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19 avril 1845 (BF) — Le Diable amoureux, roman fantastique par J. Cazotte. Précédé de sa vie, de son procès et de ses prophéties et révélations par Gérard de Nerval. Illustré de 200 dessins par Édouard de Beaumont

Cette étude sur Jacques Cazotte sera publiée presque simultanément dans la Revue pittoresque, le 20 avril 1845, dans L’Artiste, le 11 mai 1845, dans La Sylphide le 29 juin 1845, et enfin intégré aux Illuminés en 1852.

La perdonnalité de Cazotte avait de quoi fasciner Nerval à plus d’un titre : son goût pour les chansons populaires, sa nature à la fois sceptique et crédule à la manière d’Apulée, son initiation à l’illuminisme, sous l’égide de Martinès de Pasqually, de Swedenborg, Bœhm et Saint-Martin, sa proximité avec le mysticisme oriental (Nerval va publier en 1846 dans la Revue des Deux Mondes un long article sur les Druses) et surtout l’intérêt qu’il porte aux visions hallucinatoires ou oniriques, font de Cazotte une sorte de double positif de lui-même : « il y a dans cette série de visions bizarres, quelque chose de terrible et de mystérieux. »

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CAZOTTE

I

L’auteur du Diable amoureux appartient à cette classe d’écrivains qu’après l’Allemagne et l’Angleterre nous appelons humoristiques, et qui ne se sont guère produits dans notre littérature que sous un vernis d’imitation étrangère. L’esprit net et sensé du lecteur français se prête difficilement aux caprices d’une imagination rêveuse, à moins que cette dernière n’agisse dans les limites traditionnelles et convenues des contes de fées et des pantomimes d’opéras. L’allégorie nous plaît, la fable nous amuse ; nos bibliothèques sont pleines de ces jeux d’esprit destinés d’abord aux enfants, puis aux femmes, et que les hommes ne dédaignent pas quand ils ont du loisir. Ceux du dix-huitième siècle en avaient beaucoup, et jamais les fictions et les fables n’eurent plus de succès qu’alors. Les plus graves écrivains, Montesquieu, Diderot, Voltaire, berçaient et endormaient par des contes charmants, cette société que leurs principes allaient détruire de fond en comble. L’auteur de l’Esprit des lois, écrivait le Temple de Gnide ; le fondateur de l’Encyclopédie charmait les ruelles avec l’Oiseau bleu et les Bijoux indiscrets : l’auteur du Dictionnaire philosophique brodait la Princesse de Babylone et Zadig des merveilleuses fantaisies de l’Orient. Tout cela, c’était de l’invention, c’était de l’esprit, et rien de plus, sinon du plus fin et du plus charmant.

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Mais le poëte qui croit à sa fable, le narrateur qui croit à sa légende, l’inventeur qui prend au sérieux le rêve éclos de sa pensée, voilà ce qu’on ne s’attendait guère à rencontrer en plein dix-huitième siècle, à cette époque où les abbés poëtes s’inspiraient de la mythologie, et où certains poëtes laïques faisaient de la fable avec les mystères chrétiens.

On eût bien étonné le public de ce temps-là en lui apprenant qu’il y avait en France un conteur spirituel et naïf à la fois qui continuait les Mille et une Nuits, cette grande œuvre non terminée que M. Galland s’était fatigué à traduire, et cela comme si les conteurs arabes eux-mêmes les lui avaient dictées ; que ce n’était pas seulement un pastiche adroit, mais une œuvre originale et sérieuse écrite par un homme tout pénétré lui-même de l’esprit et des croyances de l’Orient. La plupart de ces récits, il est vrai, Cazotte les avait rêvés au pied des palmiers, le long des grands mornes de Saint-Pierre ; loin de l’Asie sans doute, mais sous son éclatant soleil. Ainsi le plus grand nombre des ouvrages de cet écrivain singulier a réussi sans profit pour sa gloire, et c’est au Diable amoureux seul et à quelques poëmes et chansons qu’il a dû la renommée dont s’illustrèrent encore les malheurs de sa vieillesse. La fin de sa vie a donné surtout le secret des idées mystérieuses qui présidèrent à l’invention de presque tous ses ouvrages, et qui leur ajoutent une valeur singulière que nous essayerons d’apprécier.

Un certain vague règne sur les premières années de Jacques Cazotte. Né à Dijon en 1720, il avait fait ses études chez les Jésuites comme la plupart des beaux esprits de ce temps-là. Un de ses frères, grand vicaire de M. de Choiseul, évêque de Châlons, le fit venir à Paris et le plaça dans l’administration de la marine, où il obtint vers 1747 le grade de commissaire. Dès cette époque, il s’occupait un peu de littérature, de poésie surtout. Le salon de Raucourt, son compatriote, réunissait des littérateurs et des artistes, et il s’en fit connaître en lisant quelques fables et quelques chansons, premières ébauches d’un talent qui devait dans la suite faire plus d’honneur à la prose qu’à la poésie.

De ce moment, une partie de sa vie dut se passer à la Martinique, où l’appelait un poste de contrôleur des Iles-sous-le-Vent. Il y vécut plusieurs années obscur, mais considéré et aimé de tous, et épousa mademoiselle Élisabeth Roignan, fille du premier juge de la Martinique. Un congé lui permit de revenir pour quelque temps à Paris, où il publia encore quelques poésies. Deux chansons, qui devinrent bientôt célèbres, datent de cette époque, et paraissent résulter du goût qui s’était répandu de rajeunir l’ancienne romance ou ballade française, à l’imitation du sieur de la Monnoye. Ce fut un des premiers essais de cette couleur romantique ou romanesque dont notre littérature devait user et abuser plus tard, et il est remarquable de voir s’y dessiner déjà, à travers mainte incorrection, le talent aventureux de Cazotte.

La première est intitulée la Veillée de la bonne femme, et commence ainsi :

Tout au beau milieu des Ardennes,
Est un château sur le haut d’un rocher,
Où fantômes sont par centaines.
Les voyageurs n’osent s’en approcher :
Dessus ses tours
Sont nichés les vautours,
Ces oiseaux de malheur,
Hélas ! ma bonne, hélas ! que j’ai grand’ peur !

On reconnaît déjà tout à fait le genre de la ballade, telle que la conçoivent les poëtes du Nord, et l’on voit surtout que c’est là du fantastique sérieux ; nous voici bien loin de la poésie musquée de Bernis et de Dorat. La simplicité du style n’exclut pas un certain ton de poésie ferme et colorée qui se montre dans quelques vers.

Tout à l’entour de ses murailles
On croit ouïr les loups-garous hurler,
On entend traîner des ferrailles,
On voit des feux, on voit du sang couler.
Tout à la fois,
De très-sinistres voix
Qui vous glacent le cœur.
Hélas ! ma bonne, hélas ! que j’ai grand’ peur !

Sire Enguerrand, brave chevalier qui revient d’Espagne, veut loger en passant dans ce terrible château. On lui fait de grands récits des esprits qui l’habitent ; mais il en rit, se fait débotter, servir à souper, et fait mettre des draps à un lit. A minuit commence le tapage annoncé par les bonnes gens. Des bruits terribles font trembler les murailles, une nuée infernale flambe sur les lambris ; en même temps, un grand vent souffle et les battants des portes s’ouvrent avec rumeur.

Un damné, en proie aux démons, traverse la salle en jetant des cris de désespoir.

Sa bouche était toute écumeuse,
Le plomb fondu lui découlait des yeux…
 
Une ombre toute échevelée
Va lui plongeant un poignard dans le cœur ;
Avec une épaisse fumée
Le sang en sort si noir qu’il fait horreur.
Hélas ! ma bonne, hélas ! que j’ai grand’ peur !

Enguerrand demande à ces tristes personnages le motif de leurs tourments.

— Seigneur, répond la femme armée d’un poignard, je suis née dans ce château, j’étais la fille du comte Anselme. Ce monstre que vous voyez, et que le ciel m’oblige à torturer, était aumônier de mon père et s’éprit de moi pour mon malheur. Il oublia les devoirs de son état, et, ne pouvant me séduire, il invoqua le diable et se donna à lui pour en obtenir une faveur.

Tous les matins j’allais au bois prendre le frais et me baigner dans l’eau pure d’un ruisseau.

Là, tout auprès de la fontaine,
Certaine rose aux yeux faisait plaisir ;
Fraîche, brillante, éclose à peine,
Tout paraissait induire à la cueillir :
Il vous semblait,
Las ! qu’elle répandait
La plus aimable odeur.
Hélas ! etc.
 
J’en veux orner ma chevelure
Pour ajouter plus d’éclat à mon teint ;
Je ne sais quoi contre nature
Me repoussait quand j’y portais la main.
Mon cœur battait
Et en battant disait :
Le diable est sous la fleur !...
Hélas ! etc.

Cette rose, enchantée par le diable, livre la belle aux mauvais desseins de l’aumônier. Mais bientôt, reprenant ses sens, elle le menace de le dénoncer à son père, et le malheureux la fait taire d’un coup de poignard.

Cependant, on entend de loin la voix du comte qui cherche sa fille. Le diable alors s’approche du coupable sous la forme d’un bouc et lui dit : Monte, mon cher ami ; ne crains rien, mon fidèle serviteur.

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Il monte, et, sans qu’il s’en étonne,
Il sent sous lui le diable détaler ;
Sur son chemin l’air s’empoisonne,
Et le terrain sous lui semble brûler.
En un instant
Il le plonge vivant
Au séjour de douleur !
Hélas ! ma bonne, hélas ! que j’ai grand’ peur !

Le dénoûment de l’aventure est que sire Enguerrand, témoin de cette scène infernale, fait par hasard un signe de croix, ce qui dissipe l’apparition. Quant à la moralité, elle se borne à engager les femmes à se défier de leur vanité, et les hommes à se défier du diable.

Cette imitation des vieilles légendes catholiques, qui serait fort dédaignée aujourd’hui, était alors d’un effet assez neuf en littérature ; nos écrivains avaient longtemps obéi à ce précepte de Boileau, qui dit que la foi des chrétiens ne doit pas emprunter d’ornements à la poésie ; et, en effet, toute religion qui tombe dans le domaine des poëtes se dénature bientôt, et perd son pouvoir sur les âmes. Mais Cazotte, plus superstitieux que croyant, se préoccupait fort peu d’orthodoxie. D’ailleurs, le petit poëme dont nous venons de parler n’avait nulle prétention, et ne peut nous servir qu’à signaler les premières tendances de l’auteur du Diable amoureux vers une sorte de poésie fantastique, devenue vulgaire après lui.

On prétend que cette romance fut composée par Cazotte pour madame Poissonnier, son amie d’enfance, nourrice du duc de Bourgogne, et qui lui avait demandé des chansons qu’elle pût chanter pour endormir l’enfant royal. Sans doute il aurait pu choisir quelque sujet moins triste et moins chargé de visions mortuaires ; mais on verra que cet écrivain avait la triste destinée de pressentir tous les malheurs.

Une autre romance du même temps, intitulée « les Prouesses inimitables d’Ollivier, marquis d’Edesse, » obtint aussi une grande vogue. C’est une imitation des anciens fabliaux chevaleresques, traitée encore dans le style populaire.

La fille du comte de Tours,
Hélas ! des maux d’enfant l’ont pris ;
Le comte, qui sait ses amours,
Sa fureur ne peut retenir :
Qu’on cherche mon page Ollivier,
Qu’on le mette en quatre quartiers...
— Commère, il faut chauffer le lit :
N’entends-tu pas sonner minuit ?

Plus de trente couplets sont consacrés ensuite aux exploits du page Ollivier, qui, poursuivi par le comte sur terre et sur mer, lui sauve la vie plusieurs fois, lui disant à chaque rencontre :

« C’est moi qui suis votre page ! et maintenant me ferez-vous mettre en quartiers ? 

— Ôte-toi de devant mes yeux ! » lui répond toujours l’obstiné vieillard, que rien ne peut fléchir, et Ollivier se décide enfin à s’exiler de la France pour faire la guerre en Terre sainte.

Un jour, ayant perdu tout espoir, il veut mettre fin à ses peines ; un ermite du Liban le recueille chez lui, le console, et lui fait voir dans un verre d’eau, sorte de miroir magique, tout ce qui se passe dans le château de Tours ; comment sa maîtresse languit dans un cachot, « parmi la fange et les crapauds » ; comment son enfant a été perdu dans les bois, où il est allaité par une biche, et comment encore Richard, le duc des Bretons, a déclaré la guerre au comte de Tours et l’assiège dans son château. Ollivier repasse généreusement en Europe pour aller secourir le père de sa maîtresse et arrive à l’instant où la place va capituler.

Voyez quels coups ils vont donnant
Par la fureur trop animés,
Les assiégés aux assiégeants,
Les assiégeants aux assiégés ;
Las ! la famine est au château,
Il le faudra rendre bientôt.
— Commère, il faut chauffer le lit ;
N’entends-tu pas sonner minuit ?
 
Tout à coup, comme un tourbillon,
Voici venir mon Ollivier ;
De sa lance il fait deux tronçons
Pour pouvoir à deux mains frapper.
A ces coups-ci, mes chers Bretons,
Vous faut marcher à reculons !...
— Commère, il faut chauffer le lit ;
N’entends-tu pas sonner minuit ?

On voit que cette poésie simple ne manque pas d’un certain éclat ; mais ce qui frappa le plus alors les connaisseurs, ce fut le fond romanesque du sujet, où Moncrif, le célèbre historiographe des Chats, crut voir l’étoffe d’un poëme.

Cazotte n’était encore que l’auteur modeste que quelques fables et chansons ; le suffrage de l’académicien Moncrif fit travailler son imagination, et, à son retour à la Martinique, il traita le sujet d’Ollivier sous la forme du poëme en prose, entremêlant ses récits chevaleresques de situations comiques et d’aventures de féerie à la manière des Italiens. Cet ouvrage n’a pas une grande valeur littéraire, mais la lecture en est amusante et le style fort soutenu.

On peut rapporter au même temps la composition du Lord impromptu, nouvelle anglaise écrite dans le genre intime, et qui présente des détails pleins d’intérêt.

Il ne faut pas croire, du reste, que l’auteur de ces fantaisies ne prît point au sérieux sa position administrative ; nous avons sous les yeux un travail manuscrit qu’il adressa à M. de Choiseul pendant son ministère, et dans lequel il trace noblement les devoirs du commissaire de marine, et propose certaines améliorations dans le service avec une sollicitude qui fut sans doute appréciée. On peut ajouter qu’à l’époque où les Anglais attaquèrent la colonie, en 1749, Cazotte déploya une grande activité et même des connaissances stratégiques dans l’armement du fort Saint-Pierre. L’attaque fut repoussée, malgré la descente qu’opérèrent les Anglais.

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Cependant la mort du frère de Cazotte le rappela une seconde fois en France comme héritier de tous ses biens, et il ne tarda pas à solliciter sa retraite : elle lui fut accordée dans les termes les plus honorables et avec le titre de commissaire général de la marine.

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II

Il ramenait en France sa femme Élisabeth, et commença par s’établir dans la maison de son frère à Pierry, près d’Épernay. Décidés à ne point retourner à la Martinique, Cazotte et sa femme avaient vendu tous leurs biens au père Lavalette, supérieur de la maison des Jésuites, homme instruit avec lequel il avait entretenu, pendant son séjour aux colonies, des relations agréables. Celui-ci s’était acquitté en lettres de change sur la Compagnie des Jésuites à Paris.

Il y en avait pour cinquante mille écus ; il les présente, la Compagnie les laisse protester. Les supérieurs prétendirent que le P. Lavalette s’était livré à des spéculations dangereuses et qu’ils ne pouvaient reconnaître. Cazotte, qui avait engagé là tout le plus clair de son avoir, se vit réduit à plaider contre ses anciens professeurs, et ce procès, dont souffrit son cœur religieux et monarchique, fut l’origine de tous ceux qui fondirent ensuite sur la Société de Jésus et en amenèrent la ruine.

Ainsi commençaient les fatalités de cette existence singulière. Il n’est pas douteux que dès lors ses convictions religieuses plièrent de certains côtés. Le succès du poëme d’Ollivier l’encourageait à continuer d’écrire, il fit paraître le Diable amoureux.

Cet ouvrage est célèbre à divers titres ; il brille entre ceux de Cazotte par le charme et la perfection des détails ; mais il les surpasse tous par l’originalité de la conception. En France, à l’étranger surtout, ce livre a fait école et a inspiré bien des productions analogues.

Le phénomène d’une telle œuvre littéraire n’est pas indépendant du milieu social où il se produit ; l’Âne d’or d’Apulée, livre également empreint de mysticisme et de poésie, nous donne dans l’Antiquité le modèle de ces sortes de créations. Apulée, l’initié du culte d’Isis, l’illuminé païen, à moitié sceptique, à moitié crédule, cherchant sous les débris des mythologies qui s’écroulent les traces de superstitions antérieures ou persistantes, expliquant la fable par le symbole, et le prodige par une vague définition des forces occultes de la nature, puis un instant après, se raillant lui-même de sa crédulité, ou jetant çà et là quelque trait ironique qui déconcerte le lecteur prêt à le prendre au sérieux, c’est bien le chef de cette famille d’écrivains qui parmi nous peut encore compter glorieusement l’auteur de Smarra, ce rêve de l’antiquité, cette poétique réalisation des phénomènes les plus frappants du cauchemar.

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Beaucoup de personnes n’ont vu dans le Diable amoureux qu’une sorte de conte bleu, pareil à beaucoup d’autres du même temps et digne de prendre place dans le Cabinet des fées. Tout au plus l’eussent-elles rangé dans la classe des contes allégoriques de Voltaire ; c’est justement comme si l’on comparait l’œuvre mystique d’Apulée aux facéties mythologiques de Lucien. L’Âne d’or servit longtemps de thème aux théories symboliques des philosophes alexandrins ; les chrétiens eux-mêmes respectaient ce livre, et saint Augustin le cite avec déférence comme l’expression poétisée d’un symbole religieux ; le Diable amoureux aurait quelque droit aux mêmes éloges, et marque un progrès singulier dans le talent et la manière de l’auteur.

Ainsi cet homme, qui fut d’abord un poëte gracieux de l’école de Marot et de la Fontaine, puis un conteur naïf, épris tantôt de la couleur des vieux fabliaux français, tantôt du vif chatoiement de la fable orientale mise à la mode par le succès des Mille et une Nuits ; suivant, après tout, les goûts de son siècle plus que sa propre fantaisie, le voilà qui s’est laissé aller au plus terrible danger de la vie littéraire, celui de prendre au sérieux ses propres inventions. Ce fut, il est vrai, le malheur et la gloire des grands écrivains de cette époque ; ils écrivaient avec leur sang, avec leurs larmes ; ils trahissaient sans pitié, au profit d’un public vulgaire, les mystères de leur esprit et de leur cœur ; ils jouaient leur rôle au sérieux, comme ces comédiens antiques qui tachaient la scène d’un sang véritable pour les plaisirs du peuple-roi. Mais qui se serait attendu, dans ce siècle d’incrédulité où le clergé lui-même a si peu défendu ses croyances, à rencontrer un poëte que l’amour du merveilleux purement allégorique entraîne peu à peu au mysticisme le plus sincère et le plus ardent ?

Les livres traitant de la cabale et des sciences occultes inondaient alors les bibliothèques ; les plus bizarres spéculations du moyen âge ressuscitaient sous une forme spirituelle et légère, propre à concilier à ces idées rajeunies la faveur d’un public frivole, à demi impie, à demi crédule, comme celui des derniers âges de la Grèce et de Rome. L’abbé de Villars, Dom Pernetty, le marquis d’Argens, popularisaient les mystères de l’Œdipus Ægyptiacus et les savantes rêveries des néoplatoniciens de Florence. Pic de La Mirandole et Marsile Ficin renaissaient tout empreints de l’esprit musqué du dix-huitième siècle, dans le Comte de Gabalis, les Lettres cabalistiques et autres productions de philosophie transcendante à la portée des salons. Aussi ne parlait-on plus que d’esprits élémentaires, de sympathies occultes, de charmes, de possessions, de migration des âmes, d’alchimie et de magnétisme surtout. L’héroïne du Diable amoureux n’est autre qu’un de ces lutins bizarres que l’on peut voir décrits à l’article Incube ou Succube, dans le Monde enchanté de Bekker.

Le rôle un peu noir que l’auteur fait jouer en définitive à la charmante Biondetta suffirait à indiquer qu’il n’était pas encore initié, à cette époque, aux mystères des cabalistes ou des illuminés, lesquels ont toujours soigneusement distingué les esprits élémentaires, sylphes, gnomes, ondins ou salamandres, des noirs suppôts de Belzébuth. Pourtant l’on raconte que peu de temps après la publication du Diable amoureux, Cazotte reçut la visite d’un mystérieux personnage au maintien grave, aux traits amaigris par l’étude, et dont un manteau brun drapait la stature imposante.

Il demanda à lui parler en particulier, et quand on les eût laissés seuls, l’étranger aborda Cazotte avec quelques signes bizarres, tels que les initiés en emploient pour se reconnaître entre eux.

Cazotte, étonné, lui demanda s’il était muet, et le pria d’expliquer mieux ce qu’il avait à dire. Mais l’autre changea seulement la direction de ses signes et se livra à des démonstrations plus énigmatiques encore.

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Cazotte ne put cacher son impatience. — Pardon, monsieur, lui dit l’étranger, mais je vous croyais des nôtres et dans les plus hauts grades.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit Cazotte.

— Et sans cela, où donc auriez-vous puisé les pensées qui dominent dans votre Diable amoureux ?

— Dans mon esprit, s’il vous plaît.

— Quoi ! ces évocations dans les ruines, ces mystères de la cabale, ce pouvoir occulte d’un homme sur les esprits de l’air, ces théories si frappantes sur le pouvoir des nombres, sur la volonté, sur les fatalités de l’existence, vous auriez imaginé toutes ces choses ?

— J’ai lu beaucoup, mais sans doctrine, sans méthode particulière.

— Et vous n’êtes pas même franc-maçon ?

— Pas même cela.

— Eh bien, monsieur, soit par pénétration, soit par hasard, vous avez pénétré des secrets qui ne sont accessibles qu’aux initiés de premier ordre, et peut-être serait-il prudent désormais de vous abstenir de pareilles révélations.

— Quoi ! j’aurais fait cela ! s’écria Cazotte effrayé ; moi qui ne songeais qu’à divertir le public et à prouver seulement qu’il fallait prendre garde au diable.

— Et qui vous dit que notre science ait quelque rapport avec cet esprit des ténèbres ? Telle est pourtant la conclusion de votre dangereux ouvrage. Je vous ai pris pour un frère infidèle qui trahissait nos secrets par un motif que j’étais curieux de connaître... Et, puisque vous n’êtes en effet qu’un profane ignorant de notre but suprême, je vous instruirai, je vous ferai pénétrer plus avant dans les mystères de ce monde des esprits qui nous presse de toutes parts, et qui par l’intuition seule s’est déjà révélé à vous.

Cette conversation se prolongea longtemps ; les biographes varient sur les termes, mais tous s’accordent à signaler la subite révolution qui se fit dès lors dans les idées de Cazotte, adepte sans le savoir d’une doctrine dont il ignorait qu’il existât encore des représentants. Il avoua qu’il s’était montré sévère, dans son Diable amoureux, pour les cabalistes, dont il ne concevait qu’une idée fort vague, et que leurs pratiques n’étaient peut-être pas aussi condamnables qu’il l’avait supposé. Il s’accusa même d’avoir un peu calomnié ces innocents esprits qui peuplent et animent la région moyenne de l’air, en leur assimilant la personnalité douteuse d’un lutin femelle qui répond au nom de Belzébuth.

— Songez, lui dit l’initié, que le père Kircher, l’abbé de Villars et bien d’autres casuistes ont démontré depuis longtemps leur parfaite innocence au point de vue chrétien. Les Capitulaires de Charlemagne en faisaient mention comme d’êtres appartenant à la hiérarchie céleste ; Platon et Socrate, les plus sages des Grecs, Origène, Porphyre et saint Augustin, ces flambeaux de l’Église, s’accordaient à distinguer le pouvoir des esprits élémentaires de celui des fils de l’abîme... Il n’en fallait pas tant pour convaincre Cazotte, qui, comme on le verra, devait plus tard appliquer ces idées, non plus à ses livres, mais à sa vie, et qui s’en montra convaincu jusqu’à ses derniers moments.

Cazotte dut être d’autant plus porté à réparer la faute qui lui était signalée, que ce n’était pas peu de chose alors que d’encourir la haine des illuminés, nombreux, puissants, et divisés en une foule de sectes, sociétés et loges maçonniques, qui se correspondaient d’un bout à l’autre du royaume. Cazotte, accusé d’avoir révélé au profane les mystères de l’initiation, s’exposait au même sort qu’avait subi l’abbé de Villars, qui, dans le Comte de Gabalis, s’était permis de livrer à la curiosité publique, sous une forme à demi sérieuse, toute la doctrine des rose-croix sur le monde des esprits. Cet ecclésiastique fut trouvé un jour assassiné sur la route de Lyon, et l’on ne put accuser que les sylphes ou les gnomes de cette expédition.

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Cazotte opposa d’ailleurs d’autant moins de résistance aux conseils de l’initié qu’il était naturellement très-porté à ces sortes d’idées. Le vague que des études faites sans méthode répandaient dans sa pensée, le fatiguait lui-même, et il avait besoin de se rattacher à une doctrine complète. Celle des martinistes, au nombre desquels il se fit recevoir, avait été introduite en France par Martinez Pasqualis, et renouvelait simplement l’institution des rites cabalistiques du onzième siècle, dernier écho de la formule des gnostiques, où quelque chose de la métaphysique juive se mêle aux théories obscures des philosophes alexandrins.

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L’école de Lyon, à laquelle appartenait dès lors Cazotte, professait, d’après Martinez, que l’intelligence et la volonté sont les seules forces actives de la nature, d’où il suit que, pour en modifier les phénomènes, il suffit de commander fortement et de vouloir. Elle ajoutait que, par la contemplation de ses propres idées et l’abstraction de tout ce qui tient au monde extérieur et au corps, l’homme pouvait s’élever à la notion parfaite de l’essence universelle et à cette domination des esprits dont le secret était contenu dans la Triple contrainte de l’enfer, conjuration toute-puissante à l’usage des cabalistes du moyen âge.

Martinez, qui avait couvert la France de loges maçonniques selon son rite, était allé mourir à Saint-Domingue ; la doctrine ne put se conserver pure, et se modifia bientôt en admettant les idées de Swedenborg et de Jacob Boehm, qu’on eut de la peine à réunir dans le même symbole. Le célèbre Saint-Martin, l’un des néophytes les plus ardents et les plus jeunes, se rattacha particulièrement aux principes de ce dernier. À cette époque, l’école de Lyon était fondue déjà dans la Société des Philalèthes, où Saint-Martin refusa d’entrer, disant qu’ils s’occupaient plus de la science des âmes, d’après Swedenborg, que de celle des esprits, d’après Martinez.

Plus tard, parlant de son séjour parmi les illuminés de Lyon, cet illustre théosophe disait : « Dans l’école où j’ai passé il y a vingt-cinq ans, les communications de tout genre étaient fréquentes ; j’en ai eu ma part comme beaucoup d’autres. Les manifestations du signe du Réparateur y étaient visibles : j’y avais été préparé par des initiations. Mais, ajoute-t-il, le danger de ces initiations est de livrer l’homme à des esprits violents ; et je ne puis répondre que les formes qui se communiquaient à moi ne fussent pas des formes d’emprunt. »

Le danger que redoutait Saint-Martin fut précisément celui où se livra Cazotte, et qui causa peut-être les plus grands malheurs de sa vie. Longtemps encore ses croyances furent douces et tolérantes, ses visions riantes et claires ; ce fut dans ces quelques années qu’il composa de nouveaux contes arabes qui, longtemps confondus avec les Mille et une Nuits, dont ils formaient la suite, n’ont pas valu à leur auteur toute la gloire qu’il en devait retirer.

Les principaux sont la Dame inconnue, le Chevalier, l’Ingrat puni, le Pouvoir du Destin, Simoustapha, le Calife voleur, qui a fourni le sujet du Calife de Bagdad, l’Amant des étoiles et le Magicien, ou Maugraby, ouvrage plein de charme descriptif et d’intérêt.

Ce qui domine dans ces compositions, c’est la grâce et l’esprit des détails ; quant à la richesse de l’invention, elle ne le cède pas aux contes orientaux eux-mêmes, ce qui s’explique en partie d’ailleurs par le fait que plusieurs sujets originaux avaient été communiqués à l’auteur par un moine arabe nommé Dom Chavis.

La théorie des esprits élémentaires, si chère à toute imagination mystique, s’applique également, comme on sait, aux croyances de l’Orient, et les pâles fantômes perçus dans les brumes du Nord au prix de l’hallucination et du vertige, semblent se teindre là-bas des feux et des couleurs d’une atmosphère splendide et d’une nature enchantée. Dans son conte du Chevalier, qui est un véritable poëme, Cazotte réalise surtout le mélange de l’invention romanesque et d’une distinction des bons et des mauvais esprits, savamment renouvelée des cabalistes de l’Orient. Les génies lumineux, soumis à Salomon, livrent force combats à ceux de la suite d’Éblis ; les talismans, les conjurations, les anneaux constellés, les miroirs magiques, tout cet enchevêtrement merveilleux des fatalistes arabes s’y noue et s’y dénoue avec ordre et clarté. Le héros a quelques traits de l’Initié égyptien du roman de Séthos, qui, alors obtenait un succès prodigieux. Le passage où il traverse, à travers mille dangers, la montagne de Caf, palais éternel de Salomon, roi des génies, est la version asiatique des épreuves d’Isis ; ainsi, la préoccupation des mêmes idées apparaît encore sous les formes les plus diverses.

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Ce n’est pas à dire qu’un grand nombre des ouvrages de Cazotte n’appartienne à la littérature ordinaire. Il eut quelque réputation comme fabuliste, et dans la dédicace qu’il fit de son volume de fables à l’Académie de Dijon, il eut soin de rappeler le souvenir d’un de ses aïeux, qui, du temps de Marot et de Ronsard, avait contribué aux progrès de la poésie française. A l’époque où Voltaire publiait son poème intitulé la Guerre de Genève, Cazotte eut l’idée plaisante d’ajouter aux premiers chants du poëme inachevé un septième chant écrit dans le même style, et que l’on crut de Voltaire lui-même.

Nous n’avons pas parlé de ses chansons, qui portent l’empreinte d’un esprit tout particulier. Rappelons-nous la plus connue, intitulée : O mai ! joli mois de mai :

Pour le premier jour de mai,
Soyez bien réveillée !
Je vous apporte un bouquet,
Tout de giroflée ;
Un bouquet cueilli tout frais,
Tout plein de rosée.

Tout continue sur ce ton. c’est une délicieuse peinture d’éventail, qui se déploie avec les grâces naïves et maniérées tout à la fois du bon vieux temps.

Pourquoi ne citerions-nous pas encore la charmante ronde « Toujours vous aimer ; » ; et surtout la villanelle si gaie dont voici quelques couplets :

Que de maux soufferts,
Vivant dans vos fers, Thérèse !
Que de maux soufferts,
Vivant dans vos fers !
 
Si vers les genoux
Mes bas ont des trous, Thérèse,
A vos pieds, je les fis tous,
Ainsi qu’on se prenne à vous !
Que de maux, etc.
 
Et mes cinq cents francs
Que j’avais comptant, Thérèse ?
Il n’en reste pas six blancs ;
Et qui me rendra mon temps ?
Que de maux, etc.
 
Vous avez vingt ans,
Et mille agréments, Thérèse ;
Mais aucun de vos amants
Ne vous dira dans vingt ans,
Que de maux, etc.

Nous avons dit que l’Opéra-Comique devait à Cazotte le sujet du Calife de Bagdad ; son Diable amoureux fut représenté aussi sous cette forme, avec le titre de l’Infante de Zamora. Ce fut à ce sujet sans doute qu’un de ses beaux-frères, qui était venu passer quelques jours à sa campagne de Pierry, lui reprochait de ne point tenter le théâtre, et lui vantait les opéras bouffons comme des ouvrages d’une grande difficulté : « Donnez-moi un mot, dit Cazotte, et demain j’aurai fait une pièce de ce genre à laquelle il ne manquera rien. » Le beau-frère voit entrer un paysan avec des sabots : « Eh bien ! sabots, s’écria-t-il, faites une pièce sur ce mot-là. » Cazotte demanda à rester seul ; mais un personnage singulier, qui justement faisait partie ce soir-là de la réunion, s’offrit à faire la musique à mesure que Cazotte écrirait l’opéra. C’était Rameau, le neveu du grand musicien dont Diderot a raconté la vie fantasque dans ce dialogue qui est un chef d’œuvre, et la seule satire moderne qu’on puisse opposer à celle de Pétrone.

L’opéra fut fait dans la nuit, adressé à Paris, et représenté bientôt à la Comédie italienne, après avoir été retouché par Marsollier et Duni, qui y daignèrent mettre leur nom. Cazotte n’obtint pour droits d’auteur que ses entrées, et le neveu de Rameau, ce génie incompris, demeura obscur comme par le passé. C’était bien d’ailleurs le musicien qu’il fallait à Cazotte, qui a dû sans doute bien des idées étranges à ce bizarre compagnon.

Le portrait qu’il en fait dans sa préface de la seconde Raméide, poëme héroï-comique, composé en l’honneur de son ami, mérite d’être conservé, autant comme morceau de style que comme note utile à compléter la piquante analyse morale et littéraire de Diderot.

« C’est l’homme le plus plaisant, par nature, que j’aie connu ; il s’appelait Rameau, était neveu du célèbre musicien, avait été mon camarade au collège, et avait pris pour moi une amitié qui ne s’est jamais démentie, ni de sa part, ni de la mienne. Ce personnage, l’homme le plus extraordinaire de notre temps, était né avec un talent naturel dans plus d’un genre, que le défaut d’assiette de son esprit ne lui permit jamais de cultiver. je ne puis comparer son genre de plaisanterie qu’à celui que déploie le docteur Sterne dans son Voyage sentimental. Les saillies de Rameau étaient des saillies d’instinct d’un genre si particulier, qu’il est nécessaire de les peindre pour essayer de les rendre. Ce n’était point de bons mots, c’étaient des traits qui semblaient partir de la plus profonde connaissance du cœur humain. Sa physionomie, qui était vraiment burlesque, ajoutait un piquant extraordinaire à ces saillies, d’autant moins attendues de sa part, que, d’habitude, il ne faisait que déraisonner. Ce personnage, né musicien, autant et plus peut-être que son oncle, ne put jamais s’enfoncer dans les profondeurs de l’art ; mais il était né plein de chant et avait l‘étrange facilité d’en trouver, impromptu, de l’agréable et de l’expressif, sur quelques paroles qu’on voulût lui donner ; seulement il eût fallu qu’un véritable artiste eût arrangé et corrigé ses phrases et composé ses partitions. Il était de figure aussi horriblement que plaisamment laid, très-souvent ennuyeux, parce que son génie l’inspirait rarement ; mais si sa verve le servait, il faisait rire jusqu’aux larmes. Il vécut pauvre, ne pouvant suivre aucune profession. Sa pauvreté absolue lui faisait honneur dans mon esprit. Il n’était pas né absolument sans fortune, mais il eût fallu dépouiller son père du bien de sa mère, et il se refusa à l’idée de réduire à la misère l’auteur de ses jours, qui s’était remarié et avait des enfants. Il a donné dans plusieurs autres occasions des preuves de la bonté de son cœur. Cet homme singulier vécut passionné pour la gloire, qu’il ne pouvait acquérir dans aucun genre... Il est mort dans une maison religieuse, où sa famille l’avait placé, après quatre ans de retraite qu’il avait prise en gré, et ayant gagné le cœur de tous ceux qui d’abord n’avaient été que ses geôliers. »

Les lettres de Cazotte sur la musique, dont plusieurs sont des réponses à la lettre de J.-J. Rousseau sur l’Opéra, se rapportent à cette légère incursion dans le domaine lyrique. La plupart des ces écrits sont anonymes, et ont été recueillis depuis comme pièces diplomatiques de la guerre de l’Opéra. Quelques-unes sont certaines, d’autres douteuses. Nous serions bien étonné s’il fallait ranger parmi ces dernières le « Petit Prophète de Bœhmischbroda », fantaisie d’un esprit tout particulier, qui complèterait au besoin l’analogie marquée de Cazotte et d’Hoffmann.

C’était encore la belle époque de la vie de Cazotte ; voici le portrait qu’a donné Charles Nodier de cet homme célèbre, qu’il avait vu dans sa jeunesse :

« A une extrême bienveillance, qui se peignait dans sa belle et heureuse physionomie, à une douceur tendre que ses yeux bleus encore fort animés exprimaient de la manière la plus séduisante, M. Cazotte joignait le précieux talent de raconter mieux qu’homme du monde des histoires, tout à la fois étranges et naïves, qui tenaient de la réalité la plus commune par l’exactitude des circonstances et de la féerie par le merveilleux. Il avait reçu de la nature un don particulier pour voir les choses sous leur aspect fantastique, et l’on sait si j’étais organisé de manière à jouir avec délices de ce genre d’illusion. Aussi, quand un pas grave se faisait entendre à intervalles égaux sur les dalles de l’autre chambre ; quand sa porte s’ouvrait avec une lenteur méthodique, et laissait percer la lumière d’un falot porté par un vieux domestique moins ingambe que le maître, et que M. Cazotte appelait gaiement son pays ; quand M. Cazotte paraissait lui-même avec son chapeau triangulaire, sa longue redingote de camelot vert bordée d’un petit galon, ses souliers à bouts carrés fermés très-avant sur le pied par une forte agrafe d’argent, et sa haute canne à pomme d’or, je ne manquais jamais de courir à lui avec les témoignages d’une joie folle, qui était encore augmentée par ses caresses. »

Charles Nodier met ensuite dans sa bouche un de ces récits mystérieux qu’il se plaisait à faire dans le monde et qu’on écoutait avidement. Il s’agit de la longévité de Marion Delorme, qu’il disait avoir vue quelques jours avant sa mort, âgée de près d’un siècle et demi, ainsi que semblent le constater d’ailleurs son acte de baptême et son acte mortuaire conservés à Besançon. En admettant cette question fort controversée de l’âge de Marion Delorme, Cazotte pouvait l’avoir vue étant âgé de vingt et un ans. C’est ainsi qu’il disait pouvoir transmettre des détails inconnus sur la mort de Henri IV, à laquelle Marion Delorme avait pu assister.

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Mais le monde était plein alors de ces causeurs amis du merveilleux ; le comte de Saint-Germain et Cagliostro tournaient toutes les cervelles, et Cazotte n’avait peut-être de plus que son génie littéraire et la réserve d’une honnête sincérité. Si pourtant nous devons ajouter foi à la prophétie célèbre rapportées dans les mémoires de La Harpe, il aurait joué seulement le rôle fatal de Cassandre, et n’aurait pas eu tort, comme on le lui reprochait, d’être toujours sur le trépied.

 

>>> Cazotte, chapitres III et IV

IV

Nous venons d’anticiper sur les événements : parvenu aux deux tiers à peine de la vie de notre écrivain, nous avons laissé entrevoir une scène de ses derniers jours ; à l’exemple de l’illuminé lui-même, nous avons uni d’un trait l’avenir et le passé.

Il entrait dans notre plan, du reste, d’apprécier tour à tour Cazotte comme littérateur et comme philosophe mystique ; mais si la plupart de ses livres portent l’empreinte de ses préoccupations relatives à la science des cabalistes, il faut dire que l’intention dogmatique y manque généralement ; Cazotte ne paraît pas avoir pris part aux travaux collectifs des illuminés martinistes, mais s’être fait seulement d’après leurs idées une règle de conduite particulière et personnelle. On aurait tort d’ailleurs de confondre cette secte avec les institutions maçonniques de l’époque, bien qu’il y eût entre elles certains rapports de forme extérieure ; les Martinistes admettaient la chute des anges, le péché originel, le Verbe réparateur, et ne s’éloignaient sur aucun point essentiel des dogmes de l’Église.

Saint-Martin, le plus illustre d’entre eux, est un spiritualiste chrétien à la manière de Malebranche. Nous avons dit plus haut qu’il avait déploré l’intervention d’esprits violents dans le sein de la secte lyonnaise. De quelque manière qu’il faille entendre cette expression, il est évident que la société prit dès lors une tendance politique qui éloigna d’elle plusieurs de ses membres. Peut-être a-t-on exagéré l’influence des illuminés tant en Allemagne qu’en France, mais on ne peut nier qu’ils n’aient eu une grande action sur la révolution française et dans le sens de son mouvement. les sympathies monarchiques de Cazotte l’écartèrent de cette direction et l’empêchèrent de soutenir de son talent une doctrine qui tournait autrement qu’il n’avait pensé.

Il est triste de voir cet homme, si bien doué comme écrivain et comme philosophe, passer les dernières années de sa vie dans le dégoût de la vie littéraire et dans le pressentiment d’orages politiques qu’il se sentait impuissant à conjurer. Les fleurs de son imagination se sont flétries ; cet esprit d’un tour si clair et si français, qui donnait une forme heureuse à ses inventions les plus singulières, n’apparaît que rarement dans la correspondance politique qui fut la cause de son procès et de sa mort. S’il est vrai qu’il ait été donné à quelques âmes de prévoir les événements sinistres, il faut y reconnaître plutôt une faculté malheureuse qu’un don céleste, puisque, pareilles à la Cassandre antique, elles ne peuvent ni persuader les autres ni se préserver elles-mêmes.

Les dernières années de Cazotte dans sa terre de Pierry en Champagne présentent cependant encore quelques tableaux de bonheur et de tranquillité dans la vie de famille. Retiré du monde littéraire, qu’il ne fréquentait plus que pendant de courts voyages à Paris, échappé au tourbillon plus animé que jamais des sectes philosophiques et mystiques de toutes sortes, père d’une fille charmante et de deux fils pleins d’enthousiasme et de cœur comme lui, le bon Cazotte semblait avoir réuni autour de lui toutes les conditions d’un avenir tranquille ; mais les récits des personnes qui l’ont connu à cette époque le montrent toujours assombri des nuages qu’il pressent au delà d’un horizon tranquille.

Un gentilhomme, nommé de Plas, lui avait demandé la main de sa fille Élisabeth ; ces deux jeunes gens s’aimaient depuis longtemps, mais Cazotte retardait sa réponse définitive et leur permettait seulement d’espérer. Un auteur gracieux et plein de charme, Anna-Marie, a raconté quelques détails d’une visite faite à Pierry par madame d’Argèle, amie de cette famille. Elle peint l’élégant salon au rez-de-chaussée, embaumé des parfums d’une plante des colonies rapportée par madame Cazotte, et qui recevait du séjour de cette excellente personne un caractère particulier d’élégance et d’étrangeté. Une femme de couleur travaillant près d’elle, des oiseaux d’Amérique, des curiosités rangées sur les meubles, témoignaient, ainsi que sa mise et sa coiffure, d’un tendre souvenir pour sa première patrie. « Elle avait été parfaitement jolie et l’était encore, quoiqu’elle eût alors de grands enfants. Il y avait en elle cette grâce, négligée et un peu nonchalante des créoles, avec un léger accent donnant à son langage un ton tout à la fois d’enfance et de caresse qui la rendait très-attrayante. Un petit chien bichon était couché sur un carreau près d’elle ; on l’appelait Biondetta, comme la petite épagneule du Diable amoureux. »

Une femme âgée, grande et majestueuse, la marquise de la Croix, veuve d’un grand seigneur espagnol, faisait partie de la famille et y exerçait une influence due au rapport de ses idées et de ses convictions avec celles de Cazotte. C’était depuis [de] longues années l’une des adeptes de Saint-Martin, et l’illuminisme l’unissait aussi à Cazotte de ces liens tout intellectuels que la doctrine regardait comme l’anticipation de la vie future. Ce second mariage mystique, dont l’âge de ces deux personnes écartait toute idée d’inconvenance, était moins pour madame Cazotte un sujet de chagrin, que d’inquiétude conçue au point de vue d’une raison tout humaine, touchant l’agitation de ces nobles esprits. Les trois enfants, au contraire, partageaient sincèrement les idées de leur père et de sa vieille amie.

Nous nous sommes déjà prononcé sur cette question ; mais, pourtant, faudrait-il accepter toujours les leçons de ce bon sens vulgaire qui marche dans la vie sans s’inquiéter des sombres mystères de l’avenir et de la mort ? La destinée la plus heureuse tient-elle à cette imprévoyance qui reste surprise et désarmée devant l’événement funeste, et qui n’a plus que des pleurs et des cris à opposer aux coups tardifs du malheur ? Madame Cazotte est de toutes ces personnes celle qui devait le plus souffrir ; pour les autres, la vie ne pouvait plus être qu’un combat, dont les chances étaient douteuses, mais la récompense assurée.

Il n’est pas inutile, pour compléter l’analyse des théories que l’on retrouvera plus loin dans quelques fragments de la correspondance qui fut le sujet du procès de Cazotte, d’emprunter encore quelques opinions de ce dernier au récit d’Anna-Marie :

« Nous vivons tous, disait-il, parmi les esprits de nos pères ; le monde invisible nous presse de tous côtés... il y a là sans cesse des amis de notre pensée qui s’approchent familièrement de nous. Ma fille a ses anges gardiens ; nous avons tous les nôtres. Chacune de nos idées, bonnes ou mauvaises, met en mouvement quelque esprit qui leur correspond, comme chacun des mouvements de notre corps ébranle la colonne d’air que nous supportons. Tout est plein, tout est vivant dans ce monde, où, depuis le péché, des voiles obscurcissent la matière... Et moi, par une initiation que je n’ai point cherchée et que souvent je déplore, je les ai soulevées comme le vent soulève d’épais brouillards. Je vois le bien, le mal, les bons et les mauvais ; quelquefois la confusion des êtres est telle à mes regards, que je ne sais pas toujours distinguer au premier moment ceux qui vivent dans leur chair de ceux qui en ont dépouillé les apparences grossières...

« Oui, ajoutait-il, il y a des âmes qui sont restées si matérielles, leur forme leur a été si chère, si adhérente, qu’elles ont emporté dans l’autre monde une sorte d’opacité. Celles-là ressemblent longtemps à des vivants.

« Enfin, que vous dirai-je ? soit infirmité de mes yeux, ou similitude réelle, il y a des moments où je m’y trompe tout à fait. Ce matin, pendant la prière où nous étions réunis tous ensemble sous les regards du Tout-Puissant, la chambre était si pleine de vivants et de morts de tous les temps et de tous les pays que je ne pouvais plus distinguer entre la vie et la mort ; c’était une étrange confusion, et pourtant un magnifique spectacle ! »

Madame d’Argèle fut témoin du départ du jeune Scévole Cazotte qui allait prendre du service dans les gardes du roi ; les temps difficiles approchaient, et son père n’ignorait pas qu’il le dévouait à un danget.

La marquise de la Croix se joignit à Cazotte pour lui donner ce qu’ils appelaient leurs pouvoirs mystiques, et l’on verra plus tard comment il leur rendit compte de cette mission. Cette femme enthousiaste fit sur le front du jeune homme, sur ses lèvres et sur son cœur trois signes mystérieux accompagnés d’une invocation secrète, et consacra ainsi l’avenir de celui qu’elle appelait le fils de son intelligence.

Scévole Cazotte, non moins exalté dans ses convictions monarchiques que dans son mysticisme, fut du nombre de ceux qui, au retour de Varennes, réussirent à protéger du moins la vie de la famille royale contre la fureur des républicains. Un instant même, au milieu de la foule, le Dauphin fut enlevé à ses parents, et Scévole Cazotte parvint à le reprendre et le rapporta à la Reine, qui le remercia en pleurant. La lettre suivante, qu’il écrivit à son père, est postérieure à cet événement :

« Mon cher papa, le 14 juillet est passé, le Roi est rentré chez lui sain et sauf. Je me suis acquitté de mon mieux de la mission dont vous m’aviez chargé. Vous saurez peut-être si elle a eu tout l’effet que vous en attendiez. Vendredi, je me suis approché de la sainte table ; et, en sortant de l’église, je me suis rendu à l’autel de la patrie, où j’ai fait, vers les quatre côtés, les commandements nécessaires pour mettre le Champ de Mars entier sous la protection des anges du Seigneur.

« J’ai gagné la voiture, contre laquelle j’étais appuyé quand le Roi est remonté ; madame Élisabeth m’a même jeté un coup d’œil qui a reporté toutes mes pensées vers le ciel ; sous la protection d’un de mes camarades, j’ai accompagné la voiture en dedans de la ligne ; et le roi m’a appelé et m’a dit : Cazotte, c’est vous que j’ai trouvé à Épernay, et à qui j’ai parlé ? et je lui ai répondu : Oui, Sire ; à la descente de la voiture, j’y étais... Et je me suis retiré quand je les ai vus dans leurs appartements.

« Le Champ de Mars était couvert d’hommes. Si j’étais digne que mes commandements et mes prières fussent exécutés, il y aurait furieusement de pervers de liés. Au retour tous criaient Vive le Roi ! sur le passage. Les gardes nationaux s’en donnaient de tout leur cœur, et la marche était un triomphe. Le jour a été beau, et le commandeur a dit que, pour le dernier jour que Dieu laissait au diable, il le lui avait laissé couleur de rose. Adieu, joignez vos prières pour donner de l’efficacité aux miennes. Ne lâchons pas prise. J’embrasse maman Zabeth (Élisabeth). Mon respect à madame la marquise (La marquise de la Croix). »

A quelque opinion qu’on appartienne, on doit être touché du dévouement de cette famille, dût-on sourire des faibles moyens sur lesquels se reposaient des convictions si ardentes. Les illusions des belles âmes sont respectables, sous quelque forme qu’elles se présentent ; mais qui oserait déclarer qu’il y ait pure illusion dans cette pensée que le monde serait gouverné par des influences supérieures et mystérieuses sur lesquelles la foi de l’homme peut agir ? La philosophie a le droit de dédaigner cette hypothèse, mais toute religion est forcée à l’admettre, et les sectes politiques en ont fait une arme de tous les partis. Ceci explique l’isolement de Cazotte de ses anciens frères les illuminés. On sait combien l’esprit républicain avait usé du mysticisme dans la révolution d’Angleterre ; la tendance des Martinistes était pareille ; mais, entraînés dans le mouvement opéré par les philosophes, ils dissimulèrent avec soin le côté religieux de leur doctrine, qui, à cette époque, n’avait aucune chance de popularité.

Personne n’ignore l’importance que prirent les illuminés dans les mouvements révolutionnaires. Leurs sectes, organisées sous la loi du secret et se correspondant en France, en Allemagne et en Italie, influaient particulièrement sur de grands personnages plus ou moins instruits de leur but réel. Joseph II et Frédéric-Guillaume agirent maintes fois sous leur inspiration. On sait que ce dernier, s’étant mis à la tête de la coalition des souverains, avait pénétré en France et n’était plus qu’à trente lieues de Paris, lorsque les illuminés, dans une de leurs séances secrètes, évoquèrent l’esprit du grand Frédéric son oncle, qui lui défendit d’aller plus loin. C’est, dit-on, par suite de cette apparition (qui fut expliquée depuis de diverses manières), que ce monarque se retira subitement du territoire français, et conclut plus tard un traité de paix avec la République qui, dans tous les cas, a pu devoir son salut à l’accord des illuminés français et allemands.

« Il faut que l’homme agisse ici, puisque c’est le lieu de son action ; le bien et le mal ne peuvent y être faits que par lui. Puisque presque toutes les églises sont fermées, ou par l’interdiction ou par la profanation, que toutes nos maisons deviennent des oratoires. Le moment est bien décisif pour nous : ou Satan continuera de régner sur la terre comme il fait, jusqu’à ce qu’il se présente des hommes pour lui faire tête comme David à Goliath ; ou le règne de Jésus-Christ, si avantageux pour nous, et tant prédit par les prophètes, s’y établira. Voilà la crise dans laquelle nous sommes, mon ami, et dont je dois vous avoir parlé confusément. Nous pouvons, faute de foi, d’amour et de zèle, laisser échapper l’occasion, mais nous la tenons. Au reste, Dieu ne fait rien sans nous, qui sommes les rois de la terre ; c’est à nous à amener le moment prescrit par ses décrets. Ne souffrons pas que notre ennemi, qui, sans nous, ne peut rien, continue à tout faire, et par nous. »

 

En général, il se fait peu d’illusions sur le triomphe de sa cause ; ses lettres sont remplies de conseils qu’il eût peut-être été bon de suivre ; mais le découragement finit par le gagner en présence de tant de faiblesse, et il en arrive à douter de lui-même et de sa science :

« Je suis bien aise que ma dernière lettre vous ait fait quelque plaisir. Vous n’êtes pas initié ! applaudissez-vous-en. Rappelez-vous le mot : Et scientia eorum perdet eos. Si je ne suis pas sans danger, moi que la grâce divine a retiré du piège, jugez du risque de ceux qui restent... la connaissance des choses occultes est une mer orageuse d’où l’on n’aperçoit pas le rivage. »

Est-ce à dire qu’il eût abandonné alors les pratiques qui lui semblaient pouvoir agir sur les esprits funestes ? On a vu seulement qu’il espérait les vaincre avec leurs armes. Dans un passage de sa correspondance il parle d’une prophétesse Broussole, qui, ainsi que la célèbre Catherine Théot, obtenait les communications des puissances rebelles en faveur des jacobins ; il espère avoir agi contre elle avec quelque succès. Au nombre de ces prêtresses de la propagande, il cite encore ailleurs la marquise Durfé « la doyenne des Médées françaises, dont le salon regorgeait d’empiriques et de gens qui galopaient après les sciences occultes... » Il lui reproche particulièrement d’avoir élevé et disposé au mal le ministre Duchatelet.

On ne peut croire que ces lettres, surprises aux Tuileries dans la journée sanglante du 10 août, eussent suffi pour faire condamner un vieillard en proie à d’innocentes rêveries mystiques, si quelques passages de la correspondance n’eussent fait soupçonner des conjurations plus matérielles. Fouquier-Tinville, dans son acte d’accusation, signala certaines expressions des lettres comme indiquant une coopération au complot dit des chevaliers du poignard, déconcerté dans les journées du 10 et du 12 août ; une lettre plus explicite encore indiquait les moyens de faire évader le roi, prisonnier depuis le retour de Varennes, et traçait l’itinéraire de sa fuite ; Cazotte offrait sa propre maison comme asile momentané :

« Le roi s’avancera jusqu’à la plaine d’Ay ; là il sera à vingt-huit lieues de Givet ; à quarante lieues de Metz. Il peut se loger lui-même à Ay, où il y a trente maisons pour ses gardes et ses équipages. Je voudrais qu’il préférât Pierry, où il trouverait également vingt-cinq à trente maisons, dans l’une desquelles il y a vingt lits de maîtres et de l’espace, chez moi seul, pour coucher une garde de deux cents hommes, écuries pour trente à quarante chevaux, un vide pour établir un petit camp dans les murs. Mais il faut qu’un plus habile et plus désintéressé que moi calcule l’avantage de ces deux positions. »

Pourquoi faut-il que l’esprit de parti ait empêché d’apprécier, dans ce passage, la touchante sollicitude d’un homme presque octogénaire qui s’estime peu désintéressé d’offrir au roi proscrit le sang de sa famille, sa maison pour asile, et son jardin pour champ de bataille ? N’aurait-on pas dû ranger de tels complots parmi les autres illusions d’un esprit affaibli par l’âge ? La lettre qu’il écrivit à son beau-père, M. Roignan, greffier du conseil de la Martinique, pour l’engager à organiser une résistance contre six mille républicains envoyés pour s’emparer de la colonie, est comme un ressouvenir du bel enthousiasme qu’il avait déployé dans sa jeunesse pour la défense de l’île contre les Anglais : il indique les moyens à prendre, les points à fortifier, les ressources que lui inspirait sa vieille expérience maritime. On comprend après tout qu’une pièce pareille ait été jugée fort coupable par le gouvernement révolutionnaire ; mais il est fâcheux que l’on ne l’ait pas rapprochée de l’écrit suivant daté de la même époque, et qui aurait montré s’il fallait tenir plus de compte des rêveries que des rêves de l’infortuné vieillard.

 

MON SONGE DE LA NUIT DU SAMEDI AU DIMANCHE DE DEVANT LA SAINT-JEAN.

1791.

J’étais dans un capharnaüm depuis longtemps et sans m’en douter, quoique un petit chien que j’ai vu courir sur un toit, et sauter d’une distance d’une poutre couverte en ardoises sur une autre, eût dû me donner du soupçon.

J’entre dans un appartement ; j’y trouve une jeune demoiselle seule ; on me la donne intérieurement pour une parente du comte de Dampierre ; elle paraît me reconnaître et me salue. Je m’aperçois bientôt qu’elle a des vertiges ; elle semble dire des douceurs à un objet qui est vis-à-vis elle ; je vois qu’elle est en vision avec un esprit, et soudain j’ordonne, en faisant le signe de la croix sur le front de la demoiselle, à l’esprit de paraître.

Je vois une figure de quatorze à quinze ans, point laide, mais dans la parure, la mine et l’attitude d’un polisson ; je le lie, et il se récrie sur ce que je fais. Paraît une autre femme pareillement obsédée ; je fais pour elle la même chose. Les deux esprits quittent leurs effets, me font face et faisaient les insolents, quand, d’une porte qui s’ouvre, sort un homme gros et court, de l’habillement et de la figure d’un guichetier : il tire de sa poche deux petites menottes qui s’attachent comme d’elles-mêmes aux mains des deux captifs que j’ai faits. Je les mets sous la puissance de Jésus-Christ. Je ne sais quelle raison me fait passer pour un moment de cette pièce dans une autre, mais j’y rentre bien vite pour demander mes prisonniers ; ils sont assis sur un ban,c dans une espèce d’alcôve ; ils se lèvent à mon approche, et six personnages vêtus en archers des pauvres s’en emparent. Je sors après eux ; une espèce d’aumônier marchait à côté de moi. Je vais, disait-il, chez M. le marquis tel ; c’est un bon homme ; j’emploie mes moments libres à le visiter. Je crois que je prenais la détermination de le suivre, quand je me suis aperçu que mes deux souliers étaient en pantoufle ; je voulais m’arrêter et poser les pieds quelque part pour relever les quartiers de ma chaussure, quand un gros homme est venu m’attaquer au milieu d’une grande cour remplie de monde ; je lui mis la main sur le front, et l’ai lié au nom de la sainte Trinité et par celui de Jésus, sous l’appui duquel je l’ai mis.

De Jésus-Christ ! s’est écriée la foule qui m’entourait. Oui, ai-je dit, et je vous y mets tous après vous avoir liés. On faisait de grands murmures sur ce propos.

Arrive une voiture comme un coche ; un homme m’appelle par mon nom, de la portière : Mais, sire Cazotte, vous parlez de Jésus-Christ ; pouvons-nous tomber sous la puissance de Jésus-Christ ? Alors j’ai repris la parole, et ai parlé avec assez d’étendue de Jésus-Christ et de sa miséricorde sur les pécheurs. Que vous êtes heureux ! ai-je ajouté : vous allez changer de fers. De fers ! s’est écrié un homme enfermé dans la voiture, sur la bosse de laquelle j’étais monté ; est-ce qu’on ne pouvait nous donner un moment de relâche ?

Allez, a dit quelqu’un, vous êtes heureux, vous allez changer de maître, et quel maître ! Le premier homme qui m’avait parlé, disait : J’avais quelque idée comme cela. 

Je tournais le dos au coche et avançais dans cette cour d’une prodigieuse étendue ; on n’y était éclairé que par des étoiles. J’ai observé le ciel, il était d’un bel azur pâle et très étoilé : pendant que je le comparais dans ma mémoire à d’autres cieux que j’avais vus dans le capharnaüm, il a été troublé par une horrible tempête ; un affreux coup de tonnerre l’a mis tout en feu ; le carreau tombé à cent pas de moi est venu se roulant vers moi ; il en est sorti un esprit sous la forme d’un oiseau de la grosseur d’un coq blanc, et la forme du corps plus allongée, plus bas sur pattes, le bec plus émoussé. J’ai couru sur l’oiseau en faisant des signes de croix ; et, me sentant rempli d’une force plus qu’ordinaire, il est venu tomber à mes pieds. Je voulais lui mettre sur la tête... Un homme de la taille du baron de Loi, aussi joli qu’il était jeune, vêtu en gris et argent, m’a fait face et dit de ne pas le fouler aux pieds. Il a tiré de sa poche une paire de ciseaux enfermée dans un étui garni de diamants, en me faisant entendre que je devais m’en servir pour couper le cou de la bête. Je prenais les ciseaux quand j’ai été éveillé par le chant en chœur de la foule qui était dans le capharnaüm : c’était un chant plein, sans accord, dont les paroles non rimées étaient : Chantons notre heureuse délivrance.

 

Réveillé, je me suis mis en prières ; mais me tenant en défiance contre ce songe-ci, comme contre tant d’autres par lesquels je puis soupçonner Satan de vouloir me remplir d’orgueil, je continuai mes prières à Dieu par l’intercession de la sainte Vierge, et sans relâche, pour obtenir de lui de connaître sa volonté sur moi, et cependant je lierai sur la terre ce qu’il me paraîtra à propos de lier pour la plus grande gloire de Dieu et le besoin de ses créatures.

*

Quelque jugement que puissent porter les esprits sérieux sur cette trop fidèle peinture des hallucinations du rêve, si décousues que soient forcément les impressions d’un pareil récit, il y a dans cette série de visions bizarres, quelque chose de terrible et de mystérieux. Il ne faut voir aussi, dans ce soin de recueillir un songe en partie dépourvu de sens, que les préoccupations d’un mystique qui lie à l’action du monde extérieur les phénomènes du sommeil. Rien dans la masse d’écrits qu’on a conservés de cette époque de la vie de Cazotte n’indique un affaiblissement quelconque dans ses facultés intellectuelles. Ses révélations, toujours empreintes de ses opinions monarchiques, tendent à présenter dans tout ce qui se passe alors des rapports avec les vagues prédictions de l’Apocalypse. C’est ce que l’école de Swedenborg appelle la science des correspondances. Quelques phrases de l’introduction méritent d’être remarquées :

« Je voulais, en offrant ce tableau fidèle, donner une grande leçon à ces milliers d’individus dont la pusillanimité doute toujours, parce qu’il leur faudrait un effort pour croire. Ils ne marquent dans le cercle de la vie quelques instants plus ou moins rapides, que comme le cadran, qui ne sait pas quel ressort lui fait indiquer l’espace des heures ou le système planétaire.

« Quel homme, au milieu d’une anxiété douloureuse, fatigué d’interroger tous les êtres qui vivent ou végètent autour de lui, sans pouvoir en trouver un seul qui lui réponde de manière à lui rendre, sinon le bonheur, au moins le repos, n’a pas levé ses yeux mouillés de larmes vers la voûte des cieux ?

« Il semble qu’alors la douce espérance vient remplir pour lui l’espace immense qui sépare ce globe sublunaire du séjour où repose sur sa base inébranlable le trône de l’Éternel. Ce n’est plus seulement à ses yeux que luisent les feux parsemés sur ce voile d’azur, qui embrase l’horizon d’un pôle à l’autre : ces feux célestes passent dans son âme ; le don de la pensée devient celui du génie. Il entre en conversation avec l’Éternel lui-même ; la nature semble se taire pour ne point troubler cet entretien sublime.

« Dieu révélant à l’homme les secrets de sa sagesse suprême et les mystères auxquels il soumet la créature trop souvent ingrate, pour la forcer à se rejeter dans son sein paternel, quelle idée majestueuse, consolante surtout ! Car pour l’homme vraiment sensible, une affection tendre vaut mieux que l’élan même du génie ; pour lui, les jouissances de la gloire, celles même de l’orgueil finissent toujours où commencent les douleurs de ce qu’il aime. »

La journée du 10 août vint mettre fin aux illusions des amis de la monarchie. Le peuple pénétra dans les Tuileries, après avoir mis à mort les Suisses et un assez grand nombre de gentilshommes dévoués au roi ; l’un des fils de Cazotte combattait parmi ces derniers, l’autre servait dans les armées de l’émigration. On cherchait partout des preuves de la conspiration royaliste dite des chevaliers du poignard ; en saisissant les papiers de Laporte, intendant de la liste civile, on y découvrit toute la correspondance de Cazotte avec son ami Ponteau ; aussitôt il fut décrété d’accusation et arrêté dans sa maison de Pierry.

« Reconnaissez-vous ces lettres ? lui dit le commissaire de l’assemblée législative.

— Elles sont de moi en effet.

— Et c’est moi qui les ai écrites sous la dictée de mon père, s’écria sa fille Élisabeth, jalouse de partager ses dangers et sa prison.

Elle fut arrêtée avec son père, et tous deux, conduits à Paris dans la voiture de Cazotte, furent enfermés à l’Abbaye dans les derniers jours du mois d’août. Madame Cazotte implora en vain de son côté la faveur d’accompagner son mari et sa fille.

Les malheureux réunis dans cette prison jouissaient encore de quelque liberté intérieure. Il leur était permis de se réunir à certaines heures, et souvent l’ancienne chapelle où se rassemblaient les prisonniers présentait le tableau des brillantes réunions du monde. Ces illusions réveillées amenèrent des imprudences ; on faisait des discours, on chantait, on paraissait aux fenêtres, et des rumeurs populaires accusaient les prisonniers de 10 août de se réjouir des progrès de l’armée du duc de Brunswick et d’en attendre leur délivrance. On se plaignait des lenteurs du tribunal extraordinaire, créé à regret par l’assemblée législative sur les menaces de la commune ; on croyait à un complot formé dans les prisons pour en enfoncer les portes à l’approche des étrangers, se répandre dans la ville et faire une Saint-Barthélemi des républicains.

La nouvelle de la prise de Longwy et le bruit prématuré de celle de Verdun achevèrent d’exaspérer les masses. Le danger de la patrie fut proclamé, et les sections se réunirent au champ de Mars. Cependant, des bandes furieuses se portaient aux prisons et établissaient aux guichets extérieurs une sorte de tribunal de sang, destiné à suppléer à l’autre.

À l’Abbaye, les prisonniers étaient réunis dans la chapelle, livrés à leurs conversations ordinaires, quand le cri des guichetiers : « Faites remonter les femmes ! » retentit inopinément. Trois coups de canon et un roulement de tambour ajoutèrent à l’épouvante, et les hommes étant restés seuls, deux prêtres, d’entre les prisonniers, parurent dans une tribune de la chapelle et annoncèrent à tous le sort qui leur était réservé.

Un silence funèbre régna dans cette triste assemblée ; dix hommes du peuple, précédés par les guichetiers, entrèrent dans la chapelle, firent ranger les prisonniers le long du mur, et en comptèrent cinquante-trois.

De ce moment, on fit l’appel des noms, de quart d’heure en quart d’heure, ce temps suffisant à peu près aux jugements du tribunal improvisé à l’entrée de la prison.

Quelques-uns furent épargnés, parmi eux le vénérable abbé Sicard ; la plupart étaient frappés au sortir du guichet par les meurtriers fanatiques qui avaient accepté cette triste tâche. Vers minuit, on cria le nom de Jacques Cazotte.

Le vieillard se présenta avec fermeté devant le sanglant tribunal, qui siégeait dans une petite salle précédant la guichet, et que présidait le terrible Maillard. En ce moment, quelques forcenés demandaient qu’on fît aussi comparaître les femmes, et on les fit en effet descendre une à une dans la chapelle ; mais les membres du tribunal repoussèrent cet horrible vœu, et Maillard, ayant donné l’ordre au guichetier Lavaquerie de les faire remonter, feuilleta l’écrou de la prison et appela Cazotte à haute voix. À ce nom, la fille du prisonnier qui remontait avec les autres femmes, se précipita au bas de l’escalier et traversa la foule au moment où Maillard prononçait le mot terrible : à la Force ! qui voulait dire à la mort !

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