20 novembre 1852 (BF) — Les Illuminés. Récits et portraits, à Paris, chez Victor Lecou.

Sous le titre des Illuminés, Nerval réunit en volume plusieurs études déjà publiées, en les classant par ordre chronologique, l’Histoire singulière de Raoul Spifame, seigneur des Granges, publiée en septembre 1839, reprise ici sous le titre : Le Roi de Bicêtre, pour le XVIe siècle, l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, publiée dans Les Faux Saulniers entre le 24 octobre et le 22 décembre 1850, pour le XVIIe siècle, Les Confidences de Nicolas, publiées en août-septembre 1850, pour le XVIIIe siècle d’Ancien Régime, Cazotte, publié en introduction au Diable amoureux en avril 1845, Cagliostro, publié dans Le Diable rouge en octobre 1849, et  Quintus Aucler, récemment publié, en novembre 1851, pour la période révolutionnaire.

Nerval ne prétend pas faire œuvre d’historien de l’illuminisme et sait fort bien que manquent à sa liste les noms les plus prestigieux de ses représentants. Le projet est plutôt d’explorer les différentes facettes du penchant à l’excentricité, et en cela il ne choisit évidemment que des personnalités en rapport spéculaire avec lui-même : démence de Spifame née de la révélation foudroyante de son double royal Henri II, aptitude de Cazotte à la vision prophétique, errances de Restif dans un Paris nocturne halluciné, foi de Cagliostro et de Quintus Aucler en la pérennité du panthéon païen, tout cela prépare Nerval à l’acceptation et à l’exploration de sa propre expérience « supernaturaliste ». À ce titre, «  La Bibliothèque de mon oncle », seul texte original du recueil, placé en ouverture, au sens musical du terme, prend tout son sens autobiographique, puisque lui-même est directement apparenté (et l’on sait combien la notion de généalogie est importante pour Nerval) à l’un de ces excentriques, en la personne de son grand-oncle Antoine Boucher.

Le fonds Lovenjoul de la Bibliothèque de l’Institut conserve plusieurs feuillets autographes (D 741, fol. 115-119), brouillons de « La Bibliothèque de mon oncle » et notes complémentaires, qui montrent que Nerval a pensé à d’autres illuminés : on peut déchiffrer les noms de Lapeyrière, de Swedenborg et de du Pont de Nemours. Un autre feuillet autographe de la même série griffonnée au crayon (D 741, fol. 121) offre des notes concernant l’oncle Antoine Boucher présenté comme un « original », contemporain des soirées d’Ermenonville et de Mortefontaine. C’est donc moins dans une perspective historique, voire érudite, que Nerval entend placer ses portraits d’excentriques, que dans celle du rapport tout personnel et presque intime qu’il a toujours entretenu avec eux.

 

Sur l'oncle Antoine BOUCHER, voir la notice AUX ORIGINES, L'ASCENDANCE MATERNELLE

Sur le grenier de la maison de Mortefontaine d'Antoine Boucher, voir RECHERCHES AVANCÉES, L'INVENTAIRE APRÈS DÉCÈS

Sur le feuillet autographe Lovenjoul D 741, voir MANUSCRITS AUTOGRAPHES D 741 fol 115-119 et D 741, fol 121

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LES ILLUMINÉS

RÉCITS ET PORTRAITS.

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LA BIBLIOTHÈQUE DE MON ONCLE.

Il n’est pas donné à tout le monde d’écrire l’Éloge de la Folie ; mais sans être Érasme, — ou Saint-Évremond, on peut prendre plaisir à tirer du fouillis des siècles quelque figure singulière qu’on s’efforcera de rhabiller ingénieusement, — à restaurer de vieilles toiles, dont la composition bizarre et la peinture éraillée font sourire l’amateur vulgaire.

Dans ce temps-ci, où les portraits littéraires ont quelque succès, j’ai voulu peindre certains excentriques de la philosophie. Loin de moi la pensée d’attaquer ceux de leurs successeurs qui souffrent aujourd’hui d’avoir tenté trop follement ou trop tôt la réalisation de leurs rêves. — Ces analyses, ces biographies furent écrites à diverses époques, bien qu’elles dussent se rattacher à la même série.

J’ai été élevé en province, chez un vieil oncle qui possédait une bibliothèque formée en partie à l’époque de l’ancienne révolution. Il avait relégué depuis dans son grenier une foule d’ouvrages, — publiés la plupart sans noms d’auteur sous la Monarchie ; ou qui, à l’époque révolutionnaire, n’ont pas été déposés dans les bibliothèques publiques. — Une certaine tendance au mysticisme, à un moment où la religion officielle n’existait plus, avait sans doute guidé mon parent dans le choix de ces sortes d’écrits : il paraissait avoir depuis changé d’idées, et se contentait, pour sa conscience, d’un déïsme mitigé.

Ayant fureté dans sa maison jusqu’à découvrir la masse énorme de livres entassés et oubliés au grenier, — la plupart attaqués par les rats, pourris ou mouillés par les eaux pluviales passant dans les intervalles des tuiles, — j’ai tout jeune absorbé beaucoup de cette nourriture indigeste ou malsaine pour l’âme ; et plus tard même, mon jugement a eu à se défendre contre ces impressions primitives.

Peut-être valait-il mieux n’y plus penser : mais il est bon, je crois, de se délivrer de ce qui charge et qui embarrasse l’esprit. Et puis, n’y a-t-il pas quelque chose de raisonnable à tirer même des folies ! ne fut-ce que pour se préserver de croire nouveau ce qui est très ancien.

Ces réflexions m’ont conduit à développer surtout le côté amusant et peut-être instructif que pouvait présenter la vie et le caractère de mes excentriques. — Analyser les bigarrures de l’âme humaine, c’est de la physiologie morale, — cela vaut bien un travail de naturaliste, de paléographe, ou d’archéologue ; je ne regretterais, puisque je l’ai entrepris, que de le laisser incomplet.

L’histoire du XVIIIe siècle pouvait sans doute se passer de cette annotation ; mais elle y peut gagner quelque détail imprévu que l’historien scrupuleux ne doit pas négliger. Cette époque a déteint sur nous plus qu’on ne le devait prévoir. Est-ce un bien, est-ce un mal, — qui le sait ?

Mon pauvre oncle disait souvent : « Il faut toujours tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. »

Que devrait-on faire avant d’écrire ?

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