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1842 est une année difficile pour Nerval. Il se remet lentement de l'année qu'il vient de passer en maison de santé, chez le docteur Blanche, à Montmartre et surtout, il souffre du vide que la maladie et la folie ont creusé, autour de lui parmi ses relations littéraires, et en lui dans ses facultés créatrices. Il puise donc dans ses écrits antérieurs pour publier en revues quelques textes. C'est ainsi qu'il donne en octobre 1842 à la revue La Sylphide la Rêverie de Charles VI, fragment. Le texte se présente comme un monologue intérieur du roi Charles VI au bord de la folie, rêvant à ce qu'aurait pu être son existence simple, cachée, proche de la nature, si le destin ne l'avait pas fait roi.
« Fragment », indique Nerval sous le titre. C'est dire qu'il pensait à un ensemble plus vaste, sans doute une pièce de théâtre, dont le sujet aurait été le destin tragique du roi Charles VI. On sait qu'au temps du petit Cénacle, Nerval, Gautier, Maquet et bien d'autres ont beaucoup misé sur le succès dramaturgique. L'action du Prince des sots, drame écrit à cette époque par Nerval et Gautier, accepté au théâtre de l'Odéon mais jamais joué, se déroulait précisément sous le règne de Charles VI. Le manuscrit autographe de la Rêverie ne présente pas de titre, comme si en effet il avait dû constituer un monologue du personnage de Charles VI.
Il est évident que le destin tragique du roi fou prend une tout autre résonance pour Nerval après la crise de 1841. Charles VI, un Valois, dynastie chère à son coeur, subit son premier accès de folie à 24 ans, en 1392. On pensa aussitôt à un mal congénital, du côté maternel. Après le drame du bal des ardents en janvier 1393, Charles VI vécut presque en reclus dans son hôtel Saint-Pol à Paris. C’est une mascarade et des déguisements de sauvages de carnaval, qui furent à l’origine de la folie de Charles VI. C'est aussi un soir de carnaval de février 1841 que se déclencha le délire de Nerval.
Le manuscrit autographe (ci-contre) montre que les 24 premiers vers sont d'une écriture posée, très lisible. En revanche, les deux derniers vers, qui résonnent comme un avertissement divin: « Suis d'un pas assuré cette route qui luit, / Et viens à moi, mon fils... et n'attends pas la Nuit » témoignent d'une grande charge émotionnelle : « assuré » est souligné d'un double trait, « Nuit » porte une majuscule et est suivi de trois points d'exclamation. Au-dessus, Nerval a noté le nombre 52, avec un motif à l'encre qui rappelle la forme d'un trèfle, comme sur une page du Carnet qu'il a rempli au Caire de sa fine écriture, en février-mars 1843, où le motif s'accompagne également de spéculations numérologiques (voir ci-contre). Aurélia témoigne également de l'importance de la numérologie pour Nerval: « Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d'une maison éclairée par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. »
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Odilon Redon, Dans le Rêve, « Limbes », 1879
Feuillet autographe de la Rêverie de Charles VI
Fragment d'une page du Carnet du Caire, avec la croix tréflée associée à des calculs et au nom de Brisacier