LE VALOIS DE GÉRARD DE NERVAL

AURÉLIA, LE VALOIS TRANSFIGURÉ

Selon un processus également à l’œuvre sur le plan identitaire dans la Généalogie en 1841, Nerval, dans les derniers mois de sa vie, va substituer au Valois réel de son enfance, devenu le tombeau du bonheur perdu, un lieu fantasmatique.

Un fragment manuscrit, qui porte le titre Saint-Eustache, non publié du vivant de Nerval, montre qu’il avait imaginé de faire de ses origines valoisiennes une évocation mythique, probablement en ouverture aux Mémoires qu’il se proposait de composer sous le titre Artémis ou le rêve et la vie. Il y apparaît comme un aiglon, repoussé dès le berceau par un couple parental hostile, chassé de l’Olympe pour quelque faute obscure, désavoué, raillé par les siens, et tombant tel un « Icare oublié » près des étangs de Charlepont, que Nerval orthographie ici Châllepont selon la prononciation locale d’autrefois. D’abord apparemment hostile, le lieu devient vite le cadre d’une enfance joyeuse et libre, et le nom de Mortefontaine peut enfin être prononcé :

"Gloire aux tentes de Cédar et aux tabernacles de Sion! j’ai reconnu ma patrie du ciel… Les voix de mes sœurs étaient douces et la parole de ma Mère résonnait comme un pur crystal. Elle n’avait plus l’accent irrité d’autrefois, lorsque je fus précipité de l’Olympe pour avoir désobéi au Seigneur. Longtemps je roulai dans l’espace, poursuivi des imprécations railleuses de mes frères et de mes sœurs, et j’allai tomber d’un vol lourd dans les étangs de Châllepont. Les oiseaux de marais m’entourèrent se disant entre eux : quel est donc cet oiseau bizarre ? Ses plumes sont d’un duvet jaune et son bec se recourbe comme celui de l’aigle… Que nous veut cet inconnu qui n’a point d’autel ni de patrie? Comme les cygnes de Norwège, il chante un pays inconnu et des cieux qui nous sont fermés !

Cependant, c’est au milieu d’eux, parmi les verts bocages et les forêts ombreuses, que j’ai pu grandir en liberté. Muses de Morfontaine et d’Ermenonville, avez-vous retenu mes chants ? Parfois vos folles chasseresses m’ont visé d’un trait mal ajusté. J’ai laissé les plus belles de mes plumes sur l’azur nacré de vos lacs, sur le courant de vos rivières. La Nonette, l’Oise et la Thève furent les témoins de mes jeux bruyants ; j’ai compté vos granits altiers, vos solitudes abritées, vos manoirs et vos tourelles ⎼ et ces noirs clochers qui se dressent vers le ciel comme des aiguilles d'ossemens..."

Dans Aurélia, c'est un Valois halluciné qui va venir compenser l'angoisse existentielle de la perte et de l'absence, en autorisant l'échappée spatio-temporelle : la maison aux contrevents verts est-elle sur les bords du Rhin ou en Valois ? L'oncle qui accueille Nerval, est-ce Antoine Boucher ou son aïeul le peintre flamand ? Qui est représentée sur le portrait, la Mère, Aurélie, la Lorelei, ou toutes ensemble ? Littérairement, le rêve halluciné va s'élaborer en trois temps :

Une première ébauche nous indique que cette vision remonte à la crise de 1841. En février 1841, alors qu'il est en pleine crise de manie aiguë, Nerval est conduit au poste de garde du Carrefour Cadet (le 18 février). Là, étendu sur un lit de camp, il revoit en état hypnagogique la maison de son oncle Boucher de Mortefontaine. La vision s'ébauche au fol. 4 des feuillets autographes dits "Lucien Graux", conservés aujourd'hui à la Bibliothèque nationale, qui constituent le récit fait par Nerval au plus près de la crise telle qu'il l'a vécue :

Je me crus d'abord transporté dans une maison située sur les bords du Rhin. Un rayon de soleil traversait gaîment des contrevents verts où se dé que festonnait la vigne. ⎼ On me dit : vous avez été transporté chez vos parents. Ne tardez pas à vous lever car ils vous attendent. N'y avais je pas Il y avait une horloge rustique accrochée au mur et sur cette horloge un oiseau se mit à parler (NAF 14481, fol. 4)

La vision, à peine ébauchée ici, va se préciser et se compléter au chap. IV d'Aurélia : la maison se situe toujours sur les bords du Rhin, mais c'est celle d'un oncle, "peintre flamand, mort depuis plus d'un siècle", auteur du portrait accroché au mur qui représente la "fée de ce rivage", autrement dit la Lorelei :

"J'entrai dans une maison riante, dont un rayon de soleil couchant traversait gaiement les contrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que je rentrais dans une demeure connue, celle d'un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus d'un siècle. Les tableaux ébauchés étaient suspendus çà et là ; l'un d'eux représentait la fée célèbre de ce rivage. Une vieille servante, que j'appelai Marguerite et qu'il me semblait connaître depuis l'enfance, me dit : 'N'allez-vous pas vous mettre sur le lit ? car vous venez de loin, et votre oncle rentrera tard ; on vous réveillera pour souper.' Je m'étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à grandes fleurs rouges. Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur, et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne. Et j'avais l'idée que l'âme de mon aïeul était dans cet oiseau ; mais je ne m'étonnai pas plus de son langage et de sa forme que de me voir transporté comme un siècle en arrière. L'oiseau me parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortes en divers temps, comme si elles existaient simultanément, et me dit : 'Vous voyez que votre oncle avait eu soin de faire son portrait d'avance... maintenant elle est avec nous.' Je portais les yeux sur une toile qui représentait une femme en costume ancien à l'allemande, penchée sur le bord du fleuve, et les yeux attirés vers une touffe de myosotis." (Aurélia, première partie, chap. IV)

Enfin, Nerval revient une troisième fois sur cette vision au chap. VI, en la prolongeant par l'évocation de la présence chaleureuse des habitantes de la maison, villageoises de la petite enfance et particulièrement la plus âgée à la voix mélodieuse que Nerval a évoquée souvent, Marie Jeanne Robquin, l'épouse d'Antoine Boucher, âgée de soixante ans quand elle accueillit Gérard à Mortefontaine. Les objets familiers sont là, tels que les évoque l'inventaire après décès qui fut dressé en 1820 à la mort du couple Boucher : le lit à colonne drapé de perse, l'horloge rustique, les meubles, les tableaux, mais tout a pris valeur d'essence, échappant ainsi à la précarité du temps vécu. L'aïeul qui vit ici n'est pas seulement Antoine Boucher, mais son propre aïeul, le peintre flamand "mort depuis plus d'un siècle", et la grande figure qui guide le rêveur dans le jardin, entourant "gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière", semble conjurer l'irréversible. Présente aussi dans le sonnet Artémis ou Le Ballet des heures ("La rose qu'elle tient, c'est la rose trémière"), elle incarne un temps devenu cyclique qui conjure la mort, où l'heure "pivotale" la treizième, est encore la première. La vision frôle la réalité du souvenir : une voix de femme âgée, le costume du "petit Parisien" qui faisait rire les petis paysans, et le parc jouxtant le jardin de l'oncle Boucher, avec ses allées, ses treillis croisés, ses arbres fruitiers, son bassin d'eau dormante, ses statues noircies par le temps, tout cela, comme le Combray de son enfance pour Marcel Proust, surgi, non d'une tasse de thé, mais d'un état de conscience hypnagogique.

Mais dans cette troisième élaboration, la vision heureuse s'achève en cauchemar : dans le jardin désormais ensauvagé, la grande figure tutélaire à la rose trémière qu'il suivait s'échappe, ou pour mieux dire, se dissout, tandis que, comme dans l'égarement des Faux Saulniers, le rêveur marche péniblement dans les ronces et que son pied heurte des ruines au milieu desquelles gît un buste de femme.

"Je me trouvai tout à coup dans une salle qui faisait partie de la maison de mon aïeul. Elle semblait s'être agrandie seulement. Les vieux meubles luisaient d'un poli merveilleux, les tapis et les rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans l'air une fraîcheur et un parfum des premières matinées tièdes du printemps. Trois femmes travaillaient dans cette pièce, et représentaient, sans leur ressembler absolument, des parentes et des amies de ma jeunesse 〈...〉

La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour l'avoir entendue dans l'enfance, et je ne sais ce qu'elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse. Mais elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d'un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissu à l'aiguille de fils ténus comme ceux d'une toile d'araignée. Il était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciais en rougissant comme si je n'eusse été qu'un petit enfant devant de grandes belles dames. Alors l'une d'elles se leva et se dirigea vers le jardin.

Chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bien qu'on ait souvent la perception d'une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargées de lourdes grappes de raisins blancs et noirs ; à mesure que la dame qui me guidait s'avançait sous ces berceaux, l'ombre des treillis croisés variait encore pour mes yeux ses formes et ses vêtements. Elle en sortit enfin et nous nous retrouvâmes dans un espace découvert. On y apercevait à peine la trace d'anciennes allées qui l'avaient jadis coupé en croix. La culture était négligée depuis de longues années, et des plans épars de clématites, de houblon, de chèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d'aristoloche étendaient entre les arbres d'une croissance vigoureuse leurs longues traînées de lianes. Des branches pliaient jusqu'à terre chargées de fruits, et parmi des touffes d'herbes parasites s'épanouissaient quelques fleurs revenues à l'état sauvage 〈...〉

La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière 〈...〉 Je la perdais de vue à mesure qu'elle se transfigurait, car elle semblait s'évanouir dans sa propre grandeur. 'Oh ! ne fuis pas ! m'écriai-je... car la nature meurt avec toi !"

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l'ombre agrandie qui m'échappait, mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j'eus la persuasion que c'était le sien."

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