25 février 1849 — Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, dans La Silhouette, 8e livraison

Après l’épisode inédit de la fuite par Trieste, de la traversée de l’Adriatique et de la mort de l’Anglais, ce 8e feuilleton est la synthèse des trois articles consacrés par Nerval à l’île de Cythère. Deux d’entre eux avaient été publiés les 30 juin 1844 et 11 août 1844, intitulés Voyage à Cythère, et Voyage à Cythère III et IV, publiés dans L’Artiste et signés Gérard de Nerval, eux-mêmes repris en 1848 dans les Scènes de la vie orientale, respectivement chapitres I, « L’Archipel » et II, « La Messe de Vénus », et chapitres III, « Le Songe de Polyphile » et IV, « San-Nicolo ». Le troisième article sur Cythère avait été publié le 1er juin 1845 sous le titre : Souvenirs de l’archipel, Cérigo, Archéologie. Ruines de Cythère. Les trois Vénus, dans L’Artiste, signé Gérard de Nerval, article qui fut repris en 1848 dans les Scènes de la vie orientale, chapitres V, « Aplunori », VI, « Palœocastro » et VII, « Les Tois Vénus » (tous numérotés V).

Ce 8e feuilleton de La Silhouette, qui omet l’évocation des rites à Vénus tirés du Songe de Polyphile, sera repris en 1851 dans l’Introduction du Voyage en Orient, chapitres XI, « L’Adriatique, XII, « L’Archipel », et XV, « San-Nicolo », XVI, « Aplunori », XVII, « Palœocastro », et XVIII, « Les Trois Vénus ».

Voir les notices LE VOYAGE EN ORIENT, VERS L'ORIENT et ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT

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AL-KAHIRA.

SOUVENIRS D’ORIENT.

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XI. — De Trieste à Syra.

 

A bord du Francesco-Primo.

Quelle catastrophe, mon ami ! Comment te dire tout ce qui m’est arrivé, ou plutôt comment oser encore livrer une lettre confidentielle à la poste impériale ! Songe bien que je suis encore sur le territoire de l’Autriche, c’est-à-dire sur les planches qui en dépendent, — le pont du Francesco-Primo, vaisseau du Lloyd autrichien. — Je t’écris en vue de Trieste, ville assez maussade, située sur une langue de terre qui s’avance dans l’Adriatique, avec ses grandes rues qui la coupent à angles droits et où souffle un vent continuel. Il y a de beaux paysages, sans doute, dans les montagnes sombres qui cernent l’horizon, mais tu peux en lire d’admirables descriptions dans Jean Sbogar et Mlle de Marsan de Charles Nodier, il est inutile de les recommencer. Quant à mon voyage de Vienne ici, je l’ai fait en chemin de fer, sauf une vingtaine de lieues dans des gorges de montagnes couvertes de sapins poudrés de frimas.... il faisait très froid. Cela n’était pas gai, mais c’était en rapport avec mes sentimens intérieurs. Contente-toi de cet aveu.

Tu me demanderas pourquoi je ne me suis pas rendu en Orient par le Danube, comme c’était d’abord mon intention. Je t’apprendrai que les aimables aventures qui m’ont arrêté à Vienne beaucoup plus longtemps que je ne voulais y rester, m’ont fait manquer le dernier bateau à vapeur qui descend vers Belgrade et Semlin, où d’ordinaire on prend la poste turque. Les glaces sont arrivées, il n’a plus été possible de naviguer. Dans ma pensée, je comptais finir l’hiver à Vienne et ne repartir qu’au printemps, — peut-être même jamais. Les dieux en ont décidé autrement !

Non, tu ne sauras rien encore. Il faut que j’aie mis l’étendue des mers entre moi et.... un adorable souvenir. Sais-tu maintenant où je vais, par ce beau paquebot du Lloys autrichien ?

Je vais rêver mes amours... dans l’île même de Cithère (Cérigo).

Nous descendons l’Adriatique par un temps épouvantable, impossible de voir autre chose que les côtes brumeuse d’Illyrie à notre gauche et les îles nombreuses de l’archipel Dalmate. Le pays des Monténégrins ne dessine lui-même à l’horizon qu’une sombre silhouette, que nous avons aperçue en passant devant Raguse, ville tout italienne. Nous avons relaché plus tard à Corfou pour prendre du charbon et pour recevoir quelques Albanais commandés par un Turc qui se nomme Soliman Aga. Ces braves gens se sont établis sur le pont, où ils restent accroupis le jour et couchés la nuit, chacun sur son tapis. Le chef seul demeure avec nous, dans l’entrepont, et prend ses repas à notre table. Il parle un peu l’italien et semble un assez joyeux compagnon.

La tempête a augmenté quand nous approchions du détroit. Le roulis était si violent pendant notre dîner que la plupart des convives avait peu à peu regagné ses hamacs.

Dans ces circonstances, où après maintes bravades la table d’abord pleine se dégarnit insensiblement, aus grands éclas de rire de ceux qui résistent à l’effet du tangage, il s’établit entre ces derniers une sorte de fraternité maritime. Ce qui n’était pour tous qu’un repas, devient pour ceux qui restent un festin, qu’on prolonge le plus possiblr. C’est un peu comme la poule au billard ; il s’agit de ne pas mourir.

Mourir !... et tu vas voir si l’allusion est plaisante. Nous étions restés quatre à table, après avoir vu échouer honteusement trente convives. Il y avait outre Soliman et moi, un capitaine anglais et un capucin de la Terre-Sainte, nommé le père Charles. C’était un bonhomme, qui riait de bon cœur avec nous, et qui nous fit remarquer que ce jour là, Soliman-Aga ne s’était pas versé de vin, ce qu’il faisait abondamment d’ordinaire. Il le lui dit en plaisantant.

Pour aujourd’hui, dit le Turc, il tonne trop fort !

Le père Charles se leva de table et tira de sa manche un cigare qu’il m’offrit fort gracieusement.

Je l’allumai, et je voulais encore tenir compagnie aux deux autres, mais je ne tardai pas à sentir qu’il était plus sain d’aller prendre l’air sur le pont.

Je n’y restai qu’un instant. L’orage était encore dans toute sa force. Je me hâtai de regagner l’entrepont. L’Anglais se livrait à de grands éclats de gaîté, et mangeait de tous les plats en disant qu’il consommerait volontiers le dîner de la chambrée entière (il est vrai que le Turc l’y aidait puissamment). Pour compléter sa bravade il demanda une bouteille de vin de Champagne et nous en offrit à tous. Personne de ceux qui étaient couchés dans les cadres n’accepta son invitation. Il dit alors au Turc : « Eh bien ! nous la boirons ensemble ! »

Mais en ce moment le tonnerre grondait encore, et Soliman-Aga, croyant peut-être que c’était une tentation du diable, quitta la table et se précipita dehors sans rien répondre.

L’Anglais, contrarié, s’écria : « Hé bien ! tant mieux, je la boirai tout seul, et j’en boirai encore une autre après !

Le lendemain matin, l’orage était apaisé ; le garçon, en entrant dans la salle, trouva l’Anglais couché à demi sur la table, la tête reposant sur ses bras. On le secoua. Il était mort !

« Bismillah ! » s’écria le Turc. C’est le mot qu’ils prononcent pour conjurer toute chose fatale.

L’Anglais était bien mort. Le père Charles regretta de ne pouvoir prier comme prêtre pour lui, mais certainement il pria en lui-même comme homme.

Étrange destinée ! cet Anglais était un ancien capitaine de la Compagnie des Indes, souffrant d’une maladie de cœur, et à qui l’on avait conseillé l’eau du Nil. Le vin ne lui a pas donné le temps d’arriver à l’eau.

Après tout, est-ce là un genre de mort bien malheureux ?

On va s’arrêter à Cérigo pour y laisser le corps de l’Anglais. C’est ce qui me permet de visiter cette île, où le bateau ne relâche pas ordinairement.

XII.

Hier soir on nous avait annoncé qu’au point du jour nous serions en vue des côtes de la Morée.

J’étais sur le pont dès cinq heures, cherchant la terre absente, épiant à quelque bord de cette roue d’un bleu sombre, qui tourne à l’entour à l’entour sous une autre roue d’un bleu plus clair, mer et ciel, image et miroir de l’infini, attendant la vue du Taygète lointain comme l’apparition d’un dieu. L’horizon était obscur encore, mais l’étoile du matin rayonnait d’un feu clair dont la mer était sillonnée. Les roues du navire chassaient au loin l’écume lumineuse, qui laissait bien loin derrière nous sa longue traînée de phosphore... « Au-delà de cette mer, disait Corinne en se tournant vers l’Adriatique, il y a la Grèce. Cette idée ne suffit-elle pas pour émouvoir. » Et moi, plus heureux qu’elle, plus heureux que Winckelmann, qui la rêva toute sa vie, et que le moderne Anacréon, qui voudrait y mourir, j’allais la voir enfin, lumineuse, sortir des eaux avec le soleil !...

Je l’ai vue ainsi, je l’ai vue ; ma journée a commencé comme un chant d’Homère : c’était vraiment l’Aurore aux doigts de rose qui m’ouvrait les portes de l’Orient ! Et ne parlons plus des aurores de la France, la déesse ne va pas si loin. Ce que nous autres barbares appelons l’aube ou le point du jour, n’est qu’un pâle reflet, terni par l’atmosphère impure de nos climats déshérités. Voyez déjà de cette ligne ardente qui s’élargit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses, épanouis en gerbe, et ravivant l’azur de l’air qui plus haut reste sombre encore. Ne dirait-on pas que le front d’une déesse et ses bras étendus soulèvent peu à peu ce voile des nuits étincelant d’étoiles ? — Elle vient, elle approche, elle glisse amoureusement sur ces flots divins qui ont donné le jour à Cythérée... Mais que dis-je ? devant nous, là-bas, à l’horizon, cette côte vermeille, ces collines pourprées qui semblent des nuages, c’est l’île même de Vénus, c’est l’antique Cythère aux rochers de porphyre : KYTHRH PORFIRYSSA. — Aujourd’hui cette île s’appelle Cérigo, et appartient aux Anglais.

Voilà mon rêve et voici mon réveil ! Le ciel et la mer sont toujours là ; le ciel d’Orient, la mer d’Ionie se donnent chaque matin le saint baiser d’amour ; mais la terre est morte, morte sous la main de l’homme, et les dieux se sont envolés.

Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n’a conservé de toutes ses beautés que ses rocs de porphyre, aussi tristes à voir que de simples rochers de grès. Pas un arbre sur la côte que nous avons suivie, pas une rose, hélas ! pas un coquillage le long de ce bord où les naïades avaient choisi la conque de Cypris. Je demandais au moins les bergers et les bergères de Watteau, leurs navires ornés de guirlandes abordant des rives fleuries ; je rêvais ces folles bandes de pèlerins d’amour aux manteaux de satin changeant... je n’ai rencontré qu’un gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant à l’horizon les brouillards de leur patrie.

Nous nous arrêtâmes bientôt au port San-Nicolo, à la pointe orientale de l’île, vis-à-vis du cap Saint-Ange qu’on voyait distinctement à quatre lieues en mer.

Nous apercevions au midi le rocher qui domine la ville, et d’où l’on peut découvrir toute la surface de Cérigo, ainsi qu’une partie de la Morée, et les côtes mêmes de Candie quand le temps est pur. C’est sur cette hauteur, couronnée aujourd’hui d’un château militaire, que s’élevait le temple de Vénus Céleste. La déesse était vêtue en guerrière, armée d’un javelot, et semblait dominer la mer et garder les destins de l’archipel grec comme ces figures cabalistiques des contes arabes, qu’il faut abattre pour détruire le charme attaché à leur présence. Les Romains issus de Vénus par leur aïeul Enée, purent seuls enlever de ce rocher superbe sa statue de bois de myrthe, dont les contours puissans, drapés de voiles symboliques, rappelaient l’art primitif des Pélasges. C’était bien la grande déesse génératrice, Aphrodite Mélœnia ou la noire, portant sur la tête le polos hiératique, ayant les fers aux pieds, comme enchaînée par force aux destins de la Grèce, qui avait vaincu sa chère Troie. Les Romains la transportèrent au Capitole, et bientôt la Grèce — étrange retour des destinées — appartint aux descendans régénérés des vaincus d’Ilion.

En mettant le pied sur le sol de Cérigo, je n’ai pu songer sans peine que cette île, dans les premières années de notre siècle, avait appartenu à la France. Héritière des possessions de Venise, notre patrie s’est vue dépouillée à son tour par l’Angleterre, qui là, comme à Malte, annonce en latin aux passants sur une tablette de marbre, que « l’accord de l’Europe et l’amour de ces îles lui en ont, depuis 1814, assuré la souveraineté. »

Amour ! dieu des Cythéréens, est-ce bien toi qui as ratifié cette prétention ?

Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à San-Nicolo, j’avais aperçu un petit monument, vaguement découpé sur l’azur du ciel, et qui, du haut d’un rocher, semblait la statue encore debout de quelque divinité protectrice.... Mais, en approchant davantage, nous avons distingué clairement l’objet qui signalait cette côte à l’attention des voyageurs. C’était un gibet, un gibet à trois branches, dont une seule était garnie. Le premier gibet réel que j’aie vu encore, c’est sur le sol de Cythère, possession anglaise, qu’il m’a été donné de l’apercevoir !

Je n’irai pas à Capsali ; je sais qu’il n’existe plus rien du temple que Pâris fit élever à Vénus Dionée, lorsque le mauvais temps le força de séjourner seize jours à Cythère avec Hélène qu’il enlevait à son époux. On montre encore, il est vrai, la fontaine qui fournit de l’eau à l’équipage, le bassin où la plus belle des femmes lavait de ses mains ses robes et celles de son amant ; mais une église a été construite sur les débris du temple, et se voit au milieu du port. Rien n’est resté non plus sur la montagne du temple de Vénus Uranie, qu’a remplacé le fort Vénitien, aujourd’hui gardé par une compagnie écossaise.

Ainsi la Vénus céleste et la Vénus populaire, révérées l’une sur les hauteurs et l’autre dans les vallées, n’ont point laissé de traces dans la capitale de l’île, et l’on s’est occupé à peine de fouiller les ruines de l’ancienne ville de Scandie, près du port d’Avlémona, profondément cachée dans le sein de la terre. 

Le port de San-Nicolo n’offrait à nos yeux que quelques masures le long d’une baie sablonneuse où coulait un ruisseau et où l’on avait tiré à sec quelques barques de pêcheurs ; d’autres épanouissaient à l’horizon leurs voiles latines sur la ligne sombre que traçait la mer au-delà du cap Spati, dernière pointe de l’île, et du cap Malée qu’on apercevait clairement du côté de la Grèce.

Je n’ai plus songé dès lors qu’à rechercher pieusement les traces des temples ruinés de la déesse de Cythère, j’ai gravi les rochers du cap Spati où Achille en fit bâtir un à son départ pour Troie ; j’ai cherché des yeux Cranaë située de l’autre côté du détroit et qui fut le lieu de l’enlèvement d’Hélène ; mais l’île de Cranaë se confondait au loin avec les côtes de la Laconie et le temple n’a pas laissé même une pierre sur ces rocs, du haut desquels on ne découvre, en se tournant vers l’île, que des moulins à eau mis en jeu par une petite rivière qui se jette dans la baie de San-Nicolo. En descendant, j’ai trouvé quelques-uns de nos voyageurs qui formaient le projet d’aller jusqu’à Potamo, bourg situé à deux lieues de là et plus considérable même que Capsali. Nous sommes montés sur des mulets et, sous la conduite d’un Italien qui connaissait le pays, nous avons cherché notre route entre les montagnes. — On ne croirait jamais, à voir de la mer les abords hérissés de rocs de Cérigo, que l’intérieur contienne encore tant de plaines fertiles ; c’est après tout une terre qui a soixante-six milles de circuit et dont les portions cultivées sont couvertes de cotonniers, d’oliviers et de mûriers semés parmi les vignes. L’huile et la soie sont les principales productions qui fassent vivre les habitans, et les Cythéréennes — je n’aime pas à dire Cérigottes — trouvent à préparer cette dernière un travail assez doux pour leurs belles mains ; la culture du coton a été frappée au contraire par la possession anglaise.

Le but de la promenade de mes compagnons était Potamo, petite ville à l’aspect italien, mais pauvre et délabrée ; le mien était la montagne d’Aplunori située à peu de distance et où l’on m’avait dit que je pourrais rencontrer les restes d’un temple. Mécontent de ma course du cap Spati, j’espérais me dédommager dans celle-ci et pouvoir, comme le bon abbé Delille, remplir mes poches de débris mythologiques. O bonheur ! je rencontre, en approchant d’Aplunori, un petit bois de mûriers et d’oliviers où quelques pins plus rares étendaient çà et là leurs sombres parasols ; l’aloès et le cactus se hérissaient parmi les broussailles, et sur la gauche s’ouvrait de nouveau le grand œil bleu de la mer que nous avions quelque temps perdue de vue. Un mur de pierres semblait clore en partie le bois, et sur un marbre, débris d’une ancienne arcade qui surmontait une porte carrée, je pus distinguer ces mots : KARLIWN QERAPIA , — guérison des cœurs.

Cette légende m’a fait soupirer...

La colline d’Aplunori ne présente que peu de ruines, mais elle a gardé les restes plus rares de la végétation sacrée, qui jadis parait le front des montagnes ; des cyprès toujours verts et quelques oliviers antiques dont le tronc crevassé est le refuge des abeilles, ont été conservés par une sorte de vénération traditionnelle qui s’attache à ces lieux célèbres. Les restes d’une enceinte de pierre protègent, seulement du côté de la mer, ce petit bois qui est l’héritage d’une famille ; la porte a été surmontée d’une pierre voûtée, provenant des ruines et dont j’ai signalé déjà l’inscription.

Au-delà de l’enceinte est une petite maison entourée d’oliviers, habitation de pauvres paysans grecs, qui ont vu se succéder depuis cinquante ans les drapeaux vénitiens, français et anglais sur les tours du fort qui protège San-Nicolo, et qu’on aperçoit à l’autre extrémité de la baie. Le souvenir de la république française et du général Bonaparte qui les avait affranchis en les incorporant à la république des Sept Îles, est encore présent à l’esprit des vieillards.

L’Angleterre a rompu ces frêles libertés depuis 1815, et les habitans de Cérigo ont assisté sans joie au triomphe de leurs frères de la Morée. L’Angleterre ne fait pas des Anglais des peuples qu’elle conquiert, je veux dire qu’elle acquiert, elle en fait des ilotes, quelquefois des domestiques ; tel est le sort des Maltais, tel serait celui des Grecs de Cérigo, si l’aristocratie anglaise ne dédaignait comme séjour cette île poudreuse et stérile. Cependant il est une sorte de richesse dont nos voisins ont encore pu dépouiller l’antique Cythère, je veux parler de quelques bas-reliefs et statues qui indiquaient encore les lieux dignes de souvenir. Ils ont enlevé d’Aplunori une frise de marbre sur laquelle on pouvait lire, malgré quelques abréviations, ces mots qui furent recueillis en 1798 par des commissaires de la république française : Naoz Afrodithz, qeaz Kuriaz Kuqhreiwn kai pantoz , « Temple de Vénus, déesse maîtresse des Cythériens et du monde entier. »

Cette inscription ne peut laisser de doute sur le caractère des ruines ; mais en outre un bas-relief enlevé aussi par les Anglais avait servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois d’Aplunori. On y distinguait les images de deux amans venant offrir des colombes à la déesse, et s’avançant au-delà de l’autel près duquel était déposé le vase des libations. La jeune fille, vêtue d’une longue tunique, présentait les oiseaux sacrés, tandis que le jeune homme, appuyé d’une main sur son bouclier, semblait de l’autre aider sa compagne à déposer son présent aux pieds de la statue ; Vénus était vêtue à peu près comme la jeune fille, et ses cheveux, tressés sur les tempes, descendaient en boucles sur le col.

Il est évident que le temple situé sur cette colline n’était pas consacré à Vénus-Uranie, ou céleste adorée dans d’autres quartiers de l’île, mais à cette seconde Vénus, populaire ou terrestre, qui présidait aux mariages. La première, apportée par les habitans de la ville d’Ascalon en Syrie, divinité sévère au symbole complexe, au sexe douteux, avait tous les caractères des images primitives surchargées d’attributs et d’hiéroglyphes, telles que la Diane d’Ephèse ou la Cybèle de Phrygie ; elle fut adoptée par les Spartiates, qui les premiers avaient colonisé l’île ; la seconde, plus riante, plus humaine, et dont le culte, introduit par les Athéniens vainqueurs, fut le sujet de guerres civiles entre les habitans, avait une statue renommée dans toute la Grèce comme une merveille de l’art : elle était nue et tenait à sa main droite une coquille marine ; ses fils Eros et Antéros l’accompagnaient, et devant elle était un groupe de trois Grâces dont deux la regardaient, et dont la troisième était tournée du côté opposé. Dans la partie orientale du temple, on remarquait la statue d’Hélène, ce qui est cause probablement que les habitans du pays donnent à ces ruines le nom de palais d’Hélène.

Deux jeunes gens se sont offerts à me conduire aux ruines de l’ancienne ville de Cythère dont l’entassement poudreux s’apercevait le long de la mer entre Aplunori et le port de San-Nicolo ; je les avais donc dépassées en me rendant à Potamos par l’intérieur des terres ; mais la route n’était praticable qu’à pied, et il fallut renvoyer le mulet au village. Je quittai à regret ce peu d’ombrage plus riche en souvenirs que les quelques débris de colonnes et de chapiteaux dédaignés par les collectionneurs anglais. Hors de l’enceinte du bois, trois colonnes tronquées subsistaient debout encore au milieu d’un champ cultivé ; d’autres débris ont servi à la construction d’une maisonnette à toit plat, située au point le plus escarpé de la montagne, mais dont une antique chaussée de pierre garantit la solidité. Ce reste des fondations du temple sert de plus à former une sorte de terrasse qui retient la terre végétale nécessaire aux cultures et si rare dans l’île depuis la destruction des bois consacrés aux divinités.

On trouve encore sur ce point une excavation provenant de fouilles ; une statue de marbre blanc drapée à l’antique, et très-mutilée, en avait été retirée ; mais il a été impossible d’en déterminer les caractères spéciaux. En descendant à travers les rochers poudreux, variés parfois d’oliviers et de vignes, nous avons traversé un ruisseau qui descend vers la mer en formant des cascades, et qui coule parmi des lentisques, des lauriers-roses et des myrthes. Une chapelle grecque s’est élevée sur les bords de cette eau bienfaisante, et paraît avoir succédé à un monument plus ancien.

Nous suivions dès lors le bord de la mer en marchant sur les sables et en admirant de loin en loin des cavernes où les flots vont s’engouffrer dans les temps d’orage ; les cailles de Cérigo, fort appréciées des chasseurs, sautelaient çà et là sur les rochers voisins, dans les touffes de sauge aux feuilles cendrées. Parvenus au fond de la baie, nous avons pu embrasser du regard toute la colline de Palæocastro couverte de débris, et que dominent encore les tours et les murs ruinés de l’antique ville de Cythère.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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