14 janvier 1849 — Al Kahira. Souvenirs d’Orient. Itinéraire. — De Paris à Trieste. I. À Timothée O’Neddy, dans La Silhouette, 2e livraison

Cette 2e livraison est la reprise du feuilleton du 5 mars 1840 intitulé Lettre de voyage II dans La Presse, lui-même retravaillé dans le feuilleton intitulé Sensations d’un voyageur enthousiaste publié le 15 mars 1846 dans L’Artiste-Revue de Paris. Cette 2e livraison sera reprise en 1851 dans l’Introduction du Voyage en Orient, chapitres III, « Paysages suisses » et IV, « Le lac de Constance »

Voir les notices UN HIVER À VIENNE et LE VOYAGE EN ORIENT, ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT

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AL-KAHIRA.

SOUVENIRS D’ORIENT

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II.

Itinéraire. — A Timothée O’Neddy.

Me voici donc parvenu à Genève ; — par quels chemins, hélas ! et par quelles voitures ! Mais, en vérité, qu’aurais-je à técrire si je faisais route comme tout le monde, dans une bonne chaise de poste ou dans un bon coupé, enveloppé de manteaux et de paletots de caoutchouc, avec une chencelière et un rond sous moi. — Ceci est bon pour mon cousin Henri, le diplomate, — que j’espère bien rencontrer dans mes pérégrinations aventureuses, car je vais suivre à peu près la même route que lui. Je me suis décidé à repartir.

La vie sensuelle de Genève m’a tout à fait remis de mes premières fatigues. Où vais-je ?.... Où peut-on souhaiter d’aller en hiver ? Je vais au-devant du printemps, je vais au-devant du soleil.... Il flamboie à mes yeux dans les brumes colorées de l’Orient. — L’idée m’en est venue en me promenant sur les hautes terrasses de la ville qui encadrent une sorte de jardin suspendu. Les soleils couchans y sont magnifiques.

Ce sont bien les hautes Alpes que l’on découvre de tous côtés à l’horizon. Mais où est le Mont-Blanc, me disais-je le premier soir ; j’ai suivi le bord du lac, j’ai fait le tour des remparts, n’osant demander à personne : Où est donc le Mont-Blanc ? Et j’ai fini par l’admirer sous la forme d’un immense nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de mon imagination. Malheureusement, pendant que je calculais en moi-même les dangers que pouvait présenter le projet d’aller planter tout en haut mon drapeau tricolore, pendant qu’il me semblait voir circuler des ours noirs sur la neige immaculée de sa cime, voilà que mamontagne a manqué de base tout à coup, comme le pays de Laputa ; quant au véritable Mont-Blanc, tu comprends qu’ensuite il m’ait causé peu d’impression.

Mais la promenade de Genève était fort belle à ce soleil couchant, avec son horizon immense et ses vieux tilleuls aux branches effeuillées. La partie de la ville qu’on aperçoit en se retournant est aussi très-bien disposée pour le coup d’œil, et présente un amphithéâtre de rue et de terrasses, plus agréable à voir qu’à parcourir.

En descendant vers le lac, on suit la grande rue parisienne, la rue de la Corraterie, où sont les plus riches boutiques. La rue du Léman, qui fait angle avec cette dernière, et dont une partie jouit de la vue du port, est toutefois la plus commerçante et la plus animée. Du reste, Genève, comme toutes les villes du Midi, n’est pavée que de cailloux. — De longs passages sombres, à l’antique, établissent des communications entre les rues. les fabriques qui couvrent le fond du lac et la source du Rhône donnent aussi une physionomie originale à la ville.

Te parlerai-je encore du quartier neuf, situé de l’autre côté du Rhône et tout bâti dans le goût de la rue de Rivoli ; du palais du philanthrope Eynard, dont tu connais les innombrables prtraits lithographiés, qui se vendaient jadis au profit des Grecs et des noirs ? Mais il vaut mieux s’arrêter au milieu du pont, sur un terre-plein planté d’arbres, où se trouve la satue de Jean-Jacques Rousseau. Le grand homme est là, drapé en Romain, dans la position d’Henri IV sur le Pont-Neuf ; seulement, Rousseau est à pied, comme il convient à un philosophe. Il suit des yeux le cours du Rhône, qui sort du lac, si beau, si clair, si rapide déjà, — et si bleu, que l’empereur Alexandre y retrouvait un souvenir de la Néwa, bleue aussi comme la mer !

L’extrémité du lac Léman, tout emboîtée dans les quais de la ville, est couverte en partie de ces laides cabanes qui servent de moulins à eau ou de buanderies, ce qui offre un spectacle plus varié qu’imposant. Au contraire, lorsqu’on tourne le dos à la ville pour se diriger vers Lausanne, lorsque le bateau à vapeu sort du port encombré de petits navires, le coup d’œil présente tout à fait l’illusion de la grande mer. Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux rives, mais la ligne du fond tranche entièrement l’horizon de sa lam d’azur ; des voiles blanches se balancent au loin, et les rives s’effacent sous une teinte vioelette, tandis que les palais et les villes éclatent par intervalles au soleil levant ; c’est l’image affaiblie de ces rians détroits du golfe de Naples, que l’on suit si longtemps avant d’aborder. Bientôt le bateau s’arrête à Lausanne, et me dépose sur la rive avec tout mon bagage, entre les bras des douaniers. Lorsqu’il devient bien constaté que je n’importe pas de cigares français (vraie régie) dont l’Helvétien est avide, on me livre à quatre commissionnaires, qui tiennent à se partager mes effets. l’un porte ma valise, l’autre mon chapeau, l’autre mon parapluie, l’autre ne porte rien. Alors ils me font comprendre difficilement, car ici s’arrête la langue française, qu’il s’agit de faire une forte lieue à pied, toujours en montant. Une heure après, par le plus rude et le plus gai chemin du monde, j’arrive à Lausanne, et je traverse la charmante plate-forme qui sert de promenade publique et de jardin au Casino.

De là, la vue est admirable. Le lac s’étend à droite à perte de vue, étincelant des feux du soleil, tandis qu’à gauche il semble un fleuve qui se perd entre les hautes montagnes, obscurci par leurs grandes ombres. Les cimes de neige couronnent cette perspective d’opéra, et, sous la terrasse, à nos pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en tapis jusqu’au bord du lac. Voilà, comme dirait un artisten le ponsif de la nature suisse, depuis la décoration jusqu’à l’aquarelle, nous avons vu cela partout ; il n’y manque que des naturels en corstumes ; mais ces derniers ne s’habillent que dans la saison des Anglais ; autrement, ils sont mis comme toi et moi. Ne vas-tu pas croire maintenant que Lausanne soit la plus riante ville du monde ? Il n’en est rien. Lausanne est une ville tout en escaliers : les quartiers se divisent par étages : la cathédrale est au moins au septième. C’est une fort belle église gothique, gâtée et dépouillée aujourd’hui par sa destination protestante, comme toutes les cathédrales de la Suisse, magnifiques au dehors, froides et nues à l’intérieur. Lorsque j’y entrai, on faisait queue à l’une des portes en se battant un peu ; c’étaient des gamins du pays qui venaient chercher leurs cartes d’électeurs, car il paraît que la sacristie est une succursale de la municipalité. Je m’étonnai de voir cette marmaille affublée de droits politiques. La vue est encore fort belle sur la plate-forme de l’église ; toute cette ville biscornue a beaucoup de l’aspect de Blois.

Il y a une foule de girouettes de clinquant et de toits pointus d’un aspect fort gai. — Pensant à dîner, en sortant de l’église, il me fut répondu partout que ce n’était plus l’heure. Je finis par me rendre au Casino, comme à l’endroit le plus apparent, et là, le maître, accoutumé aux fantaisies bizarres de MM. les Anglais, ne fit que sourire à ma demande et voulut bien me faire tuer un poulet.

Cette ville étant, après tout, peu récréative, j’ai été charmé de monter dans la diligence, et de m’y incruster chaudement entre deux fortes dames de Lausanne, qui se rendaient aussi à Berne.

Voici que je quitte enfin cette petite France mystique et rêveuse, qui nous a doués de toute une littérature et de toute une politique ; je vais mordre cette fois dans la vraie Suisse, à pleines dents. C’est le lac de Neuchâtel que nous laissons sur notre gauche, et qui, toute la nuit, nous jette ses reflets d’argent. On monte et l’on descend, on traverse des bois et des plaines, et la blanche dentelure des Alpes brille toujours à l’horizon. Au point du jour, nous roulons sur un beau pavé, nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands ours de pierre, sculptés partout comme les ours de Bradwardine dans Wawerley : ce sont les armes de Berne. Nous sommes à Berne, la plus belle ville de la Suisse assurément.

Rien n’est ouvert. Je parcours une grande rue d’une demi-lieue toute bordée de lourdes arcades qui portent d’énormes maisons ; de loin en loin il y a de grandes tours carrées supportant de vastes cadrans. C’est la ville où l’on doit le mieux savoir l’heure qu’il est. Au centre du pavé, un grand ruisseau couvert de planches réunit une suite de fontaines monumentales espacées entre elles d’environ cent pas. Chacune est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa lance. Les maisons, d’un goût rococo d’architecture, sont ornées aussi d’armoiries et d’attributs. Berne a une allure semi-bourgeoise et semi-aristocratique qui d’ailleurs, lui convient sous tous les rapports. Les autres rues, moins grandes, sont du même style, à peu près. En descendant à gauche, je trouve une rivière profondément encaissée et toute couverte de cabanes en bois, comme le Léman à Genève ; il en est qui portent le titre de bains, et ne sont pas mieux décorées que les autres : — cela m’a remis en mémoire un chapitre de Casanova, qui prétend qu’on y est servi par des baigneuses nues, choisies parmi les filles du canton les plus innocentes. Elles ne quittent point l’eau par pudeur, n’ayant pas d’autre voile, mais elles folâtrent autour de vous comme des naïades de Rubens. Je doute, malgré les attestations de voyageurs plus modernes, que l’on ait conservé cet usage bernois du XVIIIe siècle. Du reste, un bain froid dans cette saison serait de nature à détruire le sentiment de toute semblable volupté.

En remontant par la grand’rue, je pense à déjeuner et j’entre à cet effet dans l’auberge des gentilshommes, auberge aristocratique s’il en fut, toute chamarrée de blasons et de lambrequins ; on me répond qu’il n’était pas encore l’heure : c’était l’écho inverse de mon souper de Lausanne ; je me décide donc à visiter l’autre moitié de la ville. Ce sont toujours de grandes et lourdes maisons, un beau pavé, de belles portes, enfin une ville cossue, comme disent les marchands. La cathédrale gothique est aussi belle que celle de Lausanne, mais d’un goût plus sévère. Une promenade en terrasse, comme toutes les promenades de Suisse, donne sur un vaste horizon de vallées et de montagnes ; la même rivière que j’avais vue déjà le matin se replie aussi de ce côté : les magnifiques maisons ou palais, situés le long de cette ligne, ont des terrasses couvertes de jardins qui descendent par trois ou quatre étages jusqu’à son lit rocailleux. C’est un fort beau coup d’œil dont on ne peut se lasser. Maintenant, quand vous saurez que Berne a un casino et un théâtre, beaucoup de libraires, que c’est la résidence du corps diplomatique, et le palladium de l’aristocratie suissesse, qu’on n’y parle qu’allemand et qu’on y déjeune assez mal, vous en aurez appris tout ce qu’il faut, et vous serez pressés de faire route vers Zurich.

Pardonne-moi de traverser si vite et de si mal décrire des lieux d’une telle importance ; mais la Suisse vous est si connue d’avance ainsi qu’à moi, par tous les paysages et par toutes les impressions de voyage possibles, que nous n’avons nul besoin de nous déranger de la route pour voir les curiosités.

Je cherche à constater simplement l’état des chemins du pays, la solidité des voitures, ce qui se dit, se fait et se mange çà et là dans le moment actuel.

L’inégal pavé de Zurich nous éveille à cinq heures du matin. Voilà donc cette ville fameuse qui vient de renouveler les beaux jours de Guillaume Tell, en renversant la toque insolente du professeur Strauss ; voilà ces montagnes d’où descendaient des chœurs de paysans en armes ; voilà ce beau lac qui ressemble à celui de Cicéri. Après cela, l’endroit est aussi vulgaire que possible. Sauf quelques maisons anciennes, ornées de rocailles et de sculptures, contournées avec des grilles et des balcons d’un travail merveilleux, cette ville est fort au-dessous des avantages de sa position naturelle. Son lac et ses montagnes lui font d’ailleurs des vues superbes. La route qui mène à Constance domine longtemps ce vaste panorama, et se poursuit toute la journée au milieu des plus beaux contrastes de vallées et de montagnes.

Déjà le paysage a pris un nouveau caractère : c’est l’aspect moins tourmenté de la verte Souabe, ce sont les gorges onduleuses de la Forêt-Noire, si vaste toujours, mais si éclaircie par les routes et les cultures. Vers midi, l’on traverse la dernière ville suisse, dont la grande rue est étincelante d’enseignes dorées. Elle a toute la physionomie allemande ; les maisons sont peintes, les femmes sont jolies, les tavernes sont remplies de fumeurs et de buveurs de bière. Adieu donc à la Suisse, sans trop de regrets ! Une heure plus tard, la couleur de notre postillon tourne du bleu au jaune. Le lion de Zœringen brille sur les poteaux de la route, dans son champ d’or et de gueules, et marque la limite des deux pays. Nous voilà sur le territoire de Constance, et déjà son lac étincelle dans les intervalles des monts.

Constance ! c’est un bien beau nom et un bien beau souvenir ! C’est la ville la mieux située de l’Europe, le sceau splendide qui réunit le nord de l’Europe au midi, l’occident et l’orient. Cinq nations viennent boire à son lac, d’où le Rhin sort déjà fleuve, comme le Rhône sort du Léman. Constance est une petite Constantinople couchée, à l’entrée d’un lac immense, sur les deux rives du Rhin paisible encore. Long-temps on descend vers elle par les plaines rougeâtres, par les coteaux couverts de ces vignes bénies qui répandent encore son nom dans l’univers ; l’horizon est immense, et ce fleuve, ce lac, cette ville prennent mille aspects merveilleux. Seulement, lorsqu’on arrive près des portes, on commence à trouver que la cathédrale est moins imposante qu’on ne pensait, que les maisons sont bien modernes, que les rues, étroites comme au moyen-âge, n’en ont gardé qu’une malpropreté vulgaire. Pourtant la beauté des femmes vient un peu rajuster cette impression ; ce sont les dignes descendantes de celles qui fournissaient tant de belles courtisanes aux prélats et aux cardinaux du concile, je veux dire sous le rapport des charmes ; je n’ai nulle raison de faire injure à leurs mœurs.

La table d’hôte du Brochet est vraiment fort bien servie. La compagnie était aimable et brillante ce soir-là. Je me trouvais placé près d’une jolie dame anglaise, dont le mari demanda au dessert une bouteille de vin de Champagne ; sa femme voulut en vain l’en dissuader, lui disant que cela lui serait contraire. En effet, cet Anglais paraissait d’une faible santé. Il insiste, et la bouteille est apportée. À peine lui a-t-on versé un verre, que la jolie lady prend la bouteille et en offre à tous ses voisins. L’Anglais s’obstine et en demande une autre ; sa femme se hâte d’user du même moyen, sans que le malade, fort poli, ose en paraître contrarié. À la troisième, nous allions remercier ; l’Anglaise nous supplie de ne point l’abandonner dans sa pieuse intention. L’hôte finit par comprendre ces signes, et, sur la demande d’une quatrième, il répond au milord qu’il n’a plus de vin de Champagne, et que ces trois bouteilles étaient les dernières. Il était temps, car nous n’étions restés que deux à table auprès de la dame, et notre humanité risquait de compromettre notre raison. L’Anglais se leva froidement, peu satisfait de n’avoir bu que trois verres sur trois bouteilles, et s’alla coucher. L’hôte nous apprit qu’il se rendait en Italie par Bregenz, pour y rétablir sa santé. Je doute que son intelligente moitié parvienne toujours aussi heureusement à le tenir au régime.

Tu me demanderas pourquoi je ne m’arrête pas un jour de plus à Constance, afin de voir la cathédrale, la salle du concile, la place où fut brûlé Jean Huss, et tant d’autres curiosités historiques que notre Anglais de la table d’hôte avait admirées à loisir. C’est qu’en vérité je voudrais ne pas gâter davantage Constance dans mon imagination. — Je t’ai dit comment, en descendant des gorges de montagnes du canton de Zurich, couvertes d’épaisses forêts, je l’avais aperçue de loin par un beau coucher de soleil au milieu de ses vastes campagnes inondées de rayons rougeâtres, bordant son lac et son fleuve comme une Stamboul d’occident ; je t’ai dit aussi combien, en approchant, on trouvait ensuite la ville elle-même indigne de sa renommée et de sa situation merveilleuse. J’ai cherché, je l’avoue, cette cathédrale bleuâtre, ces places aux maisons sculptées, ces rues bizarres et contournées, et tout ce moyen-âge pittoresque dont l’avaient douée poétiquement nos décorateurs d’opéra ; eh bien ! tout cela n’était que rêve et qu’invention : à la place de Constance, imaginons Pontoise, et nous voilà davantage dans le vrai. Maintenant j’ai peur que la salle du concile ne se trouve être une hideuse grange, que la cathédrale ne soit aussi mesquine au dedans qu’à l’extérieur, et que Jean Huss n’ait été brûlé sur quelque fourneau de campagne. Hâtons-nous donc de quitter Constance avant qu’il fasse jour, et conservons du moins un doute sur tout cela, avec l’espoir que des voyageurs moins sévères pourront nous dire plus tard : « Mais vous avez passé trop vite ! mais vous n’avez rien vu ! »

Aussi bien, c’est une impression douloureuse, à mesure qu’on va plus loin, de perdre, ville à ville, et pays à pays, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfans est si riche et si beau, qu’on ne sait s’il est le résultat exagéré d’idées apprises, ou si c’est un ressouvenir d’une existence antérieure et la géographie magique d’une planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects et certaines contrées, il n’en est point dont l’imagination s’étonne complètement, et qui lui présentent quelque chose de stupéfiant et d’inouï. Je fais exception à l’égard des touristes anglais, qui semblent n’avoir jamais rien vu ni rien imaginé.

L’hôte du Brochet a fait consciencieusement éveiller en pleine nuit, tous les voyageurs destinés à s’embarquer sur le lac. La pluie a cessé, mais il fait grand vent, et nous marchons jusqu’au port à la lueur des lanternes. Le bateau commence à fumer ; l’on nous dirige vers les casemates, et nous reprenons sur les banquettes notre sommeil interrompu. Deux heures après, un jour grisâtre pénètre dans la salle ; les eaux du lac sont noires et agitées ; à gauche, l’eau coupe l’horizon ; à droite le rivage n’est qu’une frange. Nous voilà réduits aux plaisirs de la société ; elle est peu nombreuse. Le capitaine du bâtiment, jeune homme agréable, cause galamment avec deux dames allemandes, qui sont venues du même hôtel que moi. Comme il se trouve assis auprès de la plus jeune, je n’ai que la ressource d’entretenir la plus âgée, qui prend le café à ma gauche. Je commence par quelques phrases d’allemand assez bien tournées touchant la rigueur de la température et l’incertitude du temps.

— Parlez-vous français ? me dit la dame allemande.

— Oui, madame, lui dis-je un peu humilié ; certainement, je parle aussi le français. 

Et nous causons ainsi avec beaucoup plus de facilité.

Il faut dire que l’accent allemand et la prononciation très-différente des divers pays présentent de grandes difficultés aux Français qui n’ont appris la langue que par des livres. En Autriche, cela devient même un tout autre langage, qui diffère autant de l’allemand que le provençal du français. Ce qui contribue ensuite à retarder sur ce point l’éducation du voyageur, c’est que partout on lui parle dans sa langue, et qu’il cède involontairement à cette facilité qui rend sa conversation plus instructive pour les autres que pour lui-même.

La tempête, augmentant beaucoup, le capitaine crut devoir prendre un air soucieux, mais ferme, et s’en alla donner des ordres, afin de rassurer les dames. Cela nous amena naturellement à parler de romans maritimes. La plus jeune dame paraissait très-forte sur cette littérature, toute d’importation anglaise ou française, l’Allemagne n’ayant guère de marine. Nous ne tardâmes pas à prendre terre par Scribe et Paul de Kock. Il faut convenir que, grâce au succès européen de ces deux messieurs, les étrangers se font une singulière idée de la société et de la conversation parisiennes. La dame âgée parlait fort bien d’ailleurs : elle avait vu les Français dans son temps, comme elle le disait gaiement ; mais la plus jeune avait une prétention au langage à la mode, qui l’entraînait parfois à un singulier emploi des mots nouveaux.

— Monsieur, me disait-elle, imaginez-vous que Passau, où nous habitons, n’est en arrière sur rien ; nous avons la société la plus ficelée de la Bavière. Munich est si ennuyeux à présent que tous les gens de la haute viennent à Passau ; on y donne des soirées d’un chique étonnant !… 

O M. Paul de Kock ! voilà donc le français que vous apprenez à nos voisins ! Mais, peut-être ceux de nous qui parlent trop bien l’allemand tombent-ils dans les mêmes idiotismes ! Je n’en suis pas là encore, heureusement.

« Il n’y a si bonne compagnie dont il ne faille se séparer ! disait le roi Dagobert à ses chiens — en les jetant par la fenêtre. » Puisse cet ancien proverbe, que je cite textuellement, me servir de transition entre le départ de plusieurs de nos dames qui nous quittèrent à Saint-Gall, et le tableau, que je vais essayer de tracer, d’un divertissement auquel se livraient nos marins sur le pont, en attendant que le bateau reprît sa course pour Morseburg. L’idée en est triviale, mais assez gaie et digne d’être utilisée dans la littérature maritime. Il y avait trois chiens sur le bateau à vapeur. L’un d’eux, caniche imprévoyant, s’étant trop approché de la cuisine, un mousse s’avisa de tremper dans la sauce sa belle queue en panache. Le chien reprend sa promenade ; l’un des deux autres s’élance à sa poursuite, et lui mord la queue ardemment ; voyant ce résultat bouffon, l’on s’empresse d’en faire autant au second, puis au troisième ; et voilà les malheureux animaux tournant en cercle, sans quitter prise, chacun avide de mordre et furieux d’être mordu. C’est là une belle histoire de chiens ! comme dirait le sieur de Brantôme ; — mais que vous dire de mieux d’une traversée sur le lac de Constance par un mauvais temps ? L’eau est noire comme de l’encre, les rives sont plates partout, et les villages qui passent n’ont de remarquables que leurs clochers en forme d’oignons, garnis d’écailles de fer-blanc, et portant à leurs pointes des boules de cuivre enfilées.

Le plus amusant du voyage, c’est qu’à chaque petit port où l’on s’arrête, on fait connaissance avec une nouvelle nation. Le duché de Bade, le Wurtemberg, la Bavière, la Suisse se posent là, de loin en loin, comme puissances maritimes… d’eau douce. Leur marine donne la chasse aux mauvais journaux français et suisses qui voltigent sur le lac sous le pavillon neutre ; il en est un, intitulé justement les Feuilles du Lac, journal allemand progressif, qui, je crois bien, n’échappe aux diverses censures qu’en s’imprimant sur l’eau et en distribuant ses abonnemens de barque en barque, sans jamais toucher le rivage. — La liberté sur les mers ! comme dit Byron.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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Al-Kahira. Souvenirs d'Orient, 3e livraison >>>

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