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LE VALOIS DE GÉRARD DE NERVAL

LE TEMPS DES RETOURS EN VALOIS

 

1852, LES NUITS D’OCTOBRE

En octobre et novembre 1852, L’Illustration publie en cinq livraisons (9, 23, 30 octobre, 6, 13 novembre) un texte que Nerval a intitulé Les Nuits d’octobre. Il s’agit, d’après les premières phrases, de faire le récit d’un court voyage aux environs de Paris : « Ne pouvant m’éloigner beaucoup cet automne, j’avais formé le projet d’un simple voyage à Meaux ». Nous n’en saurons pas plus pour l’instant sur le choix, à l’improviste, semble-t-il, de cette destination. Pour se rendre à Meaux, Nerval a choisi de prendre le train, en empruntant la toute récente ligne du « chemin de fer de Strasbourg », inaugurée le 17 juillet 1851 par Napoléon III, qui part de la gare de l’Est et dont la construction s’était achevée en 1850. Il est « un peu plus de midi », mais l’horaire des départs ayant changé depuis « le 1er du mois » (les horaires changeaient au 1er septembre), Nerval va devoir attendre le départ suivant à « trois heures et demie ». Il s’installe donc devant un verre d’absinthe au café Vachette, feuillette distraitement les journaux, et notamment la Revue britannique, où un article intitulé « La Clé des rues » attire son attention. Il rencontre, toujours à l’improviste, un « ami », dont il y a tout lieu de penser qu’il s’agit en fait d’un double de lui-même, tant il lui ressemble: badaud de Paris, fasciné par les spectacles de la rue, particulièrement les marchands d’oiseaux, causeur infatigable, noctambule qui craint de réveiller son portier en rentrant de nuit, tout cela ressemble fort à Nerval. De conversations en visites de restaurants, le train de trois heures et demie est raté, et il faut attendre maintenant celui de sept heures le lendemain matin. Inutile de rentrer chez soi, mieux vaut passer la nuit à vagabonder dans un Paris nocturne et un peu louche, qui ressemble à ceux de Sébastien Mercier et Restif de La Bretonne. Télescopage de deux projets ? Les feuilletons des 9, 23 et 30 octobre seront consacrés à l’errance nocturne dans Paris, et seuls les deux derniers feuilletons des 6 et 13 novembre concerneront Meaux et les errances en Valois.

Le récit perd donc apparemment de vue son projet initial de voyage à Meaux pour entraîner le lecteur dans un périple nocturne dans le Paris « obscur », le « Paris canaille », ponctué de haltes arrosées au café Vachette, chez le rôtisseur et au « Bal des chiens » de la rue Saint-Honoré, au carreau des Halles, aux « charniers » de la Fontaine des Innocents, chez Baratte, chez Paul Niquet, haltes entrecoupées d’anecdotes plus ou moins connues sur les salades et les chocolats de Saint-Cricq, le café des Aveugles du Palais-Royal, d’incursions dans des lieux étranges tels la société chantante maçonnique près de l’Athénée, et de conversations populaires saisies au vol de la femme Rubens et de son muffeton, des marchands de la Halle, ou de la chiffonnière au petit verre de verjus.

La dernière phrase du feuilleton de L’Illustration du 30 octobre renoue avec le projet initial : « Je crois qu’il est temps de me diriger vers l’embarcadère de Strasbourg, emportant dans ma pensée le vain fantôme de cette nuit. » À Meaux, Nerval va vivre deux journées et surtout une nuit agitées. À peine arrivé, alors qu’il pleut à verse, son regard est attiré dans un café par l’annonce, sur une « énorme affiche rouge » d’un spectacle forain qui a lieu tous les soirs jusqu’au « dimanche 5 courant ». C’est le 5 septembre, et non octobre, qui tombe un dimanche cette année-là, il semble donc que ces « Nuits d’octobre » soient des nuits de septembre. Ces spectacles populaires ont toujours fasciné Nerval ; Les Faux Saulniers en offrent deux exemples avec le montreur de phoques à Versailles (feuilleton du 27 octobre 1850) et le vendeur d’orviétan de la place Saint-Germain-L’Auxerrois (feuilleton du 7 novembre 1850), et plusieurs de ses amis (Monselet, Asselineau) témoignent de ce goût, notamment sur la place du Carrousel à Paris, avant les démolitions du quartier du Doyenné et de la rue Saint-Thomas-du-Louvre. À Meaux, le forain, M. Montaldo, présente des danses de caractère, espagnole et italienne, mais surtout un « phénomène ». Cette appellation, très baudelairienne, désigne, selon l’affiche que Nerval nous cite in extenso, une Vénitienne à l’extraordinaire chevelure en laine mérinos. Faute de mieux, Nerval se rend le soir au spectacle, qui commence par un air de Figaro interprété par Montaldo, se poursuit par une cachucha, avec une fausse Espagnole aux faux mollets ronds, danse qui prélude à l’entrée en scène de la Vénitienne aux cheveux mérinos. Une fois la représentation terminée, à minuit, la soirée se poursuit au café de Mars avec les quatre comédiens, autour de verres de « bière de mars » et de punch, agrémentée d’un brin de cour aux deux artistes féminines. Du coup, la voiture, dont on apprendra plus tard que c’est celle qui devait le mener à Dammartin, est partie sans lui. À l’hôtel de la Syrène, son sommeil est agité par un rêve : des corridors, des corridors sans fin, des escaliers que l’on monte et que l’on descend, tandis que des petits gnômes lui dévissent la tête pour récurer son cerveau des effets de la rencontre arrosée de la soirée. Réveillé à cinq heures du matin, il va s’installer au Café du Commerce, et, le café n’étant pas encore prêt, demande de quoi écrire, « un petit chat blanc qui a les yeux verts » sur les genoux, et la Marne aux « teintes plombées » coulant devant lui sous le pont des Arches.

Présentée ainsi, la temporalité des événements se coordonne parfaitement. Mais ce n’est pas le choix littéraire de Nerval. Le récit, mené sur le mode de l’écriture excentrique, fonctionne en permanence par ellipses, analepses et prolepses, bouleversant l’ordre de succession temporelle des événements. Ainsi, la représentation des artistes forains ne nous sera pas racontée au chapitre XVI (feuilleton du 6 novembre), qui indique seulement de façon elliptique : « […] je ne sortis de la représentation qu’après minuit », mais seulement au chapitre XXI (feuilleton publié 15 jours plus tard). De même, le chœur des gnômes, au chapitre XVIII, anticipe sur le récit de la soirée arrosée en compagnie des artistes de la petite troupe qui ne sera fait, partiellement, qu’au chapitre XX. L’intérêt littéraire d’une telle technique d’écriture est évident : en jouant sur les ruptures du temps de l’histoire, le récit accentue le caractère d’étrangeté de ces deux jours passés à Meaux, et justifie pleinement la qualité d’humoriste (au sens anglais du terme) dont se réclame Nerval. Mais il y a plus. Si Nerval a fait un premier pas vers son Valois en 1850 avec Les Faux Saulniers, masqué par l’alibi de la recherche historique de la famille Longueval-Bucquoy, avec Les Nuits d’octobre, il n’y a plus de nom résonnant comme un souvenir d’enfance comme alibi au retour en Valois, et ce n’est que par les contorsions géographiques les plus compliquées que l’on va tenter une approche de la terre aimée. Les multiples distorsions du récit témoignent de la difficulté de cette approche, suscitant une accumulation d’obstacles qui empêcheront finalement la satisfaction du désir.

Reprenons pas à pas les étapes de ce retour manqué en Valois. Pourquoi Nerval se rend-il à Meaux ? Il dira lui-même plus loin : « Il convient d’avouer que je n’ai rien à faire dans ce pays ». Ruse de la conscience qui rêve sans se l’avouer d’une autre destination ? Au chapitre XXII (donc fort tardivement, dans la dernière livraison du 13 novembre), il nous explique par le menu quel était son projet : il devait aller à Meaux, (toujours sans nous expliquer pourquoi) par le train qui part de la gare de Strasbourg et, de là, prendre la voiture omnibus pour Dammartin, puis traverser à pied les bois d’Ermenonville et, en suivant les bords de la Nonette, parvenir, après trois heures de marche, à Senlis, où il prendrait la voiture omnibus de Creil. C’est qu’en fait, sa destination n’est pas Meaux — qui n’est pas en Valois — , mais Creil — qui est bien en Valois —, pour une hypothétique chasse à la loutre, « sur les bords de l’Oise », à laquelle l’a convié, dit-il, un « ami » limonadier. Un simple coup d’œil sur une carte fait saisir l’incongruité d’un tel itinéraire : ne suffisait-il pas pour se rendre à Creil de prendre, comme autrefois, la diligence qui, suivant la route de Flandre, l’aurait amené directement à Senlis, d’où il ne restait qu’une dizaine de kilomètres à faire pour être à Creil, ou encore, beaucoup plus simplement, prendre la nouvelle ligne de chemin de fer qui l’y aurait conduit directement. Le bizarre itinéraire choisi par Nerval ne prend sens qu’à mesure que les noms familiers de l’enfance viennent s’y inscrire : Dammartin, Ermenonville, les bords de la Nonette, Senlis. Et si l’on regarde d’encore plus près la carte, on voit que l’itinéraire à pied de Dammartin à Ermenonville passe nécessairement par Othis et par Ver-sur-Launette, tout l’univers familier de la petite enfance, déjà évoqué dans Les Faux Saulniers et qui sera repris, en une recomposition des souvenirs, dans Sylvie. Bien sûr, le désir de retrouver les chemins de l’enfance ne s’avoue pas encore clairement, et Nerval, tout à fait conscient de l’incongruité d’un tel itinéraire en rejette la responsabilité, avec une mauvaise foi évidente, sur le chemin de fer du Nord « tortu, bossu, qui fait un coude considérable avant de parvenir à Creil », alors qu’il vient lui-même de s’imposer un « coude » autrement plus considérable en partant vers l’Est… pour aller au Nord.

En fait, ce chemin désiré au bord de la Nonette, Nerval ne le fera pas. Comme dans Les Faux Saulniers où ce même parcours d’Ermenonville à Ver-sur-Launette avec Sylvain fut semé d’embûches (égarement, boue, chardons), toutes sortes d’obstacles s’accumulent pour en interdire l’accès. Malchance, acte manqué ? À Meaux d’abord, Nerval rate l’omnibus de Dammartin, et s’entend bizarrement conseiller de prendre la voiture de Nanteuil-le-Haudoin, qui le mettra « à une lieue d’Ermenonville ». Conseil fallacieux, comme celui des lavandières d’Ermenonville dans Les Faux Saulniers : n’était-il pas plus simple de lui conseiller de prendre la voiture qui menait directement à Senlis, par une route appelée alors justement « Route de Senlis », (aujourd’hui N. 330), puis à Creil ? Nouvel obstacle, météorologique cette fois : une forte pluie a détrempé les chemins, devenus impraticables. Égaré à Nanteuil-le-Haudoin, il ne lui reste plus, lui dit-on, qu’à prendre une voiture pour Crépy-en-Valois, où une autre voiture le conduira sur les bords de l’Oise… Ici encore, fallacieuses informations : Crépy-en-Valois, situé à 12 kms au Nord-Est de Nanteuil-le-Haudoin, éloigne de Creil, sans vraiment rapprocher des bords de l’Oise… « Trois heures plus tard », le voilà donc à Crépy-en-Valois, attendant la voiture qui le conduira « sur les bords de l’Oise ». Mais là, un dernier obstacle, décisif celui-là, mettra définitivement fin au projet : arrêté par les gendarmes faute de pouvoir présenter son passeport oublié à Meaux, il passera la nuit en prison à Crépy, et de là il ira, fers aux pieds pour une partie du trajet (vingt-et-un kms tout de même) jusqu’à Senlis, pour y être présenté au substitut du procureur. Le cauchemar s’achève là puisqu’à Senlis, Nerval est connu. La chasse a la loutre est ratée, il ne reste plus qu’à rentrer à Paris par le chemin de fer du Nord.

Le récit de ce retour raté en Valois est aussi celui qui inaugure les premiers récits de rêves : une coïncidence ? Nerval a longtemps cherché à cacher ou à minimiser ses crises hallucinatoires. En 1841, à Ida Ferrier-Dumas, il parle de sa perte de conscience délirante comme d’un « rêve très amusant », qu’il regrette, au fond. Ce n’est que tardivement qu’il acceptera d’en assumer la dimension créatrice. Les Nuits d’octobre constituent le premier essai de récit de rêve. Encore ne le fait-il que sur le mode humoristique, en brouillant le caractère personnel des rêves avec des références plastiques ou littéraires : comment ne pas songer aux prisons de Piranese en lisant au chapitre XVII : « des corridors… des escaliers où l’on monte, où l’on descend, où l’on remonte […] »? Quant aux petits gnômes dans le « goût allemand », Nerval en donne la référence explicite aux légendes « recueillies par Simrock ». Pourtant ici, de telles références ne servent pas d’inspiration, mais de masque au rêve authentiquement vécu. En effet, le bas des escaliers à la Piranese « trempe dans une eau noire agitée par des roues, sous d’immenses arches de pont… à travers des charpentes inextricables ». Cette image onirique est exactement ce qu’a vu Nerval en rentrant à l’hôtel de la Syrène nuitamment et passant à proximité du Pont du Marché (qu’il appelle ici Pont des Arches). Ce pont de Meaux, qui se continuait par la rue aux Cerfs, à l’angle de laquelle se trouvait le Café du Commerce, comme le montrent encore de nombreuses cartes postales du début du XXe siècle (ci-contre), était bordé par d’anciens moulins construits sur pilotis, « charpentes inextricables », offrant en effet un spectacle assez sinistre.

Avec Les Nuits d’octobre, Nerval a renouvelé l’expérience de l’écriture excentrique à la manière de Sterne amorcée dans Les Amours de Vienne, et expérimenté le récit de rêve qu’il développera dans Pandora et dans Aurélia, mais surtout, en s’interrogeant sur la question littéraire du réalisme, il s’est confronté au rapport complexe qu’il entretient sur le plan existentiel avec ce même réel : « C’est vrai puisque je le crois » dit-il dans Le Voyage en Orient. La fable « vraie », manœuvre tentée pous esquiver le réel se révèle une équation impossible : « Et puis, qu’est-ce que cela prouve ? » Le récit, donc, tourne court : la destination de Creil pourtant deux fois attestée dans la lettre adressée à son père, de Lille, le 23 mai 1852 et dans la lettre à Buloz, en août 1852, sera atteinte « trop tard » et le Valois une fois encore confisqué. Symboliquement, le passeport manque pour y pénétrer, et l’arrivée à Senlis est forcée, les fers aux pieds. Ce n’est que par le biais du souvenir, en substituant au cheminement spatial un cheminement temporel, dans une autofiction qui remonte depuis l’enfance jusqu’au présent de l’écriture, que le Valois va pouvoir se reconquérir.

 

Le temps des retours en Valois, Sylvie >>>

Meaux: les "terribles moulins à eau" sur pilotis du pont des Arches

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Illustration des Nuits d'octobre par Gavarni, 4e livraison de L'Illustration, 6 novembre 1852

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Meaux : le pont du Marché (autrefois pont des Arches) et le café du Commerce

Meauxmoulinssurpilotis
Piranese

"Des corridors! des corridors sans fin. Des escaliers - des escaliers où l'on monte, où l'on descend, où l'on remonte..." Prisons de Piranese

Numéro du 9 octobre 1852 de L'Illustration, 1ere livraison des Nuits d'octobre

Illustration6novembre1852

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