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1843, LE VOYAGE EN ORIENT

 

L'ÎLE DE CYTHÈRE

Carte de l'île de Cythère

 

1843, LE VOYAGE EN ORIENT

CYTHÈRE, LE VOYAGE ARCHÉOLOGIQUE

Parti de Marseille le 1er janvier 1843 Le Mentor, a fait escale à Malte le 8, puis dans l’île grecque de Syra le 11. Entre ces deux escales se situe celle de quelques heures qu’il fit, accidentellement, dans l’île de Cythère. On a douté de l’authenticité de cette escale à Cythère, sous le prétexte que Nerval n’en parle pas dans les lettres qu’il adresse à son père, de Malte le 8 janvier, et le 16, d’Alexandrie. Pourtant, l’escale obligée à Cythère est expliquée par Nerval lui-même par la nécessité d’y déposer (Cérigo est alors anglaise) le corps d’un Anglais décédé à bord et les détails qu’il donne sur son excursion au site d’Aplunori manifestent une expérience vécue. Sur cette escale, Nerval publia trois articles dans L’Artiste, le 30 juin 1844 et le 11 août 1844 sous le même titre :Voyage à Cythère 1 et 2, et le 1er juin 1845, sous le titre : Souvenirs de l’Archipel. Cérigo. Archéologie, ruines de Cythère, Les trois Vénus, qui constitueront les chapitres XII à XVIII de l’Introduction au Voyage en Orient.

Le Mentor longe l’île par le nord, « vis à vis du cap Saint-Ange », pointe extrême de la Morée (ou Péloponnèse) que l’on aperçoit, dit Nerval à quatre lieues en mer avant d’aller mouiller dans la rade de San Nicolo. D’abord déçu par l’aspect morne de l’île qui n’offre à la vue que son gibet à trois branches, ses arides rochers et un improbable chasseur anglais, Nerval laisse sa pensée dériver vers l’antique culte des deux Vénus, la sévère Vénus-Uranie et la populaire Vénus « des poètes ». La rêverie fait remonter en lui le souvenir littéraire de l’Hypnérotomachia, œuvre de la Renaissance de Francesco Colonna, dans laquelle le couple mystique de Polyphile (Nerval adopte toujours cette graphie) et Polia viennent recevoir à Cythère l’initiation au culte de la déesse. Sur l’auteur, le moine Francesco Colonna et sur Lucrecia Polia de Trévise, Nerval, s’en tient aux données pseudo-historiques qu’adopte Charles Nodier dans sa nouvelle intitulée Franciscus Columna. Il est en revanche évident qu’il connaît bien Le Songe de Poliphile, qu’il a lu sans doute dans l’adaptation en langue française que Jean Martin en avait donnée en 1546. Le récit est construit sur le motif, bien fait pour séduire Nerval, du songe, mis en abyme puisque le héros, Poliphile, perdu dans une forêt obscure, s’endort, rêve, puis rêve qu’il rêve, et c’est dans la distance de ce double état onirique que va se dérouler le parcours initiatique qui le mène devant d’étranges constructions antiques dont il ne parvient pas toujours à déchiffrer les inscriptions, et la rencontre de la nymphe en laquelle il reconnaitra Polia. Parvenus tous deux devant le temple de la divinité (chapitres XVII et XVIII), ils sont unis selon le rite très exactement décrit par Nerval, avant de se trouver entraînés sur la barque d’Eros dans l’île de Cythère (chapitres XXI à XXIV) où ils seront conduits à la fontaine de Vénus et au sépulcre d’Adonis. Ce récit fantastique d’une errance onirique jalonnée de références érudites et mystiques à l’Antiquité, de descriptions architecturales ésotériques sur fond de philosophie amoureuse d’inspiration néo-platonicienne a, tout autant que celui d’Adoniram et Balkis qui fera l’objet des Nuits du Ramazan, obsédé Nerval qui, dans Sylvie, dit qu’il souhaitait en faire un drame.

L’abord du récit de l’escale à Cythère semble donc tout érudit et livresque, et Nerval s’en excuse lui-même au début du second article : « Quelques savants ont pu sourire en me voyant citer Polyphile comme une autorité dans le détail que j’ai donné de la Messe de Vénus ; Polyphile, c’est-à-dire Francesco Colonna, était plus poète que savant sans doute, ce qui n’empêche pas qu’il n’ait puisé certaines parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines, et je pouvais faire de même, mais j’ai mieux aimé le citer. » Ce n’est que dans le troisième article, que près d’un an sépare des deux premiers, que Nerval revient « sur le terrain », en faisant le récit de son excursion archéologique aux ruines de ce qu’il pense être le temple de Vénus sur la colline d’Aplunori. Tandis que ses compagnons de voyage s’en vont visiter le village de Potamo, au nord de l’île, Nerval va profiter de l’opportunité qui lui est offerte par cette escale improvisée, pour vérifier les données de la lecture qu’il a faite de l’ouvrage d’Antoine Sérieys : Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années V et VI (1797 et 1798), t. I, publié à Paris en 1799. Cette lecture (identifiée par G. Rouger dans son édition du Voyage en Orient, Imprimerie nationale, 1950), Nerval a très bien pu la faire dans la bibliothèque de son père Étienne Labrunie, dont on sait qu’elle était fort riche en ouvrages d’histoire, et sans doute particulièrement concernant l’époque révolutionnaire et impériale.

Dans cet ouvrage, Sérieys fait la relation du voyage de deux commissaires de la République française à Cérigo, au terme de la Campagne d’Italie de Bonaparte, qui libéra l’île de la tutelle vénitienne. Les chapitres XII à XIV sont consacrés à l’exploration du site d’Aplunori par Nicolo Stephanopoli. Remettant quarante ans plus tard ses pas dans ceux du personnage de Sérieys, Nerval entreprend le même cheminement, mais en prenant en compte la présence britannique qui depuis le Congrès de Vienne en 1815 a autorité sur l’île et pille sans vergogne ses antiquités : « […] il est une sorte de richesse dont nos voisins ont encore pu dépouiller l’antique Cythère, je veux parler de quelques bas-reliefs et statues qui indiquaient encore les lieux dignes de souvenir. Ils ont enlevé d’Aplunori une frise de marbre sur laquelle on pouvait lire, malgré quelques abréviations, ces mots qui furent recueillis en 1798 par les deux commissaires de la république française, Dimo et Nicolo Stephanopoli : « Nasz Ajrodithz qeaz kuriaz Kuqhriwu kai pantoz kosmon, “Temple de Vénus, déesse maîtresse des Cythériens et du monde entier ”» Après avoir traversé un petit bois qu’il pense être le vestige végétal du bois sacré consacré à la divinité, Nerval cherche vainement la trace de la pierre tumulaire observée par Nicolo Stephanopoli. Ici encore, les Anglais en ont dépouillé le site : « […] en outre un bas-relief enlevé aussi par les Anglais avait servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois d’Aplunori. On y distinguait les images de deux amants venant offrir des colombes à la déesse, et s’avançant au-delà de l’autel près duquel était déposé le vase des libations. La jeune fille, vêtue d’une longue tunique, présentait les oiseaux sacrés, tandis que le jeune homme, appuyé d’une main sur son bouclier, semblait de l’autre aider sa compagne à déposer son présent aux pieds de la statue. Vénus était vêtue à peu près comme la jeune fille, et ses cheveux, tressés sur les tempes, descendaient en boucles sur le col. » La description, fort précise, dont on aura noté l’analogie avec la scène d’initiation de Poliphile et Polia, provient de la gravure figurant à la page 139 du volume de Sérieys (ci-contre), montrant le tombeau en volume, puis le bas-relief, et enfin une partie de l’inscription en caractères grecs . Comme Stephanopoli, Nerval ne peut ensuite que deviner les traces de l’antique temple de Vénus ouranienne (« céleste », dit Nerval) que l’on appelle encore, sur les cartes anciennes, Palais de Ménélas (ci-contre). Nerval va poursuivre sa prospection, chtonienne cette fois, en quête des vestiges de l’antique Cythère voisine de Palæo-Castro, en suivant dans son excursion les informations recueillies dans la lecture (également identifiée par G. Rouger, op. cit.) de l’ouvrage de A. L. Castellan, qui fit partie en tant que dessinateur d’une expédition envoyée à Constantinople sous l’Empire, dont la Lettre III (p. 21-30) de ses Lettres sur la Morée et les îles de Cérigo, Hydra et Zante, publiées en 1808, évoque les « catacombes creusées dans le roc ; chambres sépulchrales, sarcophages ; temples souterrains », mais sans commentaires concernant le culte de Vénus-Uranie : « En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes catacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de la ville et où l’on monte par un sentier taillé dans la pierre. » Là se découvre un enchevêtrement de sépulcres contenant des sarcophages, plus ou moins fouillés : « Des curieux ont déblayé l’entrée d’une salle plus considérable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est vaste, carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des chapelles, car selon bien des gens cette excavation immense serait la place d’un temple consacré aux divinités souterraines. » Pour Nerval, ce serait peut-être le lieu où l’on vénérait l’autre Vénus, l’austère et inquiétante Vénus-Uranie : « Est-ce là la Vénus souterraine, la Vénus du sommeil et de la mort ? celle qu’on représentait aux enfers, unissant Pluton à la froide Perséphone, et qui, encore sous le surnom d’Aînée des Parques, se confond parfois avec la belle et pâle Némésis ? » L’antique Cythère, abordée dans la lumineuse évocation de Watteau, devient « l’île triste et noire » qu’évoque Baudelaire, dans « Un voyage à Cythère », directement inspiré par le récit nervalien.

Vénus ouranienne, Vénus chtonienne et Vierge chrétienne, elle-même avatar de la grande mère Isis, Nerval construit sur les ruines visitées de Cythère son propre « féminin céleste » : « Certes, il n’était pas difficile de trouver dans ses trois cents surnoms et attributs la preuve qu’elle appartenait à la classe de ces divinités panthées, qui présidaient à toutes les forces de la nature dans les trois régions du ciel, de la terre et des lieux souterrains. Mais j’ai voulu surtout montrer que le culte des Grecs s’adressait principalement à la Vénus austère, idéale et mystique, que les néo-platoniciens d’Alexandrie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. »

 

 

LE VOYAGE EN ORIENT, TROIS MOIS AU CAIRE >>>

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LE SONGE DE POLIPHILE

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Dans l'Hypnerotomachie, plusieurs gravures illustrent

Après leur union, Poliphile est invité par Polia à visiter un temple en ruine où il va déchiffrer plusieurs inscriptions antiques, dont certaines en rébus sous forme de hiéroglyphes.

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Illustrations du Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années V et VI (1797 et 1798, d'Antoine Sérieys : le site d'Aplunori et tombeau trouvé à Aplunori

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Carte établie par Barbié du Bocage du site d'Aplunori et de l'antique Cythère, avec les "ruines d'un temple appelé par les habitants Palais de Ménélas", le ruisseau "avec cascade", les sites de Palaeo-Castro et Palaeo-Polis, ruines de l'antique Cythère, et l'endroit où se trouvent les "tombeaux taillés dans le roc". Ces indications correspondent exactement au chemin parcouru par Nerval.

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Baudelaire, autographe de la dédicace à Nerval de son poème intitulé "Voyage à Cythère", avec cette indication destinée à l'imprimeur: "Ici mettre en épigraphe les quelques lignes de prose qui m'ont servi de programme et que je crois avoir lues dans l'Artiste".

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L'ÎLE DE SYRA

Tout autre est le souvenir de Syra (aujourd'hui Syros, située au centre de l'Archipel), sur lequel Nerval ne revient que deux ans plus tard, dans l’article intitulé Souvenirs de l’Archipel. Les Moulins de Syra, publié en novembre 1847 dans L’Artiste. Une première approche, dans l’article intitulé Une journée en Grèce, publié dans le même journal dès 1844 avait donné de l’île une image souriante, dans laquelle Nerval, euphorique, s’enchantait de retrouver in vivo la vieille langue grecque apprise au collège, et se laissait entraîner vers l’église Saint-Georges par une volée d’enfants dépenaillés. Mais là s’amorçait la méditation nostalgique sur la mort des dieux païens de la Grèce antique : « La verte naïade est morte épuisée dans sa grotte, les dieux des bocages ont disparu de cette terre sans ombre, et toutes ces divines animations de la matière se sont retirées peu à peu comme la vie d’un corps glacé. », méditation qui animera les sonnets des Chimères, et tout particulièrement Vers Dorés (devenu Delfica dans Les Chimères), publié en décembre 1845 dans L’Artiste.

Le souvenir de la mésaventure des moulins de Syra, révélé tardivement, en 1847, donne de l’île une image plus dégradée encore d’un monde grec qui, ayant perdu la grandeur de ses croyances païennes antiques, et voué désormais par la présence de riches étrangers à la corruption du jeu et de la prostitution. Désireux de se désaltérer dans une taverne installée dans l’un de ces moulins pour le bien-être des visiteurs étrangers, Nerval se voit entraîné par une vieille vers un autre bouge où : « une sorte de tribu farouche, de sept à huit drôles mal vêtus, remplissaient l’intérieur de la salle basse. Les uns dormaient, d’autres jouaient aux osselets. ». Pire encore, devant son refus d’entrer, la maquerelle lui offre quelque pauvre paysanne : « La vieille leva le pauvre voile bleu de la jeune fille. Je vis une figure pâle, régulière, avec des yeux assez sauvages […] La misère, plus que l’amour, apparaissait dans toute son attitude ».