item1a1
item2

19 avril 1845 (BF) — Le Diable amoureux, roman fantastique par J. Cazotte. Précédé de sa vie, de son procès et de ses prophéties et révélations par Gérard de Nerval. Illustré de 200 dessins par Édouard de Beaumont

<<< Cazotte (chapitres I et II )

<<< Cazotte (chapitres III et IV)

******

 

V

La correspondance de Cazotte nous montre tour à tour ses regrets de la marche qu’avaient suivie ses anciens frères, et le tableau de ses tentatives isolées contre une ère politique dans laquelle il croyait voir le règne fatal de l’Antechrist, tandis que les illuminés saluaient l’arrivée du Réparateur invisible. Les démons de l’un étaient pour les autres des esprits divins et des vengeurs. En se rendant compte de cette situation, on comprendra mieux certains passages des lettres de Cazotte, et la singulière circonstance qui fit prononcer plus tard sa sentence par la bouche même d’un illuminé martiniste.

La correspondance dont nous allons citer de courts fragments était adressée, en 1791, à son ami Ponteau, secrétaire de la liste civile :

« Si Dieu ne suscite pas un homme qui fasse finir tout cela merveilleusement, nous sommes exposés aux plus grands malheurs. Vous connaissez mon système : « Le bien et le mal sur la terre ont toujours été l’ouvrage des hommes, à qui ce globe a été abandonné par les lois éternelles. » Ainsi nous n’aurons jamais à nous prendre qu’à nous-mêmes de tout le mal qui aura été fait. Le soleil darde continuellement ses rayons plus ou moins obliques sur la terre, voilà l’image de la Providence à notre égard ; de temps en temps, nous accusons cet astre de manquer de chaleur, quand notre position, les amas de vapeurs ou l’effet des vents nous mettent dans le cas de ne pas éprouver la continuelle influence de ses rayons. Or donc, si quelque thaumaturge ne vient à notre secours, voici tout ce qu’il nous est permis d’espérer.

« Je souhaite que vous puissiez entendre mon commentaire sur le grimoire de Cagliostro. Vous pouvez, du reste, me demander des éclaircissements ; je les enverrai les moins obscurs qu’il me sera possible. »

La doctrine des théosophes apparaît dans le passage souligné ; en voici un autre qui se rapporte à ses anciennes relations avec les illuminés.

« Je reçois deux lettres de connaissances intimes que j’avais parmi mes confrères les Martinistes : ils sont démagogues comme Bret ; gens de nom, braves gens jusqu’ici ; le démon est maître d’eux. A l’égard de Bret en son acharnement au magnétisme, je lui ai attiré la maladie ; les Jansénistes affiliés aux convulsionnaires par état sont dans le même cas ; c’est bien celui de leur appliquer à tous la phrase : Hors de l’Église, point de salut, pas même de sens commun.

« Je vous ai prévenu que nous étions huit en tout dans la France, absolument inconnus les uns des autres, qui élevions, mais sans cesse, comme Moïse, les yeux, la voix, les bras vers le ciel, pour la décision d’un combat dans lequel les éléments eux-mêmes sont mis en jeu. Nous croyons voir arriver un événement figuré dans l’Apocalypse et faisant une grande époque. Tranquillisez-vous, ce n’est pas la fin du monde : cela la rejette à mille ans par delà. Il n’est pas encore temps de dire aux montagnes : Tombez sur nous ; mais, en attendant le mieux possible, ce va être le cri des Jacobins ; car il y a des coupables de plus d’une robe. »

Son système sur la nécessité de l’action humaine pour établir la communication entre le ciel et la terre est clairement énoncé ici. Aussi en appelle-t-il souvent, dans sa correspondance, au courage du roi Louis XVI, qui lui paraît toujours se reposer trop sur la Providence. Ses recommandations à ce sujet ont souvent quelque chose du sectaire protestant plutôt que du catholique pur :

« Il faut que le Roi vienne au secours de la garde nationale, qu’il se montre, qu’il dise : Je veux, j’ordonne, et d’un ton ferme. Il est assuré d’être obéi, et de n’être pas pris pour la poule mouillée que les démocrates dépeignent à me faire souffrir dans toutes les parties de mon corps.

« Qu’il se porte rapidement avec vingt-cinq gardes, à cheval comme lui, au lieu de la fermentation : tout sera forcé de plier et de se prosterner devant lui. Le plus fort du travail est fait, mon ami ; le roi s’est résigné et mis entre les mains de son Créateur ; jugez à quel degré de puissance cela le porte, puisque Achab, pourri de vices, pour s’être humilié devant Dieu par un seul acte d’un moment, obtint la victoire sur ses ennemis. Achab avait le cœur faux, l’âme dépravée ; et mon Roi a l’âme la plus franche qui soit sortie des mains de Dieu ; et l’auguste, la céleste Élisabeth a sur le front l’égide qui pend au bras de la véritable sagesse... Ne craignez rien de Lafayette : il est lié comme ses complices. Il est, comme sa cabale, livré aux esprits de terreur et de confusion ; il ne saurait prendre un parti qui lui réussisse, et le mieux pour lui est d’être mis aux mains de ses ennemis par ceux en qui il croit pouvoir placer sa confiance. Ne discontinuons pas cependant d’élever les bras vers le ciel ; songeons à l’attitude du prophète tandis qu’Israël combattait.

Cazotte34copie
Cazotte35copie1

« Il faut que l’homme agisse ici, puisque c’est le lieu de son action ; le bien et le mal ne peuvent y être faits que par lui. Puisque presque toutes les églises sont fermées, ou par l’interdiction ou par la profanation, que toutes nos maisons deviennent des oratoires. Le moment est bien décisif pour nous : ou Satan continuera de régner sur la terre comme il fait, jusqu’à ce qu’il se présente des hommes pour lui faire tête comme David à Goliath ; ou le règne de Jésus-Christ, si avantageux pour nous, et tant prédit par les prophètes, s’y établira. Voilà la crise dans laquelle nous sommes, mon ami, et dont je dois vous avoir parlé confusément. Nous pouvons, faute de foi, d’amour et de zèle, laisser échapper l’occasion, mais nous la tenons. Au reste, Dieu ne fait rien sans nous, qui sommes les rois de la terre ; c’est à nous à amener le moment prescrit par ses décrets. Ne souffrons pas que notre ennemi, qui, sans nous, ne peut rien, continue à tout faire, et par nous. »

 

En général, il se fait peu d’illusions sur le triomphe de sa cause ; ses lettres sont remplies de conseils qu’il eût peut-être été bon de suivre ; mais le découragement finit par le gagner en présence de tant de faiblesse, et il en arrive à douter de lui-même et de sa science :

« Je suis bien aise que ma dernière lettre vous ait fait quelque plaisir. Vous n’êtes pas initié ! applaudissez-vous-en. Rappelez-vous le mot : Et scientia eorum perdet eos. Si je ne suis pas sans danger, moi que la grâce divine a retiré du piège, jugez du risque de ceux qui restent... la connaissance des choses occultes est une mer orageuse d’où l’on n’aperçoit pas le rivage. »

Est-ce à dire qu’il eût abandonné alors les pratiques qui lui semblaient pouvoir agir sur les esprits funestes ? On a vu seulement qu’il espérait les vaincre avec leurs armes. Dans un passage de sa correspondance il parle d’une prophétesse Broussole, qui, ainsi que la célèbre Catherine Théot, obtenait les communications des puissances rebelles en faveur des jacobins ; il espère avoir agi contre elle avec quelque succès. Au nombre de ces prêtresses de la propagande, il cite encore ailleurs la marquise Durfé « la doyenne des Médées françaises, dont le salon regorgeait d’empiriques et de gens qui galopaient après les sciences occultes... » Il lui reproche particulièrement d’avoir élevé et disposé au mal le ministre Duchatelet.

On ne peut croire que ces lettres, surprises aux Tuileries dans la journée sanglante du 10 août, eussent suffi pour faire condamner un vieillard en proie à d’innocentes rêveries mystiques, si quelques passages de la correspondance n’eussent fait soupçonner des conjurations plus matérielles. Fouquier-Tinville, dans son acte d’accusation, signala certaines expressions des lettres comme indiquant une coopération au complot dit des chevaliers du poignard, déconcerté dans les journées du 10 et du 12 août ; une lettre plus explicite encore indiquait les moyens de faire évader le roi, prisonnier depuis le retour de Varennes, et traçait l’itinéraire de sa fuite ; Cazotte offrait sa propre maison comme asile momentané :

« Le roi s’avancera jusqu’à la plaine d’Ay ; là il sera à vingt-huit lieues de Givet ; à quarante lieues de Metz. Il peut se loger lui-même à Ay, où il y a trente maisons pour ses gardes et ses équipages. Je voudrais qu’il préférât Pierry, où il trouverait également vingt-cinq à trente maisons, dans l’une desquelles il y a vingt lits de maîtres et de l’espace, chez moi seul, pour coucher une garde de deux cents hommes, écuries pour trente à quarante chevaux, un vide pour établir un petit camp dans les murs. Mais il faut qu’un plus habile et plus désintéressé que moi calcule l’avantage de ces deux positions. »

Pourquoi faut-il que l’esprit de parti ait empêché d’apprécier, dans ce passage, la touchante sollicitude d’un homme presque octogénaire qui s’estime peu désintéressé d’offrir au roi proscrit le sang de sa famille, sa maison pour asile, et son jardin pour champ de bataille ? N’aurait-on pas dû ranger de tels complots parmi les autres illusions d’un esprit affaibli par l’âge ? La lettre qu’il écrivit à son beau-père, M. Roignan, greffier du conseil de la Martinique, pour l’engager à organiser une résistance contre six mille républicains envoyés pour s’emparer de la colonie, est comme un ressouvenir du bel enthousiasme qu’il avait déployé dans sa jeunesse pour la défense de l’île contre les Anglais : il indique les moyens à prendre, les points à fortifier, les ressources que lui inspirait sa vieille expérience maritime. On comprend après tout qu’une pièce pareille ait été jugée fort coupable par le gouvernement révolutionnaire ; mais il est fâcheux que l’on ne l’ait pas rapprochée de l’écrit suivant daté de la même époque, et qui aurait montré s’il fallait tenir plus de compte des rêveries que des rêves de l’infortuné vieillard.

 

MON SONGE DE LA NUIT DU SAMEDI AU DIMANCHE DE DEVANT LA SAINT-JEAN.

1791.

 

J’étais dans un capharnaüm depuis longtemps et sans m’en douter, quoique un petit chien que j’ai vu courir sur un toit, et sauter d’une distance d’une poutre couverte en ardoises sur une autre, eût dû me donner du soupçon.

J’entre dans un appartement ; j’y trouve une jeune demoiselle seule ; on me la donne intérieurement pour une parente du comte de Dampierre ; elle paraît me reconnaître et me salue. Je m’aperçois bientôt qu’elle a des vertiges ; elle semble dire des douceurs à un objet qui est vis-à-vis elle ; je vois qu’elle est en vision avec un esprit, et soudain j’ordonne, en faisant le signe de la croix sur le front de la demoiselle, à l’esprit de paraître.

Je vois une figure de quatorze à quinze ans, point laide, mais dans la parure, la mine et l’attitude d’un polisson ; je le lie, et il se récrie sur ce que je fais. Paraît une autre femme pareillement obsédée ; je fais pour elle la même chose. Les deux esprits quittent leurs effets, me font face et faisaient les insolents, quand, d’une porte qui s’ouvre, sort un homme gros et court, de l’habillement et de la figure d’un guichetier : il tire de sa poche deux petites menottes qui s’attachent comme d’elles-mêmes aux mains des deux captifs que j’ai faits. Je les mets sous la puissance de Jésus-Christ. Je ne sais quelle raison me fait passer pour un moment de cette pièce dans une autre, mais j’y rentre bien vite pour demander mes prisonniers ; ils sont assis sur un ban,c dans une espèce d’alcôve ; ils se lèvent à mon approche, et six personnages vêtus en archers des pauvres s’en emparent. Je sors après eux ; une espèce d’aumônier marchait à côté de moi. Je vais, disait-il, chez M. le marquis tel ; c’est un bon homme ; j’emploie mes moments libres à le visiter. Je crois que je prenais la détermination de le suivre, quand je me suis aperçu que mes deux souliers étaient en pantoufle ; je voulais m’arrêter et poser les pieds quelque part pour relever les quartiers de ma chaussure, quand un gros homme est venu m’attaquer au milieu d’une grande cour remplie de monde ; je lui mis la main sur le front, et l’ai lié au nom de la sainte Trinité et par celui de Jésus, sous l’appui duquel je l’ai mis.

De Jésus-Christ ! s’est écriée la foule qui m’entourait. Oui, ai-je dit, et je vous y mets tous après vous avoir liés. On faisait de grands murmures sur ce propos.

Arrive une voiture comme un coche ; un homme m’appelle par mon nom, de la portière : Mais, sire Cazotte, vous parlez de Jésus-Christ ; pouvons-nous tomber sous la puissance de Jésus-Christ ? Alors j’ai repris la parole, et ai parlé avec assez d’étendue de Jésus-Christ et de sa miséricorde sur les pécheurs. Que vous êtes heureux ! ai-je ajouté : vous allez changer de fers. De fers ! s’est écrié un homme enfermé dans la voiture, sur la bosse de laquelle j’étais monté ; est-ce qu’on ne pouvait nous donner un moment de relâche ?

Allez, a dit quelqu’un, vous êtes heureux, vous allez changer de maître, et quel maître ! Le premier homme qui m’avait parlé, disait : J’avais quelque idée comme cela. 

Cazotte36copie1

Je tournais le dos au coche et avançais dans cette cour d’une prodigieuse étendue ; on n’y était éclairé que par des étoiles. J’ai observé le ciel, il était d’un bel azur pâle et très étoilé : pendant que je le comparais dans ma mémoire à d’autres cieux que j’avais vus dans le capharnaüm, il a été troublé par une horrible tempête ; un affreux coup de tonnerre l’a mis tout en feu ; le carreau tombé à cent pas de moi est venu se roulant vers moi ; il en est sorti un esprit sous la forme d’un oiseau de la grosseur d’un coq blanc, et la forme du corps plus allongée, plus bas sur pattes, le bec plus émoussé. J’ai couru sur l’oiseau en faisant des signes de croix ; et, me sentant rempli d’une force plus qu’ordinaire, il est venu tomber à mes pieds. Je voulais lui mettre sur la tête... Un homme de la taille du baron de Loi, aussi joli qu’il était jeune, vêtu en gris et argent, m’a fait face et dit de ne pas le fouler aux pieds. Il a tiré de sa poche une paire de ciseaux enfermée dans un étui garni de diamants, en me faisant entendre que je devais m’en servir pour couper le cou de la bête. Je prenais les ciseaux quand j’ai été éveillé par le chant en chœur de la foule qui était dans le capharnaüm : c’était un chant plein, sans accord, dont les paroles non rimées étaient : Chantons notre heureuse délivrance.

 

Réveillé, je me suis mis en prières ; mais me tenant en défiance contre ce songe-ci, comme contre tant d’autres par lesquels je puis soupçonner Satan de vouloir me remplir d’orgueil, je continuai mes prières à Dieu par l’intercession de la sainte Vierge, et sans relâche, pour obtenir de lui de connaître sa volonté sur moi, et cependant je lierai sur la terre ce qu’il me paraîtra à propos de lier pour la plus grande gloire de Dieu et le besoin de ses créatures.

*

Quelque jugement que puissent porter les esprits sérieux sur cette trop fidèle peinture des hallucinations du rêve, si décousues que soient forcément les impressions d’un pareil récit, il y a dans cette série de visions bizarres, quelque chose de terrible et de mystérieux. Il ne faut voir aussi, dans ce soin de recueillir un songe en partie dépourvu de sens, que les préoccupations d’un mystique qui lie à l’action du monde extérieur les phénomènes du sommeil. Rien dans la masse d’écrits qu’on a conservés de cette époque de la vie de Cazotte n’indique un affaiblissement quelconque dans ses facultés intellectuelles. Ses révélations, toujours empreintes de ses opinions monarchiques, tendent à présenter dans tout ce qui se passe alors des rapports avec les vagues prédictions de l’Apocalypse. C’est ce que l’école de Swedenborg appelle la science des correspondances. Quelques phrases de l’introduction méritent d’être remarquées :

« Je voulais, en offrant ce tableau fidèle, donner une grande leçon à ces milliers d’individus dont la pusillanimité doute toujours, parce qu’il leur faudrait un effort pour croire. Ils ne marquent dans le cercle de la vie quelques instants plus ou moins rapides, que comme le cadran, qui ne sait pas quel ressort lui fait indiquer l’espace des heures ou le système planétaire.

« Quel homme, au milieu d’une anxiété douloureuse, fatigué d’interroger tous les êtres qui vivent ou végètent autour de lui, sans pouvoir en trouver un seul qui lui réponde de manière à lui rendre, sinon le bonheur, au moins le repos, n’a pas levé ses yeux mouillés de larmes vers la voûte des cieux ?

« Il semble qu’alors la douce espérance vient remplir pour lui l’espace immense qui sépare ce globe sublunaire du séjour où repose sur sa base inébranlable le trône de l’Éternel. Ce n’est plus seulement à ses yeux que luisent les feux parsemés sur ce voile d’azur, qui embrase l’horizon d’un pôle à l’autre : ces feux célestes passent dans son âme ; le don de la pensée devient celui du génie. Il entre en conversation avec l’Éternel lui-même ; la nature semble se taire pour ne point troubler cet entretien sublime.

« Dieu révélant à l’homme les secrets de sa sagesse suprême et les mystères auxquels il soumet la créature trop souvent ingrate, pour la forcer à se rejeter dans son sein paternel, quelle idée majestueuse, consolante surtout ! Car pour l’homme vraiment sensible, une affection tendre vaut mieux que l’élan même du génie ; pour lui, les jouissances de la gloire, celles même de l’orgueil finissent toujours où commencent les douleurs de ce qu’il aime. »

La journée du 10 août vint mettre fin aux illusions des amis de la monarchie. Le peuple pénétra dans les Tuileries, après avoir mis à mort les Suisses et un assez grand nombre de gentilshommes dévoués au roi ; l’un des fils de Cazotte combattait parmi ces derniers, l’autre servait dans les armées de l’émigration. On cherchait partout des preuves de la conspiration royaliste dite des chevaliers du poignard ; en saisissant les papiers de Laporte, intendant de la liste civile, on y découvrit toute la correspondance de Cazotte avec son ami Ponteau ; aussitôt il fut décrété d’accusation et arrêté dans sa maison de Pierry.

« Reconnaissez-vous ces lettres ? lui dit le commissaire de l’assemblée législative.

— Elles sont de moi en effet.

— Et c’est moi qui les ai écrites sous la dictée de mon père, s’écria sa fille Élisabeth, jalouse de partager ses dangers et sa prison.

Elle fut arrêtée avec son père, et tous deux, conduits à Paris dans la voiture de Cazotte, furent enfermés à l’Abbaye dans les derniers jours du mois d’août. Madame Cazotte implora en vain de son côté la faveur d’accompagner son mari et sa fille.

Les malheureux réunis dans cette prison jouissaient encore de quelque liberté intérieure. Il leur était permis de se réunir à certaines heures, et souvent l’ancienne chapelle où se rassemblaient les prisonniers présentait le tableau des brillantes réunions du monde. Ces illusions réveillées amenèrent des imprudences ; on faisait des discours, on chantait, on paraissait aux fenêtres, et des rumeurs populaires accusaient les prisonniers de 10 août de se réjouir des progrès de l’armée du duc de Brunswick et d’en attendre leur délivrance. On se plaignait des lenteurs du tribunal extraordinaire, créé à regret par l’assemblée législative sur les menaces de la commune ; on croyait à un complot formé dans les prisons pour en enfoncer les portes à l’approche des étrangers, se répandre dans la ville et faire une Saint-Barthélemi des républicains.

La nouvelle de la prise de Longwy et le bruit prématuré de celle de Verdun achevèrent d’exaspérer les masses. Le danger de la patrie fut proclamé, et les sections se réunirent au champ de Mars. Cependant, des bandes furieuses se portaient aux prisons et établissaient aux guichets extérieurs une sorte de tribunal de sang, destiné à suppléer à l’autre.

A l’Abbaye, les prisonniers étaient réunis dans la chapelle, livrés à leurs conversations ordinaires, quand le cri des guichetiers : « Faites remonter les femmes ! » retentit inopinément. Trois coups de canon et un roulement de tambour ajoutèrent à l’épouvante, et les hommes étant restés seuls, deux prêtres, d’entre les prisonniers, parurent dans une tribune de la chapelle et annoncèrent à tous le sort qui leur était réservé.

Un silence funèbre régna dans cette triste assemblée ; dix hommes du peuple, précédés par les guichetiers, entrèrent dans la chapelle, firent ranger les prisonniers le long du mur, et en comptèrent cinquante-trois.

De ce moment, on fit l’appel des noms, de quart d’heure en quart d’heure, ce temps suffisant à peu près aux jugements du tribunal improvisé à l’entrée de la prison.

Quelques-uns furent épargnés, parmi eux le vénérable abbé Sicard ; la plupart étaient frappés au sortir du guichet par les meurtriers fanatiques qui avaient accepté cette triste tâche. Vers minuit, on cria le nom de Jacques Cazotte.

Le vieillard se présenta avec fermeté devant le sanglant tribunal, qui siégeait dans une petite salle précédant la guichet, et que présidait le terrible Maillard. En ce moment, quelques forcenés demandaient qu’on fît aussi comparaître les femmes, et on les fit en effet descendre une à une dans la chapelle ; mais les membres du tribunal repoussèrent cet horrible vœu, et Maillard, ayant donné l’ordre au guichetier Lavaquerie de les faire remonter, feuilleta l’écrou de la prison et appela Cazotte à haute voix. À ce nom, la fille du prisonnier qui remontait avec les autres femmes, se précipita au bas de l’escalier et traversa la foule au moment où Maillard prononçait le mot terrible : à la Force ! qui voulait dire à la mort !

La porte extérieure s’ouvrait, la cour entourée de longs cloîtres, où l’on continuait à égorger, était pleine de monde et retentissait encore du cri des mourants ; la courageuse Élisabeth s’élança entre les deux tueurs qui déjà avaient mis la main sur son père, et qui s’appelaient, dit-on, Michel et Sauvage, et leur demanda, ainsi qu’au peuple, la grâce de son père.

Cazotte37copie

Son apparition inattendue, ses paroles touchantes, l’âge du condamné, presque octogénaire, et dont le crime politique n’était pas facile à définir et à constater, l’effet sublime de ces deux nobles figures, touchante image de l’héroïsme filial, émurent des instincts généreux dans une partie de la foule. On cria grâce de toutes parts. Maillard hésitait encore. Michel versa un verre de vin et dit à Élisabeth : « Écoutez, citoyenne, pour prouver au citoyen Maillard que vous n’êtes pas une aristocrate, buvez cela au salut de la nation et au triomphe de la république ! »

 

La courageuse fille but sans hésiter ; les Marseillais lui firent place et la foule applaudissant s’ouvrit pour laisser passer le père et la fille ; on les reconduisit jusqu’à leur demeure.

On a cherché dans le songe de Cazotte cité plus haut, et dans l’heureuse délivrance chantée par la foule au dénouement de la scène, quelques rapports vagues de lieux et de détails avec la scène que nous venons de décrire ; il serait puéril de les relever ; un pressentiment plus évident lui apprit que le beau dévouement de sa fille ne pouvait le soustraire à sa destinée.

Le lendemain du jour où il avait été ramené en triomphe par le peuple, plusieurs de ses amis vinrent le féliciter. Un d’eux, M. de Saint-Charles, lui dit en l’abordant : « Vous voilà sauvé ! — Pas pour longtemps, répondit Cazotte en souriant tristement... Un moment avant votre arrivée, j’ai eu une vision. J’ai cru voir un gendarme qui venait me chercher de la part de Pétion ; j’ai été obligé de le suivre ; j’ai paru devant le maire de Paris, qui m’avait fait conduire à la Conciergerie, et de là au tribunal révolutionnaire. Mon heure est venue. »

M. de Saint-Charles le quitta, croyant que sa raison avait souffert des terribles épreuves par lesquelles il avait passé. Un avocat, nommé Julien, offrit à Cazotte sa maison pour asile et les moyens d’échapper aux recherches ; mais le vieillard était résolu à ne point combattre la destinée. Le 11 septembre, il vit entrer chez lui l’homme de sa vision, un gendarme portant un ordre signé Pétion, Paris et Sergent ; on le conduisit à la mairie, et de là à la Conciergerie, où ses amis ne purent le voir. Élisabeth obtint, à force de prières, la permission de servir son père, et demeura dans sa prison jusqu’au dernier jour. Mais ses efforts pour intéresser les juges n’eurent pas le même succès qu’auprès du peuple, et Cazotte, sur le réquisitoire de Fouquier-Tinville, fut condamné à mort après vingt-sept heures d’interrogatoire.

Avant le prononcé de l’arrêt, l’on fit mettre au secret sa fille, dont on craignait les derniers efforts et l’influence sur l’auditoire ; le plaidoyer du citoyen Julienne fit sentir en vain ce qu’avait de sacré cette victime échappée à la justice du peuple ; le tribunal paraissait obéir à une conviction inébranlable.

La plus étrange circonstance de ce procès fut le discours du président Lavau, ancien membre, comme Cazotte, de la société des illuminés.

« Faible jouet de la vieillesse ! dit-il, toi, dont le cœur ne fut pas assez grand pour sentir le prix d’une liberté sainte, mais qui as prouvé, par ta sécurité dans les débats, que tu savais sacrifier jusqu’à ton existence pour le soutien de ton opinion, écoute les dernières paroles de tes juges ! puissent-elles verser dans ton âme le baume précieux des consolations ! puissent-elles, en te déterminant à plaindre le sort de ceux qui viennent de te condamner, t’inspirer cette stoïcité qui doit présider à tes derniers instants, et te pénétrer du respect que la loi nous impose à nous-mêmes !…Tes pairs t’ont entendu, tes pairs t’ont condamné ; mais au moins, leur jugement fut pur comme leur conscience ; au moins, aucun intérêt personnel ne vint troubler leur décision. Va, reprends ton courage, rassemble tes forces ; envisage sans crainte le trépas ; songe qu’il n’a pas droit de t’étonner : ce n’est pas un instant qui doit effrayer un homme tel que toi. Mais, avant de te séparer de la vie, regarde l’attitude imposante de la France, dans le sein de laquelle tu ne craignais pas d’appeler à grands cris l’ennemi ; vois ton ancienne patrie opposer aux attaques de ses vils détracteurs autant de courage que tu lui as supposé de lâcheté. Si la loi eût pu prévoir qu’elle aurait à prononcer contre un coupable de ta sorte, par considération pour tes vieux ans, elle ne t’eût pas imposé d’autre peine ; mais, rassure-toi ; si elle est sévère, quand elle poursuit, quand elle a prononcé, le glaive tombe bientôt de ses mains ; elle gémit sur la perte même de ceux qui voulaient la déchirer. Regarde-la verser des larmes sur ces cheveux blancs qu’elle a cru devoir respecter jusqu’au moment de ta condamnation ; que ce spectacle porte en toi le repentir ; qu’il t’engage, vieillard malheureux, à profiter du moment qui te sépare encore de la mort, pour effacer jusqu’aux moindres traces de tes complots, par un regret justement senti ! Encore un mot : tu fus homme, chrétien, philosophe, initié, sache mourir en homme, sache mourir en chrétien ; c’est tout ce que ton pays peut encore attendre de toi. »

Ce discours, dont le fond inusité et mystérieux frappa de stupeur l’assemblée, ne fit aucune impression sur Cazotte, qui, au passage où le président tentait de recourir à la persuasion, leva les yeux au ciel et fit un signe d’inébranlable foi dans ses convictions. Il dit ensuite à ceux qui l’entouraient qu’il savait qu’il méritait la mort ; que la loi était sévère, mais qu’il la trouvait juste. Lorsqu’on lui coupa les cheveux, il recommanda de les couper le plus près possible, et chargea son confesseur de les remettre à sa fille, encore consignée dans une des chambres de la prison.

Avant de marcher au supplice, il écrivit quelques mots à sa femme et à ses enfants ; puis, monté sur l’échafaud, il s’écria d’une vois très-haute : « Je meurs comme j’ai vécu, fidèle à Dieu et à mon roi. » L’exécution eut lieu le 25 septembre, à sept heures du soir, sur la place du Carrousel.

Élisabeth Cazotte, fiancée depuis longtemps par son père au chevalier de Plas, officier du régiment de Poitou, épousa, huit ans après, ce jeune homme, qui avait suivi le parti de l’émigration. La destinée de cette héroïne ne devait pas être plus heureuse qu’auparavant : elle périt de l’opération césarienne en donnant le jour à un enfant et en s’écriant qu’on la coupât en morceaux s’il le fallait pour le sauver. L’enfant ne vécut que peu d’instants. Il reste encore cependant plusieurs personnes de la famille de Cazotte. Son fils Scévole, échappé comme par miracle au massacre du 10 août, existe à Paris, et conserve pieusement la tradition des croyances et des vertus paternelles.

 

GÉRARD DE NERVAL.

_______

Cazotte38copie
Cazotte39