LE REGARD DES AUTRES
ALEXANDRE WEILL (1811-1899)
Alexandre Weill est né le 10 mai 1811 à Schirhoffen en Alsace dans une famille juive pratiquante, qu’il quitte pour l’Allemagne à 15 ans. Il se fait connaître en publiant dans les journaux de Berlin, Leipzig, Cologne, Stuttgart et Francfort. C’est là qu’en 1838 il fait la connaissance de Nerval. Venu à Paris la même année, il collabore à la Revue du progrès de Louis Blanc. En 1848, il est attaché à La Presse. Il meurt à Paris le 19 avril 1899. Il a laissé des témoignages extrêmement importants, sur le séjour de Dumas et Nerval en Allemagne en 1838 (Fragments inédits des amours d’Alexandre Dumas, Paris-Mensonges, décembre 1883), mais surtout sur le séjour de Nerval à Vienne (Six mois à Vienne, publié en 11 feuilletons dans le Corsaire-Satan, octobre-novembre 1846, janvier 1847) et sur la crise de 1841 (Gérard de Nerval. Souvenirs intimes, L’Événement, 16 avril 1881).
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Les deux premiers feuilletons du Corsaire-Satan sont consacrés aux impressions sur la ville de Vienne. Dans le 3e, Weill se promène avec le journaliste Saphir, il rencontre Rosa, une lorette qui l’emmène dans une maison « équivoque », visite qui se termine comme un rêve (très nervalien) dans le 4e feuilleton. Le 5e feuilleton évoque les théâtres, dont celui de Leopoldstadt : « C’est le théâtre des lorettes », où le répertoire est écrit dans l’idiome et le patois de Vienne. Le 6e feuilleton parle de la presse, dominée par la censure.
Le 7e feuilleton (21 décembre) décrit les bals publics et particulièrement le Sperl, équivalent du Mabille à Paris. Au Sperl, il y a des salons au 1er étage pour bavarder, d’autres pour danser, fumer... C’est là que Weill rencontre par hasard Fritz (pseudonyme de Nerval), qu’il connaît déjà :
Au milieu du bal du Sperl, un homme me marche sur le pied. Je me retourne pour lui demander pardon de m’avoir fait du mal. Que vois-je ? C’est Fritz, l’aimable, le capricieux, l’insaisissable Fritz, le même qui a écrit de si jolies pages sur Vienne... Je dois dire par quel hasard j’ai fait la connaissance de Fritz ... Un soir, je me trouvais avec quelques amis au Mainlust de Francfort... Tout à coup, un mouvement général éclate dans l’assemblée. On se lève, on se presse, on se dirige vers une table privilégiée où se trouvent M. et Mme Alexandre Dumas, entourés de plusieurs flatteurs et écorcheurs de français. J’avais vu M. Dumas au Journal de Francfort. Au bout de 24 h, j’avais appris à connaître sa force et sa puissance. Mais à côté de lui se trouvait un jeune écrivain modeste, simple, aux traits expressifs, et pendant que M. Dumas étalait son esprit et sa gloire au premier venu, le jeune ami vint se joindre à notre groupe littéraire, pour causer poésie et littérature... « Venez donc à Paris, je m’engage à vous introduire dans les journaux » [...] C’est ce même Fritz que j’ai rencontré trois années après au Sperl de Vienne.
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— Fragments inédits des amours d’Alexandre Dumas, Paris-Mensonges, décembre 1883 : portrait peu flatteur d'un Dumas pique-assiette et séducteur à la petite semaine en 1838 à Francfort :
M. Charles Durand, connu à Paris pour y avoir fondé le Capitole, était un avocat de Nîmes, qui, après 1830, s’était expatrié à La Haye, pour y rédiger le journal officiel français de la capitale de la Hollande. Il y fit la connaissance d’une jeune et belle Hollandaise dont il devint amoureux, et bien qu’il fût marié en France et que sa femme vécût encore à Nîmes, il se fit protestant pour pouvoir l’épouser !
Il venait de quitter la Haye pour prendre à Francfort la rédaction en chef du Journal de Francfort français, propriété du prince de Tour et Taxis. Le journal prit bientôt une grande importance sous la plume habile, spirituelle et voltairienne de M. Durand. Comme bon nombre de Français du XIXe siècle, M. Durand était un disciple de Voltaire, sans l’avoir lu. En peu de temps, ce qui me parut toujours un tour de force inexplicable, il sut se faire subventionner, d’abord par Louis-Philippe, puis par la Russie, puis par le Hollande, puis encore par l’Autriche, puis, brochant le tout par le parti carliste de l’Espagne. Inutile de raconter le début de mes relations intimes avec M. Durand. On les lira dans le quatrième volume de Ma Jeunesse, intitulé Mes années de Bohême [...]
Au printemps de 1837, Alexandre Dumas et Gérard de Nerval arrivèrent à Francfort. Dumas était accompagné d’Ida. Gérard ayant demandé à M. Durand un jeune littérateur sachant parfaitement l’allemand, M. Durand me présenta à lui. Au bout l’un quart d’heure de causerie, nous étions amis, et cette amitié a duré jusqu’à la mort de Gérard.
Dumas, entrant dans la maison Durand comme une bombe, conquit au bout d’une heure le cœur de Mme Durand et empauma entièrement son mari. Il n’était pas encore dans les murs de la vieille ville libre depuis six heures et déjà il commandait en maître dans toute la maison. On eût dit qu’il y était né. Les cœurs et les caisses, tout s’ouvrait devant lui.
— Sur le chemin du retour en France, Weill sympathise avec Nerval, tandis que Dumas séduit Mme Durand :
M. Dumas m’invita à venir le voir souvent, mais ayant fait des excursions avec Gérard de Nerval pendant quinze jours aux environs de la ville, nous ne le rejoignîmes qu’à Mayence, où il arriva avec Ida et Mme Durand.
À Mayence, il y eut une scène des plus comiques à l’hôtel. Je m’étais glissé dans la chambre de Gérard pour partager son lit, nous avions toujours tant de choses à controverser. Vers minuit le grand vainqueur, en chemise, ouvrit brusquement la porte qui grinçait d’une manière effroyable. « Où vas-tu ? lui cria une voix de femme. C’était Ida. — Ah, répondit-il d’une voix plaintive, j’ai une affreuse colique. »
— M. et Mme Durand viennent s’installer à Paris :
À Paris, M. et Mme Durand s’établirent dans la rue St-Honoré, tout près de l’appartement de M. Dumas, qui demeurait 122 rue de Rivoli. Mais à Paris, les rêves politiques de Durand s’évanouirent, les uns après les autres [...]
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Le 16 avril 1881, le quotidien L’Événement publie l'article d'Alexandre Weill intitulé Gérard de Nerval, Souvenirs intimes, capital pour le témoignage du séjour à Francfort de 1838, du séjour à Vienne durant l'hiver 1840, de la crise de 1841 et des derniers jours de Nerval.
— Francfort, 1838, puis Paris :
C’est à Francfort que j’ai fait la connaissance de Gérard. Par une belle matinée du printemps de l’an 1836 (sic pour 1838), il arriva avec Alexandre Dumas comme une bombe, comme deux bombes, aux bureaux du Journal de Francfort français, Ce journal était rédigé par Charles Durand, ci-devant rédacteur du Journal de la Haye et fondateur du Capitole à Paris en 1840. [...] Moi, j’étais traducteur pour les nouvelles allemandes ou anglaises, et de plus secrétaire particulier de M. Durand. En cette qualité, j’étais censé toucher cinquante francs par mois, mais je n’y ai jamais touché un liard. [...]
Les agissements romanesques de Dumas à Francfort — je l’appelais le grand vainqueur — on les trouvera dans le quatrième volume de Ma Jeunesse. Mme Durand est la même qui, sous le second empire, fut assassinée par son valet de chambre, sujet belge, presque en face de ma demeure, dans le faubourg Saint-Honoré.
Gérard savait un peu d’allemand. Comme il n’avait que quelques années de plus que moi, nous nous liâmes d’amitié et au bout de huit jours nous nous tutoyâmes. Cette amitié a duré jusqu’à sa mort. Je lui fis connaître les environs de Francfort, qui sont aussi intéressants que ceux de Paris. Nous parcourûmes ensemble tous les beaux endroits du Taunus, depuis Francfort jusqu’à Wiesbaden, moi, lui traduisant littérairement Schiller et Goethe, lui, me récitant Racine, Musset et Hugo.
Un jour, comme je venais de lui conter les péripéties de ma jeunesse, il me dit :
— Ah ! çà, puisque tu es Français, pourquoi restes-tu en Allemagne ?
— Mais, lui dis-je, où aller pour gagner ma vie ? J’ai à peine jeté aux orties le froc du rabbin. Il n’y a que deux ans que j’ai endossé le manteau d’étudiant, et je suis amoureux et criblé de dettes.
— Amoureux, me dit-il en éclatant de rire. Raison de plus pour quitter le pays. J’ai quitté Paris pour cela. Et comment s’appelle ta Gretchen ?
— Elle est mariée, a dix ans de plus que moi. Si je quitte la ville, elle va divorcer pour me suivre et je suis perdu !
— Il faut venir avec moi à Paris, te dis-je.
— A Paris, m’écriai-je, mais avec mon accent alsacien, j’y mourrai de faim.
Gérard, avec un sourire que je n’ai connu qu’à lui, mélange de bonté, de malice et d’un grain de folie, me répondit :
— Je t’assure qu’à l’exception de Hugo, Gautier et moi, tout le monde à Paris parle charabia comme toi. Alsacien et juif, c’est un de trop pour ne pas parvenir. Avec ton hébreu, ton grec et ton allemand, tu peux te présenter à l’Institut. Personne ne te comprendra et tu passeras pour un grand savant ! A la rigueur, je te présenterai à Halévy, qui te fera entrer au Conservatoire comme ténor. D’ailleurs, tu continueras tes correspondances allemandes et je te présenterai à plusieurs journaux français, en revoyant tes articles. Dusses-tu plusieurs fois dans l’année, mourir de faim, à Paris un homme d’esprit ressuscite toujours, fût-ce dans le lit d’une jolie femme !
Ce jour-là, j’ai promis à Gérard de quitter l’Allemagne et la littérature allemande pour commencer une nouvelle vie à Paris, où quelques mois plus tard je suis arrivé, ayant vingt-six ans sur la tête et vingt-six francs dans ma poche.
Gérard tint parole.
Il me présenta à Hugo, à Balzac, à Méry, à Mme de Girardin, à Gautier à Cassagnac, qui dans ce temps-là rédigeait le feuilleton théâtral de la Presse, à Texier, à Musset, à Philarète Chasles, à Royer, à Sue, à toutes les célébrités littéraires de Paris, et finalement il m’introduisit au divan Le Peletier, où se réunissaient tous les hommes d’esprit de cette époque. Moi, de ma part, je contribuais de mon mieux à sa liaison avec Henri Heine que, pendant quinze ans, j’avais vu tous les jours, et avec Meyerbeer, dont j’avais fait connaissance dans ma mansarde de la rue des Juifs, à Francfort, et qui à Paris, sans me consulter, a d’avance payé ma chambre pour trois années, avance sans laquelle je n’aurais pas pu rester à Paris. Ah les belles matinées que nous avons passées ensemble au café Montmartre, avec Heine et sa Mathilde, Gautier et sa première Dulcinée, la mère de son fils, avec Alphonse Royer et sa belle. Ces trois dames étaient certainement plus belles et surtout plus fidèles que les trois Grâces des Grecs. Et comme elles savaient avaler gracieusement les huîtres à douze sous la douzaine. Où trouver aujourd’hui trois beautés de vingt ans qui se contenteraient d’un poète gagnant entre six et dix mille francs par an et n’ayant jamais le sou ? Je n’ai jamais vu une maîtresse à Gérard à Paris.
Chose curieuse, il n’avait pas de logement. Il couchait chez Gautier, qui avait une grande et belle maison, 22, rue de Navarin, et plus tard, quand je logeais rue du Croissant, dans le passage le plus étroit de cette étroite rue, il venait très souvent partager mon lit. Il me fit traduire une brochure allemande intitulée : le Pentarchie, et ma traduction arrangée par lui, lui valut 500 francs au ministère. Il partagea avec moi ces droits d’auteur. Il me fit faire pour un M. Durand, agent de Louis-Philippe, un résumé quotidien des journaux allemands, résumé qui parut quelquefois dans le Moniteur, et qui me rapportait 50 francs par mois. Gérard connaissait tous les secrets des coulisses littéraires et leurs trucs. Il était plutôt classique que romantique. Il me disait souvent que rien n’égalait comme style les contes d’Hégésippe Moreau, contes que j’apprenais par cœur.
— Vienne, hiver 1839-1840 ; épisodes qui se retrouveront dans Les Amours de Vienne et dans Pandora :
Pendant l’hiver de 1840, nous nous trouvâmes ensemble à Vienne, lui chargé d’une mission littéraire, moi secrétaire intime de Charles de Bériot, le plus grand violoniste du siècle, même après Paganini. Bériot donnait à Vienne des concerts qui rapportaient, l’un dans l’autre, 25000 francs. Nous logions dans le château du prince Dietrichstein, père de Thalberg, et de la princesse Marie, qui devint la seconde femme de Bériot (veuf de la célèbre Malibran, dont il avait un fils).
C’est à Vienne que pour la première et la dernière fois j’ai vu une maîtresse à Gérard. C’était une Hongroise, une grande beauté classique, qui faisait l’amour en latin, langue qu’elle parlait couramment, et à laquelle Gérard répondait en latin de Molière. Cette grande belle fille était folle de la valse et, comme Gérard ne valsait pas, il me pria de le remplacer auprès d’elle en qualité de cavalier valsant à deux et à trois temps. Pendant le jour, Gérard disparaissait je ne sais où ; mais le soir il venait me relancer avec sa belle et pendant deux mois nous fréquentions tour à tour tous les bals publics de Vienne, jusqu’aux dernières caves populaires des faubourgs.
Il était beau de voir au Carl Theater l’élégant Gérard croquer, à côté de sa belle, une petite saucisse assaisonnée de raifort râpé qu’il tirait d’un cornet de papier blanc et dont il bourrait les dents blanches de son adorée. Il aimait cette fille au point qu’il me força d’en prendre la sœur pour maîtresse. Elle s’appelait Rosa. J’ai décrit son histoire et sa fin tragique dans deux feuilletons du Corsaire-Satan. Un jour, Gérard vint me demander si j’avais un habit noir.
— Je suis invité ce soir, dit-il, chez notre ambassadeur, et je n’ai pas d’habit.
— On te l’a donc volé ? lui dis-je.
— Oui, fit-il, c’est cet horrible mont-de-piété qui me l’a chipé.
— Comment ! tu en es là ?
— Ah ! bah ! dit-il, j’attends de l’argent de Paris.
L’Artiste, en effet, auquel il avait envoyé des articles sur la vie populaire de Vienne, lui devait de l’argent. De plus, il en attendait du ministère. La Hongroise lui avait tout croqué. Je remis mon habit à Gérard et lui dis :
— Viens demain matin de bonne heure.
Car (ce qui est à noter) jamais Gérard ne demandait d’argent à ses amis. Il fallait lui faire violence pour qu’il en acceptât. Le jour même, j’étais chargé par Bériot de faire un cadeau à Saphyr [sic], rédacteur en chef de l’Humoriste, journal qui venait de faire plusieurs articles remarquables, vrais cris d’enthousiasme sur le merveilleux talent de Bériot. Un cadeau, lui dis-je, Saphyr a toujours besoin d’argent. Envoyez-lui mille francs.
— L’acceptera-t-il ? demanda Bériot en espérant que je dirais non. — Je m’en charge, lui répondis-je. Et Bériot, d’une avarice harpagonienne, mais mis au pied du mur, se mit à compter lentement un sac de pièces de cent sous jusqu’à concurrence de mille francs et me dit : Allons ! portez-lui cela, il vous jettera à la porte !
En effet, arrivé chez Saphyr, que je connaissais intimement, et lui ayant raconté mon histoire, il me dit : — Ah ! gueux ! tu veux me corrompre, voilà ce que je te fais ! Et là-dessus il me poussa vers la porte en jetant le sac derrière le poële !
Nous éclatâmes de rire ! Puis, m’étant un peu remis, je lui dis :
— Puisque vous dédaignez tant l’argent, donnez-moi trois cents francs pour mon ami Gérard, qui vous payera en articles sur les théâtres de Paris, articles que je traduirai en allemand.
— Prenez-en autant qu’il vous plaira, répondit Saphyr, et dites à Gérard, dont j’estime le talent, que mon journal est à sa disposition et que je traduirai moi-même les articles qu’il voudra bien me donner. Et Gérard, enchanté, se mit à travailler pour Saphyr, en attendant l’argent de Paris qui n’arrivait pas.
Saphyr venait de donner une brillante fête de nuit à ses collaborateurs.
La belle Hongroise faisait merveille et le lendemain Gérard disparut de Vienne. C’était d’ailleurs son habitude. Tous ses voyages se faisaient par bonds et par sauts, et subitement, sans aucun avertissement préalable. Gautier seul savait toujours où se trouvait Gérard.
— La crise de 1841 :
Un matin, on m'apporta à Paris, un billet écrit au crayon et signé de Gérard : « J'ai eu un accès de fièvre extatique, m'écrivait-il, et je me trouve présentement rue de Picpus, n°... J'ai à te parler. Viens le plus tôt que tu pourras. J'ai besoin de toi. »
Je partis pour l'endroit indiqué. C'était une maison de santé. Au milieu de la cour se trouvait un salon vitré entouré d'une grille de fer. Gérard se promenait de long en large dans ce salon, tenant d'une main un livre et de l'autre un mètre en toile. Je fus introduit auprès de lui par une grosse matrone faisant fonction de concierge et se tenant sur le seuil de la porte d'entrée pour nous observer à travers une seconde porte à hauteur d'appui. « Que fais-tu là ? lui dis-je, et pourquoi es-tu ici ? — Je suis tombé malade de fatigue chez Gautier, me répondit-il, mais je suis à peu près guéri. Seulement, il me faut du repos et du calme. Je m'en irai d'ici dans une quinzaine de jours. — As-tu tout le confort nécessaire ? — Il s'en faut, me dit-il. D'abord, je n'ai pas de livres. Tu vas m'en apporter. »
Après m'être chargé de plusieurs commissions auprès de Karr, de Gautier et de son père, qui demeurait, je crois, rue Saint-Denis et que je n'avais jamais vu, il me dit brusquement : « Tu sais que je suis très fort en chiromancie. Tiens, montre-moi tes mains. » Il prit ma main, l'examina et poursuivit : « C'est aux ongles qu'on voit la noblesse de la race, mais pas autant aux ongles de la main qu'à ceux des pieds. Tiens, mets-toi là, ôte ton soulier et ton bas, je te dirai l'origine de ta race et même ton avenir. » Ce disant, Gérard ôta lui-même ses pantoufles et ses bas, et m'ordonna d'en faire autant. Je ne voulais pas le contrarier. D'ailleurs, il disait cela avec tant de bonhomie et toujours avec son sourire de l'autre monde qu'on eût été cruel de lui faire voir sa folie. Je m'exécutai de mon mieux, me déchaussai et ôtai un bas. Gérard, s'agenouillant, examina scrupuleusement l'ongle de mon orteil. Je m'aperçus que la grosse femme nous observait gravement. Puis, après s'être éloignée un moment, elle revint avec un gardien de l'établissement, ne bougea plus de son poste et nous laissa faire.
« Je vais te communiquer un grand secret, me dit Gérard, secret que tu pourras, d'ailleurs, lire sur mes mains et mes pieds, quand je t'aurai initié aux arcanes de la chiromancie. Je suis le fils du roi Joseph, frère de l'empereur Napoléon. Je tiens ce secret de ma mère, qui se trouvait avec lui à Dantzig. De là la froideur que m'a toujours témoigné mon père. Je connais ma fin mais ne la dirai à personne. Il n'y a d'ailleurs que toi et Gautier au fait de ce secret. Maintenant, je vais te dire que je me suis aperçu dans ta main que toi aussi tu descends d'une noble lignée. Tu es un petit-fils de David. Tu as sa voix de ténor et tu sais l'hébreu comme lui. »
Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Je riais de plus en plus fort et Gérard, à la fin, partagea mon hilarité.... Il nous reviendra !
Quinze jours après, Gérard vint coucher chez moi. Il était guéri, mais il n’en tenait pas moins à vouloir m’initier dans son art infaillible de la chiromancie, et il me montra un gros volume qu’il venait d’acheter, rempli de dessins de mains, de pieds et de toutes sortes de lignes indiquant qualités et avenir de leurs possesseurs.
— De 1848 à la fin de la vie de Nerval ; anecdotes et réflexions sur sa prétendue folie :
Pendant la Révolution de 1848, Gérard me boudait, il n’approuvait pas mon entrée à la Gazette de France. Mais après le coup d’État, il vint régulièrement dîner une fois par semaine avec ma femme et moi. Chose singulière ! cet homme qui était le plus charmant des causeurs et des conteurs (la parole sourdait de ses lèvres comme l’eau claire d’une source vive) avait l’inspiration courte dès qu’il prenait la plume.
Il écrivait d’ordinaire sur de petits feuillets une cinquantaine de lignes bien ciselées, puis il s’arrêtait court et ne reprenait la besogne que le lendemain, souvent quelques jours plus tard. Son style ressemble beaucoup, pour la limpidité et la pureté, à la prose d’Hégésippe Moreau, qu’il admirait par-dessus tout. C’est ainsi qu’il nous contait à table toutes les péripéties de son voyage en Orient, et, si parfaite que soit sa narration écrite, elle n’a pas le charme de sa causerie familière au coin du feu.
Un jour, je me promenais avec Gérard au centre du jardin des Tuileries, où se trouve la statue d’Atalante. Une jeune ouvrière, s’appuyant contre la balustrade, nous demanda quelle était la femme représentée par cette statue. Gérard me dit :
— Tu vas voir, je vais lui dire la vérité, elle n’en croira pas un mot.
Là-dessus, Gérard lui conta, dans un langage simple et poétique, la lutte entre Atalante et Hippomène, et la ruse des pommes d’or inventée par Vénus pour vaincre Atalante. Après avoir religieusement écouté le conteur, la jeune fille, le regardant en face, lui dit :
— Farceur !
Et comme nous éclations de rire, elle s’éloigna dans la conviction que Gérard s’était moqué d’elle.
— C’eût été l’impératrice, me dit Gérard, elle ne l’aurait pas cru davantage.
— Ni moi non plus, lui répondis-je, à moins que les pommes d’or ne fussent réellement en or, et non des tomates !
Quelques jours avant sa mort, Gérard, que je croyais chez le docteur Blanche, entra brusquement au divan Le Peletier et me dit à part :
— Oh ! la bonne histoire qui me vient d’arriver !
Et sans me laisser le temps de le questionner, il me dit :
— Figure-toi que je me promenais dans la rue de Rivoli, en distribuant quelques francs aux pauvres que je rencontrais, lorsque deux forts gaillards mirent leurs mains sur mes épaules en me disant : — Il faut nous suivre. — Vous suivre, mais je ne vous connais pas ! — Mais nous, nous vous connaissons. Vous êtes fou. — Je suis fou ! Après tout, comme je donnais mon argent aux pauvres, ces civilisés ont peut-être été de bonne foi en me croyant fou. Selon eux, il faut en effet avoir perdu la raison pour donner son argent aux pauvres. Pourtant, les voyant décidés et plus forts que moi, je me suis laissé faire, et les voilà qui me jettent dans un fiacre pour me conduire chez Blanche, que tu connais. Le docteur me reçut avec son affabilité ordinaire et me dit : — Mon pauvre ami, nous allons vous soigner, cela ne sera rien. — Me soigner ! m’écriai-je, mais je ne me sens pas malade du tout. Le docteur recula en faisant un signe de compassion, et ordonna à un de ses serviteurs de s’emparer de moi. J’avais beau crier que je n’étais pas malade, le docteur à son tour me déclara au contraire que j’étais très malade. On me donna une douche d’eau froide sur la tête. — Ah ! me dis-je à part moi, s’il y a un enfer, les fous y traiteront les médecins, et j’espère en être. Puis soudain, il me vint une idée. Le docteur veut que je sois malade, pourquoi le contrarier, ce brave homme. Disons-lui que oui, puisqu’il ne m’a douché que parce que je n’étais pas de son avis. Si l’on pouvait faire croire cela à ses adversaires politiques ! Hein, qu’en dis-tu ?
Et il partit d’un rire nerveux qui n’était qu’à lui.
— Aussi, le soir même, dès que le docteur se dirigea vers moi pour me demander comment je me portais, je lui dis d’un air piteux : — Ah ! mon cher docteur, je me sens bien malade.
— Vous allez beaucoup mieux, s’écria-t-il.
Pour le coup, ce fut moi qui éclatai de rire. La farce est bonne, me dis-je, et elle n’est certes pas d’un fou.
Dès ce moment, poursuivit Gérard, on me laissa toute ma liberté. Je dînais à la table du docteur, qui était pour moi d’une amabilité fraternelle. Naturellement, comme tu le penses bien, je me disais de jour en jour plus malade, en priant le docteur d’avoir soin de moi. C’en fut assez pour être complètement libre, et ayant trouvé la grande porte ouverte, j’ai profité de l’occasion et me voilà. Je viens directement de Passy.
Je me demandais à part moi s’il était réellement malade, car Gérard n’était fou que par intermittences, et quand il se portait bien il avait toute sa raison, lorsque–dans le moment même il ouvrit sa bourse, en ôta un sou et me dit :
— As-tu vingt francs sur toi ?
— Certainement.
Comme il ne demandait jamais d’argent, sa question m’étonna.
— C’est que je viens d’acheter cette médaille sur le quai du Pont-Neuf. Je l’ai payée vingt francs, mais l’on m’a fait crédit. L’homme me connaît. Il m’en a déjà vendu une autre. C’est une médaille représentant l’empereur Nerva, mon tri, mon quintaïeul, car c’est de lui que j’ai mon nom de Nerval.
— Mais, lui dis-je doucement, en es-tu bien sûr ? Moi, j’aurais cru que c’était un simple vieux sou du premier empire.
Je n’avais pas fini ma phrase que Gérard, entrant en fureur, se mit à m’injurier. Ce fut la première et la dernière fois de sa vie.
— Imbécile, me dit-il, Alsacien ! (et il se mit à imiter mon accent), tu ne vois donc pas que c’est l’empereur Nerva ! Ah ! je devine, tu ne veux pas me prêter les vingt francs !
— Mais Gérard, lui dis-je, je ne t’ai jamais vu comme cela. Tu sais bien que toute ma bourse est à ta disposition. Tiens, la voilà. Mais je t’assure que la médaille n’est qu’un vieux sou ! Mais lui, me jetant la bourse à la figure, me dit :
— Va, tu m’as vu pour la dernière fois ! Et, courant vers la rue de Gramont, il disparut !
Je ne l’ai plus revu !