19 avril 1845 (BF) — Le Diable amoureux, roman fantastique par J. Cazotte. Précédé de sa vie, de son procès et de ses prophéties et révélations par Gérard de Nerval. Illustré de 200 dessins par Édouard de Beaumont

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III

Il me semble, dit La Harpe, que c’était hier, et c’était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l’Académie, grand seigneur et homme d’esprit ; la compagnie était nombreuse et de tout état, gens de robe, gens de cour, gens de lettres, académiciens, etc. On avait fait grande chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de la bonne compagnie cette sorte de liberté qui n’en gardait pas toujours le ton : on en était venu alors dans le monde au point où tout est permis pour faire rire.

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Champfort nous avait lu de ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté sans avoir même recours à l’éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion : et d’applaudir. Un convive se lève, et tenant son verre plein : « Oui, messieurs, s’écrie-t-il, je suis aussi sûr qu’il n’y a pas de Dieu, que je suis sûr qu’Homère est un sot. » En effet, il était sûr de l’un comme de l’autre ; et l’on avait parlé d’Homère et de Dieu, et il y avait là des convives qui avaient dit du bien de l’un et de l’autre.

La conversation devient plus sérieuse ; on se répand en admiration sur la révolution qu’avait faite Voltaire, et l’on convient que c’est là le premier titre de sa gloire : « Il a donné le ton à son siècle, et s’est fait lire dans l’antichambre comme dans le salon. »

Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant : « Voyez-vous, monsieur, quoique je ne sois qu’un misérable carabin, je n’ai pas plus de religion qu’un autre. »

On en conclut que la révolution ne tardera pas à se consommer ; il faut absolument que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l’on en est à calculer la probabilité de l’époque, et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se plaignent de ne pouvoir s’en flatter ; les jeunes se réjouissent d’en avoir une espérance très-vraisemblable ; et l’on félicitait surtout l’Académie d’avoir préparé le grand œuvre, et d’avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.

Un seul des convives n’avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme : c’était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Son héroïsme l’a depuis à jamais rendu illustre.

Il prend la parole, et du ton le plus sérieux : « Messieurs, dit-il, soyez satisfaits ; vous verrez tous cette grande et sublime révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète ; je vous répète, vous la verrez. »

On lui répond par le refrain connu : « Faut pas être grand sorcier pour ça !  — Soit, mais peut-être faut-il l’être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous, tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l’effet bien prouvé, la conséquence bien reconnue ?

— Ah ! voyons, dit Condorcet avec son air sournois et niais ; un philosophe n’est pas fâché de rencontrer un prophète.

— Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d’un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau ; du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous. »

Grand étonnement d’abord ; mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé, et l’on rit de plus belle.

« Monsieur Cazotte, le conte que vous faites ici n’est pas si plaisant que votre Diable amoureux ; mais quel diable vous a mis dans la tête ce cachot, ce poison et ces bourreaux ? Qu’est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison ?

— C’est précisément ce que je vous dis : c’est au nom de la philosophie, de l’humanité, de la liberté, c’est sous le règne de la raison qu’il vous arrivera de finir ainsi, et ce sera bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il n’y aura plus dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la Raison.

— Par ma foi, dit Champfort avec le rire du sarcasme, vous ne serez pas un des prêtres des ces temples-là.

— Je l’espère ; mais vous, monsieur de Champfort, qui en serez un et très-digne de l’être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n’en mourrez que quelques mois après. »

On se regarde et on rit encore. « Vous, monsieur Vicq-d’Azir, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même, mais après vous les avoir fait ouvrir six fois dans un jour, après un accès de goutte pour être plus sûr de votre fait, vous mourrez dans la nuit. Vous, monsieur de Nicolaï, vous mourrez sur l’échafaud ; vous, monsieur Bailly, sur l’échafaud…

— Ah ! Dieu soit béni ! dit Roucher, il paraît que monsieur n’en veut qu’à l’Académie ; il vient d’en faire une terrible exécution ; et moi, grâce au ciel...

— Vous, vous mourrez aussi sur l’échafaud.

— Oh ! c’est une gageure, s’écrie-t-on de toute part, il a juré de tout exterminer.

— Non, ce n’est pas moi qui l’ai juré.

— Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares ? et encore ?...

— Point du tout, je vous l’ai dit : vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment dans la bouche toutes les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront tout comme vous les vers de Diderot et de la Pucelle... »

On se disait à l’oreille : « Vous voyez bien qu’il est fou (car il gardait le plus grand sérieux). Est-ce que vous ne voyez pas qu’il plaisante ? et vous savez qu’il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.

— Oui, reprit Champfort ; mais son merveilleux n’est pas gai ; il est trop patibulaire. Et quand tout cela se passera-t-il ?

Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli...

— Voilà bien des miracles (et cette fois c’était moi-même qui parlais) ; et vous ne m’y mettez pour rien ?

— Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire : vous serez alors chrétien. » Grandes exclamations. « Ah ! reprit Champfort, je suis rassuré ; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera chrétien, nous sommes immortels.

— Pour ça, dit alors madame la duchesse de Grammont, nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n’être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien, ce n’est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu ; mais il est reçu qu’on ne s’en prend pas à nous, et notre sexe...

Votre sexe, mesdames, ne vous défendra pas cette fois ; et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque.

— Mais qu’est-ce que vous nous dites donc là, monsieur Cazotte ? C’est la fin du monde que vous nous prêchez.

— Je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que vous, madame la duchesse, vous serez conduite à l’échafaud, vous et beaucoup d’autres dames avec vous, dans la charrette du bourreau, et les mains derrière le dos.

— Ah ! j’espère que, dans ce cas-là, j’aurai du moins un carrosse drapé de noir.

— Non, madame, de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette, et les mains liées comme vous.

— De plus grandes dames ! quoi ! les princesses du sang ?

De plus grandes dames encore… » Ici un mouvement très-sensible se fit dans toute la compagnie, et la figure du maître se rembrunit. On commençait à trouver que la plaisanterie était forte.

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Madame de Grammont, pour dissiper le nuage, n’insista pas sur cette dernière réponse, et se contenta de dire, du ton le plus léger : « Vous verrez qu’il ne me laissera pas seulement un confesseur !

Non, madame, vous n’en aurez pas, ni personne. Le dernier supplicié qui en aura un par grâce sera… »

Il s’arrêta un moment. « Eh bien ! quel est donc l’heureux mortel qui aura cette prérogative ? — C’est la seule qui lui restera : et ce sera le Roi de France. »

Le maître de la maison se leva brusquement, et tout le monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte, et lui dit, avec un ton pénétré : « Mon cher monsieur Cazotte, c’est assez faire durer cette facétie lugubre ; vous la poussez trop loin, et jusqu’à compromettre la société où vous êtes, et vous-même. » Cazotte ne répondit rien, et se disposait à se retirer quand madame de Grammont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener la gaieté, s’avança vers lui :

— Monsieur le prophète, qui nous dites à tous notre bonne aventure, vous ne dites rien de la vôtre. »

Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés :

— Madame, avez-vous lu le siège de Jérusalem, dans Josèphe ?

— Oh ! sans doute ; qu’est-ce qui n’a pas lu ça ? Mais faites comme si je ne l’avais pas lu.

— Eh bien ! madame, pendant ce siège, un homme fit sept jours de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant incessamment d’un voix sinistre et tonnante : Malheur à Jérusalem ! Malheur à moi-même ! Et dans le moment une pierre énorme, lancée par les machines ennemies, l’atteignit et le mit en pièces. »

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Et, après cette réponse, M. Cazotte fit sa révérence et sortit.

Tout en n’accordant à ce document qu’une confiance relative, et en nous rapportant à la sage opinion de Charles Nodier, qui dit qu’à l’époque où a eu lieu cette scène, il n’était peut-être pas difficile de prévoir que la révolution qui venait choisirait ses victimes dans la plus haute société d’alors, et dévorerait ensuite ceux-là mêmes qui l’auraient créée, nous allons rapporter un singulier passage qui se trouve dans le poëme d’Ollivier, publié justement trente ans avant 93, et dans lequel on remarquera une préoccupation de têtes coupées qui peut bien passer, mais plus vaguement, pour une hallucination prophétique.

« Il y a environ quatre ans que nous fûmes attirés l’un et l’autre par des enchantements dans le palais de la fée Bagasse. Cette dangereuse sorcière, voyant avec chagrin le progrès des armes chrétiennes en Asie, voulut les arrêter en tendant des pièges aux chevaliers défenseurs de la foi. Elle construisit non loin d’ici un palais superbe. Nous mîmes malheureusement le pied sur les avenues : alors, entraînés par un charme, quand nous croyions ne l’être que par la beauté des lieux, nous parvînmes jusque dans un péristyle qui était à l’entrée du palais ; mais nous y étions à peine, que le marbre sur lequel nous marchions, solide en apparence, s’écarte et fond sous nos pas : une chute imprévue nous précipite sous le mouvement d’une roue armée de fers tranchants qui séparent en un clin d’œil toutes les parties de notre corps les unes des autres, et ce qu’il y eut de plus étonnant, c’est que la mort ne suivit pas une aussi étrange dissolution.

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« Entraînés par leur propre poids, les parties de notre corps tombèrent dans une fosse profonde, et s’y confondirent dans une multitude de membres entassés. Nos têtes roulèrent comme des boules. Ce mouvement extraordinaire ayant achevé d’étourdir le peu de raison qu’une aventure aussi surnaturelle m’avait laissée, je n’ouvris les yeux qu’au bout de quelque temps, et je vis que ma tête était rangée sur des gradins à côté et vis-à-vis de huit cents autres têtes des deux sexes, de tout âge et de tout coloris. Elles avaient conservé l’action des yeux et de la langue, et surtout un mouvement dans les mâchoires qui les faisaient bâiller presque continuellement. Je n’entendais que ces mots, assez mal articulés : — Ah ! quels ennuis ! cela est désespérant !

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« Je ne pus résister à l’impression que faisait sur moi la condition générale, et me mis à bâiller comme les autres.

— Encore une bâilleuse de plus, dit une grosse tête de femme, placée vis-à-vis de la mienne ; on n’y saurait tenir, j’en mourrai ; et elle se remit à bâiller de plus belle.

— Au moins cette bouche-ci a de la fraîcheur, dit une autre tête, et voilà des dents d’émail. Puis, m’adressant la parole : — Madame, peut-on savoir le nom de l’aimable compagne d’infortune que nous a donnée la fée Bagasse ?

« J’envisageai la tête qui m’avait adressé la parole : c’était celle d’un homme. Elle n’avait point de traits, mais un air de vivacité et d’assurance, et quelque chose d’affecté dans la prononciation.

« Je voulus répondre : — Seigneur, j’ai un frère... Je n’eus pas le temps d’en dire davantage. — Ah ! ciel ! s’écria la tête femelle qui m’avait apostrophé la première, voici encore une conteuse et une histoire ; nous n’avons pas été assez assommés de récits. Bâillez, madame, et laissez là votre frère. Qui est-ce qui n’a pas de frères ? Sans ceux que j’ai, je règnerais paisiblement et ne serais pas où je me trouve.

— Seigneur, dit la grosse tête apostrophée, vous vous faites connaître bien tôt pour ce que vous êtes, pour la plus mauvaise tête...

— Ah ! interrompit l’autre, si j’avais seulement mes membres...

— Et moi, dit l’adversaire, si j’avais seulement mes mains... Et d’ailleurs, me disait-il, vous pouvez vous apercevoir que ce qu’il dit ne saurait passer le nœud de la gorge.

— Mais, disais-je, ces disputes-ci vont trop loin.

— Eh ! non, laissez-nous faire ; ne vaut-il pas mieux se quereller que de bâiller ? A quoi peuvent s’occuper des gens qui n’ont que des oreilles et des yeux, qui vivent ensemble face à face depuis un siècle, qui n’ont nulle relation ni n’en peuvent former d’agréables, à qui la médisance même est interdite, faute de savoir de qui parler pour se faire entendre, qui...

«  Il en eût dit davantage ; mais voilà que tout à coup il nous prend une violente envie d’éternuer tous ensemble ; un instant après, une voix rauque, partant on ne sait d’où, nous ordonne de chercher nos membres épars ; en même temps, nos têtes roulent vers l’endroit où ils étaient entassés. »

N’est-il pas singulier de rencontrer dans un poëme héroï-comique de la jeunesse de l’auteur, cette sanglante rêverie de têtes coupées, de membres séparés du corps, étrange association d’idées qui réunit des courtisans, des guerriers, des femmes, des petits-maîtres, discutant et plaisantant sur des détails de supplice comme le feront plus tard à la Conciergerie ces seigneurs, ces femmes, ces poëtes, contemporains de Cazotte, dans le cercle desquels il viendra à son tour apporter sa tête, en tâchant de sourire et de plaisanter comme les autres des fantaisies de cette fée sanglante, qu’il n’avait pas prévu devoir s’appeler un jour la Révolution 

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IV

 

Nous venons d’anticiper sur les événements : parvenu aux deux tiers à peine de la vie de notre écrivain, nous avons laissé entrevoir une scène de ses derniers jours ; à l’exemple de l’illuminé lui-même, nous avons uni d’un trait l’avenir et le passé.

Il entrait dans notre plan, du reste, d’apprécier tour à tour Cazotte comme littérateur et comme philosophe mystique ; mais si la plupart de ses livres portent l’empreinte de ses préoccupations relatives à la science des cabalistes, il faut dire que l’intention dogmatique y manque généralement ; Cazotte ne paraît pas avoir pris part aux travaux collectifs des illuminés martinistes, mais s’être fait seulement d’après leurs idées une règle de conduite particulière et personnelle. On aurait tort d’ailleurs de confondre cette secte avec les institutions maçonniques de l’époque, bien qu’il y eût entre elles certains rapports de forme extérieure ; les Martinistes admettaient la chute des anges, le péché originel, le Verbe réparateur, et ne s’éloignaient sur aucun point essentiel des dogmes de l’Église.

Saint-Martin, le plus illustre d’entre eux, est un spiritualiste chrétien à la manière de Malebranche. Nous avons dit plus haut qu’il avait déploré l’intervention d’esprits violents dans le sein de la secte lyonnaise. De quelque manière qu’il faille entendre cette expression, il est évident que la société prit dès lors une tendance politique qui éloigna d’elle plusieurs de ses membres. Peut-être a-t-on exagéré l’influence des illuminés tant en Allemagne qu’en France, mais on ne peut nier qu’ils n’aient eu une grande action sur la révolution française et dans le sens de son mouvement. les sympathies monarchiques de Cazotte l’écartèrent de cette direction et l’empêchèrent de soutenir de son talent une doctrine qui tournait autrement qu’il n’avait pensé.

Il est triste de voir cet homme, si bien doué comme écrivain et comme philosophe, passer les dernières années de sa vie dans le dégoût de la vie littéraire et dans le pressentiment d’orages politiques qu’il se sentait impuissant à conjurer. Les fleurs de son imagination se sont flétries ; cet esprit d’un tour si clair et si français, qui donnait une forme heureuse à ses inventions les plus singulières, n’apparaît que rarement dans la correspondance politique qui fut la cause de son procès et de sa mort. S’il est vrai qu’il ait été donné à quelques âmes de prévoir les événements sinistres, il faut y reconnaître plutôt une faculté malheureuse qu’un don céleste, puisque, pareilles à la Cassandre antique, elles ne peuvent ni persuader les autres ni se préserver elles-mêmes.

Les dernières années de Cazotte dans sa terre de Pierry en Champagne présentent cependant encore quelques tableaux de bonheur et de tranquillité dans la vie de famille. Retiré du monde littéraire, qu’il ne fréquentait plus que pendant de courts voyages à Paris, échappé au tourbillon plus animé que jamais des sectes philosophiques et mystiques de toutes sortes, père d’une fille charmante et de deux fils pleins d’enthousiasme et de cœur comme lui, le bon Cazotte semblait avoir réuni autour de lui toutes les conditions d’un avenir tranquille ; mais les récits des personnes qui l’ont connu à cette époque le montrent toujours assombri des nuages qu’il pressent au delà d’un horizon tranquille.

Un gentilhomme, nommé de Plas, lui avait demandé la main de sa fille Élisabeth ; ces deux jeunes gens s’aimaient depuis longtemps, mais Cazotte retardait sa réponse définitive et leur permettait seulement d’espérer. Un auteur gracieux et plein de charme, Anna-Marie, a raconté quelques détails d’une visite faite à Pierry par madame d’Argèle, amie de cette famille. Elle peint l’élégant salon au rez-de-chaussée, embaumé des parfums d’une plante des colonies rapportée par madame Cazotte, et qui recevait du séjour de cette excellente personne un caractère particulier d’élégance et d’étrangeté. Une femme de couleur travaillant près d’elle, des oiseaux d’Amérique, des curiosités rangées sur les meubles, témoignaient, ainsi que sa mise et sa coiffure, d’un tendre souvenir pour sa première patrie. « Elle avait été parfaitement jolie et l’était encore, quoiqu’elle eût alors de grands enfants. Il y avait en elle cette grâce, négligée et un peu nonchalante des créoles, avec un léger accent donnant à son langage un ton tout à la fois d’enfance et de caresse qui la rendait très-attrayante. Un petit chien bichon était couché sur un carreau près d’elle ; on l’appelait Biondetta, comme la petite épagneule du Diable amoureux. »

Une femme âgée, grande et majestueuse, la marquise de la Croix, veuve d’un grand seigneur espagnol, faisait partie de la famille et y exerçait une influence due au rapport de ses idées et de ses convictions avec celles de Cazotte. C’était depuis [de] longues années l’une des adeptes de Saint-Martin, et l’illuminisme l’unissait aussi à Cazotte de ces liens tout intellectuels que la doctrine regardait comme l’anticipation de la vie future. Ce second mariage mystique, dont l’âge de ces deux personnes écartait toute idée d’inconvenance, était moins pour madame Cazotte un sujet de chagrin, que d’inquiétude conçue au point de vue d’une raison tout humaine, touchant l’agitation de ces nobles esprits. Les trois enfants, au contraire, partageaient sincèrement les idées de leur père et de sa vieille amie.

Nous nous sommes déjà prononcé sur cette question ; mais, pourtant, faudrait-il accepter toujours les leçons de ce bon sens vulgaire qui marche dans la vie sans s’inquiéter des sombres mystères de l’avenir et de la mort ? La destinée la plus heureuse tient-elle à cette imprévoyance qui reste surprise et désarmée devant l’événement funeste, et qui n’a plus que des pleurs et des cris à opposer aux coups tardifs du malheur ? Madame Cazotte est de toutes ces personnes celle qui devait le plus souffrir ; pour les autres, la vie ne pouvait plus être qu’un combat, dont les chances étaient douteuses, mais la récompense assurée.

Il n’est pas inutile, pour compléter l’analyse des théories que l’on retrouvera plus loin dans quelques fragments de la correspondance qui fut le sujet du procès de Cazotte, d’emprunter encore quelques opinions de ce dernier au récit d’Anna-Marie :

« Nous vivons tous, disait-il, parmi les esprits de nos pères ; le monde invisible nous presse de tous côtés... il y a là sans cesse des amis de notre pensée qui s’approchent familièrement de nous. Ma fille a ses anges gardiens ; nous avons tous les nôtres. Chacune de nos idées, bonnes ou mauvaises, met en mouvement quelque esprit qui leur correspond, comme chacun des mouvements de notre corps ébranle la colonne d’air que nous supportons. Tout est plein, tout est vivant dans ce monde, où, depuis le péché, des voiles obscurcissent la matière... Et moi, par une initiation que je n’ai point cherchée et que souvent je déplore, je les ai soulevées comme le vent soulève d’épais brouillards. Je vois le bien, le mal, les bons et les mauvais ; quelquefois la confusion des êtres est telle à mes regards, que je ne sais pas toujours distinguer au premier moment ceux qui vivent dans leur chair de ceux qui en ont dépouillé les apparences grossières...

« Oui, ajoutait-il, il y a des âmes qui sont restées si matérielles, leur forme leur a été si chère, si adhérente, qu’elles ont emporté dans l’autre monde une sorte d’opacité. Celles-là ressemblent longtemps à des vivants.

« Enfin, que vous dirai-je ? soit infirmité de mes yeux, ou similitude réelle, il y a des moments où je m’y trompe tout à fait. Ce matin, pendant la prière où nous étions réunis tous ensemble sous les regards du Tout-Puissant, la chambre était si pleine de vivants et de morts de tous les temps et de tous les pays que je ne pouvais plus distinguer entre la vie et la mort ; c’était une étrange confusion, et pourtant un magnifique spectacle ! »

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Madame d’Argèle fut témoin du départ du jeune Scévole Cazotte qui allait prendre du service dans les gardes du roi ; les temps difficiles approchaient, et son père n’ignorait pas qu’il le dévouait à un danger.

La marquise de la Croix se joignit à Cazotte pour lui donner ce qu’ils appelaient leurs pouvoirs mystiques, et l’on verra plus tard comment il leur rendit compte de cette mission. Cette femme enthousiaste fit sur le front du jeune homme, sur ses lèvres et sur son cœur trois signes mystérieux accompagnés d’une invocation secrète, et consacra ainsi l’avenir de celui qu’elle appelait le fils de son intelligence.

Scévole Cazotte, non moins exalté dans ses convictions monarchiques que dans son mysticisme, fut du nombre de ceux qui, au retour de Varennes, réussirent à protéger du moins la vie de la famille royale contre la fureur des républicains. Un instant même, au milieu de la foule, le Dauphin fut enlevé à ses parents, et Scévole Cazotte parvint à le reprendre et le rapporta à la Reine, qui le remercia en pleurant. La lettre suivante, qu’il écrivit à son père, est postérieure à cet événement :

« Mon cher papa, le 14 juillet est passé, le Roi est rentré chez lui sain et sauf. Je me suis acquitté de mon mieux de la mission dont vous m’aviez chargé. Vous saurez peut-être si elle a eu tout l’effet que vous en attendiez. Vendredi, je me suis approché de la sainte table ; et, en sortant de l’église, je me suis rendu à l’autel de la patrie, où j’ai fait, vers les quatre côtés, les commandements nécessaires pour mettre le Champ de Mars entier sous la protection des anges du Seigneur.

« J’ai gagné la voiture, contre laquelle j’étais appuyé quand le Roi est remonté ; madame Élisabeth m’a même jeté un coup d’œil qui a reporté toutes mes pensées vers le ciel ; sous la protection d’un de mes camarades, j’ai accompagné la voiture en dedans de la ligne ; et le roi m’a appelé et m’a dit : Cazotte, c’est vous que j’ai trouvé à Épernay, et à qui j’ai parlé ? et je lui ai répondu : Oui, Sire ; à la descente de la voiture, j’y étais... Et je me suis retiré quand je les ai vus dans leurs appartements.

« Le Champ de Mars était couvert d’hommes. Si j’étais digne que mes commandements et mes prières fussent exécutés, il y aurait furieusement de pervers de liés. Au retour tous criaient Vive le Roi ! sur le passage. Les gardes nationaux s’en donnaient de tout leur cœur, et la marche était un triomphe. Le jour a été beau, et le commandeur a dit que, pour le dernier jour que Dieu laissait au diable, il le lui avait laissé couleur de rose. Adieu, joignez vos prières pour donner de l’efficacité aux miennes. Ne lâchons pas prise. J’embrasse maman Zabeth (Élisabeth). Mon respect à madame la marquise (La marquise de la Croix). »

A quelque opinion qu’on appartienne, on doit être touché du dévouement de cette famille, dût-on sourire des faibles moyens sur lesquels se reposaient des convictions si ardentes. Les illusions des belles âmes sont respectables, sous quelque forme qu’elles se présentent ; mais qui oserait déclarer qu’il y ait pure illusion dans cette pensée que le monde serait gouverné par des influences supérieures et mystérieuses sur lesquelles la foi de l’homme peut agir ? La philosophie a le droit de dédaigner cette hypothèse, mais toute religion est forcée à l’admettre, et les sectes politiques en ont fait une arme de tous les partis. Ceci explique l’isolement de Cazotte de ses anciens frères les illuminés. On sait combien l’esprit républicain avait usé du mysticisme dans la révolution d’Angleterre ; la tendance des Martinistes était pareille ; mais, entraînés dans le mouvement opéré par les philosophes, ils dissimulèrent avec soin le côté religieux de leur doctrine, qui, à cette époque, n’avait aucune chance de popularité.

Personne n’ignore l’importance que prirent les illuminés dans les mouvements révolutionnaires. Leurs sectes, organisées sous la loi du secret et se correspondant en France, en Allemagne et en Italie, influaient particulièrement sur de grands personnages plus ou moins instruits de leur but réel. Joseph II et Frédéric-Guillaume agirent maintes fois sous leur inspiration. On sait que ce dernier, s’étant mis à la tête de la coalition des souverains, avait pénétré en France et n’était plus qu’à trente lieues de Paris, lorsque les illuminés, dans une de leurs séances secrètes, évoquèrent l’esprit du grand Frédéric son oncle, qui lui défendit d’aller plus loin. C’est, dit-on, par suite de cette apparition (qui fut expliquée depuis de diverses manières), que ce monarque se retira subitement du territoire français, et conclut plus tard un traité de paix avec la République qui, dans tous les cas, a pu devoir son salut à l’accord des illuminés français et allemands.

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