LE VALOIS DE GÉRARD DE NERVAL
LE TEMPS DES RETOURS EN VALOIS
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1854-1855, PROMENADES ET SOUVENIRS, L'ADIEU AU VALOIS
Promenades et Souvenirs fut publié en décembre 1854 et janvier-février 1855 dans L’Illustration, en trois livraisons, la première le 30 décembre 1854, soit l’avant-veille de la parution de la première livraison d’Aurélia dans la Revue de Paris. La deuxième livraison parait le 6 janvier avec cette note : « La suite au prochain numéro ». En fait, rien les 13, 20 et 27 janvier. La troisième et dernière livraison paraîtra, posthume comme la seconde partie d’Aurélia, le 3 février, avec pour sous-titre : « Dernière page de Gérard de Nerval » accompagnée de cette note : « Nous publions ici la dernière page du pauvre Gérard de Nerval. C’est la suite d’un travail dont nous avons, à la fin de décembre, et au commencement de janvier, donné la première partie. Nous avions interrompu cette charmante publication afin d’en attendre la suite, pour ne plus l’interrompre. Il nous faut, hélas ! inscrire ici pour la dernière fois le nom de Gérard de Nerval à la fin d’une page délicieuse, une des plus délicieuses inspirées par une âme de poëte. » On retiendra cette expression : « attendre la suite pour ne plus l’interrompre » qui laisse à penser que Promenades et Souvenirs devait avoir un développement plus important. En effet, la correspondance, en cette fin d’année 1854, témoigne d’un travail d’écriture considérable, mais chaotique. Début novembre, Nerval écrit à Ulbach, directeur de la Revue de Paris qui doit publier Aurélia : « Je ne comprends rien à votre imprimerie. Il n’y a pas de caractères pour imprimer ma suite. Personne ici pour me donner les sept épreuves qu’on m’a faites. Peut-être les aura-t-on envoyées chez Blanche. Alors c’est perdu pour quelque temps. Je pars pour Saint-Germain. J’ai les poches pleines de copie que je remporte de peur de la perdre. » Il faut imaginer le désarroi de Nerval en ces premiers jours d’hiver 1854. Que lui reste-t-il sur le plan affectif ? Un père vieillissant, toujours distant, relation pleine de non-dits accumulés : « Si je mourais avant toi, j’aurais, au dernier moment, la pensée que peut-être tu ne m’as jamais bien connu » lui écrivait-il d’Allemagne en juin. Reste sa tante Jeanne Lamaure-Labrunie et son cousin Évariste, c’est tout. Le docteur Blanche, qu’il pensait son ami, campe désormais sur ses positions et ses certitudes, et n’hésite pas à les formuler avec brutalité à son ancien patient : « J’apprends avec plaisir que vos préjugés de malade sortant, mais non guéri s’effacent peu à peu. J’aspire pour vous au moment où toutes vos idées fausses auront fait place à des idées justes sur la nature de la maladie dont vous avez été atteint et sur les soins que vous avez reçus 〈...〉 Lorsque vous m’avez quitté, j’ai dit à Mme Labrunie, votre tante, que vous n’étiez pas en état d’être abandonné à vos propres forces et que vous aviez besoin d’une surveillance assidue; j’ai été informé depuis que mes inquiétudes n’étaient que trop fondées » répond-il le 9 novembre à la lettre de félicitation pour sa décoration de la Légion d’honneur que lui a adressée Nerval. On lit également avec un sentiment de profond malaise les derniers mots de la note du registre de santé du patient Gérard de Nerval à Passy : « Sorti non guéri le 19 octobre 1854 / se pend le 26 janvier 1855, à Paris ». Quant à ses amis, ou ceux qui se disent tels, ils sont unanimes à dire que Nerval, en ces premiers jours d’hiver, est insaisissable, probablement hanté par la peur d’être à nouveau conduit en maison de santé.
Qu’y avait-il dans « les poches pleines de copie » de Nerval, au moment où il part pour Saint-Germain ? des fragments d’Aurélia, puisque la lettre s’adresse à Ulbach, directement concerné, en tant que directeur de la Revue de Paris, par la publication d’Aurélia, peut-être aussi des fragments de Pandora, en suspens depuis la publication désastreuse du Mousquetaire, mais aussi des fragments de Promenades et Souvenirs qui viennent se tricoter avec ceux d’Aurélia, dans un projet qui pourrait lier les deux textes autobiographiques. À première vue, en effet, si le récit de Promenades et Souvenirs renoue avec la veine du récit fantaisiste des Nuits d’octobre, il va s’orienter bien vite vers la rétrospection et même l’introspection. Parti pour Saint-Germain-en-Laye dans l’espoir, dit-il, d’y trouver un logement à un prix abordable, Nerval s’y sent investi par les souvenirs d’enfance qui vont susciter en lui le besoin de faire revivre les « choses passées » : « Je le disais tout à l’heure, ⎼ mes jeunes années me reviennent, ⎼ et l'aspect des lieux aimés rappelle en moi le sentiment des choses passées". Il va donc s'installer à l'auberge de l'Ange-Gardien pour y "tracer quelques souvenirs" qu'il n'ose "appeler Mémoires et qui seraient plutôt conçus selon le plan des promenades solitaires de Jean-Jacques." Et il ajoute, annonçant par là son intention de se rendre en Valois : " Je les terminerai dans le pays même où j'ai été élevé, et où il est mort ". À Saint-Germain, dit-il : " je revenais là comme Ravenswood au château de ses pères". Le chapitre IV, publié dans la livraison du 5 janvier, inaugure en effet le récit des origines familiales maternelles, en la personne de son grand-père Laurent. Sur bien des points, ce récit, sans doute hérité d'une tradition familiale, est une fable, mais forgée à partir de composantes biographiquement exactes. Elle confond en fait deux générations, celle d'Adrien François Boucher, dont l'acte de mariage enregistré à Ermenonville, le 21 juillet 1733, atteste en effet qu'il demeure "depuis plusieurs années à Chalis (sic), paroisse de Fontaine (commune de Fontaine-Chaalis aujourd'hui), et celle d'Adrien Joseph Boucher, fils d'Adrien François, qui épousa le 24 février 1756 à Mortefontaine Marie Marguerite Olivier. La grand-mère maternelle de Gérard, Marguerite Victoire, est la petite fille d'Adrien François Boucher et la fille d'Adrien Joseph Boucher, qui, décédé le 28 août 1758, ne peut donc avoir accordé la main de sa fille à Pierre Charles Laurent à Mortefontaine le 5 novembre 1782, selon la scène à caractère biblique que nous relate Nerval. Le récit des origines se poursuit avec l'évocation de ce qui pourrait bien être une autre fable familiale, la mort de sa mère à Glogau en Silésie, d'une "fièvre" qui, ajoute-t-il, l'a saisi lui-même trois fois, crises durant lesquelles il s'est senti "l'esprit frappé des images de deuil et de désolation qui ont entouré (s)on berceau", reconnaissance et acceptation comme une filiation maternelle de l'état névrotique assumé dans Aurélia.
Page autographe de Promenades et Souvenirs. Les changements de pagination, que l'on observe aussi sur les fragments d'Aurélia, montrent les hésitations de Nerval quant à l'utilisation de ses derniers textes.
Le récit autobiographique se poursuit aux chapitres V et VI par l'évocation de l'enfance et de l'adolescence. On connaît aujourd'hui de ces Juvenilia une autre version, non publiée du vivant de Nerval. C'est un cahier de six feuillets soigneusement cousus ensemble, sur lesquels ont été collés huit fragments autographes. Il est probable que c'est Nerval lui-même qui a fait ce montage, en vue d'une publication autre que celle de L'Illustration, puisque figure au verso du dernier feuillet la mention rayée : "Monsieur / Monsieur Gratiot / Imprimeur / Rue de Seine 21 ou 18 / Près l'Institut", qui laisse supposer une intention de faire composer des épreuves par un autre imprimeur que celui de la Revue de Paris. Mais le découragement saisit Nerval : "Que le vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou de mélancolie, ⎼ peu importe : il en a déjà dispersé quelques-unes, et je n'ai pas le courage de les récrire." Que nous aurait révélé ces feuillets que le vent a dispersés ? Ne seraient-ils pas ceux dont le journaliste Léon de Villette vit chez l'imprimeur de Saint-Germain H. Picault des épreuves corrigées, précisément en cette fin d'automne 1854 : "Au mois d'octobre dernier (1854), un homme à l'extérieur simple, affable, venait visiter l'atelier du propriétaire de L'Industriel, puis lui proposait de se charger de l'impression d'un nouvel ouvrage qu'il comptait intituler Juvenilia, en souvenir des premières et bonnes années de sa vie 〈...〉 À nous, il nous reste quelques lettres, autographes précieux maintenant, et des épreuves corrigées par lui des premières feuilles de ses Juvenilia, où devait se retrouver la fin de cette Aurélie, étonnante production dont la première partie avait si vivement impressionné les lecteurs de la Revue de Paris." (L'Industriel de Saint-Germain, 3 février 1855). Nerval envisageait-il, comme le suggère ce témoignage, de publier ailleurs que dans L'Illustration ses souvenirs d'enfance et de jeunesse (le chap. IV de Promenades et Souvenirs s'intitule "Juvenilia") et de les associer à la "fin d'Aurélie" dans une œuvre dont le titre figure dans le projet d'Œuvres complètes, en tête de la rubrique : "Ouvrages commencés ou inédits", sous la forme Artémis ou le Rêve et la Vie ? Nous ne le saurons probablement jamais. Notons seulement d'une part que ce même titre Artémis a remplacé celui de Ballet des heures pour le sonnet "La treizième revient..." et que Nerval avait envisagé comme incipit à ses Mémoires un texte intitulé Saint-Eustache, premier fragment du cahier de six feuillets mentionnés plus haut, qui présente mythiquement sa vie comme un cycle de faute, chute, expiation, rédemption, se reliant précisément à la thématique des Memorabilia. Retenons seulement l'affirmation de Nerval, qui justifie pleinement la démarche exégétique qui voit dans l'œuvre, et singulièrement dans Sylvie, une autofiction : "En fait de Mémoires, on ne sait jamais si le public s'en soucie, ⎼ et cependant je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître."
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Parcours de Nerval depuis Saint-Leu d'Esserent (à l'extrême gauche de l'image) jusqu'à Senlis, en passant par Chantilly
À partir du chap. VIII intitulé "Chantilly", c'est le désir de revoir Senlis qui ramène Nerval en terre de Valois. Il va se rendre en omnibus de Saint-Germain-en-Laye jusqu'à Pontoise puis, renonçant provisoirement à fulminer contre le chemin de fer, il va prendre la ligne qui longe le cours de l'Oise jusqu'à Saint-Leu (d'Esserent). De Saint-Leu, il se rend à Chantilly, puis à Senlis, en suivant le cours de la Nonette qui lui rappelle celui de la Thève et, par association, Sylvie, transfigurée ici en Célénie, "petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes", mémoire vivante des traditiuons ancestrales à travers son répertoire de chansons populaires :
"Voici les deux tours de Saint-Leu, le village sur la hauteur, séparé par le chemin de fer de la partie qui borde l'Oise. On monte vers Chantilly en côtoyant de hautes collines de grès d'un aspect solennel; puis c'est un bout de la forêt; la Nonette brille dans les prés bordant les dernières maisons de la ville. ⎼ La Nonette! une des chères petites rivières où j'ai pêché des écrevisses; de l'autre côté de la forêt coule sa sœur la Thève, où je me suis presque noyé pour n'avoir pas voulu paraître poltron devant la petite Célénie !
Célénie m'apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe des eaux, tentatrice, naïve, follement enivrée de l'odeur des prés, couronnée d'ache et de nénuphar, découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à fossettes, les dents de perle de la nixe germanique. Et certes, l'ourlet de sa robe était très souvent mouillé comme il convient à ses pareilles... Il fallait lui cueillir des fleurs aux bords marneux des étangs de Commelle, ou parmi les joncs et les oseraies qui bordent les métairies de Coye. Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre, le foyer des bûcherons, où elle chantait et racontait les vieilles légendes du pays."
Du "bonheur indicible" qui saisit Nerval en parcourant les rues de Senlis, nous ne saurons rien ici. Pourtant, c'est dans une de ces maisons que demeurait jadis la jeune Emerance, déjà évoquée sans la nommer dans Les Faux Saulniers, qui suscita chez lui "la passion la plus insensée", ou Delphine, pensionnaire dans un couvent de Senlis, qui inspirera Adrienne. Senlis désenchanté devient dans Promenades et Souvenirs le tombeau du bonheur perdu.
"J’ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine..." Rue de Senlis la nuit venue
Maître dans l'art de l'esquive, Nerval n'en dira pas plus et termine son récit comme il l'a commencé : c'est la recherche improbable d'un logement qui l'a mis sur le chemin de Saint-Germain, c'est une roulotte de bohémiens qui va lui servir de toit provisoire avant de quitter Senlis : "Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d'un domicile parisien ? Mais il n'est plus temps d'obéir à ces fantaisies de la verte Bohême; et j'ai pris congé de mes hôtes, car la pluie avait cessé."
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