7 janvier 1849 — Al Kahira. Souvenirs d’Orient. Itinéraire. — De Paris à Trieste. I. À Timothée O’Neddy, dans La Silhouette, 1re livraison
Ce premier feuilleton intitulé Al-Kahira. Souvenirs d’Orient reprend le feuilleton du 28 janvier 1840 dans La Presse, lui-même retravaillé dans le feuilleton intitulé Sensations d’un voyageur enthousiaste publié le 1er mars 1846 dans L’Artiste-Revue de Paris. Il sera repris en 1851 aux chapitres I, « Route de Genève » et II, « L’attaché d’ambassade », de l’Introduction du Voyage en Orient.
Avec Al-Kahira. Souvenrs d’Orient, Nerval entrepend pour La Silhouette, qui le publiera en feuilleton prendant toute une année, le remaniement global de sa matière allemande du midi (le voyage à Vienne de l’hiver 1839-1840) et de sa matière orientale (Grèce, Égypte). Une note ajoutée au titre de ce premier feuilleton en avertit le lecteur : « Sous ce titre, l’auteur vient de réunir toute une série d’aventures de voyage, dont quelques épisodes seulement ont paru dans les revues. C’est l’ouvrage complet que nous donnerons à nos lecteurs, avec tout l’intérêt qu’y ajoutera la succession d’événemens et d’épisodes qui joignent souvent le charme du roman à l’attrait de la réalité la plus exacte. — La reproduction est formellement interdite. »
Voir les notices UN HIVER À VIENNE et LE VOYAGE EN ORIENT, ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT
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AL-KAHIRA.
SOUVENIRS D’ORIENT
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ITINÉRAIRE. — DE PARIS À TRIESTE
I.
A Timothée O’Neddy.
J’ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrinations d’un touriste parti de Paris en plein novembre. C’est une assez triste litanie de mésaventures, c’est une bien pauvre description à faire, un tableau sans horizon, sans paysage, où il devient impossible d’utiliser les trois ou quatre vues de Suisse ou d’Italie qu’on a faites avant de partir, les rêveries mélancoliques sur la mer, la vague poésie des lacs, les études alpestres, et toute cette flore poétique des climats aimés du soleil qui donnent à la bourgeoisie de Paris tant de regrets amers de ne pouvoir aller plus loin que Montreuil ou Montmorency.
On traverse Melun, Montereau, Joigny, on dîne à Auxerre ; tout cela n’a rien de fort piquant. Seulement, imagine-toi l’imprudence d’un voyageur qui ne veut pas par cette saison passer deux nuits de suite en voiture, et qui, n’ayant point de chaise de poste, s’abandonne à toutes les chances des diligences, plus ou moins pleines, qui pourront passer le lendemain ! Ce hardi compagnon laisse partir sans regret le Laffitte et Caillard rapide, qui l’avait amené à une table d’hôte bien servie ; il sourit au malheur des autres convives, forcés de laisser la moitié du dîner, et trinque en paix avec les trois ou quatre habitués pensionnaires de l’établissement, — qui ont encore une heure à rester à table. Satisfait de son idée, il s’informe en outre des plaisirs de la ville, et finit par se laisser entraîner au début de M. Auguste dans Buridan, lequel s’effectue dans le chœur d’une église transformée en théâtre.
Le lendemain, notre homme s’éveille à son heure ; il a dormi pour deux nuits, de sorte que la Royale est déjà passée. Pourquoi ne pas reprendre Laffitte et Caillard, l’ayant pris la veille ! Il déjeune ; — Laffitte passe et n’a de place que dans le cabriolet.
« Vous avez encore la Berline du commerce, » dit l’hôte désireux de garder un voyageur agréable. La Berline arrive à quatre heures, remplie de compagnons tisseurs en voyage pour Lyon. C’est une voiture fort gaie : elle chante et fume tout le long de la route ; mais elle porte déjà deux couches superposées de voyageurs.
Reste la Châlonnaise. — Qu’est-ce que cela ? — C’est la doyenne des voitures de France. Elle ne part qu’à cinq heures ; vous avez le temps de dîner.
Ce raisonnement est séduisant, je fais retenir ma place, et je m’assieds deux heures après dans le coupé, à côté du conducteur.
Cet homme est aimable ; il était de la table d’hôte et ne paraît nullement pressé de partir. C’est qu’il connaissait trop sa voiture, lui !
— Conducteur, le pavé de la ville est bien mauvais !
— Oh ! monsieur, ne m’en parlez pas ! Ils sont un tas dans le conseil municipal qui ne s’y entendent pas plus... On leur a offert des chaussées anglaises, des polonceaux, des pavés de bois, des aigledons de pavés ; eh bien ! ils aiment mieux les cailloux, les moellons, tout ce qu’ils peuvent trouver pour faire sauter les voitures !
Mais, conducteur, nous voilà sur la terre et nous sautons presque autant.
— Monsieur, je ne m’aperçois pas... C’est que le cheval est au trot.
— Le cheval ?
— Oui, oui, mais nous allons en prendre un autre sur la montée. »
Au relais suivant, je descends pour examiner cette antiquité. Elle était digne de figurer dans un musée, auprès des fusils à rouet, des canons à pierre et des presses en bois : la Châlonnaise est peut-être aujourd’hui la seule voiture de France qui ne soit pas suspendue
Alors tu comprends le reste ; — ne trouver de repos qu’en se suspendant momentanément aux lanières de l’impériale, prendre sans cheval une leçon de trot de tente-six heures, — et finir par être déposé proprement sur le pavé de Châlons à deux heures du matin, par un des plus beaux orages de la saison.
Le bateau à vapeur part à cinq heures du matin. Fort bien. Aucune maison n’est ouverte. Est-ce bien sûr que ce soit Châlons-sur-Saône ?.... Et si c’était Châlons-sur-Marne !... Non, c’est bien le port de Châlons-sur-Saône, avec ses marches en cailloux, où l’on glisse agréablement vers le fleuve ; les deux bateaux rivaux reposent encore, côte à côte, en attendant qu’ils luttent de vitesse ; il y en a un qui est parvenu à couler bas son adversaire, tout récemment.
Déjà le pyroscaphe se remplit de gros marchands, d’Anglais, de commis-voyageurs et des joyeux ouvriers de la Berline. Tout cela descend vers la seconde ville de France ; mais moi, je m’arrête à Mâcon. Mâcon ! c’est devant cette ville même que je passais il y a trois ans, dans une saison plus heureuse ; je descendais vers l’Italie, et les jeunes filles, en costume presque suisse, qui venaient offrir sur le pont, des grappes de raisin monstrueux, étaient les premières jolies filles du peuple que j’eusse vues depuis Paris. En effet, le Parisien n’a point d’idée de la beauté des paysannes et des ouvrières telles qu’on peut les voir dans les villes du midi. Mâcon est une ville à demi suisse, à demi méridionale, fort laide d’ailleurs.
On m’a montré la maison de M. de Lamartine, grande et sombre ; il existe une jolie église sur la hauteur. Un regard de soleil est venu animer un instant les toits plats, aux tuiles arrondies, et détacher le long des murs quelques feuilles de vigne jaunies ; la promenades aux arbres effeuillés souriait encore sous ce rayon.
La voiture de Bourg part à deux heures ; on a visité tous les recoins de Mâcon ; on roule bientôt doucement dans ces monotones campagnes de la Bresse, si riantes en été, — puis on arrive vers huit heures à Bourg.
Bourg mérite surtout d’être remarqué par son église, qui est de la plus charmante architecture byzantine, si j’ai bien pu distinguer dans la nuit, ou bien peut-être de ce style quasi-renaissance qu’on admire à St-Eustache. Tu voudras bien excuser un voyageur, encore brisé par la Châlonnaise, de n’avoir pu éclaircir ce doute en pleine obscurité.
J’avais bien étudié mon chemin sur la carte. Au point de vue des Messageries, des voitures Laffitte, de la poste, — en un mot, selon la route officielle, j’aurais dû me laisser transporter à Lyon et prendre là la diligence pour Genève ; mais la route dans cette direction formait un coude énorme. Je connais Lyon et je ne connais pas la Bresse. J’ai pris, comme on dit, le chemin de traverse.... Est-ce le chemin le plus court ?
Si le journal naïf d’un voyageur enthousiaste a quelque intérêt pour qui risque de le devenir, — apprends que, de Bourg à Genève, il n’y a pas de voitures directes. Fais un détour de dix-huit lieues vers Lyon, un retour de quinze heures vers Pont-d’Ain, et tu résoudras le problème en perdant dix heures.
Mais il est plus simple de se rendre de Bourg à Pont-d’Ain, et là d’attendre la voiture de Lyon.
« Vous en avez le droit, me dit-on ; la voiture passe à onze heures, vous arriverez à trois heures du matin. »
Une patache arrive à l’heure dite, et, quatre heure après, le conducteur me dépose sur la grande route avec mon bagage à mes pieds.
Il pleuvait un peu : la route était sombre ; on ne voyait ni maisons, ni lumière. « Vous allez suivre la route tout droit, me dit le conducteur avec bonté. A un kilomètre et demi environ, vous trouverez une auberge ; on vous ouvrira si l’on n’est pas couché. »
Et la voiture continue sa route vers Lyon.
Je ramasse ma valise et mon carton à chapeau... j’arrive à l’auberge désignée ; je frappe à coups de pavé pendant une heure. — Mais, une fois entré, j’oublie tous mes maux.
L’auberge de Pont-d’Ain est une auberge de cocagne. En descendant le lendemain matin, je me trouve dans une cuisine immense et grandiose. Des volailles tournaient aux broches, des poissons cuisaient sur les fourneaux. une table bien garnie réunissait des chasseurs très-animés. L’hôte était un gros homme et l’hôtesse une forte femme, très-aimables tous les deux.
Je m’inquiétais un peu de la voiture de Genève. « Monsieur, me dit-on, elle passera demain vers deux heures. — Oh ! oh ! — Mais vous avez ce soir le courrier. — La poste — Oui, la poste. — Ah ! très-bien. »
Je n’ai plus qu’à me promener toute la journée. J’admire l’aspect de l’auberge, bâtiment en brique à coins de pierre du temps de Louis XIII. Je visite le village composé d’une seule rue encombrée de bestiaux, d’enfans et de villageois avinés : — c’était un dimanche, — et je reviens suivant le cours de l’Ain, rivière d’un bleu magnifique, dont le cours rapide fait tourner une foule de moulins.
A dix heures du soir, le courrier arrive. Pendant qu’il soupe, l’on me conduit, pour marquer ma place, dans la remise où était sa voiture.
O surprise ! c’était un panier.
Oui, un simple panier suspendu sur un vieux train de voiture, excellent pour contenir les paquets et les lettres ; mais le voyageur y passait à l’état de simple colis.
Une jeune dame en deuil et en larmes arrivait de Grenoble par ce véhicule incroyable ; je dus prendre place à ses côtés.
L’impossibilité de se faire une position fixe parmi les paquets confondait forcément nos destinées ; la dame finit par faire trêve à ses larmes, qui avaient pour cause un oncle décédé à Grenoble. Elle retournait à Ferney, pays de sa famille.
Nous causâmes beaucoup de Voltaire. Nous allions doucement à cause des montées et des descentes continuelles. Le courrier, trop dédaigneux de sa voiture pour y prendre place lui-même, fouettait d’en bas le cheval qui frisait de temps en temps la crête des précipices.
Le Rhône coulait à notre droite à quelques centaines de pieds au-dessous de la route ; des postes douaniers se montraient ça et là dans les rochers, car de l’autre côté du fleuve est la frontière de la Savoie.
De temps en temps nous nous arrêtions un instant dans des petites villes, dans des villages où l’on n’entendait que les cris des animaux réveillés par notre passage. Le courrier jetait des paquets à des mains ou à des pattes invisibles, et puis nous repartions au grand trot de son petit cheval.
Vers le point du jour, nous aperçumes, du haut des montagnes, une grande nappe d’eau, vaste et coupant au loin l’horizon comme une mer : c’était le lac Léman.
Une heure après nous prenions le café à Ferney, en attendant l’omnibus de Genève.
De là, en deux heures, par des campagnes encore vertes, par un pays charmant, au travers des jardins et des joyeuses villas, j’arrivais dans la patrie de Jean-Jacques Rousseau.
La cuisine est assez bonne à Genève, et la société fort agréable. Tout le monde parle parfaitement français, mais avec une espèce d’accent qui rappelle un peu la prononciation de Marseille. Les femmes sont en général fort jolies et ont toutes un type de physionomie qui permettrait de les distinguer parmi d’autres. Elles ont en général les cheveux noirs ou châtains, mais leur carnation est d’une blancheur et d’une finesse éclatantes, leurs traits sont réguliers, leurs joues colorées, leurs yeux beaux et calmes. Il m’a semblé voir que les plus belles étaient celles d’un certain âge ou plutôt d’un âge certain. Alors les bras et les épaules sont admirables, mais la taille un peu forte. Ce sont des femmes dans les idées de Sainte-Beuve, des beautés Lakistes ; et si elles ont des bas bleus, il doit y avoir de fort belles jambes dedans.
Tu ne m’as pas encore demandé où je vais : le sais-je moi-même ? Je vais tâcher de voir des pays que je n’aie pas vus ; et puis, dans cette saison, l’on n’a guère le choix des routes ; il faut prendre celle que la neige, l’inondation ou les voleurs n’ont pas envahie. Les récits d’inondation sont, jusqu’ici, les plus terribles. On vient de nous en faire un dont les circonstances sont si bizarres que je ne puis résister à l’envie de te l’envoyer.
Un courrier chargé de dépêches a passé ces jours derniers la frontière, se rendant en Italie. C’était un simple attaché ; très flatté de rouler aux frais de l’Etat dans une belle chaise de poste neuve, bien garnie d’effets et d’argent ; en un mot, un jeune homme en belle position : son domestique par derrière, très-enveloppé de manteaux.
C’était le soir, la route se trouvait en plusieurs endroits traversée par les eaux ; il se présente un torrent plus rapide que les autres, le postillon espère le franchir de même ; pas du tout, voilà l’eau qui emporte la voiture, et les chevaux sont à la nage ; le postillon ne perd pas la tête, il parvient à décrocher son attelage et l’on ne le revoit plus.
Le domestique se jette à bas de son siège, fait deux brasses et gagne le bord. Pendant ce temps, la chaise de poste, toute neuve, comme nous avons dit, et bien fermée, descendait tranquillement le fleuve en question. Cependant que faisait l’attaché ?... Cet heureux garçon dormait.
On comprend toutefois qu’il s’était réveillé dès les premières secousses. Envisageant la question de sang-froid, il jugea que sa voiture ne pouvait flotter longtemps ainsi, se hâta de quitter ses habits, baissa la glace de la portière, où l’eau n’arrivait pas encore, prit ses dépêches dans ses dents, et, d’une taille fluette, parvint à s’élancer dehors.
Pendant qu’il nageait bravement, son domestique était allé chercher du secours au loin. De telle sorte qu’en abordant au rivage, notre envoyé diplomatique se trouva seul et nu sur la terre comme le premier homme. Quant à sa voiture, elle voguait déjà fort loin.
En faisant quelques pas, le jeune homme aperçut heureusement une chaumière savoyarde et se hâta d’aller demander asile. Il n’y avait dans cette maison que deux femmes, la tante et la nièce. Tu peux juger des cris et des signes de croix qu’elles firent en voyant venir à elles un monsieur déguisé en modèle d’académie.
L’attaché parvint à leur faire comprendre la cause de sa mésaventure, et, voyant un fagot près du foyer, dit à la tante qu’elle le jetât au feu et qu’on la paierait bien. « Mais, dit la tante, puisque vous êtes nu, vous n’avez pas d’argent. » Ce raisonnement était inattaquable. Heureusement le domestique arriva dans la maison, et cela changea la face des choses. Le fagot fut allumé, l’attaché s’enveloppa dans une couverture et tint conseil avec son domestique.
La contrée n’offrait aucunes ressources ; cette maison était la seule à deux lieues à la ronde ; il fallait donc repasser la frontière pour chercher des secours. « Et de l’argent ! » dit l’attaché à son Frontin.
Ce dernier fouilla ses poches, et, comme le valet d’Alceste, il n’en put guère tirer qu’un jeu de cartes, une ficelle, un bouton et quelques gros sous, le tout fort mouillé.
« Monsieur ! dit-il, une idée ! Je me mettrai dans votre couverture, et vous prendrez ma culotte et mon habit. En marchant bien, vous serez dans quatre heures à A***, et vous y trouverez ce bon général T... qui nous faisait tant de fête à notre passage. »
L’attaché frémit de cette proposition : endosser une livrée, passer le pantalon d’un domestique et de se présenter ainsi aux habitans d’A***, au commandant de la place et à son épouse ! Il avait trop vu Ruy-Blas pour admettre ce moyen.
« Ma bonne femme, dit-il a son hôtesse, je vais me mettre dans votre lit, et j’attendrai le retour de mon domestique que j’envoie à la ville d’A*** pour chercher de l’argent. »
La Savoyarde n’avait pas trop de confiance ; en outre elle et sa nièce couchaient dans ce lit et n’en avaient pas d’autre ; cependant la diplomatie de notre envoyé finit par triompher de ce dernier obstacle. Le domestique partit, et le maître reprit comme il put son sommeil d’une heure avant, si fâcheusement troublé.
Au point du jour, il s’éveilla au bruit qui se faisait à la porte. C’était son valet, suivi de sept lanciers. Le général n’avait pas cru devoir faire moins pour son jeune ami. — Par exemple, il n’envoyait aucun argent.
L’attaché sauta à bas de son lit.
— Que diable le général veut-il que je fasse de sept lanciers ? Il ne s’agit pas de conquérir la Savoie !
— Mais, monsieur, dit le domestique, c’est pour retirer la voiture.
— Et où est-elle, la voiture !...
On se répandit dans le pays. Le torrent coulait toujours avec majesté ; mais la voiture n’avait laissé nulle trace. Les Savoyardes commencèrent à s’inquiéter. Heureusement notre jeune diplomate de manquait pas d’expédiens. Ses dépêches à la main, il convainquit les lanciers de l’importance qu’il y avait à ce qu’il ne perdît pas une heure, et l’un de ces militaires consentit à lui prêter son uniforme et à rester à sa place dans le lit, ou bien devant le feu, roulé dans la couverture, à son choix.
Voilà donc l’attaché qui repart pour A*** laissant un lancier en gage chez les Savoyardes (nous espérons qu’il n’en est rien résulté qui pût troubler l’harmonie entre les deux gouvernemens). Arrivé dans la ville il s’en va trouver le commandant qui avait peine à le reconnaître sous son uniforme.
— Mais, général, je vous avais prié de m’envoyer des habits et de l’argent....
— Votre voiture est donc perdue ? dit le général.
— Mais jusqu’à présent on n’en a pas de nouvelles ; lorsque vous m’aurez donné de l’argent, il est probable que je pourrai la faire retirer de l’eau par les gens du pays.
— Pourquoi employer des gens du pays, puisque nous avons des lanciers qui ne coûtent rien !
— Mais, général, on ne peut pas tout faire avec des lanciers ! Et quand vous m’aurez prêté quelque autre habit...
— Vous pouvez garder celui-ci ; nous en avons encore en magasin...
— Eh bien ! avec les fonds que vous pourrez m’avancer, je vais me transporter sur les lieux.
— Pardon, mon cher ami ; je n’ai pas de fonds disponibles... mais tout le secours que l’autorité militaire peut mettre à votre disposition...
— Pour Dieu, général, ne parlons plus de vos lanciers !... Je vais tâcher de trouver de l’argent dans la ville, et je n’en suis pas moins votre obligé du reste.
— Tout à votre service, mon cher ami.
L’attaché n’inspira pas grande confiance au maire et au notaire de la ville, surtout sous l’habit qu’il portait. Il fut contraint d’aller jusqu’à la sous-préfectuer la plus voisine, où, après bien des pourparlers, il obtint ce qu’il lui fallait. La voiture fut retirée toute brisée, le lancier fut dégagé, les Savoyardes bien payées de leur hospitalité, et notre diplomate repartit par le courrier.
On pourrait faire tout un vaudeville là-dessus, en gazant toutefois certains détails. Le lancier, laissé en gage, ne peut pas rester tout le temps dans un lit. On le trouve fort aimable ainsi. On rit beaucoup ; un mariage s’ébauche et l’attaché paie la dot.
Mais il n’y a de dénouemens qu’au théâtre, la vérité n’en a jamais. — Veux-tu savoir le nom de l’attaché !... C’était mon cousin Henri, parti de Paris en même temps de moi, et plus maltraité encore en chaise de poste que je ne l’ai été dans les véhicules modestes que j’ai rencontrés.
Au fond, ces malheurs m’épouvantent ; pourquoi n’attendrais-je pas le printemps dans cette bonne ville de Genève, où les femmes sont si jolies, la cuisine passable, le vin, notre vin de France, et qui ne manque, hélas ! que d’huîtres fraîches et de carpes du Léman.
Si je change de résolution, je te l’écrirai.
GÉRARD DE NERVAL.
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