LE VALOIS DE GÉRARD DE NERVAL

LE TEMPS VÉCU DE LA PETITE ENFANCE

Mortefontaine, carte d'état-major, 1820. (encadré rouge: la maison d'Antoine Boucher; encadré vert: le clos Nerval; encadré bleu: Loisy et Saint-Sulpice-du-Désert; encadré violet: les rochers où le narrateur passe la nuit dans Sylvie)

Mis en nourrice à Loisy, hameau de Mortefontaine, Gérard fut recueilli à l’âge de deux ans (âge habituel du sevrage à l’époque) par son grand-oncle maternel Antoine Boucher, dans la maison du garde-chasse devenue cabaret-épicerie, en bordure du parc du domaine. De 1810 à 1815, il y vivra des années heureuses auprès de figures tutélaires qui réapparaîtront dans l’onirisme d’Aurélia.

______

LA MAISON FAMILIALE ET LE CHÂTEAU

Dans le jardin de l’oncle Boucher, une porte permet d’accéder directement dans le potager du domaine. Dans ce domaine enchanté, illustré par les aquarelles de Vincent Thiéry, les maîtres des lieux, Joseph et Julie Bonaparte et leurs deux petites filles, Zénaïde, née en 1801, et Charlotte, née en 1802 à Mortefontaine, ont sans doute fait figure pour le petit Gérard, de seconde famille. Tous les témoignages s’accordent sur leur affabilité. Voici entre autres celui de G. Ducrest : « J’ai vu Mortefontaine lorsque la reine y était; rien ne m’a paru si beau que ce séjour; à cette époque, le revenu entier de la terre, s’élevant, m’a-t-on dit, à deux cent mille francs, restait en entier dans le pays. On employait un nombre immense de bras à l’entretien du vaste parc et à celui d’eaux superbes, sur lesquels il était impossible de trouver une mauvaise herbe. Les allées étaient ratissées tous les jours, enfin on eût pu croire, aux soins qui régnaient dans ce beau lieu, que l’on y attendait les maîtres après une longue absence. / Les étrangers avaient la permission de se promener partout; des guides polis se chargeaient de les conduire dans tous les endroits les plus remarquables; souvent, la reine leur envoyait des fruits; enfin, on ne sortait de cette magnifique habitation que pénétré de tout ce que l’on y apprenait de Sa Majesté, et ravi de l’aisance qui se voyait dans tout le village, dont les maisons semblaient habitées par des bourgeois aisés bien plutôt que par de simples paysans. »

L'arrière du château de Mortefontaine, dessin de Charlotte Bonaparte

Il est impossible d’imaginer qu’Antoine Boucher, qui a effectué plusieurs transactions foncières avec son illustre voisin, n’ait pas présenté son petit-neveu, fils d’un officier au service de l’Empereur de surcroît, à la reine Julie : « Mon front est rouge encore du baiser de la reine… »

______

LE CLOS NERVAL

On l’a vu plus haut, le nom de Noirval apparaît au XIVe siècle, associé au domaine de Bertrandfosse, pour une contenance de 25 arpents, soit environ 12,5 hectares. La famille de Nerval ne fut jamais propriétaire de l’ensemble du Clos Nerval (on nomme ainsi l’ensemble de terres cultivées, de bois et d’une haie), mais d’une parcelle, qui fut achetée en octobre 1793, avec d’autres parcelles sur le terroir de Mortefontaine, par Pierre Olivier, oncle de Marguerite Victoire et d’Antoine Boucher. Mort sans enfants en 1795, il fait de ses neveux ses héritiers, et la parcelle du Clos Nerval échoit à Marguerite Victoire. À la mort de cette dernière, en 1828, Gérard hérite pour moitié de cette parcelle, l’autre moitié revenant à son cousin Pierre Eugène, fils d’Eugénie Laurent et d’Alexandre Labrunie. À la mort de Pierre Eugène, en 1837, cette moitié revient au fils d’Alexandre, né de son deuxième mariage avec Catherine Julienne Chatelin. Nerval a rêvé de reconstituer ce patrimoine maternel. Le 22 octobre 1853, il en informe son père : « J’ai écrit à Mme Alexandre Labrunie (C.J. Chatelin, devenue veuve en 1851) pour les arrangements relatifs à notre terre… Je la paierais en anuités ou autrement, quand je saurai le prix actuel de la terre dans le pays. Nos fermiers ont deux autres lots revendus par mes autres cousins, et en s’entendant avec eux, on referait en partie l’ancienne propriété de mon grand-oncle Olivier Béga. »

De la maison de l'oncle Boucher au Clos Nerval

Le Clos Nerval, haie, terre et bois, aujourd'hui

Nerval a beaucoup fantasmé autour de cette terre familiale, dont le nom Nerva (graphie qui apparaît sur un plan d’intendance de 1782) la relie au camp romain de l’empereur Nerva. Mais surtout, le Clos s’inscrit dans un rapport de filiation étroit avec le domaine de Mortefontaine : dans la Généalogie, la terre ancestrale devient un fief ressortissant à la seigneurie de Mortefontaine, dans un rapport féodal de vassal à suzerain. Dès lors, prendre le nom de Nerval, c’est s’inscrire légitimement dans la terre du Valois, et cette légitimation est essentielle dans la quête obsessionnelle d’identité. Enfin, en septembre 1836, le Clos deviendra le lieu saint, le campo santo familial, quand Alexandre Labrunie prendra l’initiative d’y faire inhumer les restes de sa première épouse, Eugénie, née Laurent et de sa mère Marguerite Victoire Laurent, née Boucher, tante et grand-mère de Nerval.

______

L'ONCLE ANTOINE BOUCHER

Comment cerner la personnalité de celui qui marqua pour toujours l'imagination de Nerval ? Âgé de 50 ans au moment où il accueille son petit-neveu, Antoine Boucher est le fils posthume d'un père mort prématurément, élevé par sa mère, avec sa sœur aînée Marguerite Victoire, dans l'ancienne maison du garde-chasse devenue cabaret-épicerie depuis deux générations, et dans la proximité immédiate du château, où son oncle Pierre Olivier fut employé comme cuisinier. À Mortefontaine, il a été témoin de la métamorphose du domaine voulue par Louis Le Peletier. Sans doute a-t-il apprécié les bénéfices que représentaient pour la population les travaux d'assainissement des marécages, le travail abondant fourni à la main d'œuvre locale, mais il a perçu aussi le caractère artificiel de cette apparente prospérité, totalement subordonnée au bon vouloir du seigneur des lieux, dans la double illusion d'une nature apparemment préservée, mais en fait artificielle, et d'un bonheur villageois de bergerie, qui interdisait toute émancipation réelle. Il fut aussi l'observateur attentif de l'ambiguïté du comportement des grands propriétaires, philanthropes et libertins, Le Peletier à Mortefontaine, Franlieu à La-Chapelle-en-Serval, Girardin à Ermenonville. "Habituellement Mortefontaine était fréquenté par des comédiens, des artistes et quelques hommes de qualité qui le rendaient un théâtre d'extravagances et de folies" se souvient Jacques Cambry, préfet de l'Oise en 1803, qui fait évidemment allusion ici à la réputation quelque peu sulfureuse des Illuminés qui fréquentèrent les châteaux d'Ermenonville et de Mortefontaine avant la Révolution, et que Nerval lui-même évoque dès 1850 dans Les Faux Saulniers, 16e livraison. Les rumeurs furent alors suffisamment persistantes pour susciter en 1785 au château d'Ermenonville une enquête de police qui d'ailleurs n'aboutit à rien de concluant. Est-il surprenant qu'Antoine Boucher, au contact qui n'a pu manquer de se produire avec ces visiteurs excentriques, se soit forgé une idée assez négative de cette société, et notamment des femmes qui la fréquentaient, et ait eu accès aux multiples écrits, plus ou moins officieusement publiés, que s'échangeaient les hôtes de Mortefontaine et d'Ermenonville, et qu'il aurait conservé, puis oublié dans l'un des greniers de sa maison, comme l'affirme Nerval dans la préface des Illuminés ?

Le 27 février 1783, Antoine Boucher épouse à Mortefontaine Marie Jeanne Robquin. Il a vingt-trois ans, elle trente-huit. Elle est veuve, mère de cinq enfants dont l'aîné n'a que huit ans. Antoine Boucher élèvera ces orphelins comme ses propres enfants, mais c'est une lourde charge. Il est décidé qu'il gardera la maison de famille de Mortefontaine, tandis que sa sœur Marguerite Victoire, qui a épousé un an plus tôt Pierre Charles Laurent, s'installe à Paris, rue Coquillière, où le couple ouvre une boutique de lingerie. Des jours difficiles s'annoncent, qu'Antoine Boucher a su parfaitement assumer. Le 14 décembre 1789, l'Assemblée constituante avait voté la loi municipale qui donnait naissance aux 44000 communes du territoire français et en définissait le mode de gestion. Un conseil de commune, comprenant entre 3 et 21 membres, composé pour partie de "notables" et pour partie d'officiers municipaux, doit être élu pour deux ans. Un agent principal (maire) est lui aussi élu pour deux ans. Les premières élections sont organisées dès le 1er février 1790. C'est Antoine Boucher qui eut l'honneur d'être élu le premier maire de la commune de Mortefontaine, jusqu'au 11 novembre 1792. Il fut éélu le 17 février 1793 par la commune de Mortefontaine, comme membre du conseil chargé de l'état civil. Pendant plus d'un an, jusqu'en mai 1795, les actes d'état civil sont donc rédigés et signés de sa main, au nom, indique sa grande écriture un peu brouillonne, de la république "indivicible et impérissable".

Signature d'Antoine Boucher, maire, au bas du "projet d'arrangement" entre la commune de Mortefontaine et le propriétaire du domaine Joseph Duruey

C'est au titre de maire de sa commune qu'Antoine Boucher va gérer le différend opposant les villageois de Mortefontaine et les villages environnants, au nouveau propriétaire du domaine, le banquier Joseph Duruey. En effet, sentant le vent tourner, Louis Lepeletier a vendu son domaine de Mortefontaine en 1790 et c'est donc son successeur qui va devoir assumer les mécontentements suscités par les travaux d'embellissement qui privent les villageois du droit de vaine pâture. Un long échange juridique s'engage, mais le banquier, conseiller d'État et surtout administrateur de la Trésorerie nationale... et des intérêts de Madame du Barry, a à faire face à des inculpations autrement plus graves. Mis en accusation le 17 mars 1794 par Fouquier-Tinville, il est exécuté le lendemain.

Antoine Boucher a sans doute vu d'un bon œil ses beaux-fils s'engager les uns après les autres dans les armées révolutionnaires puis impériales, et vécu l'avènement de l'Empire, incarné pour lui par la présence de Joseph Bonaparte à Mortefontaine, comme un espoir. Après la fête magnifique du Traité de commerce avec les États-Unis d'Amérique dont il a vu les fastes à Mortefontaine, puis la paix d'Amiens, dont on dit qu'elle fut conçue au pavillon de Vallière, il était légitime de croire en la bonne étoile de la famille Bonaparte. Mais là encore, le désenchantement fut grand. En 1810, au moment où il accueille Gérard à Mortefontaine, le couple Boucher-Robquin a perdu à la guerre trois de ses fils, et le "citoyen" Joseph Bonaparte, devenu "Sa Majesté catholique Don Joseph Bonaparte, roi des Espagnes et des Indes", s'embourbe dans une guerre perdue d'avance en Espagne. Mortefontaine le verra revenir vaincu, sous le nom d'emprunt de Survilliers, en 1813.

Nerval a donné deux portraits de son grand-oncle. L'un publié dans Aurélia ou Le Rêve et la Vie, concerne le scepticisme religieux d'Antoine Boucher :

"Le pays où je fus élevé était plein de légendes étranges et de superstitions bizarres. Un de mes oncles, qui eut la plus grande influence sur ma première éducation s'occupait, pour se distraire, d'antiquités romaines et celtiques. Il trouvait parfois dans son champ ou aux environs des images de dieux et d'empereurs que son admiration de savant me faisait vénérer, et dont ses livres m'apprenaient l'histoire. Un certain Mars en bronze doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptune et une Amphitrite sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout la bonne grosse figure barbue d'un dieu Pan souriant à l'entrée d'une grotte, parmi les festons de l'aristoloche et du lierre, étaient les dieux domestiques et protecteurs de cette retraite. J'avoue qu'ils m'inspiraient alors plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l'église et les deux saints informes du portail, que certains savants du pays prétendaient être l'Esus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de ces divers symboles, je demandai un jour à mon oncle ce que c'était que Dieu. 'Dieu, c'est le soleil, me dit-il'. C'était la pensée intime d'un honnête homme qui avait vécu en chrétien toute sa vie, mais qui avait traversé la révolution, et qui était d'une contrée où plusieurs avaient la même idée de la Divinité. Cela n'empêchait pas que les femmes et les enfants n'allassent à l'église, et je dus à une de mes tantes quelques instructions qui me firent comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme."

L'autre témoignage de Nerval sur son oncle est une série de notes personnelles écrites au crayon sur un feuillet plié en quatre, ce qui n'en rend pas la lecture facile (Lovenjoul D741, fol. 121). Dans l'intention, semble-t-il, de faire de son oncle un "portrait", Nerval a griffonné là à la hâte quelques souvenirs très précis, mais, comme tout ce qui est trop intime, il les a gardés pour lui. C'est d'abord la vue d'un certain type de maison qui fait resurgir par association, à la manière de Proust, ceux de son oncle Boucher et de sa grand-mère :

"Toutes les fois que je me trouve en automne par un beau coucher de soleil devant une maison peinte en jaune avec des contrevents verts, un ermitage à la J. Jacques entouré de treilles où serpente la vigne avec un rideau de peupliers, je pense à mon oncle et à ma grand-mère qui était sa sœur et qui porta si longtemps un corset de berger."

Sous cette première notation, on lit le mot "portrait" en plus gros caractères, qui se trouve mêlé avec d'autres notations sur les Illuminés. Il est possible que Nerval ait envisagé de faire de son oncle un autre illuminé. Les notes se poursuivent dans l'autre sens de la feuille, rapportant au style direct certains propos de l'oncle, puis cette réflexion :

"On dirait aujourd'hui c'est un original / Il était de son temps voilà tout. Je dis cela sans ironie quoique familiarisé de bonne heure avec l'humorisme allemand / Les gens de ce tems ci me permettront du moins de donner une larme à cet homme qui fut bon toute sa vie avec un certain penchant à la misanthropie que je lui reprochais doucement"

C'est donc le souvenir d'un homme volontaire, cultivé, curieux de tout, volontiers bourru, désenchanté, mais profondément humain et bon que Nerval aura gardé de son grand-oncle Antoine Boucher.

______

VOIX ET CHANSONS

Quand, en 1854, Nerval intègre Sylvie. Souvenirs du Valois aux Filles du feu, il fait suivre sa nouvelle d'une étude intitulée Chansons et Légendes du Valois qui s'ouvre sur le souvenir nostalgique de voix féminines : " Chaque fois que ma pensée se reporte aux souvenirs de cette province du Valois, je me rappelle avec ravissement les chants et les récits qui ont bercé mon enfance. La maison de mon oncle était pleine de voix mélodieuses, et celles des servantes qui nous avaient suivis à Paris chantaient tout le jour les ballades joyeuses de leur jeunesse". De même, au chap. VI, première partie d'Aurélia ou Le Rêve et la Vie, dans la "salle qui faisait partie de la demeure de mon aïeul", Nerval entend en rêve ces mêmes voix : "La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour l'avoir entendue dans l'enfance." Cette voix d'aïeule, qui a marqué sa première enfance, c'est celle de Marie Jeanne Robquin, âgée de 67 ans en 1810, et toujours Nerval cherchera, dans les voix jeunes, l'effet particulier de "ces trilles chevrotants que font valoir si bien les voix jeunes, quand elles imitent par un frisson modulé les voix tremblantes des aïeules (Sylvie, chap. II). Comme dans les expériences de reviviscence proustiennes, la cause apparente est si disproportionnée avec le bouleversement affectif qu'implique l'emploi du mot "ravissement" qu'il faut reconnaître que c'est moins la voix elle-même qui "charme", que le souvenir qu'elle a ressuscité. De la même manière, dans Les Nuits d'octobre, la voix un peu maladroite de telle jeune fille entendue dans une société chantante, à Paris ou à Saint-Germain (c'est sans doute le même souvenir) suscite un tel bouleversement affectif et une envolée lyrique si disproportionnée avec son objet apparent qu'elle ne peut que renvoyer aux plus profonds affects de l'enfance :

" O jeune fille à la voix perlée, ⎼ tu ne sais pas phraser comme au Conservatoire ; ⎼ tu ne sais pas chanter, ainsi que dirait un critique musical !... Et pourtant ce timbre jeune, ces désinences tremblées à la façon des chants naïfs de nos aïeules, me remplissent d'un certain charme ! Tu as composé des paroles qui ne riment pas et une mélodie qui n'est pas carrée ; ⎼ et c'est dans ce petit cercle seulement que tu es comprise et rudement applaudie. On va conseiller à ta mère de t'envoyer chez un maître de chant, et dès lors te voilà perdue... perdue pour nous !... Tu chantes au bord des abîmes, comme les cygnes de l'Edda. Puissé-je conserver le souvenir de ta voix si pure et si ignorante, et ne l'entendre plus, soit dans un théâtre lyrique, soit dans un concert, ⎼ ou seulement dans un café chantant."

À ce souvenir fondateur de la voix de l'aïeule s'ajoute celui d'autres voix valoisiennes de petites filles chantant les vieux airs populaires, souvenir remonté à la conscience par le spectacle du chœur enfantin entendu près de la cathédrale de Senlis, un beau jour de Toussaint 1850 ; voix aussi de Sylvie qui "chantait et racontait les vieilles légendes du pays", et surtout de Delphine, entendue "autrefois" dans une pension de demoiselles de Senlis, double d'Adrienne, que nous ne connaîtrons sans doute jamais que par ce prénom.

Ces chansons du Valois entendues dans la petite enfance, c'est tout un répertoire populaire que Nerval a évoqué plusieurs fois avec nostalgie, en déplorant le peu d'intérêt que l'on a pu lui porter, mais aussi les défaillances de sa propre mémoire. En juillet 1842, dans La Sylphide, il consacre un long article aux Vieilles ballades françaises dans l'intention de montrer que si ces chansons populaires ignorent les règles de la rime et de la métrique de la prosodie savante, elles n'en sont pas moins dans leur naïveté, profondément poétiques.

Parmi les chansons mentionnées, il en est une qui suscite un commentaire plus affectif, c'est la chanson du Roi Louis : "Le roi Louis est sur son pont / Tenant sa fille en son giron", dont Nerval peut citer les sept strophes, sans défaillance de mémoire cette fois, et dont l'air lui est connu : "Ces vers ont été composés sur un des plus beaux airs que existent ; c'est comme un chant d'église croisé par un chant de guerre", dit-il. La partition retrouvée par Paul Bénichou (Nerval et la chanson folklorique, Librairie José Corti, 1970) et que nous avons rejouée, suscite en effet cette double impression.

La phrase fait évidemment penser au premier quatrain de Fantaisie :

"Il est un air pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Webre,

Un air très vieux languissant et funèbre

Qui pour moi seul a des charmes secrets."

La chanson du roi Louis reparaît dans le feuilleton des Faux Saulniers publié dans Le National le 9 novembre, avec une variante : Le duc Loys est sur son pont", et une note ajoutée : "Je ne comprends pas ce vers et je le renvoie aux paléographes". Deux ans plus tard, le feuilleton de La Bohême galante publié dans L'Artiste le 1er octobre 1852 cite encore dans son intégralité la chanson du Roi Louis, qualifiée de "chant sublime de ce pays (il s'agit de Senlis). Le sujet de cette chanson ? Une jeune fille, amoureuse d'un beau cavalier, que le roi son père enferme pendant sept ans dans une tour pour l'y faire renoncer. Or, que chante Adrienne, de sa voix qui ressemble tant aux voix des aïeules ? "Elle chanta une de ces anciennes romances pleines de mélancolie et d'amour, qui racontent toujours les malheurs d'une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d'un père qui la punit d'avoir aimé." Jeu, volontaire ou non, de l'écriture qui ne "dit pas tout", mais tisse d'un fil ténu le réseau des affects liés à la petite enfance, entre l'aïeule à la voix un peu chevrotante, la "chanson d'amour qui toujours recommence" chantée devant le château de brique à coins de pierre, et une figure féminine jeune, toujours en fuite, toujours déjà morte.

______

LES PLAISIRS ET LES JEUX; SYLVAIN ET SYLVIE; PÊCHE À L'ÉCREVISSE ET TIR À L'ARC

Gérard a vécu à Mortefontaine une enfance libre et heureuse que l'âge adulte a, volontairement ou non, longtemps occulté. Le souvenir le plus ancien et le plus profond est sans aucun doute celui d'une petite fille qui partagea ses jeux dès l'enfance, et qu'il appelle Sylvie, puis Célénie. Elle apparaît pour la première fois au fil du feuilleton du 16 novembre 1850 des Faux Saulniers, qui introduit également le personnage de Sylvain, présenté comme "le frère de Sylvie", et qui deviendra l'un des protagonistes de l'enfance du narrateur dans Sylvie. Dans Les Faux Saulniers, Sylvain est présenté de telle sorte qu'il pourrait passer pour une simple fiction romanesque à fonction utilitaire, à la manière de Walter Scott. Pourtant, au chap. XII de La Bohême galante qui reprend la même séquence narrative, Nerval, plus explicite, fait le portrait précis d'un homme visiblement plus âgé que lui : "J'ai rencontré à Senlis un ancien compagnon de jeunesse. C'est un garçon ⎼ je veux dire un homme, car il ne faut pas trop nous rajeunir ⎼ qui a toujours mené une vie sauvage, comme son nom. Il vit de je ne sais quoi dans des maisons qu'il se bâtit lui-même, à la manière des cyclopes, avec ces grès de la contrée qui apparaissent à fleur de sol entre les pins et les bruyères. L'été, sa maison de grès lui semble trop chaude, et il se construit des huttes en feuillage au milieu des bois. Un petit revenu qu'il a de quelques morceaux de terre lui procure du reste une certaine considération près des gardes auxquels il paye quelquefois à boire". Pourrait-il correspondre au souvenir du prénom de Sylvain Jourde, né en 1771 à Ver-sur-Launette, scieur de long et cultivateur à Loisy, ami proche du gendre d'Antoine Boucher, Jean Dufrénoy ? Quoi qu'il en soit, au cours du périple qui les mène de Senlis à Ermenonville, puis d'Ermenonville à Ver-sur-Launette, c'est bien un souvenir authentique de l'enfance de Gérard qui est évoqué dans le dialogue qui s'engage à propos de la noyade du "petit Parisien", où apparaît également Sylvie :

" ⎼ Te souviens-tu du temps où nous parcourions ces bois, quand tes parents te laissaient venir chez nous, où tu avais d'autres parents,... Quand nous allions tirer les écrevisses des pierres sous les ponts de la Nonette et de l'Oise... tu avais soin d'ôter tes bas et tes souliers, et on t'appelait : petit Parisien ?

⎼ Je me souviens, lui dis-je, que tu m'as abandonné une fois dans le danger. C'était à un remous de la Thève, vers Neufmoulin, ⎼ je voulais absolument passer l'eau pour revenir par un chemin plus court chez ma nourrice. ⎼ Tu me dis : ⎼ On peut passer. Les longues herbes et cette écume verte qui surnage dans les coudes de nos rivières me donnèrent l'idée que l'endroit n'était pas profond. Je descendis le premier. Puis je fis un plongeon dans sept pieds d'eau. Alors tu t'enfuis, craignant d'être accusé d'avoir laissé se nayer le Petit Parisien, et résolu à dire, si l'on t'en demandait des nouvelles, qu'il était allé où il avait voulu. ⎼ Voilà les amis

Sylvain rougit et ne répondit pas.

Mais ta sœur qui nous suivait, pauvre petite fille, ⎼ pendant que je m'abîmais les mains en me retenant, après mon plongeon aux feuilles coupantes des iris, se mit à plat ventre sur la rive et me tira par les cheveux de toute sa force."

Les cours de la Thève et de la Nonette

Remontée à la mémoire en 1850, la sœur de Sylvain deviendra en 1853 la figure centrale de la nouvelle qui porte son nom. Autorisés par la distance pseudo-fictionnelle du narrateur et/ou de l'auteur, les souvenirs d'enfance s'égrènent dans Sylvie comme une reviviscence à deux voix, auprès des étangs de Chaalis :

"Vous souvenez-vous du temps où nous étions enfants et vous la plus grande ? ⎼ Et vous le plus sage ! ⎼ Oh ! Sylvie ! ⎼ On nous mettait sur l'âne, chacun dans un panier, 〈...〉 Te rappelles-tu que tu m'apprenais à pêcher des écrevisses sous les ponts de la Thève et de la Nonette " (Sylvie, chap. X) ⎼ Ce qui me charme, c'est de revoir avec vous cette vieille abbaye, où, tout petits enfants, nous nous cachions dans les ruines. Vous souvenez-vous, Sylvie de la peur que vous aviez quand le gardien racontait l'histoire des moines rouges ? ⎼ Oh ! ne m'en parlez pas 〈...〉 Voici la verte pelouse entourée de tilleuls et d'ormeaux, où nous avons dansé souvent" (chap. XI)

Sur ce plan daté de 1844 du domaine de Chaalis, on voit qu'existait encore un bâtiment perpendiculaire au bâtiment XVIIIe siècle (l'actuel musée) qui faisait face à la "verte pelouse entourée de tilleuls et d'ormeaux" qu'a connu Nerval enfant.

On devine une véritable fascination de Gérard pour cette petite fille pleine de vitalité et de spontanéité, qui avait fait de lui son "petit mari" d'élection et suscitait partout l'admiration, ici à la Grange, située dans la partie du Grand Parc appelée l'Archipel, qui avait été aménagée en "ferme suisse" par Joseph Bonaparte :

"Le regard enchanté de Sylvie, ses courses folles, ses cris joyeux, donnaient autrefois tant de charme aux lieux que je viens de parcourir ! C'était encore une enfant sauvage, ses pieds nus, sa peau hâlée malgré son chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses tresses de cheveux noirs; nous allions boire du lait à la ferme suisse, et l'on me disait : 'Qu'elle est jolie, ton amoureuse, petit Parisien !' " (Sylvie, chap. IX)

Le souvenir de la petite compagne de jeux reparaît une dernière fois aux chapitres VII et VIII de Promenades et Souvenirs, dans le cadre d'une évocation clairement autobiographique cette fois, en des termes presque semblables à ceux de Sylvie, mais sous le nom de Célénie :

" 〈...〉 une petite paysanne qui m’a aimé et qui m'appelait son petit maris, qui dansait et chantait toujours, et qui, le dimanche, au printemps, se faisait des couronnes de marguerites. Qu'est-elle devenue, la pauvre Célénie, avec qui je courais dans la forêt de Chantilly, et qui avait si peur des gardes-chasse et des loups ! 〈...〉 Célénie m'apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe des eaux, tentatrice naïve, follement enivrée de l'odeur des prés, couronnée d'ache et de nénuphar, découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à fossettes, les dents de perle de la nixe germanique. Et certes, l'ourlet de sa robe était très souvent mouillé, comme il convient à ses pareilles... Il fallait lui cueillir des fleurs aux bords marneux des étangs de Commelle, ou parmi les joncs et les oseraies qui bordent les métairies de Coye. Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre, le foyer des bûcherons, où elle chantait et racontait les vieilles légendes du pays 〈...〉 Célénie montait sur les roches ou sur les dolmens druidiques, et les racontait aux jeunes bergers. Cette petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes m'a laissé des souvenirs que le temps ravive."

On l'aura noté, dans cette dernière évocation, les scènes familières de l'enfance n'ont plus pour cadre Loisy, Chaalis et Ermenonville, qui se situent à l'est de Mortefontaine, mais Chantilly, Commelle, et Coye qui se situent au nord-ouest de Mortefontaine. C'est d'ailleurs dans ce secteur géographique, et non à Loisy, que Nerval se promet de demander des nouvelles de Sylvie : "Qu'est-elle devenue ? Je m'en informerai du côté de La-Chapelle-en-Serval ou de Charlepont, ou de Montméliant... Elle avait des tantes partout, des cousins sans nombre; que de morts dans tout cela ! " Il est donc très probable que Sylvie correspond à un authentique souvenir personnel, mais Nerval a fait le nécessaire pour qu'elle ne soit pas identifiable.

La pêche à l'écrevisse, qui fut cause de la noyade mémorable du "petit Parisien", n'est pas la seule activité enfantine. Parmi les plaisirs et les jeux de l'enfance de Gérard, le tir à l'arc tient aussi une place importante. Dès le chapitre I de Sylvie, Nerval évoque cette pratique ancestrale du Valois :

"Mon regard parcourait vaguement le journal que je tenais encore, et j'y lus ces lignes : 'Fête du Bouquet provincial; ⎼ Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy.' Ces mots, fort simples, réveillèrent en moi toute une nouvelle série d'impressions : c'était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse. ⎼ Le cor et le tambour résonnaient au loin dans les hameaux et dans les bois ; les jeunes filles tressaient des guirlandes et assortissaient, en chantant, des bouquets ornés de rubans. ⎼ Un lourd chariot, traîné par des bœufs, recevait ces présents sur son passage, et nous, enfants de ces contrées, nous formions le cortège avec nos arcs et nos flèches, nous décorant du titre de chevaliers, ⎼ sans savoir alors que nous ne faisions que répéter d'âge en âge une fête druidique survivant aux monarchies et aux religions nouvelles."

Contrairement à ce qui a été dit parfois, il ne s'agit pas du tout ici d'un effet de recherche d'un pittoresque révolu, mais d'une tradition bien vivante. Au temps de l'enfance de Gérard, il existait dans la proximité immédiate de la maison d'Antoine Boucher trois sites de tir à l'arc, à Mortefontaine, à Ermenonville et à Loisy. Le jeu de l'arc de Mortefontaine est mentionné par Jourdan qui l'a vu en 1811, en allant à pied de Mortefontaine à Ermenonville :

" On sort de Mortefontaine par une avenue de peupliers qui mène au jeu de l'arc ; on le laisse à gauche, et l'on suit la trace des voitures jusqu'au hameau de Montabit (sic pour Montaby) ; on le traverse, et l'on gagne un sentier qui conduit, à travers champs, à la ferme de Saint-Sulpice, établie dans un ancien couvent" (Voyage à Ermenonville, dédié à ma femme, par F.L.J., Paris, 1813).

À Ermenonville, il existait deux tirs à l'arc, celui (appelé beursault) que l'on peut voir encore aujourd'hui en se promenant dans l'actuel Parc Jean-Jacques Rousseau, et celui qui se trouvait à l'emplacement dit du "Rond-point de la danse", disparu aujourd'hui, mais qui existait encore du temps de Gérard, comme en témoigne un voyageur, Thiébaud de Bernaud, qui, dans un ouvrage publié en 1826 sous le titre Voyage à Ermenonville, conçu comme une suite de promenades, évoque le Rond-point et ses traditions bien vivantes de danses, qui réunit "la jeunesse de Ver, de Loisy, de Montagny, de tous les environs" à celle d'Ermenonville, et de jeux de paume, de boules et de tir à l'arc.

À Loisy enfin, existait encore en 1970 un petit portillon surmonté d'une enseigne où l'on pouvait lire : "Jeu de l'arc de Loisy". La fiction de Sylvie semble donc bien proche ici encore de la réalité vécue par Nerval.

Bannière et entrée du Jeu de l'Arc de Loisy. Ces deux photos ont été prises à Loisy en 1970, dans des conditions un peu précaires, par un éminent nervalien, Jacques Bony. La bannière se trouvait alors chez un particulier, le petit portillon de bois est aujourd'hui disparu.

LE TEMPS DES RETOURS EN VALOIS, LES FAUX SAULNIERS >>>

GÉRARD DE NERVAL - SYLVIE LÉCUYER tous droits réservés @

CE SITE / REPÈRES BIOGRAPHIQUES / TEXTES / NOTICES / BELLES PAGES / MANUSCRITS AUTOGRAPHES / RECHERCHES AVANCÉES

NOTICES

AUX ORIGINES

« Les images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau »

La Généalogie fantastique, Labrunie et Bonaparte, qui suis-je

L’ascendance paternelle:

les Dublanc

les Labrunie

les Paris de Lamaury

Étienne Labrunie

Justin Duburgua

le docteur Gérard Vassal

L’ascendance maternelle:

les Olivier

les Boucher

les Laurent

LE VALOIS DE GÉRARD DE NERVAL

Carte des itinéraires valoisiens de Nerval

Le domaine de Mortefontaine

Le temps vécu de la petite enfance (1810-1815)

Le clos Nerval

L’oncle Antoine Boucher

Voix et Chansons

Les plaisirs et les jeux

Le temps des retours en Valois (1850-1854):

Les Faux Saulniers

Les Nuits d’octobre

Sylvie

Promenades et Souvenirs

Le Valois transfiguré: Aurélia

Promenades en Valois, diaporama

LES ANNÉES CHARLEMAGNE

Père et fils rue Saint-Martin

Les cahiers de poésies de 1824

Le collège Charlemagne

Satiriste, anticlérical et anti-ultra

Auteur à 17 ans chez Ladvocat et Touquet

Pseudonyme Beuglant

LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE

1830, les Trois Glorieuses

Se rallier à Victor Hugo

L’atelier de Jehan Duseigneur

Traduire les poètes allemands

« En ce temp, je ronsardisais »

IMPASSE DU DOYENNÉ

Plan du Doyenné en 1836

« Arcades ambo »

Jenny Colon

Le Monde dramatique

Le choix du nom de Nerval

La fin du Doyenné

LE VOYAGE EN ITALIE DE 1834

L’expérience napolitaine:

Un Roman à faire

Octavie

Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi

Élaboration fantasmatique et poétique:

A J-y Colonna

El Desdichado

Delfica

Myrtho

LE VOYAGE EN ALLEMAGNE DE 1838

« La vieille Allemagne notre mère à tous, Teutonia ! »

De Strasbourg à Baden et de Baden à Francfort

Les quatre lettres de 1838 au Messager

Les trois lettres de 1840 dans La Presse

Retour à Paris. Léo Burckart, heurs et malheurs du « beau drame allemand »

Les deux Léo Burckart

UN HIVER À VIENNE

Espoir de reconnaissance et humiliation

Diplomate ou bohème?

Les Amours de Vienne

L’expérience viennoise fantasmée

Les Amours de Vienne. Pandora

Schönbrunn, belle fontaine et Morte fontaine

LA CRISE NERVEUSE DE 1841

Décembre 1840 à Bruxelles

Les journées de février-mars 1841 à Paris

Les feuillets Lucien-Graux

Lettres à Bocage, Janin et Lingay

Hantise du complot

Éblouissement poétique:Lettres à Victor Loubens et à Ida Ferrier

Les sonnets « à Muffe »

1843, LE VOYAGE EN ORIENT

Vers l’Orient :

L’itinéraire de Paris vers l’Orient: Marseille et Trieste

Le compagnon de voyage Joseph de Fonfrède

Escales dans l’Archipel grec :

Cythère

Syra

Trois mois au Caire :

Visite aux pyramides

Le Carnet du Caire

Les secrets du Liban

Adoniram et Balkis, Les Nuits du Ramazan :

Le projet de 1835

Le récit du conteur

Échos psychiques et littéraires

Élaboration littéraire du Voyage en Orient

LE REGARD DES AUTRES

Théophile Gautier

Arsène Houssaye

Charles Asselineau

Georges Bell

Alexandre Weill

Charles Monselet

Alphonse Karr

Auguste de Belloy

Jules Janin

Édouard Ourliac

Paul Chenavard