15 mars 1846 — Sensations d’un voyageur enthousiaste, dans L’Artiste-Revue de Paris 4e série, t. VI, p. 23-27, signé Gérard de Nerval.

Cette deuxième livraison des Sensations d’un voyageur enthousiaste sera partiellement reprise en 1849-1850 dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient (La Silhouette, 14 janvier 1850) puis en 1851 dans l’Introduction du Voyage en Orient, chapitres III, « Paysages suisses », et IV, « Le Lac de Constance »

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SENSATIONS D’UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE.

 

IV. — DE GENÈVE À LAUSANNE.

Du reste, cette extrémité du lac Léman, tout emboîtée dans les quais de la ville, est couverte en partie de ces laides cabanes qui servent de moulins à eau ou de buanderies, ce qui offre un spectacle plus varié qu’imposant. Au contraire, lorsqu’on tourne le dos à la ville pour se diriger vers Lausanne, lorsque le bateau à vapeur sort du port encombré de petits navires, le coup d’œil présente tout-à-fait l’illusion de la grande mer. Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux rives, mais la ligne du fond tranche nettement l’horizon de sa lame d’azur ; des voiles blanches se balancent au loin, et les rives s’effacent sous une teinte violette, tandis que les palais et les villes éclatent par intervalles au soleil levant ; c’est l’image affaiblie de ces rians détroits du golfe de Naples, que l’on suit si long-temps avant d’aborder. D’ailleurs, pourquoi vous décrirais-je encore ce lac illustre, que Victor Hugo a parcouru naguère vingt-cinq ans après Byron ? Pourquoi vous parlerais-je de Vevay, de Clarens, de Chillon, — que d’ailleurs je n’ai point vus ? Avant d’arriver à ces lieux immortels, le bateau s’arrête à Lausanne, et me dépose sur la rive, avec tout mon bagage, entre les bras des douaniers. Lorsqu’il devient bien constaté que je n’importe pas de cigares français (vraie régie) dont l’Helvétien est avide, on me livre à quatre commissionnaires, qui tiennent à se partager mes effets. L’un porte ma valise, l’autre mon chapeau, l’autre mon parapluie, l’autre ne porte rien. Alors, ils me font comprendre difficilement, car ici s’arrête la langue française, qu’il s’agit de faire une forte lieue à pied, toujours en montant. Une heure après, par le plus rude et le plus gai chemin du monde, j’arrive à Lausanne, et je traverse la charmante plate-forme qui sert de promenade publique et de jardin au Casino.

De là la vue est admirable. Le lac s’étend à droite à perte de vue, étincelant des feux du soleil, tandis qu’à gauche il semble un fleuve qui se perd entre les hautes montagnes, obscurci par leurs grandes ombres. Les cimes de neige couronnent cette perspective d’opéra, et sous la terrasse, à nos pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en tapis jusqu’au bord du lac. Voilà, comme dirait un artiste, le ponsif de la nature suisse, depuis la décoration jusqu’à l’aquarelle ; nous avons vu cela partout ; il n’y manque que des naturels en costumes ; mais ces derniers ne s’habillent que dans la saison des Anglais ; autrement, ils sont mis comme vous et moi. N’allez-vous pas croire maintenant que Lausanne est la plus riante ville du monde ? Il n’en est rien. Lausanne est une ville tout en escaliers : les quartiers se divisent par étages : la cathédrale est au moins au septième. C’est une fort belle église gothique, gâtée et dépouillée aujourd’hui par sa destination protestante, comme toutes les cathédrales de la Suisse, magnifiques au dehors, froides et nues à l’intérieur. Lorsque j’y entrai, on faisait queue à l’une des portes en se battant un peu ; c’étaient des gamins du pays qui venaient chercher leurs cartes d’électeurs, car il paraît que la sacristie est une succursale de la municipalité. Je m’étonnai de voir cette marmaille affublée de droits politiques. La vue est encore fort belle sur la plate-forme de l’église ; toute cette ville biscornue a beaucoup de l’aspect de Blois.

Les clochers même ont l’air gauche et provincial.

Il y a une foule de girouettes de clinquant et de toits pointus d’un aspect fort gai. — Pensant à dîner, en descendant de l’église, il me fut répondu partout que ce n’était plus l’heure. Je finis par me rendre au Casino, comme à l’endroit le plus apparent, et là, le maître, accoutumé aux fantaisies bizarres de MM. les Anglais, ne fit que sourire à ma demande et voulut bien me faire tuer un poulet. Ne sachant plus que faire, le reste de la soirée, jusqu’au départ de la voiture de Berne, je m’établis dans un café, où je retrouvai les mêmes numéros du Constitutionnel et du Siècle, qui ont paru le jour de mon départ, ce qui m’obligea encore à me rejeter sur les journaux du lieu. La politique de tous ces petits pays est très amusante dans ce sens qu’elle a les mêmes nuances, les mêmes divisions, les mêmes colères, les mêmes lieux communs que la nôtre ; c’est une révolution dans un verre d’eau. Les querelles religieuses y jettent encore des complications que nous n’avons plus ; il paraît d’après le premier-Lausanne que j’avais sous les yeux, qu’il y a encore des straussiens dans beaucoup d’endroits. Le parti de Strauss, vaincu dans le temps à Zurich, levait la tête à Lausanne ; le grand conseil a frappé un grand coup. Il y avait là un certain professeur Scherr, straussien déclaré, auquel la ville donnait, ainsi qu’aux autres professeurs, 50 louis d’or, le logement, le jardin et le bois : pour le punir d’un discours peu orthodoxe, on lui a retranché le jardin ; et s’il parle encore, on lui retranchera le bois ; ainsi de suite. Ces moyens doux valent assurément mieux que la grande prise d’armes de Zurich, et sont beaucoup plus faits pour convaincre les schismatiques. Autrefois on les eût traités plus durement dans ce même canton, où Calvin fit rôtir Michel Servet avec du bois vert, afin que le supplice durât plus longtemps. Aujourd’hui l’on se contente de leur ôter le bois ; au lieu de les faire brûler sur la place publique, on les laisse geler dans leurs maisons.

Ces lectures étant, après tout, peu récréatives, j’ai été charmé de monter dans la diligence, et de m’y incruster chaudement entre deux fortes dames de Lausanne, qui se rendaient aussi à Berne. N’est-ce pas moi qui ai dit dernièrement que toutes les femmes de Genève ont quarante ans ? Cela vient sans doute de ce qu’étant en général fort jolies, Paris les enlève dans leur belle saison, et ne les rend à leur patrie qu’après les avoir un peu fanées, un peu brisées… Elles demeurent là quelques années à l’état d’illusions perdues ; elles vont mirer leurs bas bleus dans le lac bleu ; c’est l’école encore vigoureuse de Rousseau, de Mme de Staël, de Benjamin Constant. Puis, quand les quarante ans qui leur servaient à en avoir trente, commencent à friser le demi-siècle, ces beautés passent un jour de Genève à Lausanne par la douce transition du lac Léman. C’est alors l’école de Senancour, de Mme de Krudener, de Mme de Charrière, etc. ; cela fait des anges tombés, déchus, abattus, abîmés ; à un point extraordinaire ; puis Balzac les relèv un jour de son souffle puissant. La femme de cinquante ans demande à s’appuyer sur la canne de notre ami. Je ne fais que lui transmettre ce désir, et lui apprendre combien il est aimé et espéré dans ce pays. Mais voici que nous quittons enfin cette petite France mystique et rêveuse, qui nous a doués de toute une littérature et de toute une politique ; nous allons mordre cette fois dans la vraie Suisse à pleines dents. C’est le lac de Neuchâtel que nous laissons sur notre gauche, et qui, toute la nuit, nous jette ses reflets d’argent. On monte et l’on descend, on traverse des bois et des plaines, et la blanche dentelure des Alpes brille toujours à l’horizon. Au point du jour, nous roulons sur un beau pavé, nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands ours de pierre, sculptés partout comme les ours de Bradwardine dans Wawerley : ce sont les armes de Berne. Nous sommes à Berne, la plus belle ville de la Suisse assurément.

 

V. — SUISSE ALLEMANDE.

Rien n’est ouvert. Je parcours une grande rue d’une demi-lieue toute bordée de lourdes arcades qui portent d’énormes maisons ; de loin en loin il y a de grandes tours carrées supportant de vastes cadrans. C’est la ville où l’on doit le mieux savoir l’heure qu’il est. Au centre du pavé, un grand ruisseau couvert de planches réunit une suite de fontaines monumentales espacées entre elles d’environ cent pas. Chacune est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa lance. Les maisons, d’un goût rococo d’architecture, sont ornées aussi d’armoiries et d’attributs. Berne a une allure semi-bourgeoise et semi-aristocratique qui d’ailleurs, lui convient sous tous les rapports. Les autres rues, moins grandes, sont du même style, à peu près. En descendant à gauche, je trouve une rivière profondément encaissée et toute couverte de cabanes en bois, comme le Léman à Genève ; il en est qui portent le titre de bains, et ne sont pas mieux décorées que les autres : — cela m’a remis en mémoire un chapitre de Casanova, qui prétend qu’on y est servi par des baigneuses nues, choisies parmi les filles du canton les plus innocentes. Elles ne quittent point l’eau par pudeur, n’ayant pas d’autre voile, mais elles folâtrent autour de vous comme des naïades de Rubens. Je doute, malgré les attestations de voyageurs plus modernes, que l’on ait conservé cet usage bernois du XVIIIe siècle. Du reste, un bain froid dans cette saison serait de nature à détruire le sentiment de toute semblable volupté.

En remontant par la grand’rue, je pense à déjeuner et j’entre à cet effet dans l’auberge des gentilshommes, auberge aristocratique s’il en fut, toute chamarrée de blasons et de lambrequins ; on me répond qu’il n’était pas encore l’heure : c’était l’écho inverse de mon souper de Lausanne ; je me décide donc à visiter l’autre moitié de la ville. Ce sont toujours de grandes et lourdes maisons, un beau pavé, de belles portes, enfin une ville cossue, comme disent les marchands. La cathédrale gothique est aussi belle que celle de Lausanne, mais d’un goût plus sévère. Une promenade en terrasse, comme toutes les promenades de Suisse, donne sur un vaste horizon de vallées et de montagnes ; la même rivière que j’avais vue déjà le matin se replie aussi de ce côté : les magnifiques maisons ou palais, situés le long de cette ligne, ont des terrasses couvertes de jardins qui descendent par trois ou quatre étages jusqu’à son lit rocailleux. C’est un fort beau coup d’œil dont on ne peut se lasser. Maintenant, quand vous saurez que Berne a un casino et un théâtre, beaucoup de libraires, que c’est la résidence du corps diplomatique, et le palladium de l’aristocratie suissesse, qu’on n’y parle qu’allemand et qu’on y déjeune assez mal, vous en aurez appris tout ce qu’il faut, et vous serez pressés de faire route vers Zurich.

Pardonnez-moi de traverser si vite et de si mal décrire des lieux d’une telle importance ; mais la Suisse vous est si connue d’avance ainsi qu’à moi, par tous les paysages et par toutes les impressions de voyage possibles, que nous n’avons nul besoin de nous déranger de la route pour voir les curiosités. Je cherche à constater simplement l’état des chemins du pays, la solidité des voitures, ce qui se dit, se fait et se mange çà et là dans le moment actuel. Par exemple, je dois dire que je n’ai demandé aucun beefsteak, craignant qu’il ne fût d’ours, et qu’ayant appris par un que, dans les châlets, séjour de l’hospitalité, une tasse de lait se vendait quatre francs, je m’en suis refusé la consommation. L’expérience des voyageurs passés n’est donc point inutile ; voilà ce qui me donne quelque confiance à écrire ces lignes.

Ainsi, lorsque parti de Berne, vous aurez employé une ennuyeuse journée à traverser des bois de sapins et de bouleaux ornés de châlets fort médiocres, et deux gros villages encombrés d’une population moins belle qu’à l’Opéra, vous serez heureux de souper, vers onze heures, à Aarau, dans la maison d’une hôtesse fort jolie, fort décolletée, et vêtue (par pure bonté pour vous), du costume national. Là, moyennant un nombre de batz raisonnable, vous faites un repas où rien ne manque, et où paraît enfin la véritable truite des lacs et des torrens, la petite truite bleue tachetée, cette fraise du règne animal, modeste, délicate et parfumée, qu’on doit se garder de confondre avec la truite genevoise, qui, en admettant qu’elle existe encore, n’est rien qu’un saumon déguisé.

Les murs de la salle à manger sont ornés de vues d’Aarau, parmi lesquelles on remarque celle de la maison de Zchookke, l’illustre romancier. Il est triste de quitter enfin cette auberge agréable où l’on aimerait à passer la nuit sous plusieurs rapports. L’hôtesse vous fait un salut gracieux, et vous rougissez de lui glisser, en partant, dans la main l’humble monnaie que la Suisse appelle des batz. Nous reparlerons de ce billon à propos des kreutzers allemands, non moins fallacieux pour le voyageur.

L’inégal pavé de Zurich nous éveille à cinq heures du matin. Voilà donc cette ville fameuse qui vient de renouveler les beaux jours de Guillaume Tell, en renversant la toque insolente du professeur Strauss ; voilà ces montagnes d’où descendaient des chœurs de paysans en armes ; voilà ce beau lac qui ressemble à celui de Cicéri. Après cela, l’endroit est aussi vulgaire que possible. Sauf quelques maisons anciennes, ornées de rocailles et de sculptures, contournées avec des grilles et des balcons d’un travail merveilleux, cette ville est fort au-dessous des avantages de sa position naturelle. Son lac et ses montagnes lui font d’ailleurs des vues superbes. La route qui mène à Constance domine longtemps ce vaste panorama, et se poursuit toute la journée au milieu des plus beaux contrastes de vallées et de montagnes.

Déjà le paysage a pris un nouveau caractère : c’est l’aspect moins tourmenté de la verte Souabe, ce sont les gorges onduleuses de la Forêt-Noire, si vaste toujours, mais si éclaircie par les routes et les cultures. Vers midi, l’on traverse la dernière ville suisse, dont la grande rue est étincelante d’enseignes dorées. Elle a toute la physionomie allemande ; les maisons sont peintes, les femmes sont jolies, les tavernes sont remplies de fumeurs et de buveurs de bière. Adieu donc à la Suisse, sans trop de regrets ! Une heure plus tard, la couleur de notre postillon tourne du bleu au jaune. Le lion de Zœringen brille sur les poteaux de la route, dans son champ d’or et de gueules, et marque la limite des deux pays. Nous voilà sur le territoire de Constance, et déjà son lac étincelle dans les intervalles des monts.

Constance ! c’est un bien beau nom et un bien grand souvenir ! C’est la ville la mieux située de l’Europe, le sceau splendide qui réunit le nord de l’Europe au midi, l’occident et l’orient. Cinq nations viennent boire à son lac, d’où le Rhin sort déjà fleuve, comme le Rhône sort du Léman. Constance est une petite Constantinople couchée, à l’entrée d’un lac immense, sur les deux rives du Rhin paisible encore. Long-temps on descend vers elle par les plaines rougeâtres, par les coteaux couverts de ces vignes bénies qui répandent encore son nom dans l’univers ; l’horizon est immense, et ce fleuve, ce lac, cette ville prennent mille aspects merveilleux. Seulement, lorsqu’on arrive près des portes, on commence à trouver que la cathédrale est moins imposante qu’on ne pensait, que les maisons sont bien modernes, que les rues, étroites comme au moyen-âge, n’en ont gardé qu’une malpropreté vulgaire. Pourtant la beauté des femmes vient un peu rajuster cette impression ; ce sont les dignes descendantes de celles qui fournissaient tant de belles courtisanes aux prélats et aux cardinaux du concile, je veux dire sous le rapport des charmes ; je n’ai nulle raison de faire injure à leurs mœurs.

La table d’hôte du Brochet est vraiment fort bien servie. La compagnie était aimable et brillante ce soir-là. Je me trouvais placé près d’une jolie dame anglaise, dont le mari demanda au dessert une bouteille de vin de Champagne ; sa femme voulut en vain l’en dissuader, lui disant que cela lui serait contraire. En effet, cet Anglais paraissait d’une faible santé. Il insiste, et la bouteille est apportée. À peine lui a-t-on versé un verre, que la jolie lady prend la bouteille et en offre à tous ses voisins. L’Anglais s’obstine et en demande une autre ; sa femme se hâte d’user du même moyen, sans que le malade, fort poli, ose en paraître contrarié. À la troisième, nous allions remercier ; l’Anglaise nous supplie de ne point l’abandonner dans sa pieuse intention. L’hôte finit par comprendre ces signes, et, sur la demande d’une quatrième, il répond au milord qu’il n’a plus de vin de Champagne, et que ces trois bouteilles étaient les dernières. Il était temps, car nous n’étions restés que deux à table auprès de la dame, et notre humanité risquait de compromettre notre raison. L’Anglais se leva froidement, peu satisfait de n’avoir bu que trois verres sur trois bouteilles, et s’alla coucher. L’hôte nous apprit qu’il se rendait en Italie par Bregenz, pour y rétablir sa santé. Je doute que son intelligente moitié parvienne toujours aussi heureusement à le tenir au régime.

 

VI. — CAUSERIES SUR LE LAC.

Vous me demanderez pourquoi je ne m’arrête pas un jour de plus à Constance, afin de voir la cathédrale, la salle du concile, la place où fut brûlé Jean Huss, et tant d’autres curiosités historiques que notre Anglais de la table d’hôte avait admirées à loisir. C’est qu’en vérité je voudrais ne pas gâter davantage Constance dans mon imagination. Je vous ai dit comment, en descendant des gorges de montagnes du canton de Zurich, couvertes d’épaisses forêts, je l’avais aperçue de loin par un beau coucher de soleil au milieu de ses vastes campagnes inondées de rayons rougeâtres, bordant son lac et son fleuve comme une Stamboul d’Occident ; je vous ai dit combien, en approchant, on trouvait ensuite la ville elle-même indigne de sa renommée et de sa situation merveilleuse. J’ai cherché, je l’avoue, cette cathédrale bleuâtre, ces places aux maisons sculptées, ces rues bizarres et contournées, et tout ce moyen-âge pittoresque dont l’avaient douée poétiquement nos décorateurs d’opéra ; eh bien, tout cela n’était que rêve et qu’invention : à la place de Constance, imaginez Pontoise, et vous voilà davantage dans le vrai. Maintenant j’ai peur que la salle du concile ne se trouve être une hideuse grange, que la cathédrale ne soit aussi mesquine au dedans qu’à l’extérieur, et que Jean Huss ait été brûlé sur quelque fourneau de campagne. Hâtons-nous donc de quitter Constance avant qu’il fasse jour, et conservons du moins un doute sur tout cela, avec l’espoir que des voyageurs moins sévères pourront nous dire plus tard : « Mais vous avez passé trop vite ! mais vous n’avez rien vu ! »

Aussi bien, c’est une impression douloureuse, à mesure qu’on va plus loin, de perdre, ville à ville, et pays à pays, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfans est si riche et si beau, qu’on ne sait s’il est le résultat exagéré d’idées apprises, ou si c’est un ressouvenir d’une existence antérieure et la géographie magique d’une planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects et certaines contrées, il n’en est point dont l’imagination s’étonne complètement, et qui lui présentent quelque chose de stupéfiant et d’inouï. Je fais exception à l’égard des touristes anglais, qui semblent n’avoir jamais rien vu ni rien imaginé.

L’hôte du Brochet a fait consciencieusement éveiller en pleine nuit, tous les voyageurs destinés à s’embarquer sur le lac. La pluie a cessé, mais il fait grand vent, et nous marchons jusqu’au port à la lueur des lanternes. Le bateau commence à fumer ; l’on nous dirige vers les casemates, et nous reprenons sur les banquettes notre sommeil interrompu. Deux heures après, un jour grisâtre pénètre dans la salle ; les eaux du lac sont noires et agitées ; à gauche, l’eau coupe l’horizon ; à droite le rivage n’est qu’une frange. Nous voilà réduits aux plaisirs de la société ; elle est peu nombreuse. Le capitaine du bâtiment, jeune homme agréable, cause galamment avec deux dames allemandes, qui sont venues du même hôtel que moi. Comme il se trouve assis auprès de la plus jeune, je n’ai que la ressource d’entretenir la plus âgée, qui prend le café à ma gauche. Je commence par quelques phrases d’allemand assez bien tournées touchant la rigueur de la température et l’incertitude du temps.

— Parlez-vous français ? me dit la dame allemande.

— Oui, madame, lui dis-je un peu humilié ; certainement, je parle aussi le français. 

Et nous causons ainsi avec beaucoup plus d’agrément.

Il faut dire que l’accent allemand et la prononciation très différente des différens pays présentent de grandes difficultés aux Français qui n’ont appris la langue que par des livres. En Autriche, cela devient même un tout autre langage, qui diffère autant de l’allemand que le provençal du français. Ce qui contribue ensuite à retarder sur ce point l’éducation du voyageur, c’est que partout on lui parle dans sa langue, et qu’il cède involontairement à cette facilité qui rend sa conversation plus instructive pour les autres que pour lui-même.

La tempête, augmentant beaucoup, le capitaine crut devoir prendre un air soucieux, mais ferme, et s’en alla donner des ordres, afin de rassurer les dames. Cela nous amena naturellement à parler de romans maritimes. La plus jeune dame paraissait très forte sur cette littérature, toute d’importation anglaise ou française, l’Allemagne n’ayant guère de marine. Nous ne tardâmes pas à prendre terre par Scribe et Paul de Kock. Il faut convenir que, grâce au succès européen de ces deux messieurs, les étrangers se font une singulière idée de la société et de la conversation parisiennes. La dame âgée parlait fort bien d’ailleurs : elle avait vu les Français dans son temps, comme elle le disait gaiement ; mais la plus jeune avait une prétention au langage à la mode, qui l’entraînait parfois à un singulier emploi des mots nouveaux.

— Monsieur, me disait-elle, imaginez-vous que Passau, où nous habitons, n’est en arrière sur rien ; nous avons la société la plus ficelée de la Bavière. Munich est si crapule à présent que tous les gens de la haute viennent à Passau ; on y donne des soirées d’un chique étonnant !... 

Ô M. Paul de Kock ! voilà donc le français que vous apprenez à nos voisins ! Mais, peut-être ceux de nous qui parlent trop bien l’allemand tombent-ils dans les mêmes idiotismes ! Je n’en suis pas là encore, heureusement.

 

VII. — JE TOUCHE AU PORT.

« Il n’y a si bonne compagnie dont il ne faille se séparer ! disait le roi Dagobert à ses chiens — en les jetant par la fenêtre. » Puisse cet ancien proverbe, que je cite textuellement, me servir de transition entre le départ de plusieurs de nos dames qui nous quittèrent à Saint-Gall, et le tableau, que je vais essayer de tracer, d’un divertissement auquel se livraient nos marins sur le pont, en attendant que le bateau reprît sa course pour Morseburg. L’idée en est triviale, mais assez gaie et digne d’être utilisée dans la littérature maritime. Il y avait trois chiens sur le bateau à vapeur. L’un d’eux, caniche imprévoyant, s’étant trop approché de la cuisine, un mousse s’avisa de tremper dans la sauce sa belle queue en panache. Le chien reprend sa promenade ; l’un des deux autres s’élance à sa poursuite, et lui mord la queue ardemment ; voyant ce résultat bouffon, l’on s’empresse d’en faire autant au second, puis au troisième ; et voilà les malheureux animaux tournant en cercle, sans quitter prise, chacun avide de mordre et furieux d’être mordu. C’est là une belle histoire de chiens ! comme dirait le sieur de Brantôme ; mais que vous dire de mieux d’une traversée sur le lac de Constance par un mauvais temps ? L’eau est noire comme de l’encre, les rives sont plates partout, et les villages qui passent n’ont de remarquables que leurs clochers en forme d’oignons, garnis d’écailles de fer-blanc, et portant à leurs pointes des boules de cuivre enfilées. Le plus amusant du voyage, c’est qu’à chaque petit port où l’on s’arrête, on fait connaissance avec une nouvelle nation. Le duché de Bade, le Wurtemberg, la Bavière, la Suisse se posent là, de loin en loin, comme puissances maritimes... d’eau douce. Leur marine donne la chasse aux mauvais journaux français et suisses qui voltigent sur le lac sous le pavillon neutre ; il en est un, intitulé justement les Feuilles du Lac, journal allemand progressif, qui, je crois bien, n’échappe aux diverses censures qu’en s’imprimant sur l’eau et en distribuant ses abonnemens de barque en barque, sans jamais toucher le rivage. — La liberté sur les mers ! comme dit Byron.

En rangeant à gauche les côtes de Bade, voici que nous apercevons enfin les falaises brumeuses du royaume de Wurtemberg. Une forêt de mâts, entrecoupée de tours pointues et de clochers nous annonce bientôt l’unique port de ce pays ; c’est Morseburg. Plus loin, la Bavière à Lindau ; l’Autriche, Bregenz.

Nous ne subissons aucune quarantaine, mais les douanes sévères font transporter nos malles dans un vaste entrepôt. En attendant l’heure de la visite, on nous permet d’aller dîner. Il est midi : c’est l’heure où l’on dîne encore dans toute l’Allemagne. Je m’achemine donc vers l’auberge la plus apparente, dont l’enseigne d’or éclate au milieu d’un bouquet de branches de sapin fraîchement coupées. Toute la maison est en fête et les nombreux convives ont mis leurs habits de gala. Aux fenêtres ouvertes, j’aperçois de jolies filles à la coiffure étincelante, aux longues tresses blondes, qui en appellent d’autres, accourant de l’église ou des marchés ; les hommes chantent et boivent, et quelques montagnards entonnent leur tirily plaintif.

La musique dominait encore tout ce vacarme, et, dans la cour, les troupeaux bêlaient. C’est que, justement, j’arrivais un jour de marché. L’hôte me demande s’il faut me servir dans ma chambre. Pour qui me prenez-vous, vénérable Wurtembergeois ? Je ne m’asseois jamais qu’à table d’hôte. Et quelle table ! elle fait le tour de l’immense salle. Ces braves gens fument en mangeant ; les femmes valsent (aussi en mangeant) dans l’intervalle des tables. Bien plus, il y a encore des saltimbanques bohêmes qui font le tour de la salle en exécutant la pyramide humaine, de sorte que l’on risque à tout moment de voir tomber un paillasse dans son assiette.

Voilà du bruit, de l’entrain, de la gaieté populaire ; les filles sont belles, les paysans bien vêtus ; cela ne ressemble en rien aux orgies misérables de nos guinguettes ; le vin et la double bière se disputent l’honneur d’animer tant de folle joie, et les plats homériques disparaissent en un clin d’œil. J’entre donc en Allemagne sous ces auspices rians ; le repas fini, je parcours la ville, dont toutes les rues et les places sont garnies d’étalages et de boutiques foraines, et j’admire partout les jolies filles des pays environnans, vêtues comme des reines avec leurs bonnets de drap d’or et leurs corsages de clinquant. Voilà du moins un pays où les femmes n’ont pas adopté encore les chiffons sans goût de nos grisettes ; ces surprises sont rares en voyage et se reproduiront peu dans le mien.

Il s’agit maintenant de choisir un véhicule pour Stuttgart ; mais je n’ai point à choisir ; la poste royale, et partout la poste ; il n’y a nulle part en Allemagne de diligences particulières ; point de concurrences dont on ait à craindre l’imprudente rivalité ; — les chevaux ménagent les routes, les postillons ménagent les chevaux, les conducteurs ménagent les voitures, le tout appartenant à l’état ; — nul n’est pressé d’arriver, mais on finit par arriver toujours ; le fleuve de la vie se ralentit dans ces contrées et prend un air majestueux. « Pourquoi faire du bruit ? » comme disait cette vieille femme dans Werther.

 

GÉRARD DE NERVAL.

 

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