17 mai 1846 — Sensations d’un voyageur enthousiaste, dans L’Artiste-Revue de Paris, 4e série, t. VI, p. 165-169.

Cette troisième livraison des Sensations d’un voyageur enthousiaste est la reprise de l’article du 29 juillet 1840 dans La Presse intitulé Allemagne du Nord — Paris à Francfort II. L'article sera repris dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne, « Sensations d’un voyageur enthousiaste, I. Du Rhin au Mein, chapitres II. La Forêt-Noire ; III. Les voyages à pied ; IV. La maison de conversation ; V. Lichtenthal. »

Nerval se réfère dans cette troisième livraison non plus au voyage à Vienne de 1839-1840, comme dans les deux premières, qu’il intégrera à l’Introduction du Voyage en Orient, mais au voyage en Allemagne de 1838, qu’il intégrera à Lorely. Souvenirs d’Allemagne.

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SENSATIONS D’UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE.

 

VIII. — LA FORÊT NOIRE.

J’entame ce chapitre sur un point bien délicat, que nul touriste n’a encore osé toucher, ce me semble, hormis peut-être notre vieux d’Assoucy, le joueur, le bretteur, le goinfre, enfin le plus aventureux compagnon du monde. C’est à savoir le cas plus ou moins rare où un voyageur se trouve manquer d’argent.

Faute d’argent, c’est douleur sans pareille,

comme disait François Villon.

En général, les impressions les plus déshabillées se taisent à cet endroit ; ces livres véridiques ressemblent aux romans de chevalerie, qui n’oseraient nous apprendre quel a été tel jour le gîte et le souper de leur héros, et si le linge du chevalier n’avait pas besoin de temps en temps d’être rafraîchi dans la rivière.

George Sand nous donne bien quelques détails parfois sur sa blouse de forestière, sur sa chaussure éculée ou sur ses maigres soupers, assaisonnés de commis-voyageurs ou de larrons présumés dans mainte auberge suspecte. Le prince Puckler-Muskau lui-même nous avoue qu’il vendit un jour sa voiture, congédia son valet de chambre, et daigna traverser deux ou trois principautés allemandes pédestrement, en costume d’artiste. Mais tout cela est drapé, arrangé, coloré d’une façon charmante. Le vieux Cid avouait bien qu’il manqua de courage un jour ; mais qui donc oserait compromettre son crédit et ses prétentions à un honorable établissement en avouant qu’un jour il a manqué d’argent ?

Mais puisqu’enfin j’ai cette audace, et que mon récit peut apprendre quelque chose d’utile aux voyageurs futurs, j’en dois donner aussi les détails et les circonstances. J’avais formé le projet de mon voyage à Francfort avec un de nos plus célèbres écrivains touristes, qui a déjà, je crois, écrit de son côté nos impressions communes ou distinctes ; aussi me tairai-je sur les choses qu’il a décrites, mais je puis bien parler de ce qui m’a été personnel.

Mon compagnon était parti par la Belgique et moi par la Suisse ; c’est à Francfort seulement que nous devions nous rencontrer, pour y résider quelque temps et revenir ensemble. Mais, comme sa tournée était plus longue que la mienne, vu qu’on lui faisait fête partout, que les rois le voulaient voir, et qu’on avait besoin de sa présence au jubilé de Malines, qui se célébrait à cette époque, je crus prudent d’attendre à Bade que les journaux vinssent m’avertir de son arrivée à Francfort. Une lettre chargée devait nous parvenir à tous deux dans cette dernière ville. Je lui écrivis de m’en envoyer ma part à Bade, où je restais encore. Ici vous allez voir un coin des tribulations de voyage. Les banquiers ne veulent pas se charger d’envoyer une somme au-dessous de 100 francs en pays étranger, à moins d’arrangemens pris d’avance. À quoi vous direz qu’il est fort simple de se faire ouvrir un crédit sur tous les correspondans de son banquier ; à quoi je répondrai que cela n’est pas toujours si simple qu’il paraît. Le prince Puckler-Muskau dirait comme moi, qui ne suis que littérateur, s’il osait avoir cette franchise. Aussi bien je pourrais inventer mille excuses ; j’étais alors à Baden-Baden, et l’année justement de l’ouverture des jeux Benazet ; je pourrais avoir risqué quelques centaines de louis à la table où l’électeur de Hesse jette tous les jours 25,000 francs ; je pourrais, ayant gagné, avoir été dévalisé dans la Forêt-Noire, par quelque ancien habitué de Frascati, transplanté à la maison de conversation de Bade et s’étiolant au pied de son humide colline. En effet, vous êtes là entre deux dangers : la Forêt-Noire entoure la maison de jeu ; les pontes malheureux peuvent se refaire à deux pas du bâtiment. Vous entrez riche, et vous perdez tout par la rouge et la noire, ou par les deux coquins de zéros ; vous sortez gagnant, et l’on vous met à sec à l’ombre du sapin le plus voisin : c’est un cercle vicieux dont il est impossible de se tirer.

Hé bien ! je ne veux avoir recours à aucun de ces faux-fuyans. Je n’avais été dépouillé ni par le jeu, ni par les voleurs ni par aucune de ces ravissantes baronnes allemandes, princesses russes ou ladys anglaises, qui se pressent dans le salon réservé, séparé des jeux par une cloison, ou qui même viennent s’asseoir en si grand nombre autour des tables vertes, avec leurs blanches épaules, leurs blonds cheveux et leurs étincelantes parures ; j’avais vidé ma bourse de poëte et de voyageur, voilà tout. J’avais bien vécu à Strasbourg et à Baden, ici, à l’hôtel du Corbeau, et là, à l’hôtel du Soleil ; maintenant j’attendais la lettre chargée de mon ami, et la voici enfin qui m’arrive à Bade, contenant une lettre de change, tirée par un M. Éloi fils, négociant à Francfort, sur un M. Elgé, également négociant à Strasbourg.

Bade est à vingt lieues de Strasbourg, la voiture coûte 5 fr., et, mon compte payé à l’hôtel du Soleil, il me restait la valeur d’un écu de six livres d’autrefois. La lettre chargée arrivait bien. Vous allez voir que c’était justement le billet de Lachâtre. Je descends, en arrivant, à l’hôtel du Corbeau (j’avais laissé mon bagage à Bade, puisqu’il fallait toujours y repasser) ; je cours de là chez M. Elgé, lequel déploie proprement le billet Éloi, l’examine avec tranquillité, et me dit : « Monsieur, avant de payer le billet Éloi fils, vous trouverez bon que je consulte M. Éloi père. — Monsieur, avec plaisir. — Monsieur, à tantôt. »

Je me promène impatiemment dans la bonne ville de Strasbourg. Je rencontre Alphonse R.... (nommé depuis membre du divan, à Constantinople), qui arrivait de Paris, et partait pour Munich à quatre heures. Je lui témoignai mon ennui de ne pouvoir dîner avec lui et aller ensuite entendre la belle Mme Janick dans Anna Bolena (c’était la troupe allemande qui jouait alors à Strasbourg). J’embarque enfin mon ami R..., en me promettant de le rencontrer quelque part sur cette bonne terre allemande que nous avons tant de fois sillonnée tous deux ; puis, vers six heures, je me dirige posément, sans trop me presser, chez M. Elgé, songeant seulement qu’il est l’heure de dîner, si je veux arriver de bonne heure au spectacle. C’est alors que M. Elgé me dit ces mots mémorables derrière un grillage : « Monsieur, M. Éloi père vient de me dire… que M. Éloi fils était un polisson. — Pardon ; cette opinion m’est indifférente ; mais payez-vous le billet ? — D’après cela, monsieur, nullement... je suis fâché... »

Vous avez bien compris déjà qu’il s’agissait de dîner à l’hôtel du Corbeau et de retourner coucher à Bade à l’hôtel du Soleil, où était mon bagage, le tout avec environ 1 franc, monnaie de France ; mais, avant tout, il fallait écrire à mon correspondant de Francfort qu’il n’avait pas pris un moyen assez sûr pour m’envoyer l’argent.

Je demandai une feuille de papier à lettre, et j’écrivis couramment l’épître suivante :

À M. ALEXANDRE DUMAS, À FRANCFORT.
 
(En réponse à sa lettre du *** octobre.)
 
En partant de Baden, j’avais d’abord songé
Que par monsieur Éloi, que par monsieur Elgé,
Je pourrais, attendant des fortunes meilleures,
Aller prendre ma place au bateau de six heures (1) ;
Ce qui m’avait conduit, plein d’un espoir si beau,
De l’hôtel du Soleil à l’hôtel du Corbeau ;
Mais, à Strasbourg, le sort ne me fut point prospère :
Éloi fils avait trop compté sur Éloi père...
Et je repars, pleurant mon destin nonpareil,
De l’hôtel du Corbeau pour l’hôtel du Soleil !

Ayant écrit ce billet, versifié dans le goût Louis XIII, et qui fait preuve, je crois, de quelque philosophie, je pris un simple potage à l’hôtel du Corbeau, où l’on m’avait accueilli en prince russe. Je prétextai, comme les beaux du café de Paris, mon mauvais estomac qui m’empêchait de faire un dîner plus solide, et je repartis bravement pour Baden aux rayons du soleil couchant.

(1) Le bateau à vapeur du Rhin.

 

IX. — LES VOYAGES À PIED.

Je vous préviens qu’une fois passé de pont de Kehl, qui balance sur le Rhin son chapelet immense de bateaux, après avoir payé le passage du pont aux douaniers badois et échangé mes gros sous français contre des kreutzers légèrement argentés, voilà que j’entre en pleine Forêt-Noire. Est-ce moi qui ai à redouter les voleurs ? Est-ce moi que les voyageurs ont à redouter ?

Cette forêt n’a rien de bien terrible au premier abord ; du haut des remparts de Strasbourg, on aperçoit sa verte lisière qui cerne des monts violets ; des villages rians se montrent dans les éclaircies ; les charbonneries fument de loin en loin. Les maisons n’ont pas un air trop sauvage ; les cabarets présentent cette particularité locale, que, quand vous demandez un verre d’eau-de-vie, on vous sert un verre de kirsch. Du moment qu’on s’est bien entendu sur ces deux mots, l’on vit avec eux en parfaite intelligence.

Mon voyage à pied à travers cette contrée ne tiendra donc pas ce qu’il semble promettre ; et d’ailleurs la route est peuplée de piétons comme moi, et, si ce n’était la grande traite que j’ai à faire, justement à la tombée du jour, avec le risque de ne plus reconnaître les routes, je n’aurais nulle inquiétude sur ma position. Mais il est dur de songer, en regardant les poteaux dressés de lieue en lieue, et qui indiquent en même temps les heures de marche, que je ne puis arriver à Baden avant trois heures du matin. De plus, une fois la nuit tombée, je ne verrai plus les poteaux.

Depuis Bischofsheim, j’étais accompagné obstinément d’un grand particulier chargé d’un havresac, et qui semblait tenir beaucoup à régler son pas sur le mien. Malgré le vide de mes poches, mon extérieur était assez soigné pour annoncer que je ne voyageais à pied que parce que ma voiture était brisée, ou qu’habitant quelque château, je me promenais dans les environs, cherchant des végétaux ou des minéraux, égaré peut-être. Mon compagnon de route commença par m’ouvrir ces diverses suppositions.

— Monsieur, lui dis-je, pour lui ôter tout espoir de bourse ou de portefeuille, je suis un artiste, voyageant pour mon instruction, et je vous avouerai que je n’ai plus qu’une vingtaine de kreutzers pour aller à Bade ce soir. Si je trouvais un cabaret où je pusse souper pour ce prix, cela me donnerait des jambes pour arriver.

— Comment, monsieur, ce soir à Bade ? mais ce sera demain matin ; vous ne pouvez pas marcher toute la nuit.

— J’aimerais mieux dormir en effet dans un bon lit ; mais j’ai toujours vu que dans les auberges les plus misérables, on payait le coucher au moins le double de ce que je possède. Alors il faut bien que je marche jusqu’à ce que j’arrive.

— Moi, me dit-il, je couche à Schœndorf dans deux heures d’ici. Pourquoi n’y couchez-vous pas ? Vous ferez demain le reste de la route.

— Mais je vous dis que je n’ai que vingt kreutzers !

— Eh bien ! monsieur, avec cela, on soupe, on dort et on déjeune ; je ne dépenserai pas davantage, moi.

Je le priai de m’expliquer sa théorie, n’ayant jamais rencontré de pareils gîtes, et pourtant j’ai couché dans de bien affreuses auberges, en Italie surtout. Il m’apprit alors une chose que je soupçonnais déjà, c’est qu’il y avait partout deux prix très différens pour les voyageurs en voiture et pour les voyageurs à pied.

— Par exemple, me dit-il, moi, je vais à Constantinople, et j’ai emporté 50 francs avec quoi je ferai la route.

Cette confiance m’étonna tellement, que je lui fis expliquer en détail toutes ses dépenses ; il est clair qu’il ne pouvait y aller ainsi par le paquebot du Danube.

— Combien dépensez-vous par jour ? lui dis-je.

— Vingt sous de France par jour au plus. Je vous ai dit ce que coûtait la dépense d’auberge ; le reste est pour les petits verres de rack, et un bon morceau de pain vers midi. 

Il m’assura qu’il avait fait déjà la route de Strasbourg à Vienne pour 16 francs. Les auberges les plus chères étaient dans les pays avoisinant la France. En Bavière, le lit ne coûte que 3 kreutzers (2 sous). En Autriche et Hongrie, il n’y a plus de lits ; on couche sur la paille, dans la salle du cabaret ; on n’a à payer que le souper et le déjeuner, qui sont deux fois moins chers qu’ailleurs. Une fois la frontière hongroise passée, l’hospitalité commence. À partir de Semlin, les lieues de poste s’appellent lieues de chameau ; pour quelques sous par jour, on peut monter sur ces animaux, ou chevaucher fort noblement ; mais c’est plus fatigant que la marche.

La profession de ce brave homme était de travailler dans les cartonnages ; je ne sais trop ce qui le poussait à l’aller exercer à Stamboul. Il me dit seulement qu’il s’ennuyait en France. La conquête d’Alger a développé chez beaucoup de nos ouvriers le désir de connaître l’Orient ; mais on va à Constantinople par terre, et, pour se rendre à Alger, il faut payer le passage ; ceux donc qui ont de bonnes jambes préfèrent ce dernier voyage.

Je laissai mon compagnon s’arrêter à Schœndorf, et je continuai à marcher ; mais, à mesure que j’avançais, la nuit devenait plus noire, et une pluie fine ne tarda pas à tomber. Dans la crainte qu’elle devînt plus grosse, et, malgré tout mon courage, je n’avais pas prévu ce désagrément, je résolus de m’arrêter au premier village, et de réclamer pour moi le tarif des compagnons, étudians et autres piétons.

J’arrive enfin à une auberge d’une apparence fort médiocre et dont la salle était déjà remplie de voyageurs du même ordre que celui que j’avais rencontré ; les uns soupaient, les autres jouaient aux cartes. Je me mêle le plus possible à leur société, je hasarde des manières populaires, et je demande à souper en même temps que l’un d’eux.

— Faut-il vous tuer un poulet ? me dit l’hôte.

— Non ; je veux manger, comme ce garçon qui est là, de la soupe et un morceau de rôti.

— De quel vin désire monsieur ?

— Un pot de bière, comme à tous ces messieurs.

— Monsieur couche-t-il ici ?

— Oui, comme les autres ; mettez-moi où vous voudrez.

On me sert en effet le même souper qu’à mon vis-à-vis ; seulement l’hôte était allé chercher une nappe, de l’argenterie, et avait couvert la table autour de moi de hors-d’œuvre auxquels prudemment je ne touchai pas.

Ce brillant service me parut de mauvais augure, et je vis tout de suite que le gentleman perçait sous le piéton ; c’était à la fois flatteur et inquiétant ; ma redingote n’avait rien de merveilleux ; en somme, plusieurs des jeunes gens qui étaient là en portaient d’aussi propres ; ma chemise fine peut-être m’avait trahi. Je suis sûr que ces gens me prenaient pour un prince d’opéra-comique, qui se découvrirait plus tard, montrerait son cordon, et les couvrirait de bienfaits. Autrement, je m’expliquerais mal les cérémonies qui se firent pour mon coucher. On commença par m’apporter des pantoufles dans la salle même du gasthaus (cabaret) ; puis la maîtresse de la maison, avec un flambeau, et l’hôte avec les pantoufles, que je n’avais pas voulu chausser devant tout le monde, m’accompagnèrent par un escalier tortueux, dont ces gens paraissaient honteux, à une chambre, la plus belle de la maison, qui était à la fois la chambre nuptiale et celle des enfans ; on avait déplacé à la hâte ces malheureux petits, traîné leurs lits dans le corridor, et rassemblé dans la chambre, ainsi débarrassée, toutes les richesses de la famille : deux miroirs, des flambeaux de plaqué, une timbale, une gravure de Napoléon, un petit Jésus en cire orné de clinquant sous un verre, des pots de fleurs, une table à ouvrage, et un châle rouge pour parer le lit.

Voyant tout ce remue-ménage, je pris décidément mon parti, je me confiai à Dieu et à la fortune, et je dormis profondément, dans ce lit qui était fort dur, et d’une propreté médiocre sous toutes ces magnificences.

Le lendemain, je demandai mon compte sans oser déjeuner. On m’apporta une carte fort bien rédigée par articles, dont le total était de 2 florins (près de 5 francs 10 sous). L’hôte fut bien étonné quand je tirai ma bourse, ou plutôt mes 20 kreutzers. Je ne voulus pas discuter, et les offris au garçon pour m’accompagner jusqu’à Baden. Là, grâce à mon bagage, l’hôte du Soleil prit assez de confiance en moi pour acquitter ma dette, et, huit jours après, ayant vécu fort bien chez ce brave homme, toujours sur la foi du même bagage, je reçus enfin de Francfort tout l’argent de la lettre de change, cette fois par les packwagen (messageries), et en beaux frédérics d’or collés sur une carte avec de la cire. Ceci me parut valoir beaucoup mieux que le papier de commerce qui m’avait été adressé d’abord, et mon hôte fut du même avis (1).

(1) Nous avons cru devoir conserver une partie de ce chapitre, qui a déjà paru comme citation dans les Excursions sur les bords du Rhin, d’Alexandre Dumas.

 

X. — LA MAISON DE CONVERSATION.

Mais reprenons la description de Baden-Baden, interrompue par cet épisode trop véridique.

La route est droite comme un chemin de fer dans la singulière contrée que nous traversons ; tout est montagne ou plat pays ; point de collines ni d’accidens de terrain. Les prés sont magnifiques ; les chemins vicinaux, bordés d’arbres fruitiers, ont de quoi exciter l’enthousiasme du général Bugeaud. De temps en temps, nous suivons le Rhin qui serpente à gauche, et, vers le milieu du voyage, le fort Louis nous apparaît à l’horizon. La route traverse plusieurs villages assez laids. Puis, nous nous rapprochons enfin de ces montagnes violettes qui semblent si voisines quand on les regarde du haut des remparts de Strasbourg. Ce sont les vraies montagnes de la Forêt-Noire, et pourtant leur aspect n’a rien de bien effrayant. Mais quand apercevrons-nous Baden, cette ville d’hôtelleries, assise au flanc d’une montagne que ses maisons gravissent peu à peu comme un troupeau à qui l’herbe manque dans la plaine ? Son amphithéâtre célèbre de riches bâtimens ne nous apparaîtra-t-il pas avant l’arrivée ? Non ; nous ne verrons rien de Baden avant d’y entrer. Une longue allée de peupliers d’Italie ferme, ainsi qu’un rideau de théâtre, cette décoration merveilleuse qui semble être la scène arrangée d’une pastorale d’opéra. C’est ailleurs qu’il faut se placer pour jouir de ce grand spectacle. Prenez vos billets d’entrée au salon de conversation ; payez votre abonnement, retenez votre stalle, et alors, au milieu des galeries de Bénazet, aux accords d’un orchestre qui joue en plein air toute la journée, vous pourrez jouir de l’aspect complet de Baden, de sa vallée, de ses montagnes, si le bon Dieu prend soin d’allumer convenablement le lustre et d’illuminer les coulisses avec ses beaux rayons d’été.

Car, à vrai dire, et c’est là l’impression dont on est saisi tout d’abord, toute cette nature a l’air artificiel. Ces arbres sont découpés, ces maisons sont peintes, ces montagnes sont de vastes toiles tendues sur châssis, le long desquelles les villageois descendent par des praticables, et l’on cherche sur le ciel de fond si quelque tache d’huile ne va pas trahir enfin la main humaine et dissiper l’illusion. On ajouterait foi, là surtout, à cette rêverie de Henri Heine, qui, étant enfant, s’imaginait que tous les soirs il y avait des domestiques qui venaient rouler les prairies comme des tapis, décrochaient le soleil, serraient les arbres dans un magasin, et qui, le lendemain matin, avant qu’on ne fût levé dans la nature, remettaient toutes choses en place, brossaient les prés, époussetaient les arbres et rallumaient la lampe universelle.

Et, d’ailleurs, rien qui vienne déranger ce petit monde romanesque. Vous arrivez, non par une route pavée et boueuse, mais par les chemins sablés d’un jardin anglais. À droite, des bosquets, des grottes taillées, des ermitages, et même une petite pièce d’eau, ornement sans prix, vu la rareté de ce liquide, qui se vend au verre dans tout le pays de Baden ; à gauche, une rivière (sans eau) chargée de ponts splendides et bordée de saules verts qui ne demanderaient pas mieux que d’y plonger leurs rameaux. Avant de traverser le dernier pont qui conduit à la poste grand-ducale, on aperçoit la rue commerçante de Baden, qui n’est autre chose qu’une vaste allée de chênes, le long de laquelle s’étendent des étalages magnifiques : des toiles de Saxe, des dentelles d’Angleterre, des verreries de Bohême, des porcelaines, des marchandises des Indes, etc., toutes magnificences prohibées chez nous, dont l’attrait porte mesdames de Strasbourg à des crimes politiques que nos douaniers répriment avec ardeur.

L’hôtel d’Angleterre est le plus bel hôtel de Baden, et la salle de son restaurant est plus magnifique qu’aucune des salles à manger parisiennes. Malheureusement la grande table d’hôte est servie à une heure (c’est l’heure où l’on dîne dans toute l’Allemagne), et, quand on arrive plus tard, on ne peut faire mieux que d’aller dîner à la maison de conversation.

En général, la cuisine est fort bonne à Baden ; les truites de la Mourgue sont dignes de leur réputation. On y mange le gibier frais et non faisandé. C’est un système de cuisine qui donne lieu à diverses luttes d’opinions. Les côtelettes se servent frites, les gros poissons grillés. La pâtisserie est médiocre, les puddings se font admirablement.

La nuit est tombée : des groupes mystérieux errent sous les ombrages et parcourent furtivement les pentes de gazon des collines. Au milieu d’un vaste parterre entouré d’orangers, la maison de conversation s’illumine, et ses blanches galeries se détachent sur le fond splendide de ses salons. À gauche est le café, à droite est le théâtre, au centre l’immense salle de bal, dont le lustre est grand comme celui de notre Opéra ; la décoration intérieure est peut-être d’un style un peu classique, les statues sentent l’académie, les draperies rappellent le goût de l’empire, mais l’ensemble est éblouissant, et la cohue qui s’y presse est du meilleur ton. L’orchestre exécute des valses et des symphonies allemandes, auxquelles la voix des croupiers ne craint pas de mêler quelques notes discordantes. Ces messieurs ont fait choix de la langue française, bien que leurs pontes appartiennent en général à l’Allemagne et à l’Angleterre. — Le jeu est fait, messieurs, rien ne va plus ! rouge gagne ! couleur perd ! treize, noir, impair et manque ! — Voilà les phrases obligées qui se répandent du bord des trois tapis verts, dont le plus entouré est celui du trente et quarante. On ne peut trop s’étonner du nombre de belles dames et de personnes distinguées qui se livrent à ces jeux publics. J’ai vu des mères de familles qui apprenaient à leurs enfans à jouer sur les couleurs ; aux plus grands, elles permettaient de s’essayer sur les numéros. Tout le monde sait que le grand-duc de Hesse est l’habitué le plus exact des jeux de Baden. Ce prince apporte, dit-on, tous les matins, 12,000 florins qu’il perd ou quadruple dans la journée. Une sorte d’estafier le suit partout lorsqu’il change de table, et reste debout derrière lui, afin de surveiller ses voisins. À quiconque s’approche trop, ce commissaire adresse des observations : — Monsieur, vous gênez le prince ! monsieur, vous faites ombre sur le jeu du prince ! Ce prince ne se détourne pas, ne voit personne. Ce serait bien lui qu’on pourrait frapper par derrière sans que son visage en sût rien. Seulement l’estafier vous dirait du même ton glacé : — Votre pied vient de toucher le prince ; prenez-y garde, monsieur !

Le samedi, le jour du grand bal, une cloison divise le salon en deux parties inégales, dont la plus considérable est livrée aux danseurs ; les abonnés seuls sont reçus dans cette dernière. Vous ne pouvez vous faire une idée de la quantité de blanches épaules russes, allemandes et anglaises que j’ai vues dans cette soirée. Je doute qu’aucune ville de l’Europe soit mieux située que Baden pour cette exhibition de beautés européennes où l’Angleterre et la Russie luttent d’éclat et de blancheur, tandis que les formes et l’animation appartiennent davantage à la France et à l’Allemagne. Là, Joconde trouverait de quoi soupirer sans courir le monde au hasard. Là, don Giovanni ferait sa liste en une heure, comme une carte de restaurant, quitte à séduire ensuite tout ce qu’il aurait inscrit.

Que vous dirai-je, d’ailleurs, de ce bal, sinon que ce sont là d’heureux pays où l’on danse l’été pendant que les fenêtres sont ouvertes à la brise parfumée, que la lune luit sur le gazon et teint au loin le flanc bleuâtre des collines ; quand on peut s’en aller de temps en temps respirer sous les noires allées, et qu’on voit les femmes parées garnir au loin les galeries et les balcons ? Ces trois choses, beauté, lumière, harmonie, ont tant besoin de l’air du ciel, des eaux et des feuillages, et de la sérénité de la nuit ! Nos bals d’hiver de Paris, avec la chaleur étouffée des salles, l’aspect des rues boueuses au dehors, la pluie qui bat les fenêtres, et le froid impitoyable qui veille à la sortie, sont quelque chose d’assez funèbre, et nos mascarades de février ne nous préparent pas mieux au carême qu’à la mort.

Il n’y a donc jamais eu un homme riche, à Paris, qui ait conçu cette idée assez naturelle : un bal masqué au printemps, un bal qui commence aux splendides lueurs du soir, qui finisse aux teintes bleuâtres du matin ; un bal où l’on entre gaiement, d’où l’on sorte gaiement, admirant la nature et bénissant Dieu. Des masques sur les gazons, le long des terrasses venant et disparaissant par les routes ombragées ; des salles ouvertes à tous les parfums de la nuit, des rideaux qui flottent au vent, des danses où l’haleine ne manque pas, où la peau garde sa fraîcheur ! tout cela n’est-il qu’un rêve de jeune homme que la mode refusera toujours de prendre au sérieux ? L’hiver n’a-t-il donc pas assez des concerts et des théâtres sans prendre encore les bals et les mascarades à l’été.

 

XI. — LICHTENTHAL.

La route de Lichtenthal se couvre d’équipages, de promeneurs, de cavaliers ; c’est tout le mouvement, tout le luxe, tout l’éclat d’une promenade parisienne. Lichtenthal est le Longchamp de Baden. Lichtenthal (vallée de lumière) est un couvent de religieuses augustines qui chantent admirablement. Leurs prières sont des cantates, leurs messes des opéras. Cette retraite romanesque, cette Chartreuse riante, est, dit-on, l’hospice des cœurs souffrans. On y vient guérir des grandes amours ; on y passe un bail de trois, six, neuf avec la douleur ; mais qui sait combien de temps le traitement peut survivre à la guérison ?

En vérité, c’est bien là un cloître d’héroïnes de petits romans, un monastère dans les idées de Mme Cottin et de Mme Riccoboni. Les bâtimens sont adossés à une montagne qui, à de certaines heures, projette dans la cour l’ombre ténébreuse des sapins. La rivière de Baden coule au pied des murs, mais n’offre nulle part assez de profondeur pour devenir le tombeau d’un désespoir tragique : son éternelle voix se plaint dans les rochers rougeâtres ; mais, une fois dans la plaine unie, ce n’est plus qu’un ruisseau du Lignon, un paisible courant de la carte du Tendre, le long duquel s’en vont errer les moutons du village, bien peignés et enrubannés dans le goût de Watteau. Vous comprenez que les troupeaux font partie du matériel du pays, et sont entretenus par le gouvernement, comme les colombes de Saint-Marc à Venise. Toute cette prairie qui compose la moitié du paysage ressemble à la Petite-Suisse de Trianon, comme, en effet, le pays entier de Baden est l’image de la Suisse en petit, la Suisse, moins ses glaciers et ses lacs, moins ses froids, ses brouillards et ses rudes montées. Il faut aller voir la Suisse, mais il faut aller vivre à Baden.

L’église du couvent est située au fond de la grande cour, ayant à droite la maison du cloître, et à gauche, en retour d’équerre, une chapelle gothique neuve, où sont les tombeaux des margraves et tout ce qu’on a pu recueillir de vitraux historiques et de légendes inscrites sur le marbre. Maintenant représentez-vous une décoration intérieure d’église d’un Pompadour exorbitant, des saintes en costumes mythologiques, dans les attitudes les plus maniérées du monde, portées, soutenues, caressées par des petits démons d’anges, nus comme des petits amours. Les chapelles sont des boudoirs ; la rocaille s’enlace autour de charmans médaillons et de peintures exquises de Vanloo. Deux autels seulement ramènent l’esprit à des idées lugubres, en exposant aux yeux les reliques trop bien conservées de saint Plus et de saint Bénédictus ; mais là encore on a cherché le moyen de rendre la mort présentable et presque coquette. Les deux squelettes, bien nettoyés, vernis, chevillés en argent, sont couchés sur un lit de fleurs artificielles, de mousse et de coquillages, dans une sorte de montre en glace. Ils sont couronnés d’or et de feuillages ; une collerette de dentelles entoure les vertèbres de leur cou, et chacune de leurs côtes est garnie d’une bande de velours rouge brodé d’or : ce qui leur compose une sorte de pourpoint tailladé à jour du plus bizarre effet. Bien plus, leurs tibias sortent d’une espèce de haut-de-chausses du même velours à crevés de soie blanche. L’aspect ridicule et pénible à la fois de cette mascarade d’ossemens ne peut se comparer qu’à celui des momies d’un duc de Nassau et de sa fille que l’on fait voir à Strasbourg dans l’église de Saint-Thomas. Il est impossible de mieux dépoétiser la mort et de railler plus amèrement l’éternité.

Maintenant résonnez, notes sévères du chant d’église, notes larges et carrées qui traduisez en langage du ciel l’idiome sacré de Rome ! Orgue majestueux, répands tes sons comme des flots autour de cette nef à demi profane ! Voix inspirées des saintes filles, élancez-vous au ciel entre le chant de l’ange et le chant de l’oiseau ! La foule est grande et digne sans doute d’assister au saint sacrifice. Les étrangers ont la place d’honneur, ils occupent le chœur et les chapelles latérales. Les habitans du pays remplissent modestement le fond de l’église, agenouillés sur la pierre ou rangés sur leurs bancs de bois.

Ici commença la plus singulière messe que j’aie jamais entendue, moi qui connais les messes italiennes pourtant. C’était une messe d’un goût rococo comme toute l’église, une messe accompagnée de violons et fort gaiement exécutée. Bientôt les exécutans du chœur s’interrompirent, et les sœurs augustines descendirent d’une sorte de grande soupente établie derrière l’orgue et masquée d’une grille épaisse. Ensuite on n’entendit plus qu’une seule voix qui chantait une sorte de grand air, selon l’ancienne manière italienne. C’étaient des traits, des fioritures incroyables, des broderies à faire perdre la tête à Mme Damoreau, et la voix à Mlle Grisi : et cela sur une musique du temps de Pergolèse tout au moins. Vous comprenez mon plaisir ; je ne veux cacher à personne que cette musique, ce chant, m’ont ravi au troisième ciel.

Après la messe, je suis monté au parloir ; le parloir ne faisait nul disparate avec le reste : un vrai parloir de nouvelle galante, le parloir de Marianne, de Mélanie, et, si vous voulez même, le parloir de Vert-Vert. Quel bonheur de se trouver en plein XVIIIe siècle tout à coup et tout-à-fait ! Malheureusement, je n’avais aucune religieuse à y faire venir, et je me suis contenté de voir passer deux jeunes novices bleues, qui portaient du café à la crème à Mme la supérieure. Là s’est arrêté mon roman.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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