existences antérieures. On invoque Pythagore qui dit : « Je me souviens ! » On parle à Shakespeare qui répond : « La vie est un conte de fées que tu écoutes pour la seconde fois. » [...] Gérard, à ses heures de folie pythagoricienne ou d’exaltation mystique, donne encore la main à la sagesse ; je dirai même que Gérard a été moins fou qu’illuminé. Et quand il est parti pour l’autre monde, c’est qu’il croyait n’avoir plus rien à voir en celui-ci [...]

Depuis son dernier voyage en Allemagne, Gérard, plus tourmenté que jamais par je ne sais quelles aspirations vers l’infini, oubliait souvent qu’il était sur terre. Il sentait qu’il perdait pied et marchait dans le vide ; il se tournait vers le passé pour ressaisir sa vie et se croire vivant encore. Ses dernières pages témoignent de cette préoccupation du passé ; il avait fermé tous les livres, excepté le livre de son âme ; il ne lisait plus de poésie que celle de ses amours. Il pressentait que la mort allait le prendre, et, comme un voyageur qui voit tomber la nuit, il se retournait et jetait encore un regard sur les espaces parcourus [...]

— La conviction de Houssaye, c’est que Nerval aurait pu échapper à la folie s’il avait rencontré une femme qui sache l’aimer. Pourtant, il y en eut une, opulente personne (une femme Rubens ?), couturière à Versailles, anecdote assez peu crédible, qui rappelle le couple désassorti de J.J. Rousseau et Thérèse Levasseur :

Quand la tête penche sous le vent fatal de la vie, il faut l’appuyer sur le sein d’une femme. Gérard le savait bien, mais ni feu ni lieu, total : point de femme, surtout dans les dernières années. J’oubliais. Un jour je lui demandai pourquoi il allait si souvent à Versailles, lui qui n’était point affolé par les œuvres du musée. Il m’avoua qu’il y avait là une femme qui l’aimait. Coligny était adoré d’une blanchisseuse, comme autrefois Dufresny. Gérard était adoré d’une couturière. Il me parla à diverses reprises avec tant d’amour de cette femme sentimentale que je désirai la voir. L’occasion se présenta ; il me fallut aller à Versailles pour étudier des costumes de théâtre sur les portraits du temps. Gérard vint avec moi, accompagné de notre ami Eugène de Stadler. Je voulais qu’on déjeunât avec la dame à l’hôtel des Réservoirs, mais Gérard dit qu’elle n’oserait jamais dans sa simplicité. On se décida pour un cabaret tout près de la gare. Gérard arriva bientôt bras dessus bras dessous avec la couturière. Stadler cria bravo parce qu’il aimait les femmes considérables, hautes sur pattes, d’une belle circonférence. Pour moi, je fus effrayé. Elle avait d’ailleurs une petite tête charmante. Et puis, à peine dans le cabinet particulier, elle embrassa Gérard comme du pain. Elle avait lu Gérard en prose et en vers. Elle lui chantait toutes les mélancoliques chansons du Valois comme elle chantait des chansons à boire, mais il plaçait les dièses. Elle avait beaucoup de gaieté et un peu d’esprit.

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