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NOTICES

AUX ORIGINES

« Les images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau »

La Généalogie fantastique, Labrunie et Bonaparte, qui suis-je

L’ascendance paternelle:

les Dublanc

les Labrunie

les Paris de Lamaury

Étienne Labrunie

Justin Duburgua

le docteur Gérard Vassal

L’ascendance maternelle:

les Olivier

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les Laurent

LE VALOIS DE GÉRARD DE NERVAL

Carte des itinéraires valoisiens de Nerval

Le domaine de Mortefontaine

Le temps vécu de la petite enfance (1810-1815)

Le clos Nerval

L’oncle Antoine Boucher

Voix et Chansons

Les plaisirs et les jeux

Le temps des retours en Valois (1850-1854):

Les Faux Saulniers

Les Nuits d’octobre

Sylvie

Promenades et Souvenirs

Le Valois transfiguré: Aurélia

Promenades en Valois, diaporama

LES ANNÉES CHARLEMAGNE

Père et fils rue Saint-Martin

Les cahiers de poésies de 1824

Le collège Charlemagne

Satiriste, anticlérical et anti-ultra

Auteur à 17 ans chez Ladvocat et Touquet

Pseudonyme Beuglant

LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE

1830, les Trois Glorieuses

Se rallier à Victor Hugo

L’atelier de Jehan Duseigneur

Traduire les poètes allemands

« En ce temp, je ronsardisais »

IMPASSE DU DOYENNÉ

Plan du Doyenné en 1836

« Arcades ambo »

Jenny Colon

Le Monde dramatique

Le choix du nom de Nerval

La fin du Doyenné

LE VOYAGE EN ITALIE DE 1834

L’expérience napolitaine:

Un Roman à faire

Octavie

Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi

Élaboration fantasmatique et poétique:

A J-y Colonna

El Desdichado

Delfica

Myrtho

LE VOYAGE EN ALLEMAGNE DE 1838

« La vieille Allemagne notre mère à tous, Teutonia ! »

De Strasbourg à Baden et de Baden à Francfort

Les quatre lettres de 1838 au Messager

Les trois lettres de 1840 dans La Presse

Retour à Paris. Léo Burckart, heurs et malheurs du « beau drame allemand »

Les deux Léo Burckart

UN HIVER À VIENNE

Espoir de reconnaissance et humiliation

Diplomate ou bohème?

Les Amours de Vienne

L’expérience viennoise fantasmée

Les Amours de Vienne. Pandora

Schönbrunn, belle fontaine et Morte fontaine

LA CRISE NERVEUSE DE 1841

Décembre 1840 à Bruxelles

Les journées de février-mars 1841 à Paris

Les feuillets Lucien-Graux

Lettres à Bocage, Janin et Lingay

Hantise du complot

Éblouissement poétique:Lettres à Victor Loubens et à Ida Ferrier

Les sonnets « à Muffe »

1843, LE VOYAGE EN ORIENT

Vers l’Orient :

L’itinéraire de Paris vers l’Orient: Marseille et Trieste

Le compagnon de voyage Joseph de Fonfrède

Escales dans l’Archipel grec :

Cythère

Syra

Trois mois au Caire :

Visite aux pyramides

Le Carnet du Caire

Les secrets du Liban

Adoniram et Balkis, Les Nuits du Ramazan :

Le projet de 1835

Le récit du conteur

Échos psychiques et littéraires

Élaboration littéraire du Voyage en Orient

LE REGARD DES AUTRES

Théophile Gautier

Arsène Houssaye

Charles Asselineau

Georges Bell

Alexandre Weill

Charles Monselet

Alphonse Karr

Auguste de Belloy

Jules Janin

Édouard Ourliac

Paul Chenavard

LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE

LES TROIS GLORIEUSES

(27, 28, 29 juillet 1830)

28 juillet 1830, émeutes rue Saint-Antoine

Avoir 20 ans en 1830 ! C’est sans doute Gautier qui a exprimé avec le plus d’enthousiasme la fièvre qui animait alors la jeunesse intellectuelle et artiste :

« Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque ; il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Une sève nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l’air grisait, on était fou de lyrisme et d’art. Il semblait qu’on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie 〈...〉 Dans l’armée romantique comme dans l’armée d’Italie, tout le monde était jeune »

Poussée à bout par la politique ultra du ministère Polignac et par la publication des ordonnances dont la première porte sur la suppression de la liberté de la presse, c’est cette jeunesse, issue de la bourgeoisie libérale, qui appelle à la révolution le peuple parisien, à commencer par les artisans du livre, typographes, ouvriers imprimeurs. « Ce ne sont pas des hommes faits, ce ne sont pas des chefs révolutionnaires connus de la foule, ce sont des jeunes gens de nos écoles de médecine, des élèves en droit, des élèves de l’École polytechnique qui, l’épée à la main, ont conduit le peuple à l’attaque du château 〈les Tuileries〉 » écrit un témoin des trois journées glorieuses.

Depuis quatre ans déjà, Gérard a mis sa plume au service de l’opposition aux ultras congrégationnistes en multipliant chez Touquet les petites publications satiriques. Il accueille donc avec enthousiasme les journées révolutionnaires de juillet, auxquelles il semble même avoir activement participé, si l’on en croit un feuillet manuscrit autographe, ébauche de « Mémoires d’un Parisien », où il décrit son trajet à travers Paris en émeute, de la place Saint-Michel à la rue Coquillière où habite son grand-père Laurent. Et pour célébrer les insurgés de juillet, Gérard compose une ode intitulée Le Peuple, publiée le 14 août dans Le Mercure de France au XIXe siècle.

Le Peuple, publié le 14 août 1830, et Les Doctrinaires, dédiés à Victor Hugo, manuscrit autographe

Si la révolution politique triomphe en juillet, chassant définitivement les Bourbons, la révolution artistique et littéraire, elle, s’est déclarée dès février 1830, avec la bataille d’Hernani, et la constitution du petit Cénacle dans l’atelier de Jehan Du Seigneur durant l’été. Gérard y prend bien entendu une part active, mais il est dans la même période un autre Nerval, plus secret, qui travaille en silence sur les poètes allemands, sur les innovations formelles des poètes de la Pléiade, et se ralliera sans doute plus par opportunisme que par conviction au maître incontournable qu’est devenu Victor Hugo.

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SE RALLIER À VICTOR HUGO

Nerval ne fut jamais un « hugolâtre ». Dans ses cahiers de poésie de jeunesse, il manifestait même son opposition farouche aux excès verbaux du maître. Pourtant, en 1829, il manifeste sa volonté de se rapprocher de Victor Hugo par un essai d’adaptation pour le théâtre du roman Han d’Islande, que Hugo avait publié en 1823. En 1939, Gisèle Marie portait à la connaissance du public l’existence de ce manuscrit autographe, daté de 1829. Nerval avait composé son mélodrame en trois actes et neuf tableaux, et le destinait à l’Ambigu-Comique, puisqu’il prévoyait de faire jouer le rôle de Han par l’acteur Beauvallet, successeur de Frédérick Lemaître à L’Ambigu. La pièce ne fut jamais représentée, mais permit sans doute à Nerval de se rapprocher de Victor Hugo et d’être reçu chez lui.

Ulrich Guttinger écrit en effet dans ses Mémoires en date du 27 juin 1829 :

« J’ai fait chez Victor Hugo la connaissance du jeune traducteur de Faust. C’est un esprit charmant, avec des yeux naïfs, et qui a des idées à lui sur Goethe et sur l’Allemagne. Il avait demandé à Victor Hugo la permission de lui présenter quelques-uns de ses amis, et l’un d’eux, qui a l’air d’un étudiant et qui porte sur le dos des cheveux aussi longs que ceux d’une jeune fille 〈on aura reconnu Gautier〉, m’a dit qu’il se destinait d’abord à la peinture, mais qu’à présent, il voulait faire de la littérature comme Gérard. Voilà encore deux bonnes recrues pour les batailles à venir ! »

Médaillons de Gérard Labrunie et de Théophile Gautier sculptés par Jehan Du Seigneur en 1831

Nerval fut en effet l’un des plus ardents combattants de la bataille d’Hernani. Témoignage de Gautier :

« Hernani se répétait, et au tumulte qui se faisait déjà autour de la pièce, on pouvait prévoir que l’affaire serait chaude. Assister à cette bataille, combattre obscurément dans un coin pour la bonne cause était notre voeu le plus cher, notre ambition la plus haute ; mais la salle appartenait, disait-on, à l’auteur, au moins pour les premières représentations, et l’idée de lui demander un billet, nous, rapin inconnu, nous semblait d’une audace inexécutable. Heureusement, Gérard de Nerval, avec qui nous avions eu au collège Charlemagne une de ces amitiés d’enfance que la mort seule dénoue, vint nous faire une de ces rapides visites inattendues dont il avait l’habitude 〈...〉 Gérard, à cette époque, était déjà un assez grand personnage. La célébrité l’était venue chercher sur les bancs du collège. À dix-sept ans, il avait eu un volume de vers imprimé et, en lisant la traduction de Faust par ce jeune homme presque un enfant encore, l’olympien de Weimar avait daigné dire qu’il ne s’était jamais si bien compris. Il connaissait Victor Hugo, était reçu dans la maison et jouissait bien justement de toute la confiance du maître, car jamais nature ne fut plus délicate, plus dévouée et plus loyale. Gérard était chargé de recruter des jeunes gens pour cette soirée qui menaçait d’être si orageuse et soulevait d’avance tant d’animosité. Il avait dans ses poches, plus encombrées de livres, de bouquins, de brochures, de carnets à prendre des notes, car il écrivait en marchant, que celles du Colline de la Vie de Bohème, une liasse de petits carrés de papier rouge timbrés d’une griffe mystérieuse inscrivant au coin du billet le mot espagnol : hierro, voulant dire fer. Cette devise, d’une hauteur castillane bien appropriée au caractère d’Hernani, et qui eût pu figurer sur son blason, signifiait aussi qu’il fallait être, dans la lutte, franc, brave et fidèle comme l’épée. Nous ne croyons pas avoir éprouvé de joie plus vive en notre vie que lorsque Gérard, détachant du paquet six carrés de papier rouge, nous les tendit d’un air solennel, en nous recommandant de n’amener que des hommes sûrs. »

Février 1830, la bataille d'Hernani

Loyale recrue de la bataille, Gautier en reçut la récompense attendue :

« Nos états de service d’Hernani ⎼ trente campagnes, trente représentations ⎼ (il y eut 33 représentations d'Hernani entre février et juin 1830) vivement disputées ⎼ nous donnaient presque le droit d'être présenté au grand chef. Rien n'était plus simple : Gérard de Nerval ou Petrus Borel, dont nous avions fait récemment la connaissance, n'avaient qu'à nous amener chez lui (...) Victor Hugo, que le nombre des visiteurs amenés par les représentations d'Hernani avait fait renvoyer de la paisible retraite qu'il habitait au fond d'un jardin rempli d'arbres, rue Notre-Dame-des-Champs, était venu se loger dans une rue projetée du quartier François 1er, rue Jean Goujon, composée alors d'une maison unique, celle du poète ; autour s'étendaient les Champs-Élysées presque déserts et dont la solitude était favorable à la promenade et à la rêverie."

Le ralliement de Gérard, à défaut d'amitié, fut scellé par l'ode intitulée Les Doctrinaires, composée pour célébrer les journées de juillet, datée du "16 octobre 1830", dédiée "A Victor Hugo" et publiées en 1831 dans l'Almanach des Muses.

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L'ATELIER DE JEHAN DU SEIGNEUR

En novembre 1849, Le Magasin pittoresque publie la gravure d'Henri Valentin intitulée L'atelier de Clésinger. On y reconnaît les figures de l'époque du petit Cénacle : Nerval, assis au fond, fumant une longue pipe, Alphonse Karr, Paul Chenavard, Maxime Du Camp, Ferdinand Boissard, Champfleury.

C'est à Gautier encore qu'il faut demander de nous parler de ce moment d'exaltation frénétique qui réunit une vingtaine de jeunes gens fous d'art et de littérature. Le petit Cénacle, ainsi désigné modestement pour marquer sa distance ⎼ respectueuse ? ⎼ avec celui de Hugo, se constitue, pendant l'été 1830, chez le sculpteur Jehan Du Seigneur :

" Dans une petite chambre qui n'avait pas de sièges pour tous ses hôtes, se réunissaint des jeunes gens véritablement jeunes et différents en cela des jeunes d'aujourd'hui, tous plus ou moins quinquagénaires. Le hamac où le maître du logis faisait la sieste, l'étroite couchette dans laquelle l'aurore le surprenait souvent à la dernière page d'un volume de vers, suppléaient l'insuffisance des commodités de la conversation. On n'en parlait que mieux debout et les gestes de l'orateur ou du déclamateur ne s'en développaient que plus amplement. Par exemple, il ne fallait pas faire trop les grands bras, de peur de se heurter le poing à la pente du lambris.

La chambre était pauvre, mais d'une pauvreté fière et non sans quelque ornement. Un passe-partout de sapin verni contenait des croquis d'Eugène et d'Achille Devéria ; auprès du passe-partout, une baguette d'or encadrait une tête de Louis Boulanger d'après Titien ou Giorgione, peinte sur carton, en pleinte pâte, d'un ton superbe. Sur un pan du mur, un morceau de cuir de Bohême, à fond d'or, gaufré de couleurs métalliques, avait non pas la prétention de tapisser la chambre, mais d'étaler pour le plaisir des peintres un fauve miroitement d'or et de tons chatoyants dans un angle obscur.

Pour garniture, la cheminée avait deux cornets en faïence de Rouen remplis de fleurs. Une tête de mort qu'on eût pu croire prise sous la main de quelque Madeleine de L'Espagnolet (surnom du peintre espagnol Ribera, 1591-1652, en qui les romantiques voyaient un peintre maudit), tant le rayon y tombait livide, tenait lieu de pendule. Si elle n'indiquait pas l'heure, elle faisait du moins penser à la fuite irréparable du temps. Les médaillons des camarades, modelés par Jehan Du Seigneur ⎼ notez bien cet h, il est caractéristique du temps ⎼ et passés à l'huile grasse pour leur ôter la crudité du plâtre et les culotter, pardon du mot, les statuaires et les fumeurs l'emploient dans la même acception, étaient suspendus de chaque côté de la glace et dans l'épaisseur de la fenêtre, où ils recevaient un jour frisant très favorable au relief. Que sont devenus ces médaillons faits par une main glacée elle-même maintenant, d'après des originaux disparus ou dont bien peu du moins survivent ? Ces plâtres se seront sans doute brisés au choc brutal des déménagements, à travers les odyssées d'existences aventureuses, car nul alors n'était assez riche pour assurer l'éternité du bronze à cette collection qui serait aujourd'hui si précieuse comme art et comme souvenir. Sur une modeste étagère de merisier suspendue à des cordons, resplendissait, entre quelques volumes de choix, un exemplaire de Cromwell, avec une dédicace amicale signée du monogramme V.H. La Bible chez les protestants, le Coran chez les mahométans ne sont pas l'objet d'une plus profonde vénération. C'était bien, en effet, pour nous le livre par excellence, le livre qui contenait la pure doctrine.

La réunion se composait habituellemnt de Gérard de Nerval, de Jehan du Seigneur, d'Auguste mac Keat, de Philothée O'Neddy (chacun arrangeait un peu son nom pour lui donner plus de tournure), de Napoléon Tom, de Joseph Bouchardy, de Célestin Nanteuil, et enfin de Pétrus Borel lui-même. Ces jeunes gens unis par la plus tendre amitié, étaient les uns peintres, les autres statuaires, celui-ci graveur, celui-là architecte. Quant à nous, comme nous l'avons dit, placé à l'Y de carrefour, nous hésitions entre deux routes, c'est-à-dire entre la poésie et la peinture, également abominables aux familles."

Gautier mentionne ici parmi les amis du petit Cénacle : Auguste Maquet (Auguste Mac Keat), 1813-1888, romancier, qui fut le collaborateur d'Alexandre Dumas, Théophile Dondey de Santeny (anagramme : Philothée O'Neddy), auteur de Feu et flamme, Joseph Bouchardy (1810-1870) dramaturge spécialiste des scénarios de mélodrames injouables, frère d'Anatole Bouchardy avec qui Nerval fonda Le Monde dramatique, Célestin Nanteuil (1813-1873), peintre, lithographe, illustrateur des romantiques, auteur du frontispice du Monde dramatique, Petrus Borel, surnommé le lycanthrope, auteur de Rhapsodies

1832-1835, publication des Œuvres des amis du petit Cénacle, illustrées pour la plupart par Célestin Nanteuil, Les Jeunes France de Gautier, Feu et Flamme de Philothée O'Neddy, Rhapsodies de Petrus Bore

Si Nerval fut un fidèle des réunions du petit Cénacle, il participa peu sur le plan littéraire aux productions frénétiques des Jeunes-France. Sa seule production de cette époque fut sa contribution au projet collectif des Contes du Bousingo, qui d'ailleurs mourut dans l'oeuf, fut l'alerte récit intitulé La Main de gloire, histoire macaronique, publié en septembre 1832 dans le Cabinet de lecture et sera repris en volume dans Contes et Facéties en 1852 sous le titre La Main enchantée.

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TRADUIRE LES POÈTES ALLEMANDS

Portraits de Goethe par Joseph Karl Stieler (1828-1830) et de Madame de Staël

Plus encore que parmi les poètes français, c’est dans la littérature allemande que Nerval trouve, dès 1827, sa famille de prédilection. Il a lu De l’Allemagne de Mme de Staël, et porté son choix sur le premier Faust de Goethe. Connait-il suffisamment la langue allemande ? Son père a pu l’aider, et l’on sait qu’il passe l’été à Saint-Germain-en-Laye auprès de son oncle et sa tante Dublanc. Cette dernière, née Eberl, est d’origine pragoise et viennoise. Deux autres traductions de Faust ont d’ailleurs déjà paru, sous la plume du comte de Sainte-Aulaire (que Nerval retrouvera en 1839 ambassadeur à Vienne) et de A. Stapfer. Gérard publie d’abord, le 30 juin 1827, La Dernière scène de Faust, traduction en vers, signée « Gérard, auteur des Élégies nationales » dans Le Mercure de France au XIXe siècle, et le 28 novembre, la Bibliographie de la France enregistre la publication de Faust, tragédie de Goethe, nouvelle traduction complète en prose et en vers, par Gérard, à Paris, chez Dondey-Dupré, 47bis rue de Richelieu, 1828. La publication rend aussitôt célèbre le jeune auteur. Dès 1828, Delacroix grave sur le sujet une série de lithographies, et Berlioz lui emprunte le texte de ses Huit scènes de Faust, puis, en 1846, quelques éléments pour La Damnation de Faust.

Édition de Faust chez Dondey-Dupré en 1827

Dessins préparatoires de Delacroix à l'aquarelle et à la plume pour la série lithographique d'illustrations de Faust

Berlioz, Huit scènes de Faust

Gérard commence, sans doute à cette même date, son propre Faust dont ne subsiste qu’un manuscrit autographe du premier acte et du début du second, vingt feuillets, dont A. Marie dit qu’il s’agit plutôt d’ « un fascicule débroché d’un manuscrit complet ». Le thème de l’inventeur y est proche de l’ébauche de Nicolas Flamel publiée au Mercure de France en juin 1831.

Ébauche d'un Faust, manuscrit autographe

Goethe l’a lancé, mais Gérard est loin de ne s’intéresser qu’au maître de Weimar. L’année 1829 sera jalonnée par la publication dans divers journaux de ses premières traductions de Klopstock, Schubart, Bürger, Schillet, Tiedge, Uhland, sous la simple signature de Gérard. La Psyché publie en mai sa première traduction (il y en aura huit) de Lénore, ballade allemande, imitée de Bürger, en août, Le plongeur, ballade, « extrait d’une traduction inédite de Schiller par Gérard », en octobre, A Schmied, ode de Klopstock écrite pendant une maladie dangereuse, et le 24 octobre, le Mercure de France publie Robert et Clairette, ballade allemande de Tiedge.

Ces publications en revues devaient être regroupées en deux volumes, mais seul un volume est annoncé le 6 février 1830 dans la Bibliographie de la France, sous le titre Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Bürger, Morceaux choisis et traduits par M. Gérard, Paris, Bureau de la Bibliothèque choisie, 1830. La Bibliothèque choisie est une collection créée en 1829 par Sébastien Laurentie, rédacteur en chef de La Quotidienne avec le concours de Jules Janin et de Charles Nodier (Gérard fréquentait alors le salon de l’Arsenal). En format de poche, destinée à rendre accessible un choix de bons textes, elle réservait une section à des « Choix de poésies ».

Après cette publication, Nerval poursuit son travail de traduction d’œuvres allemandes, notamment du poète patriote Körner, d’abord publiées en revues (Le Mercure de France au XIXe siècle et La Tribune romantique), qui alimenteront en 1839 la partie chantée de Léo Burckart et viendront en 1840 grossir l’édition de Faust de Goethe suivi du second Faust.

La fusion est telle avec l’âme allemande que Gérard publie le 30 avril 1831 au Mercure de France un récit intitulé Le Bonheur de la maison, dont il est l’auteur, mais qu’il attribue à Jean-Paul Richter, récit que Gautier plagiera d’ailleurs sans façon en 1839 dans une nouvelle intitulée L’Âme de la maison.

On aura noté un grand absent dans ce travail sur la littérature allemande, qui pourtant joue un rôle décisif dans l’inspiration de Nerval : E.T.A. Hoffmann. Absence très partiellement comblée en septembre 1831 par la publication en deux livraisons des deux premiers chapitres des Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre, Conte inédit d’Hoffmann. Mais des Élixirs du diable, du Vase d’or, du Magnétiseur, de L’Homme au sable, qui ont rendu presque familier à Nerval le passge du côté du rêve et de la folie, pas un mot. Sans doute Jean-Paul Richter et E.T.A. Hoffmann sont-ils trop intimement liés au processus créateur en gestation.. Le premier réapparaîtra en pleine crise de 1841 comme inspirateur des sonnets du Christ aux oliviers, le second comme toile de fond de la fantastique Pandora en 1853-1854.

On notera pourtant deux grands absents, en matière de mysticisme allemand, Novalis et Hölderlin.

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« EN CE TEMPS, JE RONSARDISAIS »

Nerval s'est-il vraiment senti à l'aise parmi les frénétiques de la camaraderie du petit Cénacle ? On peut en douter au regard des recherches littéraires qui l'occupent dans le même temps. En 1850, Arsène Houssaye, directeur du journal L'Artiste demande à son ami une série d'articles sur "ses anciens vers". Nerval est ainsi amené à revenir au temps où il publiait, dans la collection de la Bibliothèque des Textes Choisis dirigée par Laurentie, un volume consacré aux poètes de le Pléiade, et composait, dans l'esprit de Ronsard, ses premières odelettes :

"Vous le voyez, mon ami ⎼ en ce temps, je ronsardisais ⎼ pour me servir d'un mot de Malherbe. Considérez, toutefois, le paradoxe ingénieux qui fait le fond de ce travail : il s'agissait alors pour nous, jeunes gens, de rehausser la vieille versification française, affaiblie par les langueurs du XVIIIe siècle, troublée par les brutalités des novateurs trop ardents ; mais il fallait aussi maintenir le droit antérieur de la littérature nationale dans ce qui se rapporte à l'invention et aux formes générales. Cette distinction, que je devais à l'étude de Schlegel, parut obscure alors même à beaucoup de nos amis, qui voyait dans Ronsard le précurseur du romantisme. ⎼ Que de peine on a en France pour se débattre contre les mots !

Je ne sais trop qui obtint le prix proposé alors par l'Académie ; mais je crois bien que ce ne fut pas Sainte-Beuve, qui a fait couronner depuis, par le public, son Histoire de la poésie au XVIe siècle. Quant à moi-même; il est évident qu'alors je n'avais droit d'aspirer qu'aux prix du collège, dont ce morceau ambitieux me détournait sans profit.

Qui n’a pas l'esprit de son âge

De son âge a tout le malheur !

Je fus cependant si furieux de ma déconvenue, que j'écrivis une satire dialoguée contre l'Académie, qui parut chez Touquet.

Eh bien ! étant admis à l'étude assidue de ces vieux poètes, croyez bien que je n'ai nullement cherché à en faire le pastiche, mais que leurs formes de style m'impressionnaient malgré moi, comme il est arrivé à beaucoup de poètes de notre temps. Les odelettes, ou petites odes de Ronsard, m'avaient servi de modèle. C'était encore une forme classique, imitée par lui d'Anacréon, de Bion, et, jusqu'à un certain point, d'Horace. La forme concentrée de l'odelette ne me paraissait pas moins précieuse à conserver que celle du sonnet, où Ronsard s'est inspiré si heureusement de Pétrarque, de même que, dans ses élégies, il a suivi les traces d'Ovide; toutefois, Ronsard a été généralement plutôt grec que latin, c'est là ce qui distingue son école de celle de Malherbe " (La Bohême galante, livraison V, 1er septembre 1852, chap. VII)

Nerval bouscule un peu la chronologie. Sa satire de L'Académie ou les membres introuvables est parue chez Touquet en décembre 1826, avant donc que l'Académie n'ait couronné ses concurrents Philarète Chasles et Saint-Marc Girardin, et que Sainte-Beuve ne publie so Tableau historique de la poésie française au XVIe siècle. Ce qui importe est moins l'Introduction qu'il donne à son volume que le choix des auteurs retenus : Ronsard, qui se taille la part du lion, Du Bellay, Baïf, Du Bartas, Chassignet, Desportes, Régnier, et les formes poétiques du discours, du sonnet et de l'ode.

En 1830, à l'écart des remous politiques et des excès frénétiques du petit Cénacle, Gérard publie son Choix de Poésies de Ronsard et s'essaie à la poésie fluide de l'odelette, à la manière des maîtres renaissants. Pas de pastiche pour autant : s'il reprend par exemple le titre Avril (d'abord appelé Le Vingt-cinq mars) de Rémi Belleau, ce n'est pas pour célébrer comme lui la fécondité du renouveau printanier, mais bien plutôt, avec un rien d'ironie à l'égard du maître, pour exprimer un éta de spleen et de stérilité aux résonances mallarméennes de Renouveau, dont le poète symboliste disait qu'il aurait pu l'appeler "Spleen printanier". Séduit par la forme renaissante de l'odelette, Nerval s'y applique en publiant successivement dès 1831 plusieurs de ses propres Odelettes, dont la plus célèvre, Fantaisie, poésies qu'il reprendra pour partie dans La Bohême galante puis dans le premier des Petits Châteaux de Bohême.

Fantaisie, manuscrit autographe

Pour l'heure, la forme du sonnet héritée des poètes de la Renaissance, n'éveille pas la création poétique chez Nerval. Il faut attendre la crise de 1841 pour que jaillissent six sonnets, dont l'un, A Madame Sand, est directement inspiré de Du Bartas.

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