1er mars 1846 — Sensations d’un voyageur enthousiaste, dans L’Artiste-Revue de Paris, 4e série, t. V, p. 276-279, signé Gérard de Nerval.
Entre mars et juillet 1846, Nerval publie quatre articles sous le titre générique de Sensations d’un voyageur enthousiaste, accentuant par là le choix d’une écriture fantaisiste à la manière d’Hoffmann pour rendre compte de ses deux voyages en Allemagne de 1838 et de l’hiver 1839-1840, qu’à cette étape de l’élaboration de sa matière allemande, il a tenté d’amalgamer. L’article du 1er mars est la reprise partielle des articles de La Presse du 5 et du 26 mars 1840 (Lettres de voyage II et III). Il sera repris partiellement en 1849 dans Al-Kahira. Souvenirs d'Orient (La Silhouette, 7 janvier) puis en 1851 dans l’Introduction du Voyage en Orient, chapitres I, « Route de Genève », et III, « Paysages suisses », », devenant l’itinéraire fictif du trajet vers Orient, dont la première étape le conduit ici jusqu’à Genève.
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SENSATIONS D’UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE.
I. — VIEUX MOYENS DE LOCOMOTION.
J’ignore si vous prendrez grand intérêt aux pérégrinations d’un touriste parti de Paris en plein hiver. C’est une assez triste litanie de mésaventures, c’est un bien pauvre récit à faire, une description sans horizon, sans paysage, où il devient impossible d’utiliser les trois ou quatre vues de Suisse ou d’Italie qu’on a faites avant de partir, les rêveries mélancoliques sur la mer, la vague poésie des lacs, les études alpestres, et toute cette flore poétique des forêts sauvages et des pays enchantés, qui donne à la bourgeoisie de Paris tant de regrets amers de ne pouvoir aller plus loin que Montreuil ou Montmorency.
Nous traversons Melun, Montereau, Joigny ; nous dînons à Auxerre ; tout cela n’a rien de fort piquant. Seulement, imaginez-vous l’imprudence d’un voyageur qui ne veut point par cette saison passer deux nuits de suite en voiture, et qui, n’ayant nulle chaise de poste, s’abandonne à toutes les chances des diligences, plus ou moins pleines, qui pourront passer le lendemain ! Ce hardi compagnon laisse partir sans regret le Laffitte et Caillard rapide, qui l’avait amené à une table d’hôte assez bien servie ; il sourit au malheur des autres convives, forcés de laisser la moitié du dîner, et trinque en paix avec les trois ou quatre habitués, pensionnaires de l’établissement, — qui ont encore une heure à rester à table. Satisfait de son idée, il s’informe en outre des plaisirs de la ville, et finit par se laisser entraîner au début de M. Auguste dans Buridan, lequel s’effectue dans le chœur d’une ancienne église transformé en théâtre.
Le lendemain notre homme s’éveille à son heure ; il a dormi pour deux nuits ; de sorte que la Royale est déjà passée. Pourquoi ne pas reprendre Laffitte et Caillard, l’ayant pris la veille ? Il déjeune ; — Laffitte passe et n’a de place que dans le cabriolet.
— Vous avez encore la Berline du commerce, dit l’hôte, désireux de garder un voyageur agréable.
La Berline arrive à quatre heures, remplie de compagnons tisseurs en voyage pour Lyon. C’est une voiture fort gaie : elle chante et fume tout le long de la route ; mais elle porte déjà deux couches superposées de voyageurs.
— Reste la Châlonnaise. — Qu’est-ce que cela ? — C’est la doyenne des voitures de France. Elle ne part qu’à cinq heures ; vous avez le temps de dîner.
Ce raisonnement est séduisant, je fais retenir ma place, et je m’assieds deux heures après dans le coupé, à côté du conducteur.
Cet homme est aimable ; il était de la table d’hôte et ne paraissait nullement pressé de partir. C’est qu’il connaissait trop sa voiture, lui !
— Conducteur, le pavé de la ville est bien mauvais !
— Oh ! monsieur, ne m’en parlez pas ! Ils sont un tas dans le conseil municipal qui n’y entendent pas plus… On leur a offert des chaussées anglaises, des polonceaux, des pavés de bois, des aigledons de pavés ; eh bien ! ils aiment mieux les cailloux, les moellons, tout ce qu’ils peuvent trouver pour faire sauter les voitures !
— Mais conducteur, nous voilà sur la terre et nous sautons presque autant.
— Monsieur, je ne m’aperçois pas... C’est que le cheval est au trot.
— Le cheval ?
— Oui, oui, mais nous allons en prendre un autre pour la montée.
Au relais suivant, je descends pour examiner cette antiquité. Elle était digne de figurer dans un musée, auprès des fusils à rouet, des canons à pierre et des presses en bois : la Châlonnaise est peut-être la seule voiture de France qui ne soit pas suspendue.
Alors vous comprenez le reste : ne trouver de repos qu’en se suspendant momentanément aux lanières de l’impériale, prendre sans cheval une leçon de trot de trente-six heures, et finir par être déposé proprement sur le pavé de Châlons à deux heures du matin, par un des plus beaux orages de la saison.
Le bateau à vapeur part à cinq heures du matin. Fort bien. Aucune maison n’est ouverte. Est-il bien sûr que ce soit là Châlons-sur-Saône ?... Si c’était Châlons-sur-Marne !... Non, c’est bien le port de Châlons-sur-Saône, avec ses marches en cailloux, où l’on glisse agréablement vers le fleuve : les deux bateaux rivaux reposent encore côte à côte, en attendant qu’ils luttent de vitesse : il y en a un qui est parvenu à couler bas son adversaire, tout récemment. Ne serait-il pas prudent d’en faire un vaisseau de guerre, et de l’envoyer dans la Plata ?
Déjà le pyroscaphe se remplit de gros marchands, d’Anglais, de commis-voyageurs et de joyeux ouvriers de la Berline. Tout cela descend vers la seconde ville de France ; mais moi, je m’arrête à Mâcon. Mâcon ! c’est devant cette ville même que je passais il y a trois ans, dans une saison plus heureuse ; je descendais vers l’Italie, et les jeunes filles en costume presque suisse, qui venaient offrir sur le pont des grappes de raisins monstrueux, étaient les premières jolies filles du peuple que j’eusse vues depuis Paris. En effet, le Parisien n’a point d’idée de la beauté des paysannes et des ouvrières telles qu’on peut les voir dans les villes du midi. Mâcon est une ville à demi suisse, à demi méridionale, fort laide, d’ailleurs.
On m’a montré la maison de M. de Lamartine, grande et triste ; il existe une jolie église sur la hauteur. Un regard de soleil est venu animer un instant les toits plats, aux tuiles arrondies, et détacher le long des murs quelques feuilles de vigne jaunies ; la promenade aux arbres effeuillés souriait encore sous ce rayon.
II. — BESOIN D’UN CHEMIN DE FER.
La voiture de Bourg part à deux heures ; on a visité tous les recoins de Mâcon ; on roule bientôt doucement dans ces monotones campagnes de la Bresse, si riantes en été ; puis on arrive vers huit heures à Bourg.
Bourg mérite surtout d’être remarqué pour son église, qui est de la plus charmante architecture byzantine, si j’ai bien pu distinguer dans la nuit, ou bien peut-être de ce style quasi-renaissance qu’on admire à Saint-Eustache. On voudra bien excuser un voyageur, encore brisé par la Châlonnaise, de n’avoir pu éclaircir ce doute en pleine obscurité.
J’avais bien étudié mon chemin sur la carte. Au point de vue des Messageries, des voitures Leffitte, de la poste, en un mot, selon la route officielle, j’aurais dû me laisser transporter à Lyon, et prendre là la diligence pour Genève ; mais, sur la carte, cette direction formait un coude énorme. Je connais Lyon et je ne connais pas la Bresse. J’ai pris, comme on dit, le chemin de traverse... est-ce le chemin le plus court ?
Oh ! Alphonse Karr, oh Janin ! ce problème vous intéresserait sans doute ; mais moi, que m’importe ? je n’écris pas de romans.
Si le journal naïf d’un voyageur enthousiaste a quelque intérêt pour qui risque de le devenir, — apprenez que de Bourg à Genève il n’y a pas de voitures directes. Faites un détour de dix-huit lieues vers Lyon, un retour de quinze lieues vers Pont-d’Ain, et vous résoudrez le problème en perdant dix heures.
Mais il est plus simple de se rendre de Bourg à Pont-d’Ain, et, là, d’attendre la voiture de Lyon.
— Vous en avez le droit, me dit-on : la voiture passe à onze heures, vous serez làbas à trois heures du matin.
Une patache arrive à l’heure dite, et quatre heures après le conducteur me dépose sur la grand’route avec mon bagage à mes pieds.
Il pleuvait un peu ; la route était sombre ; on ne voyait ni maisons ni lumières. — Vous allez suivre la route tout droit, me dit le conducteur avec bonté. À un kilomètre et demi environ, vous trouverez une auberge ; on vous ouvrira si l’on n’est pas couché.
Et la voiture continue sa route vers Lyon.
Je ramasse ma valise et mon carton à chapeau... j’arrive à l’auberge désignée ; je frappe à coups de pavé pendant une heure. Mais, une fois entré, j’oublie tous mes maux.
L’auberge de Pont-d’Ain est une auberge de Cocagne. En descendant le lendemain matin, je me trouve dans une cuisine immense et grandiose. Des volailles tournaient aux broches, des poissons cuisaient sur les fourneaux. Une table bien garnie réunissait des chasseurs très animés. L’hôte était un gros homme, et l’hôtesse une forte femme, très aimables tous les deux.
Je m’inquiétais un peu de la voiture de Genève. — Monsieur, me dit-on, elle passera demain vers deux heures. — Oh ! oh ! — Mais vous avez ce soir le courrier. — La poste ? — Oui, la poste. — Ah ! très bien.
Je n’ai plus qu’à me promener toute la journée. J’admire l’aspect de l’auberge, bâtiment en briques à coins de pierre du temps de Louis XIII. Je visite le village composé d’une seule rue encombrée de bestiaux, d’enfans et de villageois avinés : — c’était un dimanche, — et je reviens en suivant le cours de l’Ain, rivière d’un bleu magnifique, dont le cours rapide fait tourner une foule de moulins.
À dix heures du soir, le courrier arrive ; pendant qu’il soupe, l’on me conduit, pour marquer ma place, dans la remise où était sa voiture.
Ô surprise ! c’était un panier !
Oui, un simple panier suspendu sur un vieux train de voiture, excellent pour contenir les paquets et les lettres ; mais le voyageur y passait à l’état de simple colis.
Une jeune dame en deuil et en larmes arrivait de Grenoble par ce véhicule incroyable ; je dus prendre place à ses côtés.
L’impossibilité de se faire une position fixe parmi les paquets confondait forcément nos destinées. La dame finit par faire trève à ses larmes qui avaient pour cause un oncle décédé à Grenoble. Elle retournait à Ferney, pays de sa famille.
Nous causâmes beaucoup de Voltaire. Nous allions doucement à cause des montées et des descentes continuelles. Le courrier, trop dédaigneux de sa voiture pour y prendre place lui-même, fouettait d’en bas le cheval qui frisait de temps en temps la crête des précipices.
Le Rhône coulait à notre droite, à quelques centaines de pieds au-dessous de la route ; des postes de douaniers se montraient çà et là dans les rochers ; car de l’autre côté du fleuve est la frontière de Savoie.
De temps en temps nous nous arrêtions un instant dans des petites villes, dans des villages, où l’on n’entendait que les cris des animaux réveillés par notre passage. Le courrier jetait des paquets à des mains ou à des pattes invisibles, et puis nous repartions au grand trot de son petit cheval.
Vers le point du jour, nous aperçumes, du haut des montagnes, une grande nappe d’eau, vaste et coupant au loin l’horizon comme une mer : c’était le Léman.
Une heure après nous prenions le café à Ferney, en attendant l’omnibus de Genève.
De là en deux heures, par des campagnes encore vertes, par une pays charmant, au travers des jardins et des joyeuses villas, j’arrivais dans la patrie de Jean-Jacques Rousseau.
III. — PARADOXE ET VÉRITÉ.
Me voici donc parvenu à Genève. Par quels chemins et par quelles voitures ! Mais, en vérité, qu’aurais-je à vous écrire si je faisais route comme tout le monde, dans une bonne chaise de poste ou dans un bon coupé, bien entortillé de manteaux et de paletots de caoutchouc, coiffé d’une casquette à oreilles, avec une chancelière aux pieds et un rond sous moi ? Je n’ai nulle envie non plus de vous amuser beaucoup de mes dangers et de mes mésaventures, comme l’auteur fameux du Voyage à Saint-Cloud. — Et pourtant vous ne m’empêcherez pas de regretter ces bons voyages difficiles de la vieille France, comme on les trouve peints dans Cyrano, dans le chevalier d’Assoucy, et même dans la tournée gastronomique de Bachaumont et de Chapelle. Qui n’a admiré les joyeuses pérégrinations du baron de Fœneste, lequel avait soin de se payer de sa dépense dans les hôtelleries en emportant tout au moins de sa chambre la serviette, le peigne, et jusqu’au pot-à-l’eau s’il était d’étain ? Et, dans les premiers chapitres de Marianne quel voyage encore que celui de ce gros coche de Bordeaux, qui mettait trois semaines pour venir à Paris, versait cinq à six fois en route, et subissait au moins deux attaques de larrons !
Voilà des plaisirs que nous n’avons plus, et une grande source d’intérêt qu’ont perdue les récits des modernes voyageurs. Une fois hors de France, on espère retrouver encore cette bonne veine dans les pays de montagnes surtout. Mais, mon Dieu ! combien l’imprévu est devenu rare, même en Suisse, où l’on voyage à pied la moitié du temps : l’imprévu, c’est-à-dire un torrent qui fait un bateau de votre voiture, une avalanche qui vous ensevelit ; un ours de Berne qui vient vous flairer au passage, un flot de la mer de glace qui manque sous vos pieds, et peut-être (en cas de forte recommandation), une petite aventure de voleurs…
Pardon, je vais trop loin ; vous ne croyez pas aux voleurs ; les voleurs n’existent en effet nulle part, et chacun sait comme moi que l’on est obligé de payer des malheureux pour se déclarer criminels, afin que les magistrats, les procureurs du roi, les avocats et la gendarmerie départementale aient quelque raison d’exister et de toucher leurs traitemens, afin que les galères et les prisons soient encore habitées. Ce sont de petites comédies qui se jouent en plein jour entre des robes noires et des vestes trouées, et l’on peut voir, en lisant nos feuilles judiciaires, combien il se dépense là d’invention et d’esprit.
Mais, à défaut d’aventures, la description restait du moins au touriste littéraire ; il comptait les pierres des monumens et les feuilles des forêts ; il faisait des terrains, des fonds fuyans, des horizons ; le daguerréotype arrive, et lui coupe le paysage sous le pied. Déjà dans chaque ville nous en rencontrons deux ou trois, qui n’attendent pour fonctionner qu’un rayon de soleil ; mais le soleil est rare dans la saison où nous sommes, et nos paysagistes mécaniques n’ont que la ressource de l’aller chercher au-dessus des nuages, en se livrant à des ascensions périlleuses.
Car ce sont bien les hautes Alpes que l’on découvre de tous côtés à l’horizon. J’avoue que je ne les connaissais pas encore. On avait prétendu me les montrer, à Lyon, du haut de Fourvières ; à Nice, du haut d’une montagne qui domine la ville ; mais je n’en avais pris qu’une idée fort nulle ou fort vague. Me voilà donc en face du Mont-Blanc : je voudrais bien me rappeler les vingt vers de Delille qui l’ont rendu célèbre, mais je ne me souviens que de ceux qui ont immortalisé le café :
Ce qui n’est nullement applicable. C’était assurément un poëte bien commode que celui-là, qui avait cloué sur chaque paysage une belle épigraphe d’alexandrins. Toute la nature se trouvait étiquetée comme un jardin botanique.
Les gens du monde rencontraient là de l’enthousiasme tout fait, comme les complimens de bonne année. Il existe encore à Genève beaucoup d’admirateurs de Delille.
J’ai donc cherché le Mont-Blanc toute la soirée ; j’ai suivi les bords du lac, j’ai monté sur les plus hautes terrasses de la ville ; j’ai fait le tour des remparts, n’osant demander à personne : Où donc est le Mont-Blanc ? Et j’ai fini par l’admirer sous la forme d’un immense nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de mon imagination. Malheureusement, pendant que je calculais en moi-même les dangers que pouvait présenter le projet d’aller planter tout en haut un drapeau tricolore, pendant qu’il me semblait voir circuler des ours noirs sur la neige immaculée de sa cime, voilà que ma montagne a manqué de base tout à coup, elle s’est trouvée coupée et suspendue dans le ciel comme le pays de Laputa ; quant au véritable Mont-Blanc, on comprendra qu’ensuite il ne m’ait causé que peu d’impression.
Mais la promenade de Genève était fort belle à ce pâle soleil couchant, avec son horizon immense et ses vieux tilleuls aux branches effeuillées. La partie de la ville qu’on aperçoit en se retournant est aussi très bien disposée pour le coup d’œil, et présente un amphithéâtre de rues et de terrasses, plus agréable à voir qu’à parcourir.
Il est bon de convenir aujourd’hui que l’Europe est parfaitement connue à tout le monde ; un voyageur ne peut donc faire tout au plus que le feuilleton de sa route, la chronique de ses aventures, et au besoin transcrire la carte de son dîner, comme faisait Louis XVIII, dans le plus charmant Itinéraire qu’on ait jamais donné. Par exemple, n’est-il pas intéressant de savoir qu’à Genève, il est fort difficile d’avoir des truites ; et que ces poissons sont aussi rares dans le Léman que les huîtres à Ostende et les carpes dans le Rhin ? L’an dernier, je m’émerveillais, à une table d’hôte de Manheim, de ne jamais manger de carpe, l’aimant beaucoup.
— Monsieur, me répondit un Allemand de cette bonne ville de Manheim ; croyez-vous que l’on pêche comme cela les carpes dans le Rhin ?
— On m’a montré, répondis-je froidement, chez Corcelet et chez Chevet, quelques-uns de ces animaux qui avaient la prétention d’y avoir séjourné.
— Je ne dis pas, monsieur, observa l’Allemand, qu’il n’y ait pas de carpes dans le Rhin…
— Dites-le, si vous voulez, monsieur ; à Paris, nous appellerions cela un paradoxe ; mais ici, cela peut être parfaitement vrai.
— Monsieur, dit l’Allemand, les carpes du Rhin sont fort belles ; c’est un régal de têtes couronnées. On en sait le compte, et les pêcheurs du Rhin, qui forment une corporation, se les sont partagées depuis long-temps : ils les connaissent ; et quand un pêcheur en rencontre une, il dit : Tiens, c’est la carpe d’un tel ; et il la remet honnêtement dans l’eau.
Je pense qu’il en est de même des truites du Léman.
Du reste, la cuisine est assez bonne à Genève, et la société fort agréable. Tout le monde parle parfaitement français, mais avec une espèce d’accent qui rappelle un peu la prononciation de Marseille. Les femmes sont en général fort jolies, et ont toutes un type de physionomie qui permettrait de les distinguer parmi d’autres. Elles ont en général les cheveux noirs ou châtains, mais leur carnation est d’une blancheur et d’une finesse éclatantes ; leurs traits sont réguliers, leurs joues colorées, leurs yeux beaux et calmes. Il m’a semblé voir que les plus belles étaient celles d’un certain âge, ou plutôt d’un âge certain. Alors les bras et les épaules sont admirables, mais la taille un peu forte. Ce sont des femmes dans les idées de Sainte-Beuve, des beautés lakistes ; et si elles ont des bas bleus, il doit y avoir de fort belles jambes dedans.
J’ai fait ces réflexions au théâtre, qui paraît peu florissant dans son intérieur ; on y jouait trois vaudevilles avec une troupe d’invalides dramatiques dont je n’ai pu suffisamment apprécier le talent.
En descendant du théâtre vers le lac, on suit la grand’rue parisienne, la rue de la Corraterie, où sont les plus riches boutiques. La rue du Léman, qui fait angle avec cette dernière, et dont une partie jouit de la vue du port, est toutefois la plus commerçante et la plus animée. Du reste, Genève a l’inconvénient, comme toutes les villes du midi, de n’être pavée que de cailloux ; le bitume commence à s’y montrer de loin en loin ; et en effet, dans les pays si nombreux où le grès manque, le bitume dont Paris s’est lassé si vite a toujours un bel avenir.
Vous parlerai-je encore du quartier neuf, situé de l’autre côté du Rhône, et tout bâti dans le goût de la rue de Rivoli ; du palais du philanthrope Eynard, dont vous connaissez les innombrables lithographies, qui se vendaient jadis au profit des Grecs et des noirs ? Mais il vaut mieux nous arrêter au milieu du pont, sur un terre-plein planté d’arbres, où se trouve la statue de J.-J. Rousseau. Le grand homme est là, drapé en Romain, dans la position d’Henri IV sur le Pont-Neuf ; seulement, Rousseau est à pied, comme il convient à un philosophe. Il suit des yeux le cours du Rhône, qui sort du lac, si beau, si clair, si rapide déjà, et si bleu que l’empereur Alexandre y retrouvait un souvenir de la Néva, bleue aussi comme la mer !
GÉRARD DE NERVAL.
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